Discours 1986


RENCONTRE DU SAINT-PÈRE

AVEC LE CONSEIL PASTORAL ET

LE CONSEIL PRESBYTÉRAL

Lyon (France)

Lundi, 6 octobre 1986



Chers Frères et Soeurs,

1. Je vous remercie vivement de ce témoignage sur la vie apostolique dans l’archidiocèse de Lyon. J’en apprécie le contenu et le ton. Et volontiers je fais miennes ces préoccupations du Conseil diocésain de pastorale.

Dans ma réponse, je n’oublie pas non plus les représentants du Conseils presbytéral qui sont ici: le Cardinal Decourtray m’a transmis un long document de leur assemblée de mai et j’ai reçu le texte de l’adresse prévue pour cette rencontre. D’autres groupes de prêtres de paroisses, de responsables de la catéchèse, de prêtres ouvriers, m’ont confié aussi, par écrit, leurs préoccupations. De tout cela j’ai pris connaissance avec attention. Je ne peux reprendre ici toutes leurs questions: sur quelques-unes, ils savent déjà bien quelle est ma pensée, ou plutôt celle que le Saint-Siège a exprimée à plusieurs reprises, pour l’Eglise universelle, dans des documents post-synodaux ou d’autres document comme l’instruction sur la liberté chrétienne et la libération. Nous avons d’ailleurs consacré cette matinée à méditer sur la place du prêtre dans l’Eglise et sur les divers aspects de sa vie. Mais croyez que j’ai accueilli avec bienveillance tout ce qui exprime vos préoccupations de pasteurs engagés sérieusement dans l’évangélisation, avec le témoignage de vos difficultés. Je les garde dans la mémoire du coeur. Et je dis aussi ma satisfaction de savoir que le Cardinal Archevêque de Lyon peut désormais compter sur le Conseil presbytéral qui a pu finalement se constituer. Ces instances de l’Eglise locale, voulues par le Code de droit canonique, sont le lieu où vous pouvez débattre de ces questions, en cohérence avec l’Eglise universelle.

Ce soir, j’aborde ce qui vous est commun à tous, laïcs, religieux, prêtres et évêques, dans votre engagement de chrétiens.

2. Tout le monde sait que les chrétiens de Lyon n’ont jamais manqué de manifester une vitalité remarquable, au niveau spirituel, pastoral, missionnaire: rigoureux dans leur analyse des besoins, inventifs et exigeants dans les initiatives nouvelles à prendre pour relever le défis. Beaucoup d’autres communautés chrétiennes en ont bénéficié. Est-ce l’ardeur des premiers martyrs lyonnais qui resurgit au cours de l’histoire? Sans remonter aussi loin, je pense à Frédéric Ozanam qui, au cours de son séjour à Lyon, a travaillé pour l’apostolat intellectuel et les cercles de charité; à Pauline Jaricot, que certains ont pu appeler “Mère des missions”¡ au Père Chevrier, l’apôtre des ouvriers pauvres, dont on ne peut séparer Mgr Ancel; au Père Couturier, un des pères spirituels de l’oecuménisme; au Père Joseph Folliet, promoteur d’action sociale; au Père Joseph Colomb, qui a donné une nouvelle impulsion à la catéchèse; et à de nombreux théologiens éminents comme le Père de Lubac. Je me dois de citer particulièrement le Cardinal Jean Villot, votre ancien Archevêque, qui a mis tous ses dons au service de l’Eglise universelle durant le Concile et après, comme proche collaborateur très apprécié de Paul VI et de moi-même à la Secrétaire d’Etat. Je ne cherche pas à augmenter votre fierté légitime, mais je pense que leur ardeur apostolique et leur sens de l’Eglise peuvent grandement nous inspirer, même si aujourd’hui le contexte est nouveau et les chrétiens devenus minoritaires dans un monde situé souvent en marge de la foi.

De ce contexte vous avez évoqué les notes dominantes. Il me semble que vous avez déjà bien inventorié les besoins, les chemins évangéliques à emprunter et un certain nombre – je ne dirai pas de solutions – mais de moyens. Le Conseil pastoral et le Conseil presbytéral, même dans leur apprentissage difficile, sont des lieux adéquats pour poursuivre le discernement et mûrir les décisions pastorales autour de votre Archevêque. Le Droit canonique le demande précisément. Pour exprimer le soutien que je voudrais vous apporter, je m’arrête à quelques points seulement que vous avez évoqués et auxquels l’expérience de l’Eglise universelle apporte un éclairage utile.

3. Tout d’abord, j’apprécie votre souci de laïcs chrétiens et de prêtres d’être présents sur tous les terrains où se joue l’évangélisation, très proches des réalités humaines, sociales, spirituelles telles qu’elles sont vécues: celles du monde ouvrier, celles des personnes et des familles tragiquement touchées par le chômage, celles aussi des économistes, des techniciens et des cadres, celles des universitaires et des étudiants, si nombreux à Lyon, celles des enfants et des jeunes, celles des ruraux qui subissent aussi la crise, celles des personnes âgées et de l’immense monde hospitalier, celles de tous les pauvres quel qu’ils soient: pauvres de moyens, d’affection, de foi.

Oui, l’apostolat suppose cette présence quotidienne, humble, de personnes animées par la foi et par l’amour évangélique, celle aussi d’équipes de chrétiens: ils sont comme un réseau sanguin capillaire dans l’immensité de l’humanité, ou comme le levain mêlé à toute la pâte pour que s’édifie le Corps du Christ.

4. Cela n’empêche pas, chers amis, cela appelle plutôt, des regroupements plus vastes de chrétiens, au niveau des paroisses, des mouvements diocésains, du diocèse, voire de l’Eglise universelle, sans se laisser paralyser par la peur de ce que certains appellent volontiers le “triomphalisme”. Plus le peuple chrétien est dispersé, plus il ressent le besoin de célébrer sa foi, de faire l’expérience qu’elle est largement partagée, de prier ensemble et de témoigner ouvertement de cette large cohésion qui fait sa joie et sa force. Il prend alors conscience de ce qui est commun à tous les baptisés, au-delà des clivages de milieux ou de méthodes. C’est l’une des charges du Pasteur du diocèse, du Pasteur de Rome, de rassembler et de conduire ainsi le troupeau, comme l’a demandé Jésus.

Dans un pays où bien des gens ont tendance à considérer l’attitude de foi comme une affaire privée, secrète, l’Eglise doit être aussi un signe visible, comme la lumière sur le lampadaire. Ce témoignage ne fait pression sur personne: il est un appel qui respecte les convictions. A une heure où les médias cherchent ce qui est significatif pour le faire partager largement au public, pourquoi les empêcherions-nous de donner écho à ce signe que beaucoup désirent secrètement comme un rappel de la foi ou une interpellation? Les jeunes, vous l’avez noté, comprennent mieux que nous ce besoin. Et de même d’autres nations que j’ai pu visiter.

5. Mais il reste que ces rassemblements, comme la messe elle-même, sont des renvois à la mission, dans la variété des besoins apostoliques. Les catholiques français ont su multiplier les initiatives, créer de nombreux mouvements spécialisés, des associations, pour aborder la diversité des situations sous un angle particulier. Ce pluralisme permet de poursuivre des objectifs précis, il est signe de vitalité, et source de richesse, tant qu’il ne dégénère pas en cloisonnements avec le risque de s’ignorer, de ne plus se comprendre, de s’opposer. Puissent les chrétiens, dans la fidélité à leur foi, éviter de se juger, de se suspecter, de se classer, selon leurs sensibilités apostoliques ou, parfois, selon les courants idéologiques qui les inspirent! Vous avez bien souligné cette difficulté, et le besoin d’espace d’accueil, de rencontre, d’écoute fraternelle, de réflexion commune, de partage dans la foi et, j’oserai dire, de concertation. Car les convictions chrétiennes puisent à la même source: “Un seul Dieu et Père de tous, un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Corps, un seul Esprit, une seule espérance” (cf. Ep 4,4-6); et les grands axes de la mission sont communs à tous. Rares sont les secteurs de vie qui sont indépendants des autres. La pastorale familiale par exemple concerne tous les milieux.

Cette unité dans la charité et dans la recherche de la vérité, respectueuse des différences légitimes, n’est-elle pas un témoignage capital que les chrétiens doivent donner au monde, précisément à un monde trop souvent écartelé, divisé en tendances qui se durcissent jusqu’aux extrêmes, qui a du mal à vivre la réconciliation et la paix véritables? “Qu’ils soient un... afin que le monde croie que tu m’as envoyé!”: ainsi priait Jésus au moment solennel de son départ (Jn 17,21). Et l’Apôtre Jean, dans sa vieillesse, quand il parlait aux Asiates, compatriotes de vos premiers chrétiens lyonnais, n’avait plus d’autre consigne que celle qui les résume toutes: “Aimez-vous les uns les autres”.

6. “Avec l’Esprit Saint... vous serez mes témoins” (Ac 1,8).

Témoignage, c’est bien le mot clé de votre apostolat. On est témoin auprès de quelqu’un, devant des personnes ou devant des groupes qui vivent peut-être de notre foi, ou qui ont une autre appartenance religieuse, ou encore qui semblent ne pas avoir la foi, qui vivent en tout cas selon d’autres convictions, critères ou “valeurs”, fruits de leur éducation ou de multiples influences reçues. Pour instaurer le dialogue, le témoin chrétien doit regarder, écouter, chercher à comprendre, à estimer tout ce qui est estimable. Le Concile et Paul VI ont invité les chrétiens à sortir de leurs propres cercles pour entrer dans un tel dialogue. Il est indispensable pour rapprocher les hommes qui doivent travailler ensemble à améliorer les conditions de vie de la cité.. Et il est nécessaire à l’évangélisation; il peut même stimuler la foi du témoin chrétien qui l’accueille avec humilité.

Ce dialogue apostolique, pour demeurer un “dialogue de salut”, suppose évidemment une identité chrétienne ferme. Autrement, il n’est plus un témoignage du Seigneur et son Eglise. Plus on est aux avant-postes de la mission – et j’encourage ceux qui prennent ce risque –, plus il faut vivre soi-même du Christ, il faut aimer l’Eglise, plus il faut se former un jugement chrétien dans tous les domaines moraux de la vie. Ainsi demeure-t-on capable de découvrir les pierres d’attente de la foi, le travail de l’Esprit Saint chez les autres; de voir aussi dans la vie du monde ce qui n’est pas conforme à l’Evangile, de distinguer le bon grain de l’ivraie, de discerner les pseudo-valeurs. Il n’y a là aucun mépris pour les personnes elles-mêmes, mais au contraire un grand amour, dans le désir de ne pas les voir privées du salut du Christ. Et notre témoignage – donné avec la volonté de servir et avec l’humilité de nos vases d’argile – doit toujours être un témoignage clair, visible. Comment un monde qui vit dans l’indifférence ou le brouillard d’idéologies ou de moeurs étrangères à la foi pourrait-il autrement discerner la lumière que le Christ a confiée à son Eglise?

7. C’est dire combien j’apprécie votre volonté de vous ressourcer sans cesse, comme laïcs chrétiens, sur le plan théologique, spirituel, pastoral. Je suis heureux que beaucoup veuillent acquérir une vraie compétence théologique.

“Connaître Jésus-Christ”, c’était le leitmotiv du Père Chevrier, soucieux de la catéchèse des pauvres coupés de l’Eglise. La science théologique ne suffit pas si elle ne s’accompagne d’une méditation de la Parole de Dieu, dans la prière. On parle d’un “retour du religieux”: s’il conduit à la rencontre authentique du Dieu vivant, il faut s’en réjouir. Les sessions, les cours, les réunions des mouvements, les révisions de vie, les groupes de prière, les retraites et surtout la fréquentation assidue des sacrements vous permettent d’accueillir Jésus-Christ pour qu’il agisse en vous, par vous. L’apostolat n’est ni une action sociale ni une propagande: il est d’abord rayonnement de ce que l’on est, de ce que l’on vit.

8. Dans l’Eglise, vos activités apostoliques sont très variées; vous en avez énuméré un bon nombre.

Comme le Concile, je mettrai au premier plan l’action que le laïcs doivent mener au sein du monde, dans les diverses tâches familiales, professionnelles et sociales dont leur existence est naturellement tissée (cf. Lumen Gentium LG 31). C’est là qu’ils travaillent du dedans à la sanctification du monde, en y témoignant de l’esprit évangélique pour contribuer à l’élévation des personnes et, par elles, au renouvellement des structures, afin que les mêmes davantage orientées et progressent selon la volonté de Dieu, pour son Règne. Dans cette “gérance” des choses temporelles, les prêtres et les religieux soutiennent les laïcs dans leur vocation propre mais ne peuvent pas les remplacer.

Cet apostolat peut aller de pair avec les services des communautés ecclésiales, où, Dieu merci, les laïcs, hommes et femmes, permanents ou bénévoles, prennent de plus en plus leur place: pour une catéchèse exigeante – qui répond à un besoin primordial des enfants, des jeunes et des adultes et qui a tous mes encouragements –, pour l’accompagnement des catéchumènes, pour le soutien des malades, pour l’entraide caritative, pour une digne liturgie... l’expérience, la réflexion en Eglise et la décision des Pasteurs amèneront à juger quand et comment il sera opportun de conférer à ces serviteurs permanents une mission ou un ministère non ordonné. Ce n’est pas le manque de prêtres qui justifie cette participation plus active et plus nombreuse des laïcs, même s’il en est l’occasion: vous remplissez là, chers amis, votre vocation de baptisés, participant à la fonction du Christ Prêtre, Prophète et Roi (cf. Apostolicam Actuositatem AA 10).

Il reste que cette collaboration au ministère des prêtres et des diacres demande à être bien articulée, sans confusion des fonctions. Vous avez évoqué ce problème. Plus les laïcs prennent conscience de leurs responsabilités dans l’Eglise, plus ressortent l’identité spécifique et le rôle irremplaçable du prêtre, comme pasteur de l’ensemble de la communauté, témoin de l’authenticité de la foi et dispensateur des Mystères au nom du Christ-Tête, “pouvoir” ou service qui lui est donné pour l’assemblée mais non par l’assemblée. Comme je le disais à Ars, contraints actuellement d’organiser la vie ecclésiale avec peu de prêtres, gardons-nous de considérer cette situation comme normale et typique de l’avenir. Ne démobilisons pas les efforts entrepris pour éveiller les vocations. Certains d’entre vous ont avoué: nous avons été trop timides pour l’appel au ministère. Voyons plus loin, tendons vers une situation où les prêtres seront assez nombreux et assez formés pour mieux soutenir l’apostolat des laïcs.

9. Votre apostolat, cohérent avec l’Evangile et toute la doctrine de l’Eglise, prend une urgence et un accent particuliers devant les défis modernes que vous avez bien mis en relief.

Avec les gens qui ne partagent pas sa foi, comme les musulmans, le chrétien montrera – ce fut le sens de ma rencontre à Casablanca – son estime pour leur foi véritable au Dieu unique, sans taire les conséquences normales de cette foi pour le respect et l’amour du prochain, sans omettre les droits et les devoirs des uns et des autres dans la société (cf. Discours aux prêtres Einsiedeln, 15 juin 1984, nn. 2-5).

Dans la grande cité marquée par l’anonymat, dans un monde où la technicité ne retient que le mesurable et l’efficace, le chrétien donnera de l’importance à tout ce qui valorise la personne humaine, rétablit des relations vraies et chaleureuses, tisse une vie communautaire.

Dans une société qui est insatiable d’expériences et de prouesses techniques, y compris au niveau génétique, le chrétien réfléchira et fera réfléchir aux graves problèmes éthiques qui son. en jeu, pour que l’homme soit respecté et reste maître de son destin.

Dans un monde où le mal moral est excusé et justifié sous prétexte qu’il sert certaines causes, le chrétien continuera à appeler mal ce qui est mal, n’acceptant jamais que la fin justifie les moyens immoraux, terroristes.

Dans une société qui, traumatisée par la peur, retrouve des réflexes d’agressivité et de racisme, le chrétien évitera de porter des jugements globaux et partiaux, tout en coopérant fermement à la protection des innocents.

Dans un milieu où l’homme est contraint de combattre pour arracher ce qui est conforme à la justice social et nécessaire à sa vie, le chrétien mènera une action ferme, mais sans jamais céder à la violence, à la haine et au mensonge.

Là où le monde est cloisonné, éclaté, tendu, le chrétien y témoignera compréhension, respect, amour, paix, comme Dieu qui est à la fois justice et tendresse.

10. Enfin, j’ai aimé vous entendre évoquer l’ouverture à l’Eglise universelle, indispensable à un double niveau.

D’abord, elle vous permet de comprendre certaines exigences essentielles de la foi, de la morale, de la discipline ecclésiastique, sacramentelle ou autre, qui, dans un cadre restreint, au premier abord, pourraient sembler à certains entraver la liberté de la mission. En réalité, ces questions ont été mûries, en Concile ou en Synode, par les évêques du monde entier avec le successeur de Pierre, dans le sens de la Traduction vivante et face aux problèmes actuels. Toutes les Eglises locales, avec leurs évêques et leurs prêtres, doivent être en étroite communion au niveau de cette identité substantielle, et servir l’unité, dont parlait si bien saint Irénée. Une unité qui ne se confond pas avec la centralisation ni avec une uniformité dans toutes les expressions légitimes de la prière, de la vie et de l’action apostolique des communautés.

D’autre part, l’écoute des besoins et des témoignages des jeunes Eglises, l’ouverture aux pays du Tiers monde, sont l’expression du devoir de charité universelle qui sied aux catholiques. Dans cette générosité ou cet échange, votre propre Eglise y gagnera un nouveau dynamisme. Même les pauvres partagent avec les pauvres. Aucune Eglise particulière ne peut vivre repliée sur elle-même, surtout pas celle qui a connu Pauline Jaricot et tant de missionnaires.

Le prochain Synode des Evêques sur la vocation et la mission des laïcs dans l’Eglise et le monde donnera une nouvelle impulsion à vos généreux efforts.

Chers amis, que Dieu vous soutienne tous, qu’il assiste ceux que vous représentez dans ces Conseils pastoral et presbytéral, ceux qui oeuvrent avec vous à l’apostolat en ce diocèse de Lyon! Soyons de bons instruments de l’Esprit Saint. Je vous recommande mon ministère. Et je vous bénis de tout coeur.

AUX EVÊQUES DE FRANCE

Lyon (France)

Lundi, 6 octobre 1986



Chers Frères dans l’Episcopat,

1. Je suis très sensible aux paroles que vient de m’adresser Monseigneur Vilnet en votre nom à tous, introduisant ainsi la rencontre que je suis heureux d’avoir avec vous ce soir. Je voudrais aussi vous exprimer ma gratitude pour votre invitation à célébrer avec vous le bicentenaire de saint Jean-Marie Vianney, et pour vous nommer tous, permettez-moi de rendre un hommage particulier à Monsieur le Cardinal Decourtray et aux autres évêques qui m’accueillent chaleureusement dans leurs diocèses. Au cours de ce nouveau pèlerinage au milieu du peuple de Dieu en France, ce fut ma joie de procéder, à Lyon même, à la béatification du Père Antoine Chevrier qui s’ajoute aux nombreux ouvriers de l’Evangile dont la sainteté rayonne au-delà de vos frontières, comme un reflet précieux de la lumière du Christ.

Notre entretien prélude aux visites ad limina où nous pourrons bientôt réfléchir ensemble aux questions qui vous préoccupent. Ce soir, je voudrais rester dans le cadre de ce pèlerinage auprès des saints de votre pays. Parmi ceux qui marquent cette région, deux figures d’évêques peuvent nous inspirer. Je reviendrai ailleurs sur le message théologique et pastoral de premier plan que nous a laissé saint Irénée, second évêque de Lyon. Dès ce soir, j’ai choisi de m’arrêter quelques instants sur saint François de Sales, avant d’aller vénérer son tombeau et rencontrer l’Eglise d’Annecy. Au seuil des temps modernes, il représente pour nous une figure exemplaire.

Je me souviens que mon prédécesseur Jean XXIII avait noté dans son “Journal d’une âme” (p. 208): “Quelle belle figure d’homme, de prêtre, d’évêque!”. Et il ajoute qu’il désire l’imiter: “Un amour grand, ardent, pour Jésus-Christ et son Eglise; une tranquillité d’esprit inaltérable; une douceur incomparable avec le prochain, voilà tout!”. On ne saurait mieux nous inviter à nous mettre à l’école du saint d’Annecy, lui qui évoquait son ordination épiscopale dans ces termes: “Dieu m’avait ôté à moi-même pour me prendre à lui et me donner au peuple, c’est-à-dire qu’il m’avait converti de ce que j’étais pour moi en ce que je fusse pour eux” (Lettre DCCCXXXI).

2. Si nous regardons vivre François de Sales dans son diocèse, à Annecy ou au cours de ses visites, nous le voyons en effet entièrement disponible à tout son peuple. Un témoin lui prêtait cette remarque: “La maison d’un évêque doit être comme une fontaine publique où les pauvres et les riches ont également droit d’approcher et de puiser de l’eau” (second procès, tome II, p. 1295). Il trouve sans cesse la force d’accueillir, dans un amour du prochain sans réserve. Il est impressionnant de l’entendre exprimer son admiration pour les fidèles dans une sorte d’acte de foi: Dieu, “je l’ai rencontré... parmi nos plus hautes et âpres montagnes où beaucoup de simples âmes le chérissaient et adoraient en toute vérité et sincérité...” (Lettre à Madame de Chantal, octobre 1606).

Prédicateur inlassable, catéchiste, guide spirituel, il fonde son action sur quelques convictions qui demeurent les nôtres, par-delà les différences sensibles du tissu social. L’Evangile, François de Sales le proclame à l’adresse de tous, sans distinction d’origine, de profession ou de tâche. Il croit que tous, dès l’enfance et tout au long de leur vie, doivent être éclairés, afin de former une communauté, comme au temps des Apôtres, animée d’une foi vivante, pratiquant volontiers une charité mutuelle efficace.

On a souvent souligné son souci de former des chrétiens d’élite qui prennent à coeur toute l’exigence de l’Evangile. De fait, il travaille beaucoup à les conduire dans cette voie, sans vouloir les mettre à part de tout le peuple ni les éloigner de leurs devoirs familiaux et sociaux. Il savait adapter son langage au type de culture de ces fidèles. Quand il écrivait, c’était “toujours en regardant les gens qui vivent dans la presse du monde”. Quand il les regroupait en “confréries”, c’était pour créer des foyers rayonnants dans un peuple chrétien dont la vie sociale n’a pas à se couper de la foi et de la vie ecclésiale.

Il faut rappeler aussi combien cet évêque a souffert de la division des chrétiens. Avec passion, il a travaillé à rétablir l’unité du peuple de Dieu. Pour ce qui dépendait de lui, son action était marquée par la recherche de la vérité dans un dialogue empreint d’une ardente charité fraternelle.

3. Considérant que le prêtre est un avec son évêque. François de Sales accordait une place privilégiée à ses relations avec le clergé. Les difficultés qu’il rencontrait sont marquées par les conditions d’une autre époque. Mais c’était aussi un temps de mutation, le temps d’un nécessaire retour à l’essentiel.

Soucieux de la fidélité des prêtres à leurs engagements, de leur dévouement à tous les chrétiens, il est fraternel avec eux, proche dans la prière, mais aussi capable de dire nettement ce qui lui paraît devoir être amendé dans leur action. Il tient à la concertation dans les assemblées annuelles du clergé. Il désire l’unité du diocèse d’abord par les prêtres. Je retiendrai deux insistances significatives.

Dans les limites trop étroites à ses yeux de ses moyens, il fait de grands efforts pour la formation intellectuelle et spirituelle du clergé. Une saine doctrine fondée sur l’Ecriture et les Pères est indispensable à ceux qui doivent répondre à une demande croissante, dans un temps où les courants culturels divergents et les conditions de vie ébranlent la cohésion du peuple chrétien. François de Sales a été en première ligne, lui-même fidèle à l’étude. Il prenait connaissance de ce que proposaient les théologiens et les écoles spirituelles. Et il était prêt à communiquer à ses frères le fruit d’une assimilation éclairée et méditative de la Tradition. On pense ici à l’effort théologique que l’évêque Irénée avait fait en son temps.

Autre préoccupation constante de François de Sales: que les sacrements soient dignement célébrés. Il donne l’exemple d’un grand respect de la liturgie. Il favorise l’accès à l’Eucharistie. Il encourage les prêtres à devenir de bon confesseurs: dans son “Mémorial aux confesseurs”, il les appelle à rendre proche l’infinie miséricorde de Dieu qui pardonne, d’un coeur paternel, sans se lasser d’assister les pénitents “en tout ce qu’ils auront besoin de vous pour le salut de leurs âmes”.

D’un mot je rappellerai l’importance que le fondateur de la Visitation accordait à la vie religieuse: lieu de perfection évangélique, témoignage entraînant qu’il désirait proche de l’ensemble des chrétiens. S’il n’a pu faire aboutir la réforme des monastères “en commende”, il a ouvert une voie qui nous est familière par une amicale proximité avec les chartreux et une collaboration fréquente avec les ordres mendiants notamment.

Ces quelques rappels ne recouvrent pas toutes les formes de la collaboration que vous menez avec les prêtres, les religieux et les religieuses, ni tout l’appui que vous leur apportez. Que saint François de Sales vous inspire dans cette part primordiale de votre ministère!

4. Evêque, François de Sales a souvent manifesté une active solidarité avec ses frères dans l’épiscopat, vivement conscient de ce que les échanges entre eux ne pouvaient que servir la mission de toute l’Eglise. En son temps, et suivant ses charismes propres, cela prenait la forme de relations amicales, d’échanges d’idées et d’émulation spirituelle. A sa façon, il préfigure la collaboration intense que vous menez, de façon structurée, dans vos rencontres régionales et nationales.

Avec une problématique différente d’aujourd’hui, des débats sans fin avaient lieu alors sur le rôle et l’autorité de l’Evêque de Rome. Je retiendrai le point auquel aboutit François de Sales lorsqu’il conclut son analyse de la question: il faut que l’on prêche calmement – il dit “doucement” – “ces deux points: l’unité ecclésiastique et chrétienne, l’amour et le dévouement pour le Saint-Siège, lien de cette union et communion ecclésiastique” (Lettres à Mgr Germonio, mars 1612). Permettez-moi de dire simplement que notre rencontre ce soir, au cours de mon pèlerinage en votre pays, est un signe heureux de cette union et de cette communion.

5. Au début du XVIIe siècle, un évêque se trouvait impliqué dans la vie de la cité tout autrement qu’aujourd’hui, et en fonction de conceptions juridiques en grande partie différentes. Cependant, chez François de Sales, la manière d’agir et les vrais centres d’intérêt demeurent encore exemplaires.

On pourrait bien lui appliquer le titre d’“expert en humanité” que Paul VI revendiquait pour l’Eglise. Car, dans l’effervescence intellectuelle de son temps qu’il observait avec sympathie. François de Sales savait opérer un discernement lucide: il est pénétré avant tout du respect de l’homme et de sa liberté. En conséquence, il s’intéresse à une éducation équilibrée pour garçons et filles.

Quel que soit le débat ou la négociation où il était impliqué, on trouvait en lui un conciliateur libre de tout esprit partisan, un homme de paix.

Lorsque son peuple souffre violence, il sait élever la voix et prendre sa défense, peu lui importait d’encourir la critique, du moment qu’il plaçait sans ambiguïté ses paroles et ses actes dans l’ordre évangélique de la charité. Puisions-nous aujourd’hui, face à l’inquiétude et à la violence, face à trop d’atteintes à la vie et à la dignité humaines, mériter pour notre service épiscopal le titre que de simples fidèles donnaient à François de Sales: “l’auteur de la paix”!

6. Chers Frères dans l’épiscopat, en achevant l’évocation de quelques traits qui me paraissent suggestifs chez François de Sales, je rappellerai aussi l’aveu qu’il faisait parfois: la charge était lourde la multitude des problèmes à affronter lui pesait, la lassitude se faisait sentir. Il écrivait un jour à un ami, non sans humour: “Mon âme est presque toute décousue par tant de tracas qu’elle a soufferts...”¡ et il fait alors une retraite pour “remonter l’horloge... et la faire sonner plus juste”. Au terme d’un des ses temps de reprise spirituelle, il confie à la Mère de Chantal: “Je sens au fond de mon coeur une nouvelle confiance de mieux servir Dieu en sainteté et justice tous les jours de ma vie” (Lettre MCCV).

Il nous est bon d’avoir comme exemple et comme intercesseur cet évêque qui avait atteint un admirable équilibre dans la sainteté. Il alliait harmonieusement la rigueur d’un esprit juste, l’autorité nécessaire du pasteur, une prudence réfléchie, l’humilité du serviteur de Dieu et de ses frères, la chaleur amicale dans le dialogue, l’enthousiasme communicatif d’un coeur saisi par l’amour de Dieu.

Dans sa réflexion sur l’amour de Dieu, François de Sales reconnaissait en Marie l’unique perfection en cet amour. Il lui avait dédié son oeuvre. Il dit un jour: “le bien que l’on a d’être enfant, quoiqu’indigne, de cette glorieuse Mère”.

Avec vous, je demande à la Vierge Marie, Mère de l’Eglise, d’intercéder pour vous et tous vos diocésains, et je prie Dieu de vous combler de ses dons et de ses Bénédictions.

AUX RELIGIEUX DANS L'ÉGLISE DE LA VISITATION

Lyon (France)

Mardi, 7 octobre 1986



1. Saint François de Sales, Sainte Jeanne de Chantal,

Voici que l'évêque de Rome, entouré de vos fils et de vos filles, vient rendre grâce auprès de vos tombeaux pour le sillage de sainteté que vous avez ouvert, pour votre “acquiescement” sans réserve à la personne de Jésus, “doux et humble de coeur” (Mt 11,29).

Selon les paroles du Psaume, “l’amour du Seigneur, sur ceux qui le craignent, est de toujours à toujours, et sa justice pour les enfants de leurs enfants, pour ceux qui gardent son alliance et se souviennent d’accomplir ses volontés” (Ps 102,17-18).

Par toute votre vie, par votre intimité priante avec le Seigneur, par votre audace de fondateurs, par votre charité respectueuse du prochain, vous avez été des témoins incomparables de l’“amour fort comme la mort” qui rend libre de toute autre attache et qui fait suivre le Christ; de l’amour “magnifique comme la résurrection” qui est le don parfait du Sauveur à l’humanité qu’il transfigure (cf. Ct Ct 8,6 Traité l’Amour Dieu, IX, XVI).

2. Chers Frères et Soeurs, je suis heureux d’être accompagné par vous tous à cette étape bénie de mon pèlerinage. Car vous manifestez la vitalité d’une tradition spirituelle dont la lumière ne cesse de se répandre.

Les deux saints que nous vénérons en ce lieu ont fait jaillir une source féconde. A leur suite, soyez aujourd’hui des apôtres et des témoins dans ce monde qui a soif. Il a soif d’espérance. Il a soif d’un amour désintéressé, librement partagé par des hommes et des femmes qui en sont des signes vivants dans l’humble don d’eux-mêmes. Il a soif de la foi en la vérité qu’attestent ceux qui se sont totalement engagés sur le chemin de Jésus-Christ, lui qui est la Vérité et la Vie.

3. En ce premier Monastère de l’Ordre de la Visitation, je voudrais saluer particulièrement la communauté qui a su conserver avec tant de soin les enseignements des fondateurs et qui vit aujourd’hui cette “simple remise à Dieu” qui fut leur grâce et le motif profond de leur influence.

Avec vous, je salue les contemplatifs de Savoie qui gardent vivantes d’autres traditions que, pour la plupart, François de Sales avait connues et aimées.

Je voudrais vous redire combien toute l’Eglise compte sur votre fidélité à la louange de Dieu et à l’offrande de vous-mêmes, sur votre constante intercession. Vos vertus d’accueil, la paix et la joie manifestées dans vos maisons sont des signes essentiels pour ceux qui cherchent Dieu au long des mille routes du monde.

4. Il est heureux que soient rassemblés ici les responsables et les délégués de toute la grande famille salésienne. Vos institutions on été présentées dans leur ample diversité: à chacune j’adresse mes voeux très cordiaux. Et je rends grâce pour la remarquable croissance à travers le monde des branches de ce grand arbre qui a produit tant de fleurs de sainteté et tant de fruits d’oeuvres évangéliques.


Discours 1986