Discours 1988 - II. Aimer

II. Aimer

1. Chers amis, le Christ est venu. Il a semé la Parole de Dieu, sous forme de paraboles, dans le coeur des disciples, pour que le Royaume de Dieu commence sur terre, en attendant son achèvement dans l’au-delà.

Mais le Christ ne s’est pas contenté de parler, ni même de guérir. Il a donné sa vie. Il a été lui-même semé en terre, comme le grain de blé qui meurt pour porter du fruit [5]. Il est ressuscité. Il a envoyé son Esprit, son «Souffle». L’Eglise est née. Il a donné un commandement nouveau: «On vous reconnaîtra pour mes disciples si vous vous aimez les uns les autres comme je vous ai aimés» [6].

2. Vous êtes ses héritiers. A vous, il a été donné de connaître les mystères du Royaume de Dieu, d’y participer, d’en donner le goût au monde. Mais que pouvez-vous faire devant les grands problèmes auxquels vous êtes affrontés, devant les masses de gens en quête de bonheur, de salut?

Jésus vous dit, comme aux Apôtres: «Ne craignez pas, petit troupeau», comme si vous étiez seuls à agir. Ce que le Christ a semé dans son Eglise, en vous, paraît modeste et chétif au début, comme le grain de sénevé, la plus petite de toutes les graines. Mais il renferme en lui-même de quoi pousser, de quoi se développer comme un arbre. Jésus en donne l’assurance: son Royaume ne cessera de grandir, de rayonner, d’accueillir ceux qui viennent à lui, comme les oiseaux. Rien ne peut arrêter le bien qui naît de la grâce du Christ, de l’Evangile mis en pratique.



3. Il soulèvera le monde comme le levain: mêlé à une grande quantité de pâte, il finit par la faire lever tout entière. Chers jeunes, avez-vous compris la puissance de l’Evangile?

Encore faut-il que le levain soit vraiment mêlé présent à toute la pâte; et qu’il demeure un ferment authentique, avec toute la vigueur de la levure, sans être dénaturé. Telles sont aussi les conditions du rayonnement apostolique de l’Eglise dans le monde. Les chrétiens doivent être présents sur tous les chantiers du monde, là où se fait la société de demain, la où sont les enjeux de l’Europe, là où les hommes étudient, cherchent, travaillent, peinent, souffrent, là aussi où ils prennent leurs loisirs, de plus en plus abondants. Mais ils doivent en même temps garder leur foi originale, sans la diluer au gré des opinions ou des idéologies, sans épouser les moeurs étrangères à l’Evangile. Pour cela, le lien au Christ doit être sans cesse approfondi dans la méditation de la Bible, dans la prière, dans les sacrements de la réconciliation, de l’Eucharistie, dans la vie ecclésiale. Il leur faut être dans le monde sans être du monde.



4. Vous disposez d’un trésor, d’une perle de grand prix. Oui, Jésus compare le Royaume à un homme qui découvre un trésor caché, à un négociant de perles fines. Le trésor et la perle sont recherchés et estimés par-dessus tout. On s’y attache comme à un absolu, prêt à sacrifier tout le reste. Ils deviennent le but et la motivation de la vie.

Pour nous, le trésor caché, c’est le Christ Jésus, découvert par la foi. C’est sa personne, mystérieuse, à laquelle on s’attache vraiment. C’est aussi son Esprit, son Souffle, qui nous inspire et nous donne la force. C’est son message, ce qu’il nous demande de croire et de faire. C’est sa Loi. Ce sont les biens, les valeurs de son Royaume. Beaucoup de jeunes ont témoigné d’un tel attachement au Christ. Je pense au jeune Français Marcel Callo. Je pense au jeune Allemand Karl Leisner qui écrivait, avant d’être envoyé au camp de Dachau: «Le secret de la force de l’Europe, c’est le Christ». Chers amis, où en êtes-vous de votre attachement au Christ?



5. Vous me demandez si l’Eglise est seule à donner des lois sur la vie, sur la mort, sur l’amour. D’autres suivent leur propre sagesse, leur raison, parfois leurs instincts pour déterminer leur conduite en ces graves domaines. Partout où des civilisations, des religions, des instances juridiques ou politiques se prononcent selon une conscience droite, en respectant la dignité humaine, nous nous en réjouissons. Mais, ce dont je suis sûr, c’est que rien n’est comparable au Royaume dont parle Jésus. Lui sait ce qu’est Dieu. Lui sait ce qu’il y a dans l’homme. Lui, l’auteur de la Vie, il sait ce qu’est la vie. Lui, ressuscité des morts, il sait ce qu’est la mort. Et il sait ce qu’est l’amour: personne n’a de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis.



6. Pratiquement, quelles sont donc les valeurs que le Christ a introduites dans le monde pour le sauver? Ce sont, avant tout, celles des Béatitudes qui sont la charte du Royaume [7]. Elles peuvent sembler paradoxales, mais elles renouvellent tout le comportement humain.

Jésus nous dit: «Heureux les artisans de paix».

Etre artisan de paix, c’est sûrement refuser toute forme de terrorisme. C’est tout faire pour éviter la folie des guerres, c’est aussi avoir le courage d’empêcher à un injuste agresseur de réduire nos frères en esclavage. On ne vit pas en paix à n’importe quel prix.

Etre artisan de paix, c’est chercher à établir une fraternité par dessus toutes les frontières. Vous êtes impatients de voir abolies les frontières, de réunir tout le monde autour d’une table universelle, pour manger le même pain. C’est le but final du Royaume de Dieu. Mais les frontières sont aussi en nous. L’union fraternelle ne consiste pas tant à niveler les différences légitimes, qu’à accueillir et aimer l’autre différent. Ainsi l’Europe offre un défi que connaissent moins les nouveaux mondes: elle est un creuset d’anciennes et nobles cultures, de langues, de nations à la riche histoire. Il s’agit de savoir comment nous allons nous aimer et coopérer dans le respect mutuel. Pour prendre un exemple, il s’agit moins d’obliger tout le monde à parler la même langue, que de faire l’effort d’apprendre celle des autres.



7. en allemand

8. Jésus nous dit encore: «Heureux les coeurs purs».

Vous l’avez dit vous-mêmes, s’aimer entre homme et femme, entre jeune homme et jeune fille, c’est respecter l’autre dans son corps, son coeur, sa liberté; c’est le recevoir avec admiration comme un don de Dieu, c’est l’aimer différent, avec l’intention de tout faire pour le rendre heureux et meilleur; c’est s’unir pour créer une famille. L’autre doit être aimé pour lui-même, pas comme un objet de plaisir. Un tel amour s’apprend patiemment; il demande des sacrifices, il est fait pour durer. Sur ce point, dites-vous, certains sont hésitants, ébranlés par les moeurs des jeunes et des adultes qui sont en faveur de la cohabitation juvénile et du divorce. Je comprends qu’ils soient troublés. Au temps de Jésus, certains pensaient aussi profiter des concessions que Moïse avait semblé accorder en matière de fidélité, à cause de la dureté des coeurs. Mais Jésus a rappelé le dessein originel de Dieu: «Que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni» [8]. Si Dieu exige une fidélité totale, c’est qu’elle est possible. Si Jésus en a fait un sacrement, à l’image de son amour indissoluble pour l’Eglise, c’est que sa grâce ne fera jamais défaut. L’acte qui unit l’homme et la femme en une seule chair est si grand et si fort qu’il exprime l’alliance totale de deux personnes; il perd son sens en dehors de cette alliance, scellée dans le sacrement. De même qu’on ne peut vivre seulement à l’essai, ni mourir à l’essai, on ne peut aimer vraiment à l’essai. Ce serait confondre l’expérience prématurée de la jouissance avec le don de soi dans l’amour lucidement consenti pour toujours. Le problème est de se préparer à ce don de soi, au niveau du coeur et de la volonté.


9. Jésus nous dit avant tout: «Heureux ceux qui ont un coeur de pauvre».

Vous pensez à ceux qui se soucient des pauvres, qui cherchent de façon préférentielle à les servir. C’est ce que voudrait faire l’Eglise. Mais Jésus vise ceux qui sont eux-mêmes pauvres dans leur coeur, c’est-à-dire humbles, comme Marie, la Servante du Seigneur, disponibles à Dieu, à la recherche de sa volonté. Ceux-là répudient la suffisance, l’orgueil, l’intolérance, le fanatisme. C’est ainsi que je priais devant les jeunes musulmans à Casablanca: «Ne permets pas, ô Dieu, qu’en invoquant ton nom, nous venions à justifier les désordres humains!». Ceux qui ont un coeur de pauvre sont vraiment libres.

Chers jeunes, un homme, une femme, qui vit selon ces béatitudes, qui leur reconnaît une valeur absolue, a trouvé le trésor. Il est devenu lui-même un trésor pour le monde. Il contribue à changer le monde. Il annonce le Paradis. Vous demandiez: que peut faire encore la religion en l’an 2000? Elle fera de grandes choses si les jeunes d’aujourd’hui s’engagent sans crainte sur ce chemin. Tout est possible avec le Souffle qui vient de Jésus, le souffle de son Esprit. Voilà l’Amour qui vient de Dieu!



III. Rêver


1. Chers amis, j’ai écouté attentivement votre charte. Elle comporte des points très positifs. Je pourrais la signer! Mais c’est peut-être réservé à ceux qui sont encore à l’âge de la jeunesse! Puisse votre vie s’inspirer tous les jours de cet idéal généreux!

Vous me demandez de rendre témoignage de la vitalité des Eglises, telle qu’elle se manifeste chez les jeunes que j’ai rencontrés. Oui, j’en ai rencontré beaucoup, à l’Est comme à l’Ouest, au Sud comme au Nord. Et d’abord à Rome. Je pourrais vous faire part de nombreuses expériences admirables. Mais je dois synthétiser et choisir. Partout, je donne aux jeunes l’assurance que l’Eglise les aime, comme le Christ les aime. Et, en même temps, j’accueille leurs témoignages et leurs questions, les signes de leurs attentes et de leurs espoirs. C’est magnifique de voir comment le Christ vient à leur rencontre, change leur vie, les fait vivre en communion avec lui, leur fait découvrir leur mission. Animés par la foi, ils prennent sur le terrain des initiatives de paix, de justice, de réconciliation, de partage avec les plus pauvres, dans tous les domaines que vous venez d’évoquer. Ce soir, je retiens surtout trois types d’expériences, rencontrées un peu partout, qui sont des signes éloquents et directs de la foi et de la vie ecclésiale parmi les jeunes.



2. Et d’abord, comment ne pas être touché par la nouvelle floraison des pèlerinages de jeunes ces dernières années? Je me souviens des pèlerinages d’universitaires à Czestochowa, dès 1936: j’y ai souvent participé avec mes compagnons, parfois dans une semi-clandestinité; on rejoignait le sanctuaire de la Mère de Dieu à Jasna Gora, haut lieu spirituel de la Pologne. Mais l’expérience dépasse de beaucoup le cadre de mon pays natal. Après une période de moindre ferveur, on a repris la route des pèlerinages: nombreux sont les jeunes qui marchent de Paris à Chartres, de Macerata à Lorette, de Buenos Aires à Luján. On pourrait dire que notre rencontre de Strasbourg s’inscrit déjà dans la préparation de la Journée mondiale de la Jeunesse de 1989.Celle-ci aura son sommet à Santiago de Compostela, en Espagne, les 19 et 20 août de l’an prochain. Les jeunes du monde entier y sont invités. Moi-même je m’y rendrai comme pèlerin. Je vous encourage à entreprendre ce pèlerinage vers la tombe de l’Apôtre saint Jacques. Ainsi la vieille Europe comprendra-t-elle encore mieux ses racines, sur les routes qui ont conduit tant de pèlerins à Santiago depuis le Moyen Age, avec vous, jeunes évangélisateurs de l’an 2000.

La démarche de pèlerin revêt en effet une grande importance. Le pèlerinage symbolise votre vie. Il signifie que vous ne voulez pas vous installer, que vous ne résistez à tout ce qui tend à émousser vos énergies, à étouffer vos questions, à fermer votre horizon. Il s’agit de se mettre en route en acceptant le défi des intempéries, d’affronter les obstacles – et d’abord ceux de notre fragilité –, de persévérer jusqu’au but.

Jésus est notre chemin. Il nous accompagne, comme il l’a fait pour les disciples d’Emmaüs. Il nous montre le sens de notre marche.

Il nous ramène quand nous nous trompons de route. Il nous relève lorsque nous tombons. Il nous attend en fin de parcours, lorsque viendra le moment du repos et de la joie. Les sanctuaires sont comme «un coin du ciel» où le Christ nous accueille, avec sa Mère et notre Mère, avec les saints; où il nous fait goûter le mystère de communion auquel nous sommes destinés.



3. Autre expérience que je veux partager avec vous: la nouvelle floraison de communautés chrétiennes et de mouvements ecclésiaux. Ils naissent de l’appel que le Christ adresse à chacun. Si nous ne sommes pas endormis ou distraits, nous reconnaissons sa présence. Nous nous mettons «en mouvement», selon les voies que la Providence réserve à chacun. Lors du récent Synode des évêques, à Rome, on a beaucoup parlé des mouvements ecclésiaux. Ils constituent certainement une des manifestations surprenantes de l’Esprit Saint dans la vie de l’Eglise aujourd’hui. Il ne convient pas de les opposer aux associations traditionnelles, ni aux mouvements d’action catholique qui ont eu et ont toujours le mérite de contribuer à l’évangélisation des divers milieux et d’avoir un impact chrétien dans la société. Mais les nouvelles communautés offrent un signe prometteur; on y voit se produire des conversions et même des fruits de sainteté; on y découvre un profond sens de la communion et des élans missionnaires au service des autres. Unissant la recherche spirituelle et l’action temporelle; ils offrent une synthèse catholique.

Certes, ces mouvements appellent nécessairement un discernement. Il faut évaluer ce qui se manifeste en eux de substantiel. Les limites objectives pourront se décanter peu à peu dans le tissu de la communion, sous la vigilance pastorale des évêques, et dans un patient effort de charité. Ce qui est capital, c’est qu’ils nous portent à mettre toute notre énergie et notre confiance dans le Christ. Ainsi pouvons-nous devenir des hommes libres, sans nous laisser étouffer par le matérialisme ambiant, ni lier par l’esclavage de ses idoles: le pouvoir, la consommation, le plaisir; sans céder au conformisme; sans être intimidés par les persécutions ou les oppositions plus subtiles qui tendent à marginaliser les chrétiens. La pédagogie des mouvements est d’amener les jeunes à proclamer l’Evangile par la parole et par les actes, comme un message de libération qui rend la vie pleinement humaine et introduit dans la vie éternelle avec Dieu.



4. Enfin je voudrais vous parler d’une troisième expérience de jeunes qui est un signe évident de la vitalité ecclésiale: les vocations. Le Christ fixe son regard sur nous comme sur le jeune homme riche: «Viens, et suis-moi». La marche à sa suite emprunte des chemins très divers, qui respectent la personnalité de chacun. Beaucoup sont appelés à former des familles chrétiennes exemplaires; ils s’engagent donc sur la voie du sacrement de mariage, qui est une vocation belle et grande. Beaucoup le font aussi à travers leur travail ou leur engagement social, politique, culturel, syndical. Mais comment taire notre admiration lorsque l’on rencontre des jeunes qui, tels les disciples des premières heures, sont capables de tout laisser pour suivre le Christ, dans le ministère sacerdotal ou dans la mise en pratique radicale des conseils évangéliques? Après des temps difficiles, voilà que les vocations sacerdotales et religieuses augmentent. On en rencontre un grand nombre en Inde, en Corée, dans beaucoup de pays d’Afrique, comme un fruit de l’élan missionnaire. On enregistre également un renouveau à ce sujet dans les communautés chrétiennes évangélisées depuis cinq cents ans, en Amérique Latine, aux Philippines; et même dans notre vieille Europe, mais de façon encore très insuffisante. Pourtant la grâce de Dieu n’a jamais manqué; le Maître de la moisson appelle toujours les ouvriers pour sa moisson. Mais il faudrait que s’ouvrent les coeurs de tant de jeunes généreux. Ce sera – et c’est déjà – un signe de la vitalité des Eglises.

J’aime être l’ami des jeunes. Mais, comme vous le savez, je demeure un ami exigeant.Parce que le Christ est exigeant: il demande tout. Il vous appelle à refuser les démagogies complaisantes. Votre coeur est à la mesure des élans radicaux qui engagent toute la vie. Ce qui a de la valeur coûte forcément, comme le trésor et la perle de grand prix. Ainsi en va-t-il des béatitudes. En suivant le Christ, on porte la croix, mais on reçoit la joie d’une récompense au centuple, dès cette vie.

Avant de reprendre mon chemin pour annoncer ailleurs la Bonne Nouvelle, je vous invite à rapprocher vos mains pour un signe de paix, puis je vous inviterai à les lever, pour rendre grâce à Dieu, avec Marie. Il a fait en elle, il fait en vous des merveilles!

[1] Cfr. Gn 1.
[2] Ibid. Gn 1,28.
[3] Cfr. Ioannis Pauli PP. II Laborem Exercens, LE 6.
[4] Eiusdem Sollicitudo Rei Socialis, SRS 39.
[5] Cfr. Jn 12,24.
[6] Ibid. Jn 14,34-35.
[7] Mt 5,1-2.
[8] Mc 10,9.



RENCONTRE AVEC LES SOURDS-MUETS ET LES NON VOYANTS AU CENTRE «LOUIS BRAILLE» DE STRASBOURG

Dimanche, 9 octobre 1988



Chers frères et soeurs,



1. Au début de cette journée dominicale, alors que dans le monde entier les chrétiens se rassemblent pour commémorer la victoire du Christ ressuscité sur le mal, je suis très heureux de vous rendre visite. Frères et soeurs handicapés, je vous salue cordialement au nom de Jésus. Je salue les Soeurs de la Croix et je remercie vivement la Supérieure générale de cette Congrégation alsacienne spécialisée de m’accueillir au centre Louis Braille. Je salue les parents et amis des personnes handicapées, ainsi que les représentants du Service Public de la Santé. Je rends grâce à Dieu de la contribution bienfaisante que vous apportez, dans le sillage du Christ Sauveur des hommes, afin qu’une vie pleinement humaine s’épanouisse en chacun des hôtes de cette maison.

Je voudrais adresser également un salut particulier aux enfants musulmans éduqués ici, ainsi qu’à leurs familles. Leur présence dans les institutions chrétiennes témoigne de la volonté de l’Eglise catholique de promouvoir le respect et l’accueil des croyants de l’Islam. En ce carrefour propice aux rencontres qu’est Strasbourg, je reconnais les efforts du dialogue et de la collaboration faits par les communautés chrétiennes et les communautés musulmanes et je souhaite que ces efforts permettent toujours d’avancer sur la voie de la compréhension mutuelle, pour le bien et la concorde de tous ceux qui vivent sur ce sol et rendent un culte au Dieu unique.



2. J’ai souvent l’occasion, à Rome ou au cours de mes tournées pastorales, de rencontrer des personnes handicapées, et je dois dire que je tiens beaucoup à ces contacts. Ils me permettent de mieux connaître vos chagrins et vos joies, vos luttes et vos succès dans votre recherche de la communication avec autrui et dans vos efforts pour établir des liens enrichissants avec le monde qui vous environne. Ces rencontres me permettent aussi de constater la part active que vous avez dans la société et le rôle que vous y exercez, avec toutes les qualités de votre personnalité. En effet, chaque être humain a le droit inné à la pleine insertion dans le tissu vivant des relations sociales réciproques.



3. Tous, nous avons ceci en commun, c’est que nous chérissons la vie, mais chacun de nous en parcourt le chemin de manière différente. On a souvent remarqué chez les personnes qui ont, comme vous, un handicap, une certaine finesse dans les dons reçus de Dieu, que l’environnement d’une société matérialiste tendrait à émousser chez les autres. Vous témoignez souvent d’un amour radieux, envié des bien portants. Il vous arrive de faire preuve d’une clairvoyance plus grande pour saisir les réalités de l’esprit et de la foi, dont la grandeur, la beauté, voire simplement l’existence ne sont pas soupçonnées par ceux qui jouissent d’une vue normale, ne fermons nous pas les yeux, du reste, pour permettre à notre pensée et à notre coeur de mieux rejoindre le Dieu vivant?

Aux hommes d’aujourd’hui qui vivent souvent dans un gigantesque tintamarre d’informations, d’images et de bruits, vous rappelez que la vraie vie est intérieure et que, pour entendre la Parole de Dieu, il faut savoir se nourrir de silence, parce que le message du Seigneur n’est pas toujours exprimable à travers les mots humains.



4. Enfin, une rencontre comme celle-ci a toujours une place spéciale dans mon coeur, parce qu’elle met en lumière quelque chose qui est au centre même de la réalité mystérieuse de l’Eglise et que Dieu a révélé à l’Apôtre Paul en ces termes: «Ma grâce te suffit: car ma puissance se déploie dans ta faiblesse» [1]. Nul être au monde n’est exempt de fragilité, qu’elle soit physique, affective ou spirituelle. Nous devons tous prendre acte humblement de nos handicaps

Dans la Providence de Dieu, cela ne signifie pas une moindre aptitude à la sainteté ou au service du monde. Au contraire, nous pouvons tout en Celui qui nous fortifie, le Christ Jésus. Chaque fois que nous surmontons les tentations du découragement, chaque fois que nous faisons preuve d’esprit joyeux, généreux et patient, nous rendons témoignage à ce Royaume qui doit encore advenir dans toute sa plénitude, le Royaume où nous serons libérés de toute infirmité.

En vous redisant mon estime et mon affection, je bénis chacun d’entre vous ainsi que les personnes qui se dévouent à votre service.

[1] 2Co 12,9.



RENCONTRE AVEC LES BATELIERS ET LES TRAVAILLEURS DU PORT SUR LE RHIN

Strasbourg, Dimanche, 9 octobre 1988




Monsieur le Président du Port autonome de Strasbourg,
Chers amis bateliers,
Chers amis travailleurs du port,

1. Je suis heureux de vous saluer, vous tous réunis sur ces lieux de votre travail, au terme du beau parcours qui m’a permis de mesurer l’ampleur des installations de la zone portuaire et d’admirer la puissance de ce fleuve dont dépend votre activité. Je remercie les autorités du Port autonome de m’avoir offert ainsi l’occasion de mieux connaître le Rhin.

… en allemand

Je salue tous ceux qui exercent leur activité au service direct du trafic fluvial ou dans les entreprises de la zone portuaire.

2. Me trouvant avec vous au bord du Rhin, ma pensée se porte vers les hommes et les femmes qui travaillent et naviguent, de Rheinfelden jusqu’à Rotterdam, sur ce fleuve qui est l’un des liens les plus forts entre les pays du continent. On a dit du Rhin qu’il était comme l’artère aorte de l’Europe, car il irrigue plusieurs pays et parce que les communications qu’il permet se ramifient par le Main et la Moselle, par les canaux qui le relient à des régions de plus en plus lointaines.

Oui, ce fleuve a pour les Européens une grande portée symbolique. Prenant sa source dans les neiges éternelles, grossi par de nombreux affluents, il traverse des terres aux populations denses leur apportant son eau abondante, élément primordial pour la vie. Depuis l’antiquité il a été pour les riverains bienfaisant ou hostile, une frontière ou un lien, un théâtre de conflits ou un lieu de rencontres et d’entraide.

3. L’homme a reçu de Dieu le pouvoir et la mission de dominer la terre, de maîtriser les éléments. Quand on regarde tout ce qui a été accompli au long du Rhin, on reste dans l’admiration devant l’ingéniosité et l’efficacité de l’action humaine. Le cours des eaux a été régularisé pour abriter les terres des inondations et faciliter la navigation. On a tiré profit de l’abondance des eaux pour les villes, les cultures, l’industrie. L’énergie des flots autrefois redoutés devient énergie utile et productive.

Il est vrai que la vie propre du fleuve et la qualité de son eau ont souffert d’un usage parfois imprudent ou excessif. Il faut tirer les leçons des effets pernicieux de certaines activités industrielles. Je souhaite que se poursuivent les efforts positifs entrepris pour lutter contre la pollution du Rhin. La nature est mise à notre disposition, sachons être les gestionnaires avisés et respectueux d’un bien qui doit garder sa fécondité pour les générations à venir.

4. Le Rhin trace à travers l’Europe une voie tour à tour empruntée au cours des âges par les guerriers et les marchands des divers pays. Comme le reconnaît clairement le régime juridique, ses eaux demeurent par excellence un patrimoine commun. Il n’est rien de plus évidemment international qu’un tel fleuve, au point que les nations se sont très tôt accordées pour régler ensemble la navigation et créer l’organisation internationale européenne historiquement la plus ancienne. En continuant de développer son activité, vous donnez un beau témoignage de coopération dans ce continent qui est en train d’avancer vers son unité.

Par l’effort des bateliers, qui fut longtemps accompli dans des conditions très périlleuses, le Rhin représente pour bien des pays une source de multiples richesses, matérielles et culturelles. Le transport des marchandises et leur commerce s’accompagnent naturellement d’échanges intellectuels, artistiques et spirituels. N’y a-t-il pas une vraie parenté entre les villes rhénanes, même si l’histoire les a souvent opposées?

5. Chers amis bateliers et travailleurs des ports, vous êtes les artisans efficaces de ces liens internationaux que permet le grand fleuve. Vos tâches multiples se complètent et se conditionnent les unes les autres pour faire vivre un vaste réseau économique. En vous y employant, vous constituez un milieu humain attachant et vous manifestez une solidarité précieuse que les frontières n’arrêtent pas.

Vous subissez aussi les nombreuses contraintes des bateliers: votre vie de famille est marquée par les déplacements incessants, les séparations, les difficultés que présente l’éducation de vos enfants. La modernisation des embarcations et de la manutention accroît la rapidité des rotations. Par ailleurs, le nombre des emplois diminue, et vous n’êtes pas assurés d’un travail régulier. Les progrès obtenus techniquement ne bénéficient pas toujours aux hommes selon le même rythme.

6. C’est pourquoi, je tiens à rappeler la conviction de l’Eglise. Il n’est pas de progrès économique sans progrès social. Vos activités sont souvent désignées comme des «services», elles sont en effet des services pour ceux qui reçoivent matériaux ou marchandises. Mais pense-t-on assez aux personnes qui rendent effectivement ces services, les bateliers et les travailleurs des ports?

L’enseignement social de l’Eglise parle de «civilisation du travail». Cela implique une solidarité de tous ceux qui participent aux circuits économiques en vue du bien commun. Et il est bon de rappeler que ce terme de «bien commun» ne désigne pas une entité abstraite ou impersonnelle. Il s’agit du bien réel de toutes les personnes, recherché solidairement par la communauté entière. Le bien commun exige assurément des sacrifices et un grand sens de la collaboration; mais il faudrait que cela soit toujours vécu avec la préoccupation de la justice et de l’égale dignité de tous.

L’Evêque de Rome voudrait vous redire aujourd’hui l’estime de l’Eglise pour toutes les formes de travail de vos professions et son désir profond de voir toujours respectée sa dimension humaine. Vous le savez, la doctrine sociale demande que le but prioritaire de l’économie soit le développement intégral de l’homme, dans des conditions telles que la vie professionnelle reste compatible avec l’épanouissement personnel de chacun et avec sa vie de famille. Cela suppose que l’on ne se laisse pas enfermer dans un matérialisme pratique et que les agents économiques, à tous les niveaux de responsabilité, poursuivent l’idéal d’une société solidaire où l’on mette au premier plan les valeurs de service du prochain, d’ouverture de l’homme à la transcendance dans ses liens personnels avec Dieu créateur et sauveur.

7. … en allemand


LORS DE LA CÉLÉBRATION OECUMÉNIQUE DANS L'ÉGLISE RÉFORMÉE DE SAINT-THOMAS

Strasbourg, Dimanche 9 octobre 1988


Chers Frères et Soeurs dans le Christ,




1. Nous venons d’entendre un message exigeant, mais aussi plein d’espérance et de joie.

Par le don de la foi et le baptême, nous sommes devenus des sarments de la vraie vigne qu’est le Christ. Si nous sommes coupés de cette vigne, nous ne pouvons pas porter du fruit. Si nous avons commencé à porter du fruit, la Parole de Dieu, reçue dans la foi, ne cesse de nous émonder, elle nous purifie pour que nous portions davantage du fruit. Mais les exigences du Christ conduisent à l’espérance et à la joie: «Si vous demeurez en moi et que mes paroles demeurent en vous, vous demanderez ce que vous voudrez et cela vous arrivera». «Si vous observez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour... Je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite» [1].



2. Exigence, espérance, et joie: ces trois mots peuvent résumer l’engagement oecuménique qui est aujourd’hui le fait de la quasi totalité des Eglises et Communautés chrétiennes.

Après des temps d’opposition, de méfiance et d’ignorance réciproques, nous nous sommes rapprochés les uns des autres par la grâce du Christ. A cause du lien fondamental que crée entre nous le sacrement du baptême, comme le rappelait il y a un instant Monsieur le Pasteur Hoeffel, nous sommes tous ensemble des sarments de la vraie vigne qu’est le Christ. C’est de lui que vient notre unité et c’est par lui qu’elle peut grandir, car en dehors de lui nous ne pouvons rien faire [2]. Sans notre attachement personnel au Christ et notre enracinement dans la foi en lui, sans une écoute et un accueil réguliers de la Parole de Dieu, nos dialogues deviendraient de simples négociations et notre collaboration un projet purement tactique. La prière, la conversion du coeur et la rénovation de l’Eglise sont les moyens indispensables pour accueillir la grâce de l’unité des chrétiens [3].



3. Aujourd’hui, pour des raisons diverses, les Eglises et Communautés chrétiennes peuvent connaître la tentation de se replier sur elles-mêmes et de ralentir ainsi la marche vers l’unité. Déçus parfois par la lenteur des progrès réalisés, ou surpris par de nouvelles difficultés qui surgissent, nous sommes appelés à de nouveaux efforts pour mieux nous comprendre. Selon l’avertissement de saint Paul, nous devons être attentifs à garder l’unité de l’Esprit par le lien de la paix, en nous supportant les uns les autres avec patience et charité en toute humilité et douceur [4]. Ces attitudes engendrent la confiance mutuelle et chassent le soupçon. Elles permettent de ne jamais désespérer quand nous ne parvenons pas encore à accorder nos positions, alors que nous cherchons tous à être fidèles à la volonté du Christ. Il y a «un seul et même Esprit» [5] qui nous fait «accéder à la vérité tout entière» [6]. Déjà, sur des points importants de doctrine qui nous séparaient, Il nous a rapprochés. Si nous nous plaçons fidèlement sous sa lumière pour méditer la Parole de Dieu, nous sommes sûrs qu’Il continue de nous assister dans nos efforts pour l’unité des chrétiens.



4. Dans ces sentiments et avec cette assurance, je remercie Monsieur le Pasteur Hoeffel pour la franchise avec laquelle il a présenté les impatiences qui s’expriment dans l’attente de notre commune participation à l’Eucharistie, et la position protestante à ce sujet. Cette attente et ces impatiences sont aussi profondément les miennes; et, puisque nos positions ne se rejoignent pas encore, nous devons poursuivre inlassablement, dans la pleine confiance en l’Esprit Saint, le dialogue en cours, tant au niveau national et régional qu’avec la Fédération Luthérienne Mondiale et l’Alliance Mondiale des Eglises Réformées, et aussi dans le cadre des échanges multilatéraux au sein de la Commission Foi et Constitution du Conseil OEcuménique des Eglises. Comme catholiques, nous ne voulons pas laisser croire que l’impossibilité actuelle d’une commune participation à l’Eucharistie soit une simple question de discipline ecclésiastique qui peut être résolue différemment suivant les personnes et les circonstances. Il s’agit pour nous d’une question de foi. L’Eglise catholique croit que la célébration eucharistique constitue une profession de foi en acte et qu’un accord complet dans la foi est le présupposé d’une célébration eucharistique commune qui soit réellement fidèle et vraie. Si, parfois, nos positions sont mal comprises par certains, l’espérance m’habite toujours, et je le répète: si nous cherchons sincèrement à faire la volonté de Dieu, si nous le supplions sans cesse, il nous éclairera et accomplira un jour ce qui est aujourd’hui impossible.



5. La réalité centrale qu’est l’Eucharistie dans la vie de l’Eglise et l’impossibilité douloureuse actuelle de la célébrer ensemble ne doivent cependant pas nous détourner des innombrables occasions que nous avons – et que peut-être nous ne saisissons pas assez – de prier ensemble et de porter ensemble du fruit pour la gloire de Dieu et le bien de l’humanité. Si nous ne pouvons pas encore bénéficier ensemble de la présence du Christ dans le sacrement de son Corps et de son Sang, nous pouvons et nous devons déjà bénéficier ensemble de sa présence en tout homme et en toute femme faible, démuni ou opprimé [7]. Nous qui sommes encore incapables de partager le pain eucharistique, nous sommes appelés par le Christ à partager le pain de la détresse des pauvres. Nous savons que l’évangélisation des pauvres est un des signes du Royaume qui vient, et que Jésus est mystérieusement présent dans le plus petit de ses frères. Le combat contre la souffrance et la misère des hommes revêt ainsi une dignité incomparable. Au cours de l’histoire de nos communautés, tant d’hommes et de femmes éclairés et poussés par la foi chrétienne ne sont mis généreusement à la tâche pour soulager et libérer les opprimés et leur révéler le visage et le message du vrai Libérateur! Comment ne pas nommer, en cette église à laquelle tant de liens l’attachaient, le remarquable témoin de l’amour du Christ pour les pauvres que fut le grand théologien et médecin Albert Schweitzer?



6. Chers Frères et Soeurs, je vous remercie de m’avoir donné l’occasion de vous rencontrer. Sans oublier les souffrances du monde et les divergences qui demeurent encore entre nous, nous avons écouté le Christ nous parler pour que sa joie soit en nous et que notre joie soit parfaite [8].

Vous savez que je suis venu visiter les Institutions européennes qui ont leur siège à Strasbourg et les communautés catholiques de cette région. C’est également un motif de joie et d’espérance pour l’Europe d’aujourd’hui et de demain que nous soyons rassemblés ici. Pour contribuer à l’unification de l’Europe et pour lui annoncer de façon renouvelée l’Evangile de Jésus-Christ, les chrétiens doivent être de plus en plus unis afin que «le Règne de Dieu vienne», comme l’ont rappelé, il y a quelques jours, les participants de l’importante rencontre qui s’est tenue à Erfurt entre les représentants de la Conférence des Eglises européennes et du Conseil des Conférences épiscopales d’Europe.

La présence des Institutions européennes ainsi que l’existence et le rayonnement du Centre d’Etudes oecuméniques de la Fédération Luthérienne Mondiale sont à Strasbourg des rappels et des signes de la vocation des chrétiens à témoigner ensemble de l’Evangile en Europe et dans le monde.



7. Le riche héritage chrétien qui est le vôtre, à Strasbourg, en Alsace et en Lorraine, peut être aussi une source d’engagement renouvelé pour le service de Dieu et des hommes. En cette année où vous célébrez le 450ème anniversaire de la fondation de votre Faculté de théologie protestante, le souvenir du passé chrétien de votre ville ne peut vous laisser indifférents. Après le témoignage du courage et de l’abnégation des moines évangélisateurs venus des îles britanniques, l’enseignement théologique de saint Albert-le-Grand et de ses disciples, la profondeur mystique de Maître Eckart et de Jean Tauler illustrèrent votre ville et votre région. Vint le moment de nos douloureuses oppositions qui aboutirent à nos séparations. Des personnalités religieuses comme Jean Calvin, Martin Bucer et Jacques Sturm marquèrent cette cité, et bien au-delà, d’un impact historique non seulement dans le domaine de la théologie et de la vie ecclésiale, mais aussi dans le domaine culturel, social et politique.

Aujourd’hui, tandis que nous avançons sur le difficile chemin de l’oecuménisme, la mission et la collaboration des Facultés de théologie protestante et catholique et des divers instituts de votre Université, la présence de chrétiens à des postes de haute responsabilité dans cette région et toutes les formes du témoignage des communautés chrétiennes, y compris leur témoignage commun, sont autant d’occasions et de moyens que le Seigneur vous offre pour que Strasbourg soit confirmée dans sa vocation chrétienne.

Que la grâce de Dieu vous aide à le servir par ces moyens! Alors «la paix de Dieu qui surpasse toute intelligence gardera vos coeurs et vos pensées en Jésus-Christ» [9].

[1] Jn 15,7 Jn 15,10-11.
[2] Cfr. Jn 15-16.
[3] Cfr. Unitatis Redintegratio, UR 6-8.
[4] Cfr. Ep 4,2-3.
[5] 1Co 12,11.
[6] Jn 16,13.
[7] Cfr. Mt 25,35-40.
[8] Cfr. Jn 15,11.
[9] Ph 4,7.




Discours 1988 - II. Aimer