Discours 1992 - Samedi, 11 Janvier 1992


À UN GROUPE D'ÉVÊQUES DE LA CONFÉRENCE ÉPISCOPALE FRANÇAISE EN VISITE «AD LIMINA APOSTOLORUM»

Lundi, 13 janvier 1992



Chers Frères dans l’Épiscopat,


1. En vous accueillant à l’occasion de votre visite ad limina, je suis heureux de commencer les entretiens que je vais avoir avec l’ensemble des Évêques de France au cours des mois qui viennent. Je vous souhaite très cordialement la bienvenue en ces jours où vous accomplissez votre pèlerinage aux tombeaux de Pierre et de Paul, les Apôtres qui ont fondé l’Église à Rome en nous transmettant le message du Christ Rédempteur, mort et ressuscité pour sceller l’Alliance nouvelle et éternelle. Le martyre des Apôtres, de beaucoup de leurs successeurs et de leurs compagnons nous invite à renouveler sans cesse le don de nous–mêmes pour la mission pastorale et le témoignage évangélique dont nous avons été chargés. Que l’Esprit Saint, qui nous a été donné spécialement lors de l’ordination épiscopale, vous rende toujours plus fidèles et audacieux afin d’annoncer l’espérance du salut par la parole de vérité et de rassembler les fidèles de vos diocèses dans une communion rayonnante!

Je remercie Mgr Jean Honoré, Président de la Région Apostolique du Centre, pour l’adresse qu’il vient de prononcer. J’apprécie son tableau lucide et nuancé de la situation ecclésiale dans ces diocèses qui bénéficient d’un patrimoine chrétien prestigieux, constitué au long des siècles par les saints comme par les pasteurs et les fidèles restés anonymes, mais dont l’oeuvre demeure vivante. Vous présentez une analyse exigeante de la vie ecclésiale dans votre région et vous exprimez vivement vos préoccupations comme vos motifs d’espérance. Je souhaite que nos échanges, de même que vos rencontres avec mes collaborateurs des divers dicastères, renforcent en vous le désir de servir. Comme j’ai pu le dire à chacun de vous personnellement, je vous encourage avec confiance à poursuivre votre tâche pour le bien de l’Église et de la société où elle témoigne de la haute vocation de l’homme.

Vous avez évoqué de nombreux aspects de votre mission et vous comprendrez que je ne puisse aujourd’hui les reprendre tous. À l’occasion de mes rencontres successives avec les Évêques de France, je reviendrai sur plusieurs d’entre eux. J’aimerais vous parler surtout aujourd’hui des prêtres, vos collaborateurs privilégiés dans le sacerdoce. Les conditions actuelles de leur ministère et la diminution de leur nombre constituent l’une de vos préoccupations essentielles, de même que pour l’ensemble des Évêques, dans les pays d’Europe notamment.

2. Ma pensée se porte souvent vers ces hommes qui, fidèlement et humblement, restent au service du Peuple de Dieu, pour beaucoup depuis de longues années, avec un dévouement admirable. Je vous demande de leur dire les encouragements affectueux du successeur de Pierre, de les assurer que notre communion est profonde dans l’offrande eucharistique, dans la prière de chaque jour, dans le ministère de la miséricorde, dans ces actes riches de grâce que sont la célébration des sacrements et leur préparation, dans l’accueil des personnes désorientées par la vie et des victimes de la pauvreté matérielle, dans l’annonce ardente de Celui qui est Parole de vie. Dites aux prêtres de vos Églises diocésaines ma joie de les savoir donnés tout entiers, à la suite du Christ, pour coopérer jour après jour à sa mission salvifique. Que ceux d’entre eux que les difficultés du ministère inquiètent ou découragent sachent que je reste proche d’eux et que je les recommande à la Vierge Marie, Mère de l’Église, qui nous précède dans le pèlerinage de la foi.

Chez vous, les prêtres sont moins nombreux et leur moyenne d’âge s’élève. De jeunes prêtres arrivent, ils sont ardents mais ils ne sont pas en nombre suffisant pour prendre le relais! C’est votre souci quotidien. Je partage votre inquiétude devant cette sorte de traversée de l’hiver. Mais je suis convaincu qu’il ne s’agit pas d’une régression définitive et que cette situation ne remet pas fondamentalement en cause la structure du Peuple de Dieu, telle que, en conformité avec la volonté du Christ, elle a été constituée depuis les fondations apostoliques et au long de la Tradition. L’histoire, en France comme en bien d’autres pays, ne nous a pas épargné des périodes d’appauvrissement; elle nous montre aussi que la vitalité du corps sacerdotal n’en a pas été éteinte. Le Seigneur ne laissera pas le troupeau sans pasteurs: «Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps»[1]. C’est une conviction que tous les membres du peuple de Dieu doivent porter dans la prière et qui doit leur inspirer de nouvelles actions pour que l’appel aux jeunes soit lancé avec insistance et de manière crédible.

3. Avec les prêtres eux–mêmes, et avec l’ensemble des communautés, il semble tout d’abord nécessaire de réfléchir à une juste compréhension du sens du sacerdoce dans l’Église. Ce n’est pas le lieu ici de faire un exposé étendu sur ce sujet, mais je voudrais en souligner quelques aspects. Appelés du sein de la communauté et mis à part, les prêtres sont consacrés pour le service du peuple de Dieu. Vous les avez ordonnés pour être, dans le Corps, ceux qui rendent présente la Tête, le Christ, ceux qui sont chargés de rassembler la communauté, ceux qui sont les «intendants des mystères de Dieu»[2], ceux qui animent les efforts missionnaires des chrétiens. C’est par leur ministère qu’une assemblée de fidèles peut être vraiment fondée sur la pierre angulaire. Par la parole qui leur est confiée, le Sauveur est présent; il adresse authentiquement la Parole du salut, il se donne en nourriture comme Pain de vie, il réconcilie et pardonne, il unit les membres divers dans une même communion. A–t–on assez médité le grand texte de Vatican II sur cette présence du Christ dans l’Église[3]? Les fidèles privés de la présence constante des prêtres sentent bien – plusieurs d’entre vous me le disent – que l’assemblée n’atteint pas sa plénitude. Car le sacerdoce commun des baptisés ne peut être participation plénière au sacrifice de l’amour du Christ sans la médiation de celui qui a reçu la charge d’accomplir pour ses frères les signes du don de Dieu, les sacrements. Il revient au prêtre de conduire l’assemblée eucharistique dans la prière, d’annoncer l’Évangile, de prononcer la prière de louange au cours de laquelle le Christ rend sacramentellement présent le sacrifice parfait, de donner le pain de vie en communion et d’envoyer en mission tous les participants.

Si les laïcs se rendent compte que l’Eucharistie fait l’Église, ils peuvent mieux comprendre que le rôle irréductible du prêtre dans l’action liturgique est le signe de l’ensemble de sa mission au service de la communauté. Et cela sera d’autant mieux perçu qu’il s’agira d’une communauté de baptisés conscients de leur vocation et de leur mission propres. Pour y être fidèles, ils savent bien qu’il est nécessaire de collaborer avec celui qui, au milieu d’eux, a la charge du ministère sacerdotal spécifique.

4. Insister sur le ministère pastoral et sacramentel des prêtres, j’espère l’avoir déjà fait sentir, ne dévalorise nullement les responsabilités et les initiatives que prennent les laïcs. Pour le dire clairement, je reprendrai les termes d’un message adressé par des prêtres français aux membres d’un prochain synode diocésain: «Le fait de partager avec les chrétiens la responsabilité de la mission n’est pas pour nous une dépossession, mais une grâce de renouvellement et d’espérance». En effet, l’évolution considérable du ministère sacerdotal que nous connaissons est due en grande partie à la vitalité accrue des laïcs qui, du fait de leurs engagements, appellent un renouvellement dans l’exercice du sacerdoce ministériel. Le pasteur est appelé à conduire la communauté, à la structurer comme Corps du Christ. Pour cela, il se met, humblement, à la suite du Seigneur disant: «Je connais mes brebis et mes brebis me connaissent»[4]. C’est développer l’envoi en mission par lequel le célébrant conclut l’assemblée eucharistique, afin que chacun rayonne le message du salut qu’il est heureux d’avoir entendu. Une part essentielle du ministère presbytéral consiste à encourager ou à susciter, à coordonner ou à soutenir l’action responsable des fidèles dans les multiples domaines de leur vocation baptismale. À une autre occasion, je reviendrai sur la mission des laïcs, mais je voulais rappeler dès maintenant qu’elle s’articule naturellement avec celle du prêtre.

5. Je tiens à évoquer ici l’autre degré du sacrement de l’Ordre que vous conférez, le diaconat, réinstauré par le Concile Vatican II dans sa forme permanente. Il est utile de reprendre les termes dans lesquels Paul VI a présenté le sens de cette vocation spécifique: le diacre est « en quelque sorte interprète des besoins et des aspirations des communautés chrétiennes, animateur du service ou “diaconie” de l’Église auprès des communautés locales, signe ou sacrement du Christ lui–même qui “n’est pas venu pour être servi, mais pour servir” »[5]. Sans se substituer au prêtre, ce collaborateur de l’évêque reçoit particulièrement la charge de servir, comme le Christ Serviteur: servir l’assemblée liturgique, servir les pauvres, servir la communauté dans les missions que vous lui précisez. Il est signe de l’Église servante au milieu des hommes. Des candidats se présentent, ou bien vous prenez l’initiative de les appeler; leur expérience antérieure du service, dans leur famille, dans leur environnement professionnel et dans leur vie ecclésiale, motive leur appel qui sera approfondi au cours d’une formation spécifique et mûri, pour la plupart, avec leur épouse et leurs enfants. Vous direz aux diacres de votre pays que je rends hommage à leur générosité et que je prie le Seigneur pour la fécondité de leur ministère.

6. Le Pasteur d’un diocèse confie leur ministère à ceux qu’il a ordonnés et c’est grâce à eux qu’il répond le mieux possible aux appels multiples des fidèles et aux attentes de ceux qui n’ont pas reçu l’Évangile. Les charges sont lourdes. Elles ne peuvent être que portées ensemble. De plus en plus, on éprouve la nécessité d’une étroite solidarité des prêtres engagés totalement dans la mission et qui forment un même presbyterium au sein de l’Église diocésaine. Bien sûr, il ne s’agit pas d’effacer la diversité des talents ou des cultures chez les uns et les autres, ou les différences de sensibilité entre les générations, mais de favoriser leur accueil mutuel pour un vrai soutien fraternel. Les conseils presbytéraux constituent un moyen notable de collaboration dans le ministère. Ils sont un signe important de la cohésion entre les prêtres. Les fidèles ont, eux aussi, besoin de percevoir la communion du presbyterium pour s’engager dans leurs missions. Par ailleurs, outre cet organisme statutaire, de multiples rencontres entre prêtres, pour la prière commune, pour l’étude ou encore la détente amicale, les soutiennent. Je sais que vous avez le souci de susciter ou d’encourager ces initiatives nécessaires face à la surcharge du ministère ou à une fréquente solitude. Vous aidez ainsi à la vitalité du presbyterium.

D’autre part, les liens personnels de chaque prêtre avec l’évêque ont une grande importance pour la mission commune. Vous avez à veiller sur l’équilibre de vie de vos prêtres, sur leur santé et sur les conditions matérielles de leur existence, alors que souvent les moyens restent insuffisants et le concours des fidèles trop mesuré. J’apprécie les efforts considérables déployés dans les diocèses pour permettre aux prêtres de mener une vie aussi saine et heureuse que possible. Vous pouvez les assurer que j’y attache un grand prix et que je suis reconnaissant à tous ceux qui y contribuent.

Du point de vue spirituel, on doit aujourd’hui prendre la mesure des difficultés que rencontrent les prêtres, les aînés comme les plus jeunes. Les conditions ardues de leur ministère exigent qu’ils soient solidement enracinés dans une relation personnelle avec Celui qu’ils ont accepté de suivre en «laissant leurs filets». La route qu’ils ont prise révèle peu à peu des aridités ou des obstacles imprévus, et l’on ne peut avancer d’un pas ferme que si, au jour le jour, est entendue la Parole de Jésus qui rend fort dans le vent et la tempête. Pour tenir face aux vents contraires, il faut l’appui d’une spiritualité vivante et robuste. Dans votre pays en particulier, à diverses époques, on a su constituer une spiritualité adaptée au prêtre diocésain. N’est–ce pas une tâche à reprendre actuellement, dans un monde qui a changé? Les manières de vivre et les mentalités des contemporains, les rapports à la foi et à l’Église évoluent. Il faudrait donc que ceux qui ont engagé leur vie pour servir le Christ puissent ensemble discerner les voies d’une spiritualité du prêtre diocésain, dans une écoute sans cesse renouvelée de la Parole vivante qui nous est transmise par l’Église et dans une vie eucharistique intense.

Dans la vie et le témoignage des prêtres, il est un élément que je me dois de souligner particulièrement. Il s’agit du don radical que représente le célibat sacerdotal. Les débats qui ont lieu masquent trop souvent le sens de cet engagement et provoquent l’incompréhension à l’égard de ceux qui le vivent généreusement. Ne pourrait–on pas mieux faire entendre à nos contemporains qu’il s’agit d’un don de soi libre, d’une maîtrise de soi consentie non seulement pour une plus grande disponibilité, mais avant tout comme une adhésion totale à Celui auquel on a livré sa vie, Lui qui s’est livré pour tous les hommes? Un tel renoncement, vécu dans une humble fidélité, est une forme délibérément choisie de l’accomplissement de sa vie qui n’amoindrit pas la personnalité. Dans une communion d’amour intense avec Dieu et une ouverture vraie à l’autre, le célibat pour le Royaume permet l’épanouissement réel de la personne et constitue un témoignage authentique de générosité; nous le découvrons chaque jour chez les prêtres autour de nous, car ils montrent avec simplicité que les hommes peuvent assumer leur affectivité et l’offrir à Dieu.

Au sujet de ce qui fait la vie des prêtres, j’aborderai encore un autre aspect. Je dirai que les messagers de l’Évangile doivent être eux–mêmes évangélisés. Ils comprennent la nécessité de se laisser saisir par le Christ, dans l’ardeur de l’Esprit. Ils éprouvent le besoin d’accueillir dans leur coeur et dans leur intelligence d’hommes d’aujourd’hui la Révélation que Dieu fait de lui–même dans le Christ, afin d’en être les témoins véritables. On ne peut donc dissocier la recherche spirituelle de l’effort d’intelligence de la foi, car nos contemporains attendent de nous d’être orientés vers la lumière: nous devons répondre à leurs questions, saisir aussi les motifs de leur recherche et de leur désarroi. Pour répondre en vérité à tant de quêtes du sens de la vie et de l’histoire, nous ne pouvons relâcher les efforts de formation et de réflexion théologique dans tous les domaines. Par amour pour ce monde fragile et souvent désabusé, où l’indifférence cache bien des interrogations, il nous faut comprendre et exprimer avec justesse ce qu’est l’homme dans le plan de Dieu, ouvrir de manière crédible nos frères et soeurs à l’espérance de la Rédemption. Gardez le souci non seulement de charger des hommes de la recherche théologique, mais aussi d’y associer l’ensemble du presbyterium.

7. Avec les prêtres dont nous venons d’évoquer les fonctions et la vie personnelle, il importe maintenant de préparer avec ferveur l’avenir. Pour la pastorale des vocations, vous avez pris maintes initiatives; je vous encourage à continuer sans relâche à faire entendre parmi les chrétiens l’appel au service sacerdotal, irremplaçable dans l’Église. Et cet encouragement, je voudrais qu’il s’adresse à l’ensemble des fidèles. La possibilité même d’une réponse à l’appel de Dieu de la part des jeunes résulte de la conviction des communautés entières. C’est de leur faim spirituelle, de leur sens de la communion ecclésiale, de leur accueil des dons sacramentels et de leurs engagements dans la mission que dépend finalement la crédibilité de tout appel. Des jeunes entendront l’appel, s’ils perçoivent une attente réelle de la part des laïcs, et, il faut le dire, une disponibilité de tous à collaborer avec leurs prêtres dans la confiance et dans le respect de leurs personnes, de leurs engagements et de leurs missions spécifiques. Une meilleure compréhension de la structure du peuple de Dieu, telle que l’a si admirablement décrite le Concile, devrait aussi amener ses membres à porter et à transmettre l’appel au service sacerdotal.

Vous recevez des jeunes qui veulent répondre généreusement au Christ. Donnez tous vos soins au discernement et à la formation des candidats au sacerdoce. Les conditions diverses de leur éducation et parfois le milieu assez éloigné de la vie ecclésiale dans lequel ils ont grandi invitent à soutenir attentivement ces jeunes; pour se préparer à entrer dans les cycles de formation, il est souvent bon qu’ils bénéficient du temps préalable de réflexion que leur offrent les «propédeutiques» pour progresser dans leur connaissance du message chrétien, de vous encourage à poursuivre le développement de ces «propédeutiques»; vous permettrez ainsi à des jeunes de vivre une expérience spirituelle et une insertion dans l’activité pastorale diocésaine qui les ouvrent aux richesses de l’amour du Christ et de son Église.

Sur la formation en vue du sacerdoce, vous savez que je me prépare à publier les conclusions de la réflexion menée dans le cadre du Synode des Évêques. J’insisterai ici simplement sur la qualité de la formation: il faut à la fois tenir compte des aspirations des jeunes qui viennent vers vous et des nécessités pastorales concrètes, sans brûler les étapes vers une pratique pastorale qui ne s’appuierait pas sur une préparation suffisante à la vie de prière et à la culture théologique. Il faut s’interroger sur l’équilibre, dans les programmes de formation des séminaires, entre les domaines complémentaires: les jeunes doivent apprendre à accueillir la richesse du patrimoine chrétien, par les études bibliques, patristiques et historiques, par la philosophie, par la théologie dogmatique et morale, par l’intelligence du sens de la liturgie, par une connaissance articulée de la doctrine sociale, tout en demeurant ouverts aux requêtes de la pensée contemporaine qu’on ne pourrait évangéliser sans aimer ce qu’elle contient de vrai et de fécond. Ces programmes sont ambitieux, mais il est nécessaire d’y conduire les futurs prêtres pour qu’ils abordent leur ministère avec sûreté doctrinale en même temps qu’avec une première expérience de l’activité pastorale. Malgré le petit nombre de prêtres disponibles, continuez, comme vous le faites déjà, à permettre à ceux qui en ont les aptitudes de suivre les études nécessaires pour devenir de bons formateurs.

8. Chers frères, j’ai bien perçu l’acuité de vos préoccupations pour l’Église dans vos diocèses et dans votre pays, votre désir de demeurer solidaires de l’Église universelle. Ils sont à l’honneur de votre conscience de pasteurs. Je voudrais que votre visite au successeur de Pierre soit pour vous une raison de plus de reprendre votre labeur de successeurs des Apôtres avec la force de la foi et de l’espérance, avec la ferveur de l’amour pour tout le peuple. En présentant ici la vie de vos diocèses, vous m’avez fait sentir votre attachement aux hommes et aux femmes de votre terre. À mon tour, je vous demande d’apporter à tous ceux qui composent vos communautés diocésaines mon salut très cordial et mon appel instant à faire vivre une Église rayonnante, à constituer ensemble le Corps du Christ, accueillant à tous ceux qui cherchent la Vérité de la vie.

A vous–mêmes, aux prêtres, aux religieux et aux religieuses, aux laïcs de vos diocèses, je donne de grand coeur ma Bénédiction Apostolique et je demande à Marie et aux saints de votre terre de vous aider à avancer sur votre route.


[1] Mt 28,20.
[2] 1Co 4,1.
[3] Cf. Sacrosanctum concilium, n. SC 7.
[4] Jn 10,14.
[5] Cf. Mt 20,28; Lettre apostolique Ad pascendum, 15 août 1972, préambule.





AUX ÉVÊQUES DE LA RÉGION APOSTOLIQUE DU NORD DE LA FRANCE EN VISITE «AD LIMINA APOSTOLORUM»

Samedi, 18 janvier 1988


Chers Frères dans l’Épiscopat,

1. Pasteurs des treize diocèses de la région apostolique du Nord de la France, votre visite ad limina vous conduit à nouveau sur le chemin de Pierre et de Paul, pour puiser aux sources vives de votre mission, en communion avec l’Évêque de Rome.

Je suis heureux de vous souhaiter la bienvenue, avec cet affectus collegialis dont j’ai souvent dit que la visite ad limina manifestait concrètement la réalité. Je remercie Monseigneur Lucien Bardonne, votre Président, des paroles qu’il vient de m’adresser. J’entends bien les soucis qu’il a exprimés et les questions qu’il a posées. Ces éléments sont importants, ils traduisent avec lucidité les difficultés quotidiennes de la mission ecclésiale, et aussi l’espérance qui vous anime, ainsi que tous vos collaborateurs. Je retiens vos interrogations, même si je ne puis répondre aujourd’hui sur tous les points; je m’efforcerai d’y revenir au cours de mes rencontres successives avec vos confrères de France.

2. Dans le rapport régional, vous insistez sur les «mutations permanentes» qui marquent vos régions. «Choses nouvelles», pour reprendre l’expression de Léon XIII, elles vous inquiètent souvent, mais elles comportent aussi des côtés positifs et dynamiques. Votre Commission sociale vient d’en présenter un ample exposé et de proposer des pistes de réflexion. Je voudrais m’arrêter un instant à trois aspects des situations humaines nouvelles, créées par des changements sociaux – et économiques – dont l’accélération accroît le poids dans la société en général et l’impact sur la vie ecclésiale. Il faut en prendre acte sans nostalgies vaines, mais, parce que ces situations nouvelles sont maintenant le terreau de l’évangélisation, elles invitent à poursuivre résolument l’annonce de la Bonne Nouvelle à vos compatriotes là où ils vivent.

Dans votre pays, le monde rural évolue profondément. En moins d’une génération, les conditions de production sont toutes différentes, le nombre d’emplois diminue, le peuplement de zones entières se réduit et même le paysage s’altère. Des activités nouvelles sont créées, mais elles ne peuvent suffire à donner du travail à ceux que la terre ne fait plus vivre, spécialement aux jeunes. Par ailleurs, l’arrivée de citadins à la recherche d’un habitat plus sain et plus abordable, ou bien d’un cadre convenant à leurs loisirs, recompose la société rurale sans la rendre toujours homogène.

Je n’ai pas à poursuivre l’analyse, vous la faites avec attention dans vos rapports. Mais je crois utile, par votre intermédiaire, d’encourager les chrétiens à prendre la mesure des problèmes humains que posent ces mutations. L’enseignement social de l’Église a maintes fois souligné que l’attention aux besoins des hommes fait partie des exigences évangéliques[1]. Parlant de celui qui se soumet à la loi de charité, le Cardinal de Lubac a justement écrit: «Il lui est impossible de ne pas chercher à établir entre les hommes des rapports plus conformes à la réalité chrétienne»[2]. Il n’est pas hors de propos, pour les chrétiens et leurs pasteurs, fidèles au sens de la solidarité qui a toujours été une qualité des ruraux, de demander que l’on n’en reste pas aux dimensions économiques et financières des problèmes, de montrer les tâches à assumer pour que le tissu social reste vivant. D’un point de vue humain et fraternel, on doit prendre en considération les souffrances de ceux qui se trouvent comme dépossédés, la condition particulière des personnes âgées, des femmes, des jeunes. C’est aussi un devoir de respecter la nature et de préserver la vitalité d’espaces qui risquent une véritable désertification.

3. En même temps que le monde rural s’affaiblit, les ensembles urbains s’agrandissent. Cette évolution traduit de réels dynamismes, une créativité économique et culturelle. Cependant, il faut constater qu’une partie importante des habitants des villes n’y trouvent pas des conditions de vie épanouissantes; ils sont même fragilisés et ils ont du mal à retrouver l’appui d’un réseau de relations personnelles. Les écarts de revenu, les grandes différences dans l’habitat, les chances très inégales de trouver du travail, tout cela entraîne des discriminations ou des exclusions. D’autre part, les rythmes de vie sont tendus et laissent moins de place à la vie de famille et aux relations humaines. Un sentiment d’incertitude et l’absence de repères moraux entraînent beaucoup de replis individualistes. La corruption fausse certaines activités économiques. Devant la précarité de leur situation, trop de jeunes cherchent des compensations dans diverses formes de violence ou cèdent à l’attrait de la drogue. On voit se multiplier les tentations de se réfugier dans l’irrationnel ou dans les regroupements de type sectaire.

Certes, le caractère sommaire de ce bilan le rend trop sévère. Il laisse dans l’ombre bien des réussites individuelles et beaucoup d’initiatives, de la part des pouvoirs publics comme des associations privées, pour faire face aux carences de la vie urbaine. Mais, là encore, l’Église ne peut pas ignorer ce qui provoque le plus de souffrances ou ce qui dégrade la personne humaine. Je sais que les communautés chrétiennes, même pauvres, s’efforcent de vivre une solidarité active et chaleureuse avec leurs frères et soeurs les plus démunis, en pratiquant avec eux un partage généreux tant du point de vue matériel que culturel et spirituel. Elles contribuent ainsi de manière appréciable à humaniser ces milieux de vie. En évoquant devant vous les actions qui traduisent concrètement l’amour du prochain, je vous encourage à promouvoir encore ces formes authentiques de témoignage du respect de tout homme dans l’amour qui est la loi évangélique.

4. Vous avez souvent fait état d’un élément actuellement important dans la société de votre pays, comme ailleurs en Europe, et qui provoque bien des débats et des tensions. Je pense à la présence de nombreuses personnes d’origine étrangère parmi vous. Les uns ont été appelés pour travailler, d’autres sont venus attirés par une prospérité qu’ils croyaient accessible, d’autres encore, ne pouvant plus vivre en sécurité dans leur pays, cherchent refuge dans une nation qui a une tradition d’hospitalité. Depuis quelques années, notamment en raison des difficultés économiques qui retentissent sur l’emploi, on constate ce qu’il faut bien appeler des réactions de rejet, visant surtout les immigrés ou les réfugiés placés dans des situations précaires. Vous avez justement attiré l’attention à maintes reprises sur ce qu’il y a de choquant dans des attitudes discriminatoires. En effet, on ne peut accepter la méconnaissance des droits humains de certains, le maintien des séparations familiales, la rupture de la solidarité élémentaire avec l’étranger à qui l’on fermerait ainsi la voie de l’espérance.

Certaines craintes se concentrent sur la proportion considérable de fidèles de l’Islam parmi les immigrés en France. Les événements de l’an dernier ont montré, me dites–vous, que des chrétiens peuvent rencontrer leurs frères musulmans dans une même recherche de la paix qui a sa source dans le Dieu unique. Il faut rappeler la position du Concile Vatican II: le respect pour les croyances non chrétiennes et ce qu’elles comportent de positif, la possibilité de défendre avec leurs fidèles des valeurs essentielles, le désir de les rencontrer en vérité. Aussi convient–il de continuer à encourager le dialogue interreligieux avec les Musulmans, en toute clarté. Il s’agit de mieux connaître leurs valeurs spirituelles et morales, et, en même temps, de leur permettre d’avoir une compréhension juste de la foi et de la vie de l’Église qu’ils côtoient. À cet égard, il est utile que des prêtres et des laïcs soient bien préparés à mener ces dialogues ou à conseiller les communautés les plus impliquées; les éducateurs sont particulièrement concernés dans les lieux où les jeunes de diverses appartenances religieuses doivent apprendre à vivre ensemble amicalement, tout en restant fidèles à leur foi et à ses exigences propres. Les orientations récemment publiées par le Saint–Siège sur le dialogue interreligieux et l’annonce de l’Évangile aideront à situer avec justesse les relations entre croyants.

5. Chers Frères, les «choses nouvelles» de la société de votre pays que je viens d’évoquer s’accompagnent de ce qui fait votre préoccupation majeure, la réduction du nombre de fidèles actifs dans l’Église, la progression de l’indifférence religieuse ou de l’incroyance, et aussi l’attrait grandissant de certains syncrétismes. Vous en constatez la réalité chaque jour en même temps que la diminution de la pratique religieuse; cela touche les différentes générations, les jeunes en particulier; cela affecte la vie des familles et la vie publique. C’est pourquoi toute l’Église catholique, chez vous comme ailleurs, est invitée à s’engager dans ce que j’ai appelé la «nouvelle évangélisation», ce qui n’implique évidemment pas que l’on méconnaisse l’apostolat courageux et souvent fructueux mené jusqu’ici.

Il s’agit de prendre un nouvel élan sur la route apostolique. Il s’agit de rayonner toute l’ardeur de la foi en Jésus Christ, que nous avons reçue comme un don, et d’annoncer à nos frères et soeurs des villes et des campagnes l’amour de Dieu qui nous offre le salut en son Fils. Nous les appelons à former ensemble la communauté des fils adoptifs du Père infiniment miséricordieux. Nous agissons ainsi parce que nous aimons nos frères de ce temps, parce que nous connaissons leurs aspirations sincères, et parce que nous savons que Dieu appelle tous les hommes à entrer dans l’Alliance avec lui.

Chaque baptisé reçoit la mission d’être témoin, il faut le rappeler sans cesse. Mais il est clair également que le message ne peut être complètement porté et rendu crédible que par le Corps ecclésial dans sa cohésion. Aussi est–il plus nécessaire que jamais d’animer des communautés à taille humaine: dans les zones rurales, malgré les regroupements nécessaires, il est souhaitable que les communautés locales ne se dissolvent pas; dans les villes, on encouragera la vitalité de communautés aussi bien insérées que possible dans les quartiers, et qui soient des foyers chaleureux. Les paroisses demeurent les lieux où des fidèles de sensibilités différentes communient dans la même liturgie, où les mouvements spécialisés se rencontrent, où les activités de catéchèse, de formation, de préparation aux sacrements, d’apostolat ou d’entraide se coordonnent sans cloisonnements. Que tous les fidèles sachent constituer, dans la joie de leur communion, le reflet unifié du visage du Christ, afin d’être ensemble un signe authentique de sa présence! Et je n’oublie pas les grands rassemblements ecclésiaux, assez nombreux récemment dans vos diocèses, utiles pour la convivialité de l’ensemble des fidèles, la connaissance mutuelle de leurs initiatives et de leurs expériences, et la manifestation concrète de leur unité.

Il est une autre exigence pour cette évangélisation sans cesse renouvelée, celle de la clarté de la parole qui l’exprime. Nos contemporains ont besoin d’entendre l’annonce dans des termes qu’ils puissent saisir. L’un d’entre vous parle, à juste titre, de trouver un «langage catéchuménal» pour que les rencontres soient des dialogues réels au sujet de la foi explicitement proposée. Encouragez des recherches à la fois théologiques et spirituelles, culturelles et pédagogiques pour permettre aux membres de l’Église de répondre aux interrogations de nos frères et soeurs d’aujourd’hui, de leur faire découvrir la Vérité tout entière et de les inviter à conduire leur vie personnelle et sociale selon la lumière du Christ.

6. Au terme de cet entretien, je voudrais vous apporter mon soutien fraternel dans votre tâche pastorale. J’en connais les difficultés, je viens d’en évoquer certaines qui sont considérables. Mais je sais aussi que, dans vos diocèses, les ouvriers de l’Évangile travaillent avec enthousiasme et générosité; ils savent que «l’espérance ne déçoit point»[3]. Aux prêtres, aux diacres, aux religieux et aux religieuses, aux laïcs chargés de missions spécifiques, à tous les fidèles de vos diocèses, portez le salut cordial du successeur de Pierre et dites–leur mes encouragements pour leurs tâches et leur témoignage. Qu’ils fassent confiance à l’Esprit du Seigneur, Esprit d’amour et de vérité. Marchant avec le Christ, qu’ils puissent dire comme les disciples d’Emmaüs: «Notre coeur n’était–il pas tout brûlant...?». Je vous recommande à l’intercession de la Mère du Seigneur et des saints de vos diocèses et j’invoque sur vous tous la Bénédiction de Dieu.


[1] Cf. Paul VI, encyclique Populorum Progressio, n. PP 1.
[2] Catholicisme, ch. XII.
[3] Rm 5,5.



Discours 1992 - Samedi, 11 Janvier 1992