Discours 1992 - Samedi, 18 janvier 1988


AU TRIBUNAL DE LA ROTE ROMAINE POUR L'INAUGURATION DE L'ANNÉE JUDICIAIRE

Jeudi, 23 janvier 1992



1. Cette rencontre annuelle avec vous, chers membres du tribunal de la Rote, est toujours pour moi un motif de contentement et de joie, car elle m'offre l'occasion d'exprimer à une institution si importante de l'Eglise ma considération et ma reconnaissance, jointes à mes voeux cordiaux, au début de cette nouvelle année judiciaire.

Je remercie tout d'abord Mgr le doyen pour les paroles qu'il m'a adressées et je suis heureux de confirmer ses paroles de conclusion, car son élévation à l'épiscopat a vraiment voulu être, outre un acte d'estime et de gratitude à son égard, une attestation du prix attaché à ce séculaire et glorieux tribunal de la Rote romaine.

2. Le rapide aperçu que vient de donner Mgr le doyen lui-même des bouleversements subits et presque inattendus qui se sont produits ces dernières années dans le monde entier, et en particulier dans cette Europe où nous vivons, ne peut pas ne pas nous conduire à réfléchir un moment sur quelques-uns des aspects qui intéressent directement l'activité et la tâche spécifique du tribunal apostolique de la Rote romaine, dans une vision globale de la vie de l'Eglise aujourd'hui.

Sans aucun doute, la sollicitude qui est le propre du ministère universel du successeur de Pierre s'étend à tous les problèmes ecclésiaux qui relèvent de telles circonstances: c'est, par exemple, la raison qui m'a poussé à convoquer, au mois de novembre dernier, l'Assemblée spéciale du Synode des évêques, avec la tâche d'envisager les problèmes posés à l'Eglise par les changements survenus sur le continent européen. Il n'en a pas été autrement lors des rencontres plus ou moins récentes avec les évêques de telle ou telle région. Toujours, mon regard et celui de mes frères dans l'épiscopat ont voulu être un examen ponctuel et approfondi des situations actuelles, aussi et surtout dans une perspective d'avenir, à la recherche des remèdes pastoraux qui, fondés sur la certitude de la puissance de guérison et de vie de la Rédemption opérée par le Christ Seigneur, pourraient offrir une réponse adéquate et efficace aux besoins spirituels pressants.

Aider l'homme à s'adapter à loi divine

3. Dans une telle recherche, comme il en est dans la tradition ininterrompue de l'Eglise et dans l'oeuvre incessante de ce Siège apostolique, il y a toujours une confrontation entre, d'une part, les exigences suprêmes de la loi de Dieu, qu'on ne peut négliger et qui est immuable, confirmée et perfectionnée par la Révélation chrétienne et, d'autre part, les conditions changeantes de l'humanité, avec ses nécessités particulières et ses faiblesses les plus aiguës.

Il ne s'agit évidemment pas d'adapter la norme divine ni tout bonnement de la plier au caprice de l'homme, ce qui signifierait la négation même de cette norme en même temps que la dégradation de l'homme: il s'agit plutôt de comprendre l'homme d'aujourd'hui, de le mettre d'une façon juste face aux exigences de la loi divine auxquelles il ne peut être dérogé, de lui indiquer la manière la plus conforme de s'adapter. C'est ce que l'Église fait par exemple aujourd'hui, avec la participation de la communauté tout entière — évêques, prêtres, laïcs, instituts culturels, théologiques — au moyen du nouveau catéchisme catholique, dont le propos est de présenter le visage du Christ à l'intelligence, au coeur, aux attentes et aux angoisses de l'humanité sur le point de franchir le seuil de l'an 2000, dans l'anxiété.

Dans cet effort difficile et fascinant d'adaptation, la réglementation canonique a sa part, bien plus, par sa nature même, elle exprime visiblement l'âme intérieure de cette société, parfois extérieure mais toujours mystiquement surnaturelle, qu'est l'Eglise. C'est ainsi que, dans le domaine du droit, partant de la réalité d'aujourd'hui et dans une perspective d'espérance sur l'avenir, on a procédé à une révision du Code de droit canonique, que j'ai moi-même eu la joie de promulguer. Ce texte, cependant, cesserait d'être l'instrument qu'il doit être au service de la tâche salvifique de l'Église si ceux auxquels il est destiné ne veillaient avec diligence à l'appliquer. «Canonicae leges - affirmais-je dans la Constitution pour la promulgation du Code - suapte natura observantiam exigunt», per cui «optandum sane est, ut nova canonica legislatio efficax instrume ntum evadat, cuius ope Ecclesia valeat se ipsam perficere secundum Concilii Vaticani II spiritum, ac magis magisque parem se praebat salutifero suo muneri in hoc mundo exsequendo».

4. L'application de la loi canonique comporte cependant, et même présuppose, une interprétation correcte: c'est là que se greffe et là que se situe la fonction principale du dicastère de la Rote.

Il est connu de tous que l'interprétation judiciaire - selon le c. 16, § 3 - n'a pas valeur de loi et oblige exclusivement les personnes, ou ne concerne que les choses pour lesquelles la sentence a été prononcée; mais ce n'est pas pour cela que le travail du juge est moins remarquable et moins essentiel. Si l'activité de juger consiste à introduire la loi dans la réalité, et donc à mettre concrètement en oeuvre la volonté de la norme abstraite - dans les limites toutefois du cas porté en jugement -, l'on ne peut nier la tâche délicate de la fonction d'intermédiaire que le juge est appelé à remplir entre la codification et les sujets qui lui sont soumis. La majesté abstraite de la loi - y compris canonique — resterait une valeur loin de la réalité concrète dans laquelle vit et agit l'homme en général et le fidèle en particulier, si la norme n'était pas rapportée à l'homme pour lequel elle a été établie.

Déjà de ce point de vue plus général, l'on comprend bien l'oeuvre capitale qui est la vôtre, Messieurs les juges de la Rote. Mais il est une chose plus particulière et spécifique qui vous concerne, du fait que vous êtes membres d'un tribunal apostolique et, comme tels, appelés à jouer un rôle particulier dans ce rapport de l'Eglise au monde d'aujourd'hui que je viens d'évoquer.

Le tribunal de la Rote veille à l'unité de la jurisprudence

C'est encore et surtout dans le domaine de l'interprétation de la loi canonique, particulièrement là où se présentent ou semblent exister des lacunae legis, que le nouveau Code - explicitant dans le c. 19 ce qui pouvait être déduit aussi du c. 20, son homologue dans le précédent texte législatif - pose avec clarté le principe selon lequel, parmi les autres sources supplétoires, se trouvent la jurisprudence et la pratique de la Curie romaine. Si l'on applique la signification de cette expression aux causes de nullité de mariage, il apparaît évident que, sur le plan du droit fondamental, on doit entendre par jurisprudence, en ce cas, exclusivement celle qui émane du tribunal de la Rote romaine. C'est donc dans ce cadre qu'il faut entendre également la Constitution Pastor bonus, là où elle attribue à la compétence de la Rote romaine la fonction suivante: «unitati iurisprudentiae consulit et, per proprias sententias, tribunalibus inferioribus auxilio est» (art. 126).

5. Deux exigences s'imposent alors à votre fonction spécifique: celle de sauvegarder l'immutabilité de la loi divine et la stabilité de la norme canonique et, en même temps celle de protéger et défendre la dignité de l'homme.

On a fait remarquer que c'est une attention soutenue pour écouter et défendre les exigences de l'homme d'aujourd'hui qui a guidé le législateur canonique dans la révision du Code: celui-ci a modifié les institutions qui ne s'adaptaient plus à la culture d'aujourd'hui et en a introduit d'autres garantissant les droits imprescriptibles et auxquels on ne peut renoncer. Il suffit de penser à toute la nouvelle législation canonique sur les personnes dans l'Eglise et en particulier sur les laïcs (christifideles), aus s i bien qu'à la réforme du droit procédural, organisé en un ensemble de normes plus légères et plus claires, et surtout plus attentives à la considération due à la dignité de l'homme.

Du reste, la jurisprudence de ce tribunal, tout en statuant à l'intérieur des limites infranchissables de la loi divino-naturelle, a su prévenir et anticiper des décisions canoniques, par exemple en matière de droit matrimonial, qui ont été définitivement consacrées dans le Code actuel. Cela n'aurait pas été possible si la recherche, l'attention, la sensibilité portées à la réalité de l'«homme» n'avaient pas guidé et éclairé le travail jurisprudentiel de la Rote, avec l'aide bien entendu, et l'influence réciproque, de la science canonique et des disciplines humaines fondées sur une anthropologie philosophique et théologique correcte. De cette façon, c'est aussi grâce à votre travail spécifique que l'Eglise montre au monde son visage de ministre de la Rédemption en même temps que celui de maîtresse en humanité.

En invoquant maintenant la lumière et la force de Dieu pour chacun, en un travail si difficile, à vous tous - juges, officiers et avocats - je donne ma bénédiction apostolique, comme gage de son assistance toute puissante et omnisciente.


AUX ÉVÊQUES DE L'EST DE LA FRANCE EN VISITE «AD LIMINA APOSTOLORUM»

Samedi, 25 janvier 1988



Chers Frères dans l’Épiscopat,

1. Soyez les bienvenus dans la maison de l’Évêque de Rome, vous qui avez la charge pastorale des diocèses de l’Est de la France.

Je remercie Monseigneur Eugène Lecrosnier, votre Président, pour la présentation qu’il vient de faire de votre région et des préoccupations que vous avez en commun. Comme vous l’avez dit, votre visite ad limina Apostolorum a pour premier objectif, en venant près des tombeaux de Pierre et de Paul, de raviver la grâce de votre ministère épiscopal. Et c’est une joie pour celui qui a reçu la charge de Pierre de vous confirmer dans votre mission apostolique.

Votre région, au coeur de l’Europe, dispose d’un patrimoine chrétien prestigieux, de ressources humaines, culturelles et éducatives remarquables. J’ai pu m’en rendre compte au cours de ma visite de 1988 dont je garde un vif et heureux souvenir. Vous soulignez que, dans certains de vos diocèses, la situation se modifie sensiblement sur le plan économique, et souvent elle se dégrade, provoquant notamment un chômage important; et la condition sociale d’une partie des travailleurs et de leurs familles devient précaire. Sachez que, avec vous, je porte ces soucis devant le Seigneur et que j’encourage les efforts des fidèles laïcs pour faire face avec détermination à ces graves et douloureux problèmes.

Dans le domaine pastoral, vous avez évoqué avec franchise l’ensemble des difficultés liées à ce qu’on peut appeler d’un mot la sécularisation. Cependant, si certains sont tentés par le découragement, la vitalité de vos communautés est réelle, même si elles sont peu nombreuses. Les signes d’espérance existent. Vos efforts pastoraux ne sont pas vains. Poursuivez–les sans relâche avec vos collaborateurs dans le sacerdoce, avec les diacres, avec les religieux et les religieuses, avec les laïcs responsables et tous les fidèles. Dites leur ma sympathie et ma confiance.

2. Vous le savez, je pense aborder différentes questions avec les groupes d’Évêques de France dont les visites se succèdent. Je voudrais parler aujourd’hui de la présence de l’Église et la vie des catholiques dans la cité. Du point de vue des relations institutionnelles avec l’État, par suite des circonstances historiques, deux de vos diocèses sont en régime concordataire, les autres sous celui de la séparation. Dans l’un et l’autre cas, législation et jurisprudence peuvent assurer à l’Église des conditions qui lui permettent, dans l’ensemble, de remplir librement sa mission spécifique.

Dans le cadre d’un État de droit, où diverses familles spirituelles ont leur place, que signifie la présence des membres de l’Église? Il convient de dissiper des malentendus qui apparaissent parfois dans l’opinion, lorsque l’on entend parler de revendications ou même de pressions de la part de l’Église. Dans votre société, en effet, une large majorité affirme son appartenance au catholicisme; même avec des degrés différents d’adhésion et de pratique, c’est là un fait qui correspond bien à l’héritage d’un peuple qui a reçu le baptême il y a quinze siècles et dont l’esprit et la culture ont été profondément marqués par le message évangélique. Les fidèles laïcs répondent à leur vocation quand ils prennent une part active aux tâches jamais achevées de l’humanisation de la société, en demeurant fidèles à ce qu’ils ont de plus précieux: les valeurs spirituelles et humaines qu’ils ne pourraient dissocier sans dommage.

C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la liberté religieuse: non pas seulement la liberté d’un «jardin secret», non pas seulement la liberté du culte et celle de donner une éducation inspirée par les valeurs chrétiennes, mais aussi la liberté civile et sociale qui assure aux institutions religieuses les moyens concrets d’exercer leur mission. Il y a, certes, distinction entre les domaines civil et religieux, mais non pas séparation: cela concerne les mêmes personnes. Le respect que nous portons aux convictions d’autrui suppose que les nôtres soient également respectées. La pluralité des conceptions de la vie ne peut supposer la marginalisation ou la dépréciation de celles d’une grande partie des citoyens de la nation.

À cet égard, j’apprécie les efforts d’analyse que font les Évêques, souvent par leurs Commissions spécialisées, et les fidèles dans les Mouvements catholiques ou personnellement; cela vous permet, face aux problèmes de société, d’en appeler clairement à la conscience de vos compatriotes. Et, lorsque c’est possible, de telles prises de position pourront faire l’objet d’une réflexion utile avec des croyants appartenant à des traditions différentes; cette démarche constitue d’ailleurs un élément significatif du dialogue interreligieux.

3. Au fond, ce qui inspire le fidèle de l’Église dans sa participation à la vie de la cité, c’est sa conception de l’homme, conscient de ses responsabilités dans la communauté, et solidaire de la famille humaine entière. Le chrétien trouve dans sa foi un éclairage sur le sens de la vie et des points de repère pour son action. La foi fonde sa liberté par rapport aux divers pouvoirs qui s’exercent, comme le pouvoir de l’argent ou l’attrait des plaisirs et des biens de consommation. Inspiré par la loi évangélique qui l’appelle à l’amour de Dieu et du prochain, il se doit de distinguer, mais ne peut cloisonner les divers aspects de son existence. Les requêtes morales ne peuvent être écartées a priori quand il s’agit de la dignité de la personne, de celle du travail et des relations économiques, de l’éducation, de la santé, du soutien aux plus démunis. Au nom de ces valeurs, il existe un droit au discernement, voire à la critique, notamment devant nombre de prouesses de la science et de la technique.

Et faut–il ajouter que le disciple du Christ a bien conscience que sa conception exigeante de l’homme résulte d’une vocation, qu’elle constitue un idéal vers lequel tous doivent tendre, avec l’aide de Dieu, alors même que la faiblesse et les fautes de chacun entravent cette marche. Mais reconnaître l’imperfection avec humilité ne conduit pas à renoncer à rechercher la perfection. Reconnaître l’existence de maintes transgressions morales ne justifie aucunement l’amoralisme. En somme, nous ne désirons pas afficher une supériorité, nous désirons nous unir avec nos frères et soeurs de bonne volonté pour défendre la véritable grandeur de l’homme.

4. Ces considérations expliquent la résolution des fidèles à prendre une part active à tout ce qui compose et exprime la culture de la société dont ils font partie. On pense en particulier aux moyens de communication sociale que leur audience place au premier plan dans l’opinion publique, car ils sont à la fois le reflet du milieu et des agents d’influence. Leur crédibilité et leur action sur les mentalités font l’objet de débats constants, et il est salutaire qu’il en soit ainsi. On attend évidemment d’eux qu’ils cherchent constamment à être vrais, dignes, humains. Leur déontologie, surtout pour ceux qui sont présents dans presque tous les foyers, leur impose de respecter toutes les convictions et de ne pas ignorer certaines d’entre elles. Vous avez été amenés à réagir, à juste titre, soit devant le silence observé parfois sur des éléments significatifs dans la vie chrétienne, soit devant les déformations ou la dérision envers ce qui tient le plus au coeur des croyants. Certains déclarent ne pas vouloir subir la pression de l’Église, mais, dans le même temps, altèrent sa pensée. Au nom de la simple équité, on est en droit de demander aux médias de prendre en considération, avec objectivité, ce que l’on croit. Et vous avez d’autant plus à y veiller que, plus ou moins directement, on tend à présenter des comportements discutables comme admis ou normaux, notamment auprès des jeunes encore peu aptes à se forger une opinion libre de ces sortes de pressions. Je n’oublie évidemment pas le travail de qualité accompli par les médias chrétiens, presse écrite nationale ou régionale, radios diocésaines ou programmes audio–visuels; mais leur existence ne justifie pas que, dans une société pluraliste, des moyens de communication sociale d’audience générale ignorent des convictions chrétiennes essentielles ou même manifestent de l’hostilité à leur égard.

Parmi les préoccupations que vous m’avez confiées à propos de la société, je voudrais en évoquer une autre brièvement. La tendance paraît devenir de plus en plus forte de modifier les rythmes de vie soit pour des raisons économiques, soit pour faciliter les loisirs. De ce fait, la fonction traditionnelle du dimanche, jour du Seigneur, tend à s’estomper: banaliser les activités professionnelles ce jour–là ne revient–il pas à entraver la vie des familles dont de plus nombreux membres devraient travailler, et aussi à enlever à beaucoup de personnes un temps disponible précieux pour la vie liturgique, pour la reprise spirituelle, pour des rencontres libres et désintéressées ou pour la culture personnelle? Et, dans un domaine voisin, la continuité des jours d’étude pour les enfants, que beaucoup préconisent, rend très difficile, pour les familles et pour les communautés, la tâche de l’éducation religieuse. La loi a défini le droit à jouir d’un temps convenable réservé à la formation religieuse; les changements dans les emplois du temps ne doivent pas faire de ce droit un principe concrètement inapplicable, ne serait–ce qu’en réservant des moments de la semaine où les enfants ne sont pas réellement disponibles pour une activité pédagogique adaptée et sérieuse. J’approuve les efforts que vous menez pour conserver aux familles et à l’Église la possibilité effective de donner aux enfants une formation chrétienne, et aussi pour leur offrir une semaine scolaire plus équilibrée.

5. En considérant l’engagement des membres de l’Église dans la cité d’une manière plus générale, je soulignerai tout ce que vous faites pour développer l’esprit de solidarité et de service. Les préceptes mêmes de l’Évangile y invitent tous les disciples du Christ. Pratiquement, cela les entraîne à un sursaut de civisme, au sens le plus noble du terme. À l’individualisme ou au repli sur soi, fréquemment dénoncés, s’oppose l’exigence du bien commun; et cette notion perdrait toute portée réelle si elle n’était qu’un principe sans applications quotidiennes réfléchies. Les responsabilités publiques, électives ou administratives, de même que les responsabilités économiques, n’ont d’autre légitimité que ce bien de la communauté entière. Il faut y travailler avec toutes les ressources de l’intelligence et du coeur.

Les chrétiens, tout particulièrement, ne peuvent se résigner à voir pérennisés ou aggravés les maux dont souffrent trop de leurs frères. Encouragez–les sans cesse à déployer tous leurs talents pour vaincre la passivité face à la plaie du chômage, pour faire accéder le plus grand nombre au travail, ce qui compte pour la dignité de la personne et de sa famille. Il y a beaucoup à faire; dans un pays tout de même riche si on le compare à l’ensemble du monde, il faut mobiliser les énergies et créer les solidarités qui réduiront l’emprise de la pauvreté et l’extension de la précarité. On ne peut laisser des jeunes sans espérance, des adultes désemparés. Les personnes handicapées, les aînés, les malades ont le droit d’être entourés, soignés et assurés de conditions de vie convenables. L’étranger doit être accueilli et trouver asile quand il est déraciné.

Les contraintes économiques ne doivent pas entraver l’épanouissement des familles et leur désir de donner la vie, ni les priver des moyens d’élever leurs enfants. Beaucoup de créativité doit être engagée pour améliorer l’éducation des jeunes et leur assurer des formations adaptées.
Je ne fais qu’énumérer quelques–uns des devoirs qui s’imposent pour bâtir une société vraiment humaine. Je sais que beaucoup de chrétiens oeuvrent avec désintéressement dans ces domaines et qu’ils prennent utilement des responsabilités bénévoles. Qu’ils entraînent leurs compatriotes dans une convivialité ouverte! La doctrine sociale de l’Église les invite à servir leurs frères et soeurs par amour pour le Christ et pour l’homme.

6. Chers Frères, en évoquant ces aspects de votre présence dans la société de votre pays, je voulais avant tout vous encourager dans l’exercice de vos responsabilités de guides de la communauté des croyants et de veilleurs dans la communauté humaine. Pour être dignes de foi, que les disciples du Christ méditent, dans la prière, la Parole reçue de Lui et qu’ils laissent l’Esprit du Seigneur orienter en vérité leur pensée, leur action et toute leur vie!

Avec vous, je prie le Seigneur pour les diocèses qui vous sont confiés et je demande l’intercession des saints de votre terre. De grand coeur, je vous donne, ainsi qu’à tous ceux qui forment vos communautés, ma Bénédiction Apostolique.



Février 1992



AUX ÉVÊQUES DE LA CONFÉRENCE ÉPISCOPALE DE LA RÉGION APOSTOLIQUE DU SUD-OUEST DE LA FRANCE EN VISITE «AD LIMINA APOSTOLORUM»

Vendredi, 7 février 1992


Chers Frères dans l’Épiscopat,

1. C’est avec grande joie que je vous reçois ce matin au coeur de la Ville que vous retrouvez tous les cinq ans pour y faire pèlerinage auprès du tombeau des Apôtres Pierre et Paul. Vous manifestez ainsi votre communion avec le Successeur de Pierre et vous venez rencontrer les services de la Curie qui veillent sur la vie et la croissance de l’Église universelle. Je vous souhaite très cordialement la bienvenue et je remercie en particulier votre président, Monseigneur Pierre Eyt, pour les paroles qu’il vient de prononcer, en nous présentant de manière précise et nuancée la région apostolique du Sud-Ouest où vous accomplissez votre mission de successeurs des Apôtres. Il en a déployé les caractéristiques principales: faisant face aux difficultés de notre époque, vous rencontrez beaucoup d’hommes et de femmes meurtris par la vie; mais vous témoignez de l’espérance indéfectible de ceux que le Christ appelle à le servir dans ses frères.

Successeurs des Apôtres! Tel est bien le nom que vous portez, le don que vous avez reçu, la grâce qui fait vivre l’Église. Vous avez été envoyés, dit le décret «Christus Dominus», pour «assurer, en union avec le Souverain Pontife et sous son autorité, la pérennité de l’oeuvre du Christ»[1]. Plus loin, le même décret replace dans toute sa lumière la beauté et la grandeur de votre mission lorsqu’il déclare que le diocèse, «lié à son pasteur et, par lui, rassemblé dans le Saint-Esprit grâce à l’Évangile et à l’Eucharistie, constitue une Église particulière en laquelle est vraiment présente et agissante l’Église du Christ, une, sainte, catholique et apostolique»[2].

2. Votre place au milieu du peuple confié à vos soins, votre place de père du diocèse m’incite à évoquer avec vous, pendant cette rencontre, quelques questions qui se posent actuellement à beaucoup d’entre vous au sujet de l’organisation de la vie diocésaine et, en particulier, de la réorganisation des paroisses.

Dans les exposés que vous avez présentés sur l’état de vos diocèses, vous soulignez la nécessité de procéder à certains regroupements, étant donné les changements dans la répartition de la population des différentes régions et aussi compte tenu de la diminution du nombre des prêtres. Ceux-ci s’épuisent parfois dans des courses incessantes entre plusieurs lieux de culte où ils se dépensent sans compter pour que les communautés parviennent à se structurer de manière dynamique.

On peut attendre beaucoup de ces changements, pour la vitalité même du peuple de Dieu, car ces modifications ont pour objectif la constitution de communautés de fidèles plus nombreux, où les richesses de chacun serviront à édifier «sur le roc» la Maison que Dieu nous demande de construire. Dans un premier temps, il y a assurément à dissiper les appréhensions légitimes engendrées par tout changement. Il est difficile de remplacer le contact personnel avec les paroissiens que permet la présence constante d’un curé. Mais la paroisse est aussi une «communauté déterminée de fidèles»[3] qui rassemble les baptisés et rend visible l’Église. En elle et par elle, le Christ envoie son peuple en mission dans le monde. Par les paroisses que vous fondez ou que vous réorganisez, vous donnez aux chrétiens la possibilité d’habiter ce monde en répondant à leur vocation baptismale. Les communautés chrétiennes, grâce à leur présence dans les agglomérations où la population réside et travaille, seront des points de repères indispensables, des signes de l’action du Seigneur dans son peuple. Cellule vivante, telle est bien la fonction de la paroisse dans ce Corps du Christ qu’est l’Église. Mais je sais aussi que vous respectez autant que possible, dans les petites localités où l’on ne peut maintenir une paroisse, le désir des habitants de se réunir et de célébrer diverses liturgies dans leurs églises qu’ils aiment et que, généralement, les municipalités entretiennent avec soin. Ces sanctuaires sont des signes visibles de la foi reçue des générations antérieures; appelez les chrétiens à les maintenir vivants.

À propos des paroisses regroupées en zone rurale ou des paroisses des villes, il est bon de relever que les reproches et soupçons d’hier ne se cristallisent plus sur elles: des personnes engagées dans des mouvements différents s’intègrent mieux aujourd’hui à l’ensemble des paroissiens et participent aux mêmes équipes d’animation. Le décret sur l’apostolat des laïcs a précisément rappelé que la paroisse donne un remarquable exemple d’apostolat communautaire, car, dit-il, «elle rassemble dans l’unité tout ce qui se trouve en elle de diversités humaines et elle les insère dans l’universalité de l’Église»[4]. Il y a là un sujet de réflexion à reprendre souvent, car la mission du Fils de Dieu, venu «rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés»[5] trouve dans la paroisse le moyen de s’effectuer en vérité.

Je voudrais profiter de cette occasion pour saluer devant vous la figure des pasteurs d’âmes, souvent méconnus, qui travaillent dans la vigne du Seigneur et «portent le poids du jour et de la chaleur», comme j’aime à le redire, à la suite de saint Paul. La réorganisation des paroisses place les prêtres au centre d’ensembles vastes, tout à la fois passionnants et difficiles à animer. En procédant aux regroupements nécessaires, pensez à organiser les communautés de manière à ce que le prêtre puisse exercer le sacerdoce avec la possibilité de mener une vie équilibrée. D’ailleurs, seuls la présence et l’exemple de ces hommes qui ont tout donné pour suivre le Christ et devenir «pêcheurs d’hommes» peut aider des jeunes à entendre l’appel à servir dans le sacerdoce. Votre Président a justement insisté sur ce point.

Vous attendez de ces réorganisations un nouvel élan pour la mission de l’Église particulière. Et vous procédez prudemment, en concertation avec les prêtres et les fidèles, ce qui est très souhaitable afin que tous se sentent appelés à faire vivre les communautés. Je me rappelle ici les pages célèbres de saint Ignace d’Antioche: «Ayez à coeur de faire toute chose dans la concorde, sous la présidence de l’Évêque qui tient la place de Dieu, des presbytres, qui tiennent la place du sénat des apôtres, et des diacres, à qui a été confié le service de Jésus-Christ»[6].

3. Il est bénéfique de donner force à des réalités telles que les doyennés et les zones apostoliques. Mais, dans différents domaines de l’évangélisation, le besoin se fait sentir d’instances diocésaines. Je pense non seulement aux services administratifs habituels, mais aussi à la direction ou à l’animation de secteurs importants de la pastorale, comme ceux qui viennent d’être évoqués: la catéchèse et la formation des jeunes et des adultes, la liturgie, la communication, la culture, le travail, la santé, l’entraide en particulier à l’égard des personnes qui se trouvent exclues ou marginalisées, la présence pastorale auprès des migrants, des prisonniers, ainsi que l’apostolat spécialisé dans différents milieux ou la réflexion sur les problèmes posés dans la société. Il est nécessaire que, dans ces domaines ou d’autres encore, les prêtres et les fidèles soient soutenus et orientés. Mais un diocèse n’a pas toujours les moyens de faire face à tant d’exigences qui demandent des compétences et beaucoup de temps à ceux qui sont chargés des études et des animations. Ne conviendrait-il pas, à cet égard, de développer la collaboration entre diocèses voisins de la région et de créer des services communs? Ce serait, pourrait-on dire, une manière de donner une existence plus concrète à la «province ecclésiastique», quels que soient d’ailleurs ceux des diocèses qui s’associent pour des motifs pratiques. À une autre échelle, les instances nationales vous aident à résoudre des problèmes qui se posent pour tout le pays et qui requièrent un traitement d’ensemble.

Par ailleurs, et ce n’est pas moins important, les différents conseils qui ont vu le jour ces dernières années dans les diocèses, conformément aux dispositions du Code et sous l’impulsion des synodes, jouent un rôle de premier plan. Des instances telles que les conseils presbytéraux et les conseils pastoraux favorisent une participation active des prêtres et des laïcs à la mise en oeuvre de la mission ecclésiale, grâce à une collaboration réfléchie des uns avec les autres, sous la responsabilité de l’évêque qui a la charge de conduire la vie ecclésiale dans l’unité. Dans les conseils pastoraux, la participation des laïcs et leurs responsabilités propres se trouvent opportunément affirmées. Souvent, ce sont les synodes diocésains, ou d’autres démarches analogues, impliquant un grand nombre de fidèles, qui ont été à l’origine d’une mobilisation qui se poursuit par la mise en place de ces conseils. À partir de ces impulsions des synodes, comme le disent vos rapports, la réorganisation territoriale a pu être entreprise dans de bonnes conditions, les collaborations entre prêtres et laïcs ont progressé, la vie liturgique et la prière communautaire ont pris un nouvel élan. En définitive, chacun a été affermi dans sa mission. Tout cela manifeste une vitalité encourageante dans les diocèses.

Tout en sachant, si le besoin s’en fait sentir, remodeler avec souplesse les nouveaux instruments au service de l’évangélisation, il faut se réjouir de leur apparition. Une fructueuse coopération permettra à chaque chrétien de sentir en profondeur que l’Église, le diocèse, la paroisse, c’est son affaire, et qu’en vérité sua res agitur! Tout baptisé a sa place dans l’Église, car le Christ l’y attend. Tout baptisé est un fils de l’Église qui, selon l’heureuse formule du Cardinal de Lubac, n’est pas «la simple réunion de ceux qui, chacun pour son compte, se seraient ralliés à l’Évangile et mettraient ensuite leur vie religieuse en commun, soit selon leur plan personnel ou les indications des circonstances, soit selon les prescriptions du Maître. Elle n’est pas un organe extérieur créé ou adopté après coup par la communauté des croyants»[7].

4. Parmi les forces vives de vos Églises particulières, vos rapports mettent clairement en évidence le rôle joué par les religieux et les religieuses qui sont bien insérés dans la communauté diocésaine, selon leurs charismes propres. Je tiens à saluer l’apport précieux de la vie religieuse à la vie d’un diocèse. «Il y a diversité de dons, mais c’est le même esprit»[8], rappelle l’Apôtre des nations. Dans une formule très riche, la Constitution «Lumen Gentium» affirme que «les religieux doivent tendre de tout leur effort à ce que, de plus en plus parfaitement et réellement, l’Église manifeste le Christ...: soit dans sa contemplation sur la montagne, soit dans son annonce du Royaume de Dieu aux foules, soit encore quand il guérit les malades et les infirmes et convertit les pécheurs à une vie féconde»[9]. Le rayonnement des monastères contemplatifs, la prédication, la participation à la pastorale paroissiale, le soin des malades, l’enseignement, les oeuvres caritatives, tels sont quelques-uns des champs d’action où les religieux et les religieuses de vos diocèses se dépensent avec un grand dévouement que ne limitent pas leur vieillissement et leurs effectifs moins nombreux.

Dans certains cas, des Instituts doivent renoncer à certaines activités, quitter certains lieux. Il importe que ces mutations soient décidées en plein accord avec l’Évêque qui reste le premier responsable des institutions catholiques au service du peuple de Dieu. Je souhaite que l’apport spécifique des religieux et des religieuses garde toute son importance, en bonne entente avec vous, afin que les dons reçus par quelques-uns servent à la croissance du Corps tout entier.

Avec vous, je voudrais rendre grâce pour l’oeuvre immense accomplie par les religieux et les religieuses dans votre pays. Ils ont largement contribué à en constituer le patrimoine chrétien. Ils demeurent aujourd’hui des témoins et des serviteurs exemplaires, malgré des conditions souvent difficiles. Vous direz aux communautés anciennes ou plus récentes mon admiration pour leur fidélité et leur dynamisme. Vous leur exprimerez les encouragements chaleureux de l’Évêque de Rome qui compte sur leur prière et demande avec ferveur à Notre-Dame et à leurs saints fondateurs de veiller sur eux.

5. Chers Frères dans l’Épiscopat, en concluant cet entretien, je voudrais vous affermir dans votre service personnel de l’Église, cette Mère sur les genoux de qui nous avons “tout appris” et qui préfigure la Jérusalem d’en-haut déjà présente au milieu de nous. Dans l’espérance, je prie la Vierge Marie d’intercéder chaque jour pour vous auprès de son Fils, afin que votre mission vous donne beaucoup de joie. J’invoque sur vous le patronage de l’un de vos prédécesseurs dans cette région de Fiance, saint Hilaire de Poitiers, qui s’écriait: «Il est bon et joyeux pour des frères d’habiter ensemble parce qu’en habitant le même lieu, ils forment une cellule de l’Église; on les appelle frères, parce qu’ils sont d’accord par la charité qui leur donne un seul vouloir»[10]. De grand coeur, j’appelle sur chacun d’entre vous la Bénédiction de Dieu.

[1] Christus Dominus, CD 2.
[2] Ibid. CD 11.
[3] Codex Iuris Canonici, can. CIC 515.
[4] Apostolicam Actuositatem, AA 10.
[5] Jn 11,52.
[6] S. Ignatii Antiocheni Epist. ad Magnesios, 6, 1.
[7] Henri de Lubac, Catholicisme, p. 38.
[8] 1Co 12,4.
[9] Lumen Gentium, LG 46.
[10] S Ilari Pictaviensis Commentaire sur le psaume 132.



Discours 1992 - Samedi, 18 janvier 1988