Discours 1991 - Samedi, 16 février 1991


LORS DE LA RÉUNION AVEC LES PATRIARCHES ET LES ÉVÊQUES DES PAYS IMPLIQUÉS DANS LA GUERRE DU GOLFE

Lundi, 4 mars 1991



Chers et Vénérables Frères dans l’épiscopat,

1. Permettez-moi tout d’abord de vous dire la joie spirituelle que j’éprouve à vous voir réunis ici. A travers vous, je salue avec affection ceux que vous représentez: vos confrères dans l’Episcopat, vos collaborateurs dans l’apostolat ainsi que tous les fidèles confiés à votre sollicitude pastorale. A chacun je dis avec l’Apôtre Paul: «Que le Seigneur de la Paix vous donne lui-même la paix en tout temps et de toute manière» [1]!


2. La présence des vénérables Patriarches catholiques des Eglises du Proche et du Moyen-Orient nous rappelle les souffrances que continuent d’endurer bien des populations d’une région où Dieu s’est manifesté à nos Pères dans la foi. Ces derniers mois, dans la zone du Golfe Persique, les épreuves ont redoublé.


3. Alors que nous ouvrons nos journées de réflexion sur ces graves problèmes, invoquons sur nos travaux la lumière de l’Esprit Saint et confions-nous à l’intercession maternelle de Marie pour que découlent de nos échanges des orientations et des initiatives qui reflètent plus clairement l’amour de Dieu envers tous les hommes.


4. En vous invitant à prendre part à cette réunion, chers Frères dans l’épiscopat, j’ai voulu fournir à chacun des Chefs des Eglises du Proche et du Moyen-Orient l’occasion d’exposer la situation - spirituelle et matérielle - dans laquelle se trouvent leurs fidèles à cause des tensions et des combats qu’ont provoqués l’invasion irakienne du Koweït, le 2 août 1990, et les hostilités qui s’en sont suivies. Les observateurs avisés de la réalité internationale sont unanimes pour dire que ce qu’il faut bien appeler une guerre a déjà eu et aura encore des répercussions sur toute la région et au-delà.

Chers Frères, vous arrivez ici en témoins de ces grandes épreuves qui ont frappé et décimé des populations entières, qui ont semé le deuil et les destructions, et qui ont aussi ravivé des méfiances et des rancoeurs héritées du passé. Car, en réalité, la tentation de recourir à la guerre était présente bien avant le mois d’août 1990.


5. La paix et la justice marchent ensemble. Or, voici plus de quarante ans que le peuple palestinien est en état d’errance et que l’Etat d’Israël est contesté et menacé. Nous ne pouvons oublier que, depuis 1975, le peuple libanais vit une longue agonie et, aujourd’hui encore, son territoire national est occupé par des forces non libanaises. Sa Béatitude Nasrallah Sfeir pourra nous exposer les aspirations de ses concitoyens, chrétiens et musulmans. La présence des Patriarches catholiques copte, syrien, melkite, maronite, latin de Jérusalem et arménien nous rappelle opportunément que leurs fidèles, pratiquement disséminés dans tous les pays de la région, se trouvent confrontés, avec leurs autres frères chrétiens, à mille difficultés, dont la plus grande est celle de pouvoir s’affirmer comme chrétiens tout en étant minoritaires dans des sociétés islamiques qui, au gré des politiques nationales ou régionales, les tolèrent, les estiment ou les rejettent. A ce propos, je ne peux taire le fait qu’il y a, aujourd’hui encore, des pays qui ne permettent pas que les communautés chrétiennes puissent s’y implanter, célébrer leur foi et la vivre selon les exigences propres à leur confession. Je pense en particulier à l’Arabie Saoudite. Enfin, le Patriarche de Babylone des Chaldéens, Sa Béatitude Raphaël Bidawid, nous apportera le témoignage de son pays, l’Irak, dont les populations, à peine sorties d’un autre conflit avec l’Iran, ont connu de nouveau les horreurs de la guerre. Nous imaginons tous avec quelle impatience les irakiens, chrétiens et musulmans, attendent une paix véritable pour aujourd’hui et pour demain.


6. Face à cette situation, j’ai voulu que ne manquât point une expression concrète de la solidarité ecclésiale. C’est pourquoi j’ai décidé que participeraient à ces assises les Présidents des Conférences épiscopales des pays les plus directement impliqués dans ce qu’on a appelé «la guerre du Golfe». Je les remercie tous d’être venus, malgré leurs engagements pastoraux, et de donner ce témoignage de collégialité. Quand la guerre a semé divisions, souffrances et mort, il est primordial que l’Eglise catholique apparaisse aux yeux du monde comme une communauté de charité, elle qui, comme l’affirmait le Concile Vatican II, «fait... route avec toute l’humanité et partage le sort terrestre du monde» et se doit donc de toujours mieux apparaître «comme le ferment et, pour ainsi dire, l’âme de la société humaine appelée à être renouvelée dans le Christ et transformée en famille de Dieu» [2].


7. Cette mission exaltante de l’Eglise dans le monde et pour le monde ne répond aucunement à des critères ou à des ambitions de nature politique. Avec des moyens pauvres, conformément à sa nature spirituelle, l’Eglise s’efforce de susciter ou de réveiller le sens de la vérité, de la justice et de la fraternité que le Créateur a mis au coeur de chaque homme, de chaque personne toujours considérée dans sa dimension transcendante et sociale.

Ces considérations fondamentales ont motivé mes nombreuses interventions récentes, alors que la paix dans le Golfe et, en un certain sens, la paix du monde étaient menacées. Il m’a paru nécessaire, en effet, de rappeler les grands principes de la morale et du droit international qui devraient toujours inspirer le comportement des peuples et de leurs responsables, les principes d’une morale et d’un droit qui interpellent de la même manière la conscience de tous et qui soient appliqués partout et applicables à chacun des partenaires de la communauté internationale. Or, nous savons que depuis la fin de la seconde guerre mondiale, un ordre international a justement vu le jour avec pour but de rendre solidaires, de toutes parts, des sujets égaux en dignité et en droit. Il a exclu la guerre comme moyen adapté à la résolution des différends entre les nations. Nous avons aujourd’hui l’occasion de mesurer le bien-fondé d’une telle vision des choses.


8. À la lumière de ces principes, la communauté des nations - et en particulier les Organisations internationales et régionales - est appelée aujourd’hui à envisager «l’après-guerre du Golfe». Des questions de première importance se posent: le respect effectif du principe de l’intégrité territoriale des Etats; la solution de problèmes non résolus depuis des décennies et qui constituent des foyers de tensions continuelles; la réglementation du commerce des armes de toutes espèces; des accords visant au désarmement de la région. C’est seulement quand une réponse sera donnée à ces questions que pourront coexister, dans la paix, aussi bien l’Irak et ses voisins qu’Israël, le Liban, le peuple palestinien et les Chypriotes.

Il n’est pas possible non plus d’ignorer les problèmes d’ordre économique. Il existe dans cette région du monde des inégalités, et nous savons tous que, quand la pauvreté et le manque de perspectives d’avenir tenaillent un peuple, la paix est en danger. L’ordre économique international, en effet, doit tendre toujours plus au partage et refuser l’accaparement ou l’exploitation égoïste des ressources de la planète. Il doit assurer la juste rémunération des matières premières, permettre l’accès de tous aux ressources nécessaires pour vivre, assurer le transfert harmonieux des technologies et fixer des conditions acceptables au remboursement de la dette des pays les plus démunis.


9. Nous allons passer maintenant à la phase active de notre réunion. À l’écoute les uns des autres, nous allons nous efforcer d’entendre les cris de tant de peuples qui attendent une paix juste et durable, et de nous faire solidaires de leurs aspirations. Nous n’oublierons pas non plus l’existence des graves problèmes de la région qui se manifestent aujourd’hui avec plus d’acuité que jamais.

Il me semble important, chers Frères dans l’épiscopat, que certaines convictions guident nos réflexions:

- si les problèmes d’hier ne sont pas résolus ou ne connaissent pas un début de solution, les pauvres du Moyen-Orient - je pense, en particulier, au peuple palestinien et au peuple libanais - seront encore plus menacés;

- il n’y a pas de guerre de religion en cours et il ne peut pas y avoir de «guerre sainte», car les valeurs d’adoration, de fraternité et de paix qui découlent de la foi en Dieu appellent à la rencontre et au dialogue;

- la solidarité qui sera demandée à la communauté internationale en faveur des peuples meurtris par la guerre devra s’accompagner d’un sérieux effort pour que les préjugés et les simplismes ne viennent pas compromettre les meilleures intentions;

- tout attentisme dans la recherche de solutions ou dans la promotion du dialogue constitue un risque sérieux d’aggravation des tensions existantes.



10. Vénérables Frères, notre rencontre est en elle-même un message qui s’adresse aux Eglises et au monde. Elle réunit des Pasteurs de peuples qui hier se sont opposés par la force. Aujourd’hui, du centre de l’Eglise, de ce Siège Apostolique qui préside à la charité, ces mêmes Pasteurs les appellent à la réconciliation pour construire ensemble un avenir permettant à chacun de vivre dans la dignité et la liberté.

Je suis certain que les communautés catholiques de la région, en dépit de leur petitesse et parfois de la faiblesse de leurs moyens, sont appelées providentiellement à apporter leur témoignage et leur contribution à la reconstruction d’une société plus fraternelle. C’est pour chacune d’elles le temps de la conversion et de l’authenticité: vivre l’Evangile sans peur ni complexe et rendre raison de l’espérance qui est en nous [3].

C’est notre voeu! c’est notre prière!

[1] 2Th 3,16.
[2] Gaudium et spes, GS 40.
[3] Cf. 1P 3,15.



AUX PARTICIPANTS À LA RÉUNION DU COMITÉ EXÉCUTIF MONDIAL DE L'UNIAPAC

Samedi, 9 mars 1991


Monsieur le Président,
Chers amis,

1. Au cours de cette année particulièrement consacrée à la Doctrine sociale de l’Eglise, votre Union internationale chrétienne des Dirigeants d’Entreprises (l’UNIAPAC) accomplit à Rome un pèlerinage de travail et de réflexion. A cette occasion, vous avez souhaité rencontrer l’Evêque de Rome pour renouveler auprès de lui vos engagements personnels de dirigeants chrétiens de vos entreprises et réaffirmer l’identité chrétienne de votre mouvement. J’apprécie votre démarche et je vous remercie des sentiments d’attachement à l’Eglise qu’a exprimés en votre nom votre président. Soyez donc les bienvenus dans cette maison!

2. Votre commémoration du grand point de départ moderne de la doctrine sociale de l’Eglise qu’est l’encyclique Rerum Novarum a consisté à consacrer ces journées à une réflexion exigeante sur divers aspects de «la responsabilité économique et sociale du dirigeant d’entreprise chrétien dans un monde en changement et en voie de globalisation». Il m’est agréable de souligner l’intérêt que présente cette manière d’honorer l’enseignement novateur de Léon XIII: vous le faites en prenant le temps de venir, de tous les continents, méditer à partir de l’Evangile sur le sens de l’histoire que vous vivez et sur la portée de l’action et des multiples formes de la solidarité humaine dans lesquelles vous êtes impliqués.

L’un des guides de votre travail est le volume préparé par votre branche française qui réunit réflexions et documents ecclésiaux jalonnant cent ans de pensée sociale face à l’entreprise. Vous pouvez ainsi retracer le chemin parcouru depuis Rerum Novarum et mieux vous orienter dans vos tâches actuelles.

3. Vous ne cherchez pas la facilité en portant un regard chrétien sur vos fonctions de dirigeants d’entreprises. Vous avez a concilier des exigences que beaucoup estimeraient presque contradictoires: celles qui relèvent des règles et des contraintes de la vie économique, dures ou même implacables, celles qui découlent du développement technologique toujours plus coûteux et plus évolutif, et, d’autre part, celles que proclame la conscience humaine et chrétienne, celles des règles morales essentielles pour notre dignité de créatures faites a l’image même de Dieu. Vous vous trouvez au point de convergence de plusieurs séries de lois, naturelles, techniques, civiles, et finalement morales et évangéliques.

Je n’entrerai pas ici plus avant dans l’analyse. Je tiens simplement à vous encourager dans votre recherche commune qui vous aidera à répondre mieux à ce que je puis appeler votre vocation. Vous devez chercher à agir avec la meilleure compétence professionnelle, à développer les meilleures relations entre tous les membres du personnel de vos entreprises, avec les usagers de votre production ou de vos services, avec les différents agents sociaux et les autorités responsables du bien commun, tout cela sans vous éloigner jamais de l’objectif premier qu’est l’édification d’une société juste où l’ensemble des personnes puissent s’épanouir dans un véritable équilibre social. Et je note que l’entreprise constitue l’un des corps intermédiaires appelés à permettre à tous ceux qui participent à son activité non seulement de gagner leur vie et celle de leur famille, mais de développer une grande part de leurs capacités.

Les écueils ne manquent pas sur votre route. Notre époque semble les multiplier à sa manière. Dans le monde, les disparités de traitement des travailleurs apparaissent plus clairement qu’autrefois, d’une région à l’autre, d’une branche à l’autre, et cela pèse sur les conditions même de la production et du marché. On se trouve en face de certaines activités lucratives mais qu’il faut assainir ou auxquelles il faut renoncer: je pense à tout ce qui porte atteinte à la vie de l’homme et à la nature, depuis les dégradations de l’environnement jusqu’au développement d’armements de conception inouïe ou au commerce, lui aussi meurtrier, de la drogue; je pense aux déviations et aux excès de nombreuses formes de manipulations financières. Pour préserver la moralité de l’activité économique, vous avez besoin d’une pensée lucide et de la volonté courageuse de rester fidèles aux exigences éclairantes de la parole de Dieu et de l’enseignement de l’Eglise. Je sais que votre mouvement travaille dans ce sens et vous appelle à renouveler sans cesse votre adhésion au Christ dans la foi, à vivre à sa suite l’amour de l’homme et à le mettre en oeuvre effectivement dans toutes vos activités.

4. Vous soulignez vous-mêmes que, cent ans après les «choses nouvelles» qui avaient provoqué la réflexion de Léon XIII, notre époque est à son tour riche de «choses nouvelles», de mutations politiques et sociales, économiques et techniques.

Une partie notable du monde se libère des contraintes idéologiques d’un collectivisme qui avait gravement entravé des peuples entiers, réduit leur créativité, empêché leur sain développement social et économique. Vous avez mesuré l’importance de ces changements. Vous savez, de par vos compétences propres, que le passage à de nouvelles formes d’économie de marché ne peut s’accomplir, en Europe centrale notamment, sans la coûteuse reconstruction d’économies entières, avec un prix humain parfois aux limites du supportable.

Vous n’avez pas tardé à prendre l’initiative de rencontrer vos homologues des pays affrontés à de telles mutations, à partager avec eux les fruits de votre expérience, à leur offrir un appui pour qu’ils s’organisent et s’entraident dans le domaine de la réflexion chrétienne sur la vie économique, dans une évaluation claire des enjeux de l’accession de leurs pays à des formes d’entreprise et à des systèmes d’échanges assez nouveaux pour eux. À cet égard, j’espère que les entretiens importants que vous avez eus avec eux à Prague en octobre dernier auront des prolongements fructueux.

Cette allusion à une situation nouvelle qui concerne plus directement l’Europe ne me fait pas oublier les autres régions du monde. L’UNIAPAC place toute une partie de son activité dans un cadre régional ou continental. Cela correspond, me semble-t-il, à des besoins réels que j’ai constatés maintes fois au cours de mes voyages. Alors même que l’on parle de la mondialisation de l’économie, on ne pourra faire face à ses exigences ni pallier ses défauts et ses injustices sans que des dialogues soient conduits en confiance entre des partenaires qui pratiquent une solidarité constructive dans leur propre région. Les chrétiens se doivent de travailler sérieusement, entre eux et avec tous leurs partenaires, pour qu’un jour on puisse dépasser ce partage du monde qui range les uns dans un premier, d’autres dans un second, un tiers, voir un quart monde! Pouvons-nous accepter que les dénominations de «Nord» et de «Sud» signifient que l’on jouisse plus et mieux des biens de la terre ici, et que l’on en soit privé là? A votre niveau, ne cessez pas de réagir à ces partages indignes de la famille humaine, étrangers à la volonté du Créateur et qui, on le sait bien, constituent autant d’obstacles à la paix sociale et internationale.

Je forme les meilleurs voeux pour vous-mêmes, pour l’action de vos amis de l’UNIAPAC, afin qu’il vous soit donné de faire face à vos responsabilités dans l’esprit de service que nous demande le Christ, Sauveur de tous les hommes. Que Dieu vous accorde le soutien de ses bénédictions!





AUX PARTICIPANTS À L'ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE DU CONSEIL PONTIFICAL POUR LE DIALOGUE AVEC LES NON-CROYANTS

Salle du Consistoire, Samedi 16 mars 1991


Messieurs les Cardinaux,
Chers Frères dans l’épiscopat,
Chers amis,



1. C’est avec joie que je vous accueille ce matin et vous souhaite la bienvenue de tout coeur. Membres et consulteurs du Conseil pontifical pour le Dialogue avec les Non-Croyants, vous êtes réunis en Assemblée plénière, présidée par le Cardinal Paul Poupard, pour réfléchir sur un thème d’une actualité permanente, avec, aujourd’hui, de profondes incidences pastorales: l’aspiration de l’homme au bonheur, comme point d’ancrage pour la foi. Cette approche anthropologique de la foi et, à l’opposé, de la non-croyance, est l’une des clés possibles pour mieux répondre aux insatisfactions et aux angoisses, aux peurs et aux menaces qui pèsent sur l’homme d’aujourd’hui, et dont il cherche à se libérer, afin de lui ouvrir toute grande la porte du bonheur dans la joyeuse lumière du Christ ressuscité, «le vivant, qui détient les clefs de la mort et de l’enfer» [1], celui qui, seul, apporte une réponse définitive à l’angoisse et au désespoir des hommes.

Je vous remercie d’avoir proposé ce thème du bonheur à la réflexion de l’Eglise comme une pierre d’attente sur le chemin de la foi.



2. Comment se présente aujourd’hui la quête du bonheur, quelles caractéristiques revêt-elle?

Telle qu’elle se dégage des résultats de l’enquête publiée depuis trois ans dans votre revue «Athéisme et foi», l’aspiration au bonheur s’identifie, chez les populations traditionnelles du Tiers-Monde, avec une intégration harmonieuse dans le groupe familial et ethnique, et un bien-être matériel élémentaire. Elle se caractérise au contraire par l’individualisme dans les sociétés d’abondance, marquées par la sécularisation et l’indifférence religieuse. Votre attention s’est portée surtout sur ces sociétés car elles sont les plus atteintes par la non-croyance; la liberté y est souvent conçue comme une faculté d’auto-détermination absolue, affranchie de toute loi. Pour beaucoup, le bonheur ne se rattache plus à l’accomplissement du devoir moral, ni à la recherche d’un rapport personnel avec Dieu. Dans ce sens, nous pouvons parler de rupture entre bonheur et moralité. Chercher le bonheur dans la vertu devient un idéal étranger, et même étrange, pour nombre de nos contemporains. Ce qui prime, c’est l’intérêt pour le corps, sa santé, sa beauté et sa jeunesse. C’est l’image d’un bonheur enfermé dans le cercle vicieux du désir et de sa satisfaction. Il est vrai que la compassion, la bienveillance envers les autres et une réelle générosité, même chez ceux qui se sont éloignés de la foi, sont aussi des caractéristiques de ces sociétés.

Cette culture est souvent définie comme narcissique. Le mythe inventé par l’antiquité grecque montre comment les anciens, déjà, avaient conscience de la stérilité d’un amour clos sur lui-même. N’aimer que soi, c’est se détruire et périr. «Qui veut sauver sa vie, dira Jésus, la perdra» [2].

Le regard vers l’autre, l’oubli de soi par souci de l’autre et de son bonheur, ne sont-ils pas les images les plus expressives du mystère divin? Le Dieu vivant et vrai, dont Jésus nous a révélé le visage, n’est pas un Dieu solitaire. Entre les Personnes divines, tout est don, partage, communication, dans une éternelle respiration d’amour. Tout le bonheur de Dieu et sa joie sont le bonheur et la joie du don mutuel. Pour l’homme, créé à sa ressemblance, il n’est pas de vrai bonheur en dehors du don de soi. «Qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Evangile la sauvera» [3], dit Jésus.



3. Une autre considération s’impose. Au contraire des anciens qui avaient un sentiment si poignant du tragique de l’existence, de la solitude de l’homme dans le monde, de son insuffisance devant l’idéal du beau et du bien, du caractère éphémère de toutes choses, et finalement de la fatalité de la mort, la société de production et de consommation refuse d’intégrer dans son idée du bonheur la présence et l’expérience du mal et de la mort. Elle se construit de ce fait une image du bonheur fragile, artificielle et, en définitive, fausse. Tout système qui n’affronte pas en profondeur la sombre énigme de la vie a peu de choses à dire aux hommes, et ceux-ci s’en lassent tôt ou tard. L’histoire récente le montre à l’évidence.



4. La conception chrétienne de la vie - et du bonheur - a sa source en Jésus-Christ, Dieu fait homme, dans sa vie terrestre au milieu de nous, dans sa mort acceptée librement et sa victoire sur la mort au matin de Pâques. «Le mystère de l’homme, affirme le deuxième Concile du Vatican, ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné» [4]. Le mystère du bonheur humain trouve sa clé en Jésus-Christ, l’archétype de toute existence donnée. Jésus-Christ abolit les douloureux antagonismes entre ciel et terre, présent et avenir, entre l’homme et Dieu. Ce temps, lourd encore des séquelles du péché et pourtant déjà racheté par le Christ, peut être vécu comme un temps de bonheur, dans l’espérance de son accomplissement dernier. Ce monde, où le mal et la mort règnent encore, peut être aimé dans la joie, parce que le Royaume de Dieu, qui atteindra sa perfection quand le Seigneur reviendra, est déjà présent sur cette terre [5], constituant ainsi l’ébauche, la figure et la prophétie de la terre nouvelle et des cieux nouveaux. La réalité corporelle peut être assumée avec tout son poids de misères et de souffrances, la mort elle-même peut être acceptée sans désespoir, à cause de la promesse de la résurrection. Tout est sauvé, même la banalité quotidienne, même l’épreuve la plus douloureuse. Au pécheur est toujours offert le pardon de ses fautes. Tel est le sens chrétien du bonheur, la promesse des Béatitudes, dont nous voulons répandre la lumière, «comme une lampe qui brille dans un lieu obscur, jusqu’à ce que le jour commence à poindre et que l’astre du matin se lève dans vos coeurs» [6].



5. Cette année, le bicentenaire de la mort de Mozart appelle notre attention sur le message de joie que porte son oeuvre; il y pointe un sentiment de bonheur, comme une expérience simultanée de mort et de résurrection. Beaucoup y perçoivent, surtout dans les compositions religieuses, un véritable chant de joie de la création rachetée et réconciliée avec Dieu, un écho de la grâce, source inépuisable. Le partage de la foi a besoin de redevenir un partage de joie. Le dialogue, qui se dessèche parfois dans l’échange des idées, peut retrouver une inspiration privilégiée dans l’émerveillement devant la beauté artistique, reflet de l’éternelle et indicible beauté de Dieu.



6. Chers amis, cette Assemblée plénière sur l’aspiration au bonheur est un seuil franchi dans votre brève, mais déjà significative histoire: à juste titre vous vous orientez vers la réflexion anthropologique. Voici trois ans déjà, vous le constatiez: les idéologies, les visions du monde athées, construites au XIXe siècle, n’ont plus désormais qu’une influence amoindrie, et les classiques de l’athéisme n’occupent plus le devant de la scène. L’athéisme militant, par ses ravages, a comme engendré une nouvelle religiosité païenne: c’est la tentation de l’auto-divinisation, aussi vieille que la Genèse, c’est le rejet arbitraire de la loi morale, c’est enfin la tragique expérience du mal. Les sociétés industrialisées à la technologie avancée, aux mentalités conditionnées par les médias, sont en proie à la dépréciation des valeurs et à la perte du sens moral. C’est là un terrain nouveau de dialogue avec les non-croyants, tâche plus que jamais nécessaire.



7. Une ère de dialogue désencombré du poids des idéologies s’ouvre à l’aube du nouveau millénaire. Je vous sais gré de sensibiliser l’Eglise à cet aspect de sa mission, par des réunions avec vos collaborateurs dans les diverses parties du monde. Poursuivez ce labeur avec patience et discernement, en invoquant l’assistance de l’Esprit Saint et la protection de la Vierge Marie, «cause de notre joie».

Dans cette tâche difficile et nécessaire, ma Bénédiction et ma prière vous accompagnent.

[1] Cf. Ap 1,18.
[2] Mc 8,35
[3] Ibid. Mc 8,35
[4] Gaudium et Spes, GS 22.
[5] Cf. ibid., GS 39 § 3.
[6] 2P 1,19.




AUX MEMBRES DU BUREAU EXÉCUTIF DE LA CONFÉDÉRATION MONDIALE DU TRAVAIL

Lundi, 18 mars 1991



Chers amis,

1. Je suis très heureux de vous accueillir, vous qui représentez de nombreux travailleurs chrétiens, partout dans le monde. Et je remercie votre Président de ses paroles qui traduisent bien les préoccupations généreuses de votre Confédération. Votre présence ici, en cette année où nous célébrons le centenaire de la promulgation de l’encyclique «Rerum Novarum», consacrée à la “question ouvrière”, ne peut pas ne pas nous rappeler ce document de l’enseignement social de l’Eglise et l’influence qu’il a eue jusqu’à nos jours.

Et véritablement, vous en êtes le témoignage vivant, en tant que travailleurs catholiques engagés, pleinement conscients de vos responsabilités à l’égard de vos compagnons de travail et de l’Eglise elle-même. En effet, vous représentez un ensemble d’organisations qui tiennent à s’affirmer comme chrétiennes. En cela, vous êtes les héritiers de l’enseignement de «Rerum Novarum» et de son auteur illustre qui, comme vous le savez bien, affirmait l’importance et la nécessité des syndicats associant les travailleurs chrétiens, et qui défendait, pour ces syndicats, le droit à l’existence et la liberté.

Au cours de cette brève rencontre, en la veille de la fête de saint Joseph, modèle des artisans et des travailleurs, je tiens à évoquer deux choses qui me semblent importantes pour la réalisation de votre vocation de travailleurs chrétiens regroupés dans une organisation comme la vôtre.



2. En premier lieu, soyez encore davantage conscients de votre dignité. Etre travailleur, c’est déjà un titre de gloire, parce que, par votre travail quel qu’il soit, vous rendez plus aisée et plus heureuse la vie des hommes et des femmes dans la société, en y consacrant votre énergie et vos compétences. De plus, être un travailleur chrétien vous place sur la voie de l’imitation de Jésus Christ, qui a choisi librement lui-même d’être ouvrier [1]. Vous faites ainsi de votre vie et de votre condition une offrande agréable au Seigneur. La vocation à la sainteté n’est pas quelque chose de surajouté ou de marginal par rapport à votre condition de travailleurs chrétiens, mais elle en révèle tout le sens. N’ayez donc pas peur de manifester votre profession de foi chrétienne, individuellement ou comme membres d’une confédération qui porte elle-même le nom qui vous identifie.



3. En second lieu, comme vous l’avez rappelé, j’ai voulu proclamer cette année centenaire de l’encyclique de Léon XIII, Année de la Doctrine sociale de l’Eglise. Or, cela touche directement votre vocation de syndicalistes chrétiens. En tant que tels, vous êtes les témoins et, pour ainsi dire, les porteurs de cette doctrine, encore ignorée ou mal comprise bien souvent.

Dans ces temps difficiles et confus à bien des égards, votre mission est de proclamer, et surtout d’incarner la doctrine sociale dans l’exercice même de votre vie de travailleurs, de membres et de responsables de vos organisations. Il s’agit, certes, de bien connaître cette doctrine, de la faire connaître aux autres, aux jeunes surtout. Mais il faut avant tout la mettre en pratique dans le dialogue avec vos collègues de travail, avec les dirigeants d’entreprises, avec les responsables d’autres organisations syndicales non spécifiquement chrétiennes. La doctrine sociale de l’Eglise, en effet, est destinée à être vécue et appliquée dans la vie concrète des hommes et des femmes, dans toutes les dimensions de la vie en société et avec toutes les responsabilités qu’elle comporte, depuis sa propre famille jusqu’à la vie de la nation et de la communauté internationale.

Je prie le Seigneur pour qu’Il fasse de vous et de votre Confédération, plus encore qu’auparavant, des foyers de rayonnement de la doctrine sociale, en cette année qui lui est consacrée. Et je vous bénis de grand coeur, ainsi que vos familles et tous les membres de votre organisation.

[1] Cfr. Mc 6,3.





AUX CONGRESSISTES DE L'UNION INTERNATIONALE DES AVOCATS

Samedi, 23 mars 1991



Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,



1. À l’occasion de votre rencontre romaine, vous avez souhaité rendre visite au successeur de Pierre. Je suis heureux de vous accueillir ici, d’autant plus que le thème de vos travaux, «Le droit et la liberté de conscience et de religion», revêt à mes yeux, vous le savez, une grande importance. C’est pourquoi il m’est très agréable de m’entretenir quelques instants avec vous.

Avocats, vous mettez en lumière les valeurs qui, dans la société, doivent régler les rapports des individus entre eux et avec la puissance publique. Votre rôle vous situe au point névralgique où vous devez faire apparaître l’accord des intérêts de votre client avec le bien commun que définit la loi et que sanctionne son application par l’action des pouvoirs publics ou sous leur arbitrage. En réfléchissant aux conflits que vous devez aider à résoudre, vous vous rendez bien compte que l’on ne peut dissocier la morale du droit; sur ce terrain, vous rencontrez la préoccupation qu’a l’Eglise de favoriser «le passage permanent de l’ordre idéal des principes à l’ordre juridique» [1], et, en dernier ressort, de la loi divine à la réalité quotidienne des comportements humains éclairés par la conscience.



2. Vos travaux portant sur le droit et la liberté de conscience et de religion, vous avez pu mettre en évidence le fait que la garantie de cette liberté fondamentale ne relève pas seulement de l’ordre constitutionnel et de la mise en place de systèmes de protection aux niveaux national, régional ou international. Les déclarations d’intention, même les plus solennelles, risqueraient de demeurer en grande partie lettre morte si le droit au quotidien n’assurait effectivement à «tous les hommes, parce qu’ils sont des personnes, c’est-à-dire des êtres doués de raison et de volonté libre, et par suite, pourvus d’une responsabilité personnelle», de pouvoir «chercher la vérité et d’y adhérer» et de «régler toute leur vie selon les exigences de cette liberté»[2].

Il faut avoir le courage d’accepter cette notion de la liberté de conscience et de religion; elle n’est pas une faveur qu’octroient les gouvernements; elle ne se réduit pas non plus à la possibilité d’accomplir des rites; elle est le droit de chaque homme d’exprimer au niveau social ce qu’il a de plus profond en lui et de ne pas avoir à souffrir de dommages ou de désagréments pour cela. Si ce droit était universellement reconnu comme un principe régulateur des relations sociales, les confrontations entre diverses conceptions du monde - religieuses, athées ou agnostiques - demeureraient loyales et paisibles. Le respect égal des croyances est l’un des piliers des sociétés démocratiques contemporaines, et sa mise en oeuvre témoigne d’un progrès vers un plus grand respect des droits de l’homme dans leur ensemble.

Ce progrès s’accomplit, entre autres moyens, par la résolution des conflits quotidiens que vous rencontrez dans votre profession d’avocats. Du fait que les convictions intimes de l’homme, celles qui donnent un sens à sa vie, peuvent être lésées par beaucoup de pratiques de la vie civile, privée ou publique, l’exercice de la liberté de conscience et de religion est lié à celui de toutes les autres libertés; ainsi en est-il de la liberté de parole et d’expression, du droit d’association, du droit des parents à l’éducation de leurs enfants; et il n’est pas jusqu’au droit social où ne soient, de plus en plus, soulevées des questions qui mettent en cause la liberté de conscience et de religion. Les avocats et les membres des professions judiciaires ont ainsi la redoutable responsabilité de trouver les moyens de concilier les manifestations individuelles ou collectives des convictions qui s’enracinent au plus profond de la conscience avec les nécessités de l’ordre public, sans pour autant les réduire à de simples opinions, ce qui n’irait pas sans grand dommage pour la société et sans atteinte au droit des personnes.



3. Dans nos sociétés, la reconnaissance de la liberté de religion et de conscience se pose en termes nouveaux. Alors qu’autrefois les groupements humains se caractérisaient par leur unité de religion et faisaient preuve de plus ou moins de tolérance à l’égard des minorités religieuses, on connaît aujourd’hui une grande diversité des religions parmi les habitants d’un même territoire, voire dans une même famille. La paix civile demande d’accorder à chacun la même liberté qu’à tous les autres. Les populations demandent une réelle égalité de traitement pour tous les croyants, l’absence de discrimination en matière d’éducation et d’accès à l’emploi, l’abolition des «statuts personnels». Cela suppose notamment un régime des cultes clair et équitable dans la société; vous avez d’ailleurs opportunément inscrit cette question dans l’ordre du jour de vos travaux.

Les avocats ont un rôle important à jouer dans la solution des crises qui peuvent accompagner le passage des sociétés traditionnelles au stade actuel. Ils ont la délicate mission de faire accepter par les tribunaux et par l’opinion le point où se situe le non possumus des consciences et où son non-respect serait une violation directe de cette liberté.



4. Votre mission vous conduit à rencontrer sous diverses formes le problème de la clause de conscience. Pendant des siècles, on rappelait fermement l’existence de la norme morale selon laquelle il n’est jamais permis d’accomplir un acte en soi immoral, même s’il est commandé, même si le refus d’agir entraîne de graves dommages personnels. Mais on n’avait pas cru pouvoir admettre les effets civils de cette norme; le refus d’obéissance était sanctionné. Les sociétés contemporaines ont pris conscience des ravages qui ont résulté de cette conception pour le respect des droits de l’homme; elles font désormais de la reconnaissance des droits de la conscience un élément de l’ordre public, redonnant droit de cité à un principe moral essentiel. Cela correspond à une exigence fondamentale des sociétés pluralistes d’aujourd’hui.

Vous avez à agir pour qu’un tel droit soit effectivement reconnu aux membres des diverses professions. Il vous revient de trouver les arguments qui susciteront un mouvement d’opinion sans lequel la clause de conscience ne pourra pas devenir un facteur habituellement admis dans l’application du droit social et professionnel.



5. Au cours de vos travaux, vous avez pu aborder bien d’autres sujets de grand intérêt du point de vue du Saint-Siège. En particulier, vous savez l’importance qu’il attribue aux droits de la famille, des enfants; ceci a été souligné encore récemment, lorsque les Nations Unies ont accordé une attention nouvelle aux droits des membres les plus vulnérables de la famille humaine. Je ne puis aujourd’hui développer ces points. Mais je tenais à vous encourager à poursuivre vos réflexions dans des domaines de la plus haute importance pour la consolidation de la paix sociale et internationale, comme pour l’épanouissement des personnes.

Il est heureux que des associations professionnelles qualifiées comme la vôtre prennent ces problèmes en charge; c’est par l’échange de vos expériences que vous avancerez vers une meilleure intelligence de principes moraux que nous considérons comme essentiels pour donner son sens à la vie.

Que le Christ, Sauveur des hommes, vous éclaire et vous soutienne dans vos tâches! Que Dieu vous bénisse ainsi que tous les vôtres!

[1] Pauli VI Allocutio a Beatissimo Patre habita Genavae, in Aedibus Nationum, ad Delegatos e variis Civitatibus, qui ceotui interfuerunt quinquagesimo anno volvente a condito Instituto quem v. « Organisation Internationale du Travail » appellant, 14, 10 iun. 1969: Insegnamenti di Paolo VI, VII (1969) 359.
[2] Dignitatis Humanae, DH 2.





Avril 1991




Discours 1991 - Samedi, 16 février 1991