Discours 1994 - Samedi 19 novembre 1994

AUX PÈLERINS VENUS À ROME À L'OCCASION DES BÉATIFICATIONS

Lundi 21 novembre 1994


Chers frères dans l’épiscopat,
Chers amis de l’Ordre de saint Dominique,
Chers frères et soeurs,



1. C’est avec joie et émotion que je vous retrouve au lendemain de la fête du Christ-Roi au cours de laquelle il m’a été donné d’inscrire au nombre des bienheureux le Père Hyacinthe-Marie Cormier, Mère Marie Poussepin, Soeur Agnès de Jésus, Soeur Eugénie Joubert et le Frère Claudio Granzotto. Cinq nouvelles figures sont désormais proposées à nos regards, cinq passionnés du Christ qui, à des époques diverses et en des circonstances bien différentes, n’ont eu qu’un seul but: montrer que la vie ne trouve son sens que si elle est donnée à Dieu, vécue pour lui, avec lui et en lui.



2. Comme je l’ai fait remarquer hier, trois des nouveaux bienheureux appartiennent à la grande famille des fils de saint Dominique. Ils témoignent, bien après leur mort, de la vitalité de l’Ordre qui, fondé voici plus de sept siècles, n’a cessé d’être une lumière pour l’Eglise et un précieux soutien pour mes prédécesseurs. Par le ministère de la prédication, qui est au centre de l’intuition de leur fondateur, les Dominicains ont parcouru l’Europe, puis le monde entier, en annonçant la Bonne Nouvelle du Seigneur mort et ressuscité, seule capable de remplir une vie d’homme.

Leur oeuvre évangélisatrice n’aurait pas été possible sans une intense préparation de l’intelligence à la découverte et à la mise en lumière des Ecritures, où Dieu se révèle et se communique à l’esprit humain.

La qualité du travail intellectuel fourni par les « frères prêcheurs » n’a plus à être soulignée. Il suffit de rappeler les noms d’un Albert le Grand ou d’un Thomas d’Aquin, entre tant d’autres, pour pressentir à quel point la « splendeur de la vérité » peut illuminer un être humain, lorsque « l’Esprit se joint à son esprit » [1].

La simple évocation de ces noms prestigieux est aujourd’hui un appel pour chacun de vous, chers frères, à reprendre le flambeau et transmettre aux autres ce que vous avez vous-mêmes reçu. La belle figure du Père Cormier vous y invite de manière particulière, car vous savez le prix qu’il attacha à l’étude de l’Ecriture sainte, conçue par lui à juste titre comme une « source d’apostolat » [2]. Ses rapports avec le Père Lagrange, son action en faveur de la fondation de l’Université de l’Angelicum, tout invite à redire l’importance d’une bonne formation de l’intelligence chrétienne. Je suis heureux de mentionner à ce propos l’oeuvre du Père Yves Congar, récemment appelé à entrer dans le Collège des Cardinaux. Et je ne puis que faire miennes les réflexions de l’un des Maîtres de l’Ordre en ce siècle: à notre époque, « il y a un sérieux effort à faire pour confronter dans une fécondation mutuelle les conclusions des sciences et des philosophies modernes avec les intuitions de saint Thomas » [3].


3. La nécessité d’un travail théologique sérieux - caritas veritatis - ne nous fera jamais oublier l’urgence d’une action déterminée en faveur de notre prochain. Je le redis avec force: veritas caritatis; s’il y a une « charité de la vérité », il y a aussi une « vérité de la charité ». Et, ici, les figures de Marie Poussepin, d’Agnès de Langeac et de Soeur Eugénie Joubert nous sont particulièrement précieuses, comme en témoigne, mes chères soeurs, votre présence ce matin parmi nous. Elles rappellent notamment l’importance de la vie contemplative et de la prière qui, passionnant pour Dieu un homme ou une femme, leur permet de se passionner pour leurs frères.

Vous vous souvenez de la voie tracée par la bienheureuse Marie Poussepin à ses soeurs: le service de la paroisse, l’instruction de la jeunesse, le soin des malades. Ce triple objectif nous rappelle qu’il n’est pas nécessaire de partir très loin pour se mettre au service de son prochain. L’avènement du Règne de Dieu, c’est d’abord dans les communautés paroissiales qu’il faut y travailler. La foi et l’amour de l’Eglise, c’est à la jeunesse qu’il faut les transmettre. Le service des pauvres, c’est à côté de vous, dans votre village, dans votre rue, qu’il faut continuer à l’exercer pour que Dieu soit « tout en tous » [4]. Religieux et laïcs sont étroitement associés dans ces missions ardues, mais exaltantes, dans cet appel universel à la sainteté par l’entrée dans la charité et l’humilité du Christ au service de ses frères les hommes [5].


4. … en italien


5. Béni soit Dieu qui nous donne chaque matin la grâce de vivre pour lui et la force de le suivre, comme l’ont fait les saints et les bienheureux! Pour qu’il vous accompagne tous les jours et vous aide à accomplir toutes vos missions, je vous donne de grand coeur ma Bénédiction Apostolique.

A tutti la mia benedizione con l’augurio di un rinnovato impegno di vita cristiana sulle orme e con l’aiuto dei nuovi Beati.

[1] Cfr. Rm 8,16.
[2] P. Cormier, Lettre du 27 septembre 1912.
[3] P. De Couesnongle Lettre du 22 décembre 1975.
[4] 1Co 15,28.
[5] Cfr. Lumen Gentium, LG 42.






AUX ÉVÊQUES DES PAYS DE MISSION PARTICIPANT À UN SÉMINAIRE DE RECYCLAGE THÉOLOGIQUE-PASTORAL

Jeudi 24 novembre 1994

. Monsieur le Cardinal,
Chers frères dans l’épiscopat,

Je vous remercie très vivement du message que vous venez de m’adresser et, en particulier, du filial attachement dont il est l’expression fidèle, de la part d’Evêques de jeunes Eglises, réunis pour ces trois semaines de réflexion sur le ministère épiscopal.

Je suis profondément heureux d’avoir cette occasion de vous exprimer mon affection et mon estime à vous qui êtes pasteurs dans des territoires où l’évangélisation est active, et je souhaite que cette rencontre soit pour tous un encouragement et un soutien dans l’espérance apostolique qui vous anime. Je sais que vous accomplissez votre ministère dans des conditions difficiles; plusieurs d’entre vous appartiennent à des Eglises éprouvées. Vous devez rassembler dans la foi au Christ des hommes trop souvent divisés, les unir dans la charité et promouvoir l’annonce de l’Evangile, dont l’urgence apparaît si clairement au seuil du troisième millénaire.

C’est la raison pour laquelle vous avez accepté de consacrer trois semaines à une réflexion méthodique sur votre ministère dans une Eglise en croissance et dans un monde en transformation rapide et profonde. Je remercie la Congrégation pour l’Evangélisation des Peuples d’avoir organisé avec soin ce « recyclage » pastoral si opportun. Veuillez exprimer ma gratitude à tous ceux qui ont collaboré à cette session, avec compétence et dévouement. Je souhaite que cette initiative soit suivie d’autres « séminaires » pour les Evêques appartenant à des contextes linguistiques différents.

Evêques de jeunes Eglises, vous repartez dans vos diocèses avec une conscience plus claire encore de la charge lourde, mais exaltante qui est vous confiée. Sachez que le Bon Pasteur est toujours avec vous et que l’Esprit Saint vous accompagne.

«Perfector» de son peuple, l’Evêque a une mission de sanctification, en allégeance à l’Esprit. Dans la communion ecclésiale universelle, l’Eglise diocésaine est présence du Christ et reflète son visage par la sainteté et l’unité de ses membres. Il faut annoncer le Christ; il faut le révéler par la qualité de la vie chrétienne. Jésus a demandé que ses disciples soient un « afin que le monde croie »[1]: sainteté des familles, appelée à grandir au cours de cette année qui leur est consacrée; sainteté des religieux et des religieuses, dont le récent Synode sur la vie consacrée a montré le chemin; sainteté des prêtres, dans une fidélité pleine d’amour à leur ordination, sans laquelle leur ministère perd de sa fécondité; sainteté des communautés chrétiennes, sans laquelle la mission serait vaine.

L’Evêque est maître dans la foi: sa première fonction est d’annoncer la Parole de Dieu à tous les hommes et de conduire à une intelligence toujours plus profonde et plus claire du Christ et de toute chose dans sa lumière. Il doit veiller à l’authenticité de la foi et de son annonce. A l’heure d’une « nouvelle évangélisation » dans de vastes espaces socio-culturels autant que géographiques, où le Christ est encore ignoré ou méconnu, l’évangélisation des individus et des groupes se révèle singulièrement urgente.

Vos jeunes Eglises sont très vivantes: la beauté intense des célébrations liturgiques, les engagements des chrétiens en sont des signes manifestes; cependant, beaucoup d’entre elles ont à affronter les obstacles des sectes ou, en ce qui concerne l’Afrique surtout, à poursuivre un dialogue difficile avec un islam en expansion. Face à ces défis, vous continuez à construire l’Eglise du Christ, mystère de son Corps, communion dans son amour, mission au coeur du monde. Vous le faites avec la coopération du presbyterium, étroitement uni à son Evêque, de même qu’avec les fidèles laïcs conscients de leur vocation dans l’Eglise et de leur mission dans le monde. Ne vous lassez pas, même devant des lenteurs, des résistances et des oppositions! Vous avez réfléchi aux exigences de la formation des prêtres, vos collaborateurs les plus proches dans le service de l’Eglise et de l’Evangile. Gardez ce souci, portez-le ensemble; restez très attentifs à la qualité spirituelle de la formation donnée dans vos séminaires, au coeur de vos Eglises. Le monde qui naît a besoin de la compétence, mais plus encore de la sainteté des prêtres, signes vivants et manifestes de l’amour du Christ Pasteur.

Vous avez réfléchi ensemble; des liens d’amitié se sont tissés entre vous. Restez proches dans la prière, engagés dans la même oeuvre apostolique au sein du Collège épiscopal, poursuivant une recherche commune des « voies de l’Evangile », en relation très ouverte et confiante avec le successeur de Pierre, qui lui-même tient à rester proche de tous ceux qui portent la charge des Eglises de Dieu.

Comme expression de cette confiance et en gage d’espérance enracinée dans la foi au Christ et en son Esprit, je vous donne très volontiers ma Bénédiction Apostolique.







AUX PARTICIPANTS À LA SESSION INAUGURALE DE L'ACADÉMIE PONTIFICALE DES SCIENCES SOCIALES

Vendredi 25 novembre 1994


Messieurs les cardinaux,

Mesdames, Messieurs les académiciens,



1. C’est pour moi une grande joie de vous rencontrer à l’occasion de la session inaugurale de l’Académie pontificale des Sciences sociales, instituée par le Motu proprio Socialium Scientiarum Investigationes du 1er janvier 1994. Devant l’ampleur que prennent les questions sociales, en 1991, à l’occasion du centenaire de l’Encyclique Rerum Novarum, j’avais annoncé mon intention de créer une Académie rassemblant des spécialistes en sciences sociales du monde entier. Vous avez accepté mon invitation à en devenir les premiers membres; vous y représentez les grandes disciplines des sciences sociales: philosophie, sociologie, démographie, histoire, droit, politique, économie, dont les développements récents font apparaître des interrogations décisives pour l’avenir de l’humanité. Je vous remercie vivement d’apporter votre concours à l’Eglise, qui a besoin de votre réflexion, nourrie par le contact approfondi avec les réalités sociales modernes.

Je voudrais exprimer ma vive gratitude à votre Président, Monsieur le Professeur Edmond Malinvaud, pour les paroles chaleureuses qu’il m’a adressées et pour avoir accepté d’animer les premières recherches de votre noble assemblée. Je suis heureux de saluer Monsieur le Cardinal Roger Etchegaray, Président du Conseil pontifical « Justice et Paix », avec lequel l’Académie coordonnera la programmation de ses différentes initiatives et auquel elle se référera pour ses activités.



2. Au cours du dix-neuvième siècle, l’Eglise a été interpellée par les conséquences souvent dramatiques de la première industrialisation pour la condition des travailleurs, comme par l’anthropologie qui s’est alors développée. Sa réaction a été avant tout motivée par son souci pastoral: projeter la lumière de l’Evangile sur les défis toujours nouveaux que doivent relever les hommes; elle s’est attachée à dénoncer les injustices criantes auxquelles conduisaient les théories aussi bien libérales que socialistes; car l’avènement de l’ère industrielle coïncide avec l’apparition des idéologies du libéralisme et du socialisme, qui réapparaissent malheureusement sous différentes formes dans le monde contemporain[1]. Dans le même temps, le Magistère et de nombreux épiscopats ont perçu la nécessité de promouvoir la réflexion et la formation humaines et spirituelles, indispensables pour que chaque être puisse trouver sa juste place au sein de la société.



3. En cette fin du deuxième millénaire, le développement de la société technicienne et matérialiste fait encore peser sur nos contemporains de nombreuses menaces: l’extension du chômage qui met dans des situations de précarité et qui fragilise les êtres, particulièrement les jeunes, et les familles, la multiplication des exclusions qui marginalisent de plus en plus de personnes, la montée de radicalismes qui font croître les tensions, le déséquilibre persistant entre le Nord et le Sud qui conduit des peuples entiers à une pauvreté toujours plus grande.

A partir de l’Encyclique Rerum Novarum, « la Grande Charte qui doit être le fondement de toute activité chrétienne en matière sociale » (Pie XI, Quadragesimo anno), l’Eglise a articulé en une doctrine cohérente l’ensemble des principes moraux contenus dans la révélation et développés par le Magistère au cours de l’histoire; cette doctrine sociale donne les critères moraux pour la décision et l’action dans la vie personnelle, familiale et sociale; elle présente la vision intégrale de l’homme, sa dignité intrinsèque, sa nature spirituelle et sa destinée ultime [2].

  4. Depuis l’apparition de ces « choses nouvelles », le Magistère n’a cessé de rappeler, à temps et à contretemps, le principe essentiel de sa doctrine sociale: l’homme est toujours antérieur aux systèmes socio-économiques auxquels il participe; les réalités humaines sont pour l’homme, qui « est situé au centre de la société » [3] et qui ne peut pas en être considéré comme un simple rouage[4]: il a une dignité naturelle inaliénable [5].

Particulièrement à partir des Encycliques Quanta Cura et Quod Apostolici Muneris, mes prédécesseurs Pie IX et Léon XIII ont manifesté avec force l’attention de l’Eglise à la question sociale et aux dangers des philosophies qui donnent le primat absolu à l’économie et au politique, au détriment de la personne humaine, « qui est et doit être le principe, le sujet et la fin de toutes les institutions sociales » [6].

5. Un regard sur les situations sociales dans le monde, que ce soit dans les pays industrialisés ou dans les pays en voie de développement, montre combien il est important de renforcer la contribution des sciences sociales, pour envisager des solutions aux problèmes concrets des personnes, solutions fondées sur la justice sociale.

Il est notoire, par exemple, que les effets négatifs de la conjoncture économique actuelle de nombreux pays compromettent trop souvent en premier les programmes sociaux, qui devraient avoir comme raison d’être la défense des plus faibles. L’Eglise est profondément sensible à ce facteur. Au niveau international, il apparaît que de nombreux projets de réformes macro-économiques ne prennent pas en considération la dimension humaine, de sorte que ce sont toujours les plus faibles qui ressentent les effets néfastes des fortes diminutions des dépenses publiques. De ce fait, il convient de rappeler qu’aucun modèle de croissance économique, qui négligerait la justice sociale ou qui marginaliserait des groupes de personnes, ne pourrait à long terme être soutenable, même du point de vue purement économique.

La prochaine Conférence des Nations Unies à Copenhague sur le développement social sera un moment important pour la Communauté internationale: il conviendra, en effet, de réfléchir sur les conditions de l’aménagement d’un milieu humain, économique et politique favorable à ce développement social, notamment grâce à un ferme engagement dans la lutte contre la pauvreté et pour la création d’emplois.

Une telle Conférence au sommet entre dans une série d’événements de portée internationale destinés à influer sur la philosophie sociale dans le monde de cette fin de siècle. Comme on a pu l’observer lors de la Conférence internationale sur la Population et le Développement au Caire, dans tous les Etats il existe une réelle prise de conscience que les nouveaux défis dans le domaine politique posent des questions techniques, mais impliquent aussi la manière de comprendre la vie de l’homme et la défense des valeurs essentielles. Votre Académie aidera à comprendre la place centrale de la personne humaine dans tout programme de développement.



6. Cependant, comme elle l’a maintes fois souligné, l’Eglise n’a pas compétence pour conduire des analyses scientifiques; elle n’a pas non plus de solutions techniques à offrir; elle ne veut cautionner aucun modèle théorique d’explication des phénomènes sociaux, ni aucun système concret de société [7]. Mais elle défend la place primordiale de l’homme, selon le dessein de Dieu, et elle rappelle les devoirs qui découlent de sa dignité de personne vivant en société.

L’économie, les systèmes de production et d’échange, l’Etat et le droit, sont toujours au service de l’homme concret, et non l’inverse. En vertu de sa dignité propre, l’homme a des droits inaliénables. Il a aussi le devoir de travailler au bien commun, de porter du fruit [8], de transformer l’ordre social[9] et de permettre à chacun, par un partage juste et équitable, d’avoir sa place dans la société et de jouir des fruits de la terre; dans cette perspective, se situent quelques principes fondamentaux de la doctrine sociale de l’Eglise comme le droit à la propriété privée, cependant subordonné à la destination universelle des biens[10]. D’autre part, selon le principe de subsidiarité, l’être humain jouit d’une légitime autonomie de décision et d’action et de la faculté d’exercer pleinement ses droits; il doit être protégé de l’éventuel pouvoir arbitraire des institutions et des structures sociales et politiques. En effet, l’homme garde sa part de responsabilité dans les différentes communautés auxquelles il appartient naturellement: la famille, le milieu culturel, les mouvements associatifs, la nation et la communauté des nations [11]. Cependant, ce principe ne peut être séparé de celui de solidarité, qui requiert de chaque personne, comme membre de la communauté humaine, d’être partie prenante du destin de la société et de se sentir responsable du salut de tous.



7. Le Magistère de l’Eglise considère que les sciences, quels que soient leur objet et leurs méthodes d’investigation, sont au service de l’homme. Néanmoins, aucune science ne peut prétendre expliquer la totalité du réel. Dans le cas contraire, sortant de son statut de science, elle devient alors une idéologie qui prétend expliquer l’ensemble de l’univers et de l’histoire [12]. Cependant, la prise de conscience des limites de la démarche scientifique ne doit pas devenir un refus de l’ouverture à la dimension transcendante.



8. Plus encore que pour les sciences de la nature, l’épistémologie joue un rôle primordial pour les sciences sociales. Les mêmes outils d’analyse peuvent être utilisés diversement, selon la vision de l’homme qu’elles entendent servir.

D’autre part, si l’Eglise attend beaucoup des analyses proposées par les sciences sociales, elle est également convaincue que sa doctrine sociale peut fournir des principes méthodologiques aptes à orienter les recherches et à procurer des éléments utiles pour l’édification d’une société plus juste et plus fraternelle, d’une société vraiment digne de l’homme. En travaillant dans la perspective de la doctrine sociale de l’Eglise, qui affirme que l’ordre dans la vie collective n’est pas arbitraire, vous montrerez que les sciences sociales déploient toute leur fécondité lorsqu’elles travaillent dans la perspective de l’ordre de la création.

La doctrine sociale de l’Eglise entend concilier l’affirmation de la liberté de l’homme, de sa nature spirituelle faite pour la vie relationnelle, de sa capacité de progresser dans la connaissance, avec le caractère objectif de l’ordre créé. Aussi ne craint-elle pas de s’appuyer sur une anthropologie à la fois métaphysique et rationnelle, qui permet de rendre compte du mystère de l’homme et de sa destinée, irréductible à tous les conditionnements culturels particuliers et à tous les déterminismes. Les principes de la dignité de la personne, de sa nature sociale, de la destination universelle des biens, de la solidarité, de la subsidiarité, que la doctrine sociale de l’Eglise déduit de l’anthropologie de la création, demeurent valides dans toutes les formes de société comme des appels au dépassement des contraintes que les systèmes pratiques finissent toujours par faire peser sur les hommes.



9. Parmi les valeurs fondamentales de la doctrine sociale de l’Eglise, il convient de réserver une place particulière à la charité, car elle constitue la catégorie première de la vie en société; elle permet de rendre compte de l’action libre et volontaire qui consiste à aimer le prochain pour lui-même. Elle est la vertu qui restera jusqu’au terme de l’histoire [13] et le devoir qui fonde la vie morale [14]. La charité est « comme la reine de toutes les vertus, de tous les commandements, de tous les conseils, (... elle) donne à tous et à toutes le rang, l’ordre, le temps et la valeur » [15]. L’amour se manifeste par la bienveillance à l’égard d’autrui, le souci de la réciprocité dans les relations et le sens de la communication vraie [16]. Ainsi, cette société que vous étudiez ne se compose pas d’étrangers [17], mais de frères en humanité, rachetés par le Christ.


10. Dans l’Encyclique Centesimus Annus, j’ai dit que le Magistère souhaitait encourager l’analyse des conditions complexes dans lesquelles les hommes travaillent, produisent et échangent des biens et des services, satisfont leurs besoins vitaux, répartissent les ressources dégagées par le travail, déterminent les pouvoirs et les responsabilités respectives des familles, des entreprises, des syndicats et de l’Etat. Par l’examen et par l’interprétation des données scientifiques, il vous revient d’apporter votre contribution à la démarche de l’Eglise. Selon l’article premier de ses statuts, l’Académie est instituée « avec pour but de promouvoir l’étude et le progrès des sciences sociales, économiques, politiques et juridiques, et d’offrir de cette manière les éléments dont l’Eglise pourra se servir pour approfondir et développer sa doctrine sociale ». C’est pourquoi votre Académie est ouverte à des savants de différentes compétences, désireux de servir la vérité. Notre volonté est d’accueillir tous les germes de vérité présents dans les diverses démarches intellectuelles et empiriques, à l’image de saint Thomas d’Aquin, qui reste un modèle pour la réflexion philosophique et théologique.

La création de l’Académie pontificale des Sciences sociales atteste l’attitude bienveillante de l’Eglise envers les sciences positives et humaines, qui ont droit à une juste autonomie. Elle s’inscrit dans la ligne des efforts de l’Eglise, qui cherche inlassablement à éclairer les consciences sur la dimension éthique des choix concrets que sont amenés à faire les hommes et les sociétés. Par ses recherches, l’Académie fera apparaître l’harmonie et la continuité entre les découvertes des sciences sociales au service de l’homme, les principes de la morale naturelle et la doctrine sociale de l’Eglise.

En faisant aujourd’hui appel à vos compétences, l’Eglise désire intensifier le dialogue avec les chercheurs en sciences sociales [18], pour l’enrichissement réciproque et pour le service du bien commun. Elle souhaite encore mieux percevoir la complexité des causes qui entraînent des situations quelquefois inhumaines et qui peuvent faire peser sur des personnes ou sur des institutions des menaces, risquant de compromettre gravement la dignité des êtres et l’avenir du monde. Cette compréhension des réalités sociales permettra de discerner les enjeux éthiques et de les présenter de façon plus claire à nos contemporains. Et il importe à l’Eglise de poursuivre l’élaboration de sa doctrine sociale et de la perfectionner, grâce à une collaboration étroite avec les mouvements sociaux catholiques et avec les experts dans les disciplines sociales, dont vous êtes les illustres représentants au sein de cette nouvelle Académie.

Mesdames et Messieurs les académiciens, au terme de notre entretien, en vous renouvelant mon estime et en vous exprimant mes voeux pour vos travaux, j’invoque sur vous l’assistance de l’Esprit de vérité et les Bénédictions du Seigneur.


[1] CF. Léon XIII, Rerum Novarum; Jean-Paul II Centesimus annus, CA 13.
[2] Cf. Jean-Paul II, Centesimus annus, CA 11.
[3] Centesimus annus, CA 54; cf. Pie XI, Quadragesimo anno.
[4] Cf. Centesimus annus, CA 13.
[5] Conc. OEcum. Vat. II, Gaudium et spes, GS 84
[6] Gaudium et spes, GS 25, 1.
[7] Cf. Jean-Paul II, Sollicitudo rei socialis, SRS 41.
[8] Cf. Conc. OEcum. Vat. II, Optatam totius, OT 16.
[9] Cf. Paul VI, Populorum progressio, PP 42.
[10] Cf. Jean-Paul II, Laborem exercens, LE 14.
[11] Cf. Christifideles laici, CL 42; Centesimus Annus, CA 48; Catéchisme de l'Église catholique, CEC 1883-1885 CEC 2209.
[12] Cf. Pie XI, Mit brennender Sorge; Jean XXIII, Mater et magistra, chap. IV.
[13] Cf. Mt 251Co 13
[14] Cf. 1Jn 4,11.
[15] S. François de Sales, Traité de l'amour de Dieu, 8, 6.
[16] S. Thomas d'Aquin, Somme théologique, II-II 23,1.
[17] Cf. Ep 2,19.
[18] Cf. Centesimus Annus, CA 59.






AU CARDINAL ARMAND-GAÉTAN RAZAFINDRATANDRA, ARCHEVÊQUE D'ANTANANARIVO

Lundi 28 novembre 1994

Monsieur le Cardinal,




C’est avec beaucoup de joie que je vous accueille en ces lieux avec toutes les personnes de votre famille, que je salue cordialement. Je suis heureux de saluer également les évêques de Madagascar et de l’Ile Maurice, ainsi que les prêtres et les délégués des communautés catholiques de Paris et de Rome, venus pour cette circonstance solennelle.

Il m’est agréable aussi d’adresser mes salutations déférentes à Leurs Excellences les Ambassadeurs de la République malgache près le Saint-Siège et près la République italienne ainsi qu’aux personnalités officielles de Madagascar ici présentes.

Par votre promotion au cardinalat, voici que vous êtes lié davantage encore au service de l’Eglise et du Siège de Pierre. Laissez-moi vous dire combien je suis heureux que le successeur du regretté Cardinal Razafimahatratra puisse, à son tour, nous faire bénéficier de l’expérience pastorale de la Grande Ile.

Cette rencontre ravive en moi le souvenir de mon inoubliable visite à Madagascar en 1989. Au cours de ce voyage, j’ai eu la joie de béatifier Victoire Rasoamanarivo, à la riche personnalité de laïque engagée. Puissiez-vous, au sein du Collège des Cardinaux, apporter un peu de la patience paisible et de la confiance optimiste qui habitaient la bienheureuse Victoire!

Sur vous-même, Monsieur le Cardinal, et sur toutes les personnes qui vous entourent, j’invoque de grand coeur l’abondance des Bénédictions divines.



AU CARDINAL PAUL PHAM DÌNH TUNG, ARCHEVÊQUE DE HA NÔI

Lundi 28 novembre 1994


Monsieur le Cardinal,




C’est avec beaucoup de joie que je vous accueille en ces lieux aujourd’hui. Permettez-moi de présenter mes salutations déférentes à Son Excellence l’Ambassadeur Nguyên Manh Dung, qui nous fait l’honneur d’être des nôtres.

Egalement, je salue cordialement votre Auxiliaire, Monseigneur Paul Lê Dac Trong, ainsi que vos proches, vos amis et toutes les personnes qui sont avec vous.

Voici donc que vous prenez le relai du regretté Cardinal Joseph Marie Trinh Van Can, et l’Eglise qui est au Viêt-Nam sera ainsi présente dans le conseil entourant l’Evêque de Rome. Je suis très heureux que vous nous apportiez ici votre expérience pastorale unique: celle de vos nombreuses années passées à Bac-Ninh et celle de pasteur d’un important diocèse, dans un pays d’Asie particulièrement cher au coeur du Pape.

Je saisis cette occasion pour exprimer ma profonde affection aux fidèles de l’Eglise catholique au Viêt Nam et pour leur dire qu’en ce temps de l’Avent, dans ma prière, je présente tous leurs espoirs au Dieu Sauveur.

A l’approche de la fête du Têt, je souhaite déjà une heureuse année nouvelle à toutes les populations vietnamiennes, priant Monsieur l’Ambassadeur de bien vouloir se faire auprès des hautes Autorités du Viêt Nam l’interprète de mes voeux fervents de prospérité et de paix.

De grand coeur, je vous donne ma Bénédiction Apostolique.




AU CARDINAL PIERRE EYT, ARCHEVÊQUE DE BORDEAUX

Salle Clémentine

Lundi 28 novembre 1994



Monsieur le Cardinal,



En la demeure du Successeur de Pierre, avec tous ceux qui sont venus vous entourer de leur amitié, soyez le bienvenu! C’est une vraie joie pour moi de vous recevoir au lendemain du jour où vous êtes entré dans le Collège des Cardinaux!

Plusieurs fois, au cours des dernières années, j’ai eu l’occasion d’apprécier votre compétence théologique et votre dévouement pastoral. Déjà, dans le passé, le diocèse de Bordeaux avait donné un Pape à l’Eglise, Clément V, qui vous est cher comme premier Pape d’Avignon, ainsi que de nombreux Cardinaux. Vous vous inscrivez désormais dans cette longue tradition, en assurant les missions qui vous seront demandées pour le service du Siège de Pierre.

Témoignage de foi, votre ministère s’exerce dans le diocèse de Bordeaux: chacun des fidèles est appelé à rendre comme vous un témoignage, à la place où il se trouve et avec les moyens qui sont les siens. Béni soit Dieu qui nous rend forts à son service! A chacun d’entre vous, chers frères et soeurs, au clergé et à tous les fidèles du diocèse de Bordeaux, je donne de grand coeur la Bénédiction Apostolique.



AU CARDINAL NASRALLAH-PIERRE SFEIR, PATRIARCHE D'ANTIOCHE DES MARONITES

Salle Clémentine

Mardi 29 novembre 1994



Monsieur le Cardinal,

L’entrée du Patriarche d’Antioche des Maronites dans le Collège cardinalice, que nous venons de célébrer, constitue un événement que je suis heureux de souligner à l’occasion de cette brève rencontre.

Alors que je vous accueille, avec plusieurs membres de la hiérarchie maronite, avec des représentants de la société civile, ainsi qu’avec vos collaborateurs et certains de vos proches, ma pensée se tourne avec émotion vers votre patrie, constamment présente dans ma prière. Puisse votre cardinalat renforcer encore le lien historique confiant entre la communauté maronite et l’Eglise de Rome!

Le salut affectueux que je vous adresse, Monsieur le Cardinal, ainsi qu’aux personnes qui vous entourent, je vous demande de le transmettre à tous vos compatriotes, en signe d’encouragement dans l’espérance, en attendant qu’il me soit donné de visiter votre pays très aimé.

Je confie à l’Apôtre Pierre, dont les patriarches maronites prennent le nom, votre personne, l’Eglise maronite et l’ensemble de vos frères libanais; je le prie en particulier pour ceux qui préparent l’acte important que sera le Synode pour le Liban.

De grand coeur, je vous accorde, ainsi qu’à vos proches et à vos compatriotes, la Bénédiction Apostolique.





AU CARDINAL JEAN CLAUDE TURCOTTE, ARCHEVÊQUE DE MONTRÉAL

Salle des Papes, Mardi 29 novembre 1994




Monsieur le Cardinal,

Au lendemain du Consistoire qui a vu votre accession à la dignité cardinalice, je suis heureux d’accueillir en vous le Pasteur de l’Eglise qui est dans l’illustre cité de Montréal. Je ne puis manquer d’évoquer, même d’un mot, la belle tradition d’évangélisation et de sainteté dont votre diocèse est héritier. Et comment oublier l’accueil qui m’y a été réservé naguère?

C’est avec plaisir que je vous salue, en vous disant combien sera utile, au sein du Collège des Cardinaux, votre expérience pastorale. Je tiens à souhaiter très cordialement la bienvenue à toutes les personnes qui vous entourent, d’abord à votre vénérée mère et à vos proches, aux représentants de la société civile, à vos confrères et à vos collaborateurs.

Je forme des voeux fervents pour votre ministère à Montréal et pour les services que vous serez appelé à rendre à l’Eglise de Rome. Portez au clergé de votre diocèse et à tous les baptisés les encouragements du Successeur de Pierre: qu’ils poursuivent leur route, fidèles à l’Evangile, en communion avec toute l’Eglise, avec l’audace de l’espérance dans le Seigneur qui vient!

Monsieur le Cardinal, chers amis, que la Mère du Sauveur soit votre guide! Que le Seigneur vous comble de ses Bénédictions!



Décembre 1994



Discours 1994 - Samedi 19 novembre 1994