Discours 1994 - Salle des Papes, Mardi 29 novembre 1994


AUX MEMBRES DE LA COMMISSION THÉOLOGIQUE INTERNATIONALE À L'OCCASION DU XXVe ANNIVERSAIRE DE SA FONDATION

Salle du Consistoire, Vendredi 2 décembre 1994



Monsieur le Cardinal,
Chers frères dans l’épiscopat,
Chers amis,



1. C’est pour moi une joie de vous accueillir au cours de votre session plénière annuelle, et de célébrer avec vous le XXVème anniversaire de la création de la Commission théologique internationale dont vous êtes aujourd’hui les membres. Je sais gré à Monsieur le Cardinal Ratzinger d’en avoir retracé l’histoire.

L’idée qui a inspiré la constitution de la Commission était de prolonger de manière permanente l’étroite collaboration entre pasteurs et théologiens qui avait caractérisé les travaux du Concile Vatican II, en faisant appel à des théologiens venus de diverses parties du monde. Je voudrais redire aujourd’hui la grande estime dans laquelle je tiens la recherche théologique, convaincu que son aide est indispensable à l’exercice du Magistère du Successeur de Pierre. C’est pourquoi, au début de notre entretien, je vous remercie vivement de la contribution que vous ne cessez d’apporter à l’Eglise et à ses pasteurs. Cette gratitude s’étend à l’ensemble de vos collègues qui, avant vous, ont participé aux travaux de la Commission.


En 25 ans, comme il a été rappelé, la Commission a donné des preuves de sa vitalité, notamment en élaborant des documents qui servent de référence à la réflexion théologique de notre temps. Par son existence et par le déroulement de ses travaux, elle porte un témoignage de grand prix sur ce que doit être l’exercice de la théologie en Eglise. Vous venez de divers horizons, vous représentez des sensibilités intellectuelles et des cultures différentes, à l’image du domaine théologique lui-même dans sa complexité. Grâce à vos discussions franches et rigoureuses, vous parvenez, ou, en tout cas, vous vous efforcez de parvenir à un consensus sur les questions théologiques abordées. En effet, vos échanges sont marqués par l’écoute attentive d’autrui et par la conviction que le dialogue est nécessaire pour faire progresser le savoir sur des points souvent délicats. Vos sessions se déroulent dans le climat de grande liberté et de respect fraternel que requiert une recherche authentique de la vérité.



2. La Commission théologique internationale ne constitue pas une section de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. Son indépendance même est la garantie de l’autonomie nécessaire à sa réflexion. En même temps, le fait que votre Président est le Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi est signe que l’Eglise vous appelle à offrir à son Magistère une collaboration féconde.

Cela suppose la confiance réciproque et l’estime mutuelle. Je suis heureux de vous redire, au cours de cette rencontre, la confiance que j’accorde aux théologiens, comme j’ai eu l’occasion d’en témoigner récemment, en élevant au cardinalat deux des anciens membres de votre Commission, le Père Yves Congar et Monseigneur Pierre Eyt. D’autres membres les ont précédés: votre Président, créé cardinal par mon prédécesseur Paul VI, et les théologiens Henri de Lubac et Hans Urs von Balthasar, désignés par moi-même. L’Eglise sait qu’en retour, elle peut compter sur votre confiance, dont le fondement est l’amour que vous lui portez. En effet, l’amour filial de l’Eglise est au coeur de la vocation du théologien; il rend libre, mais il est aussi la mesure immanente de ses recherches les plus ardues.



3. Un des traits caractéristiques de la pensée moderne est l’attention prêtée aux questions d’épistémologie. Il est nécessaire que les théologiens aient une conscience claire de la spécificité de leur discipline, d’autant plus qu’ils sont amenés à prendre en compte l’apport d’autres disciplines scientifiques.

La théologie, intellectus fidei, est enracinée dans la foi. Sans la foi, il n’y a pas de théologie. C’est pourquoi le théologien doit être un homme de foi, dans la certitude que la vraie foi est toujours celle que professe l’Eglise. Par une connaturalité profonde, il accordera son intelligence au mystère chrétien. En conséquence, il sera, à un titre spécial, un homme de prière. La vie spirituelle est, en effet, une condition indispensable de la recherche théologique.



4. Homme de foi, le théologien a pour mission de scruter les richesses de lumière contenues dans le mystère. En parlant de mystère, nous soulignons, en effet, non pas je ne sais quelle opacité ou difficulté du message révélé, mais la disproportion qui existe entre, d’une part, celui « qui habite une lumière inaccessible » et cependant se fait connaître à nous, et, d’autre part, les limites de notre esprit créé. La foi donne d’adhérer à celui qui est Source de lumière. Le théologien s’emploiera à mettre en évidence, à l’aide de la raison, les insondables richesses reçues d’en-haut.

Il convient ici de relever une tentation typique de notre temps, la tentation que nous pourrions appeler d’« étroitesse de la raison ». Parce que, en progressant, le savoir s’est diversifié en de multiples disciplines distinctes, on serait facilement porté, si on n’y prend pas garde, à privilégier, au détriment des autres, un type particulier de rationalité. Cette attitude, qui est à l’origine d’un certain rationalisme, provoque une distorsion de la pensée, tout spécialement ruineuse pour la théologie dans sa vocation d’être sagesse. Le théologien doit être prêt à recourir, sans préjugés ni parti-pris, à toutes les ressources de la raison humaine prise dans son intégralité, à commencer par ses ressources métaphysiques. Ne sait-il pas que la raison humaine est une empreinte et un reflet de celui qui est la suprême Raison?

Certes, le chemin du théologien a quelque chose de paradoxal. La racine de son savoir est l’infaillible lumière de la foi; sa réflexion est sujette aux limitations et aux fragilités propres aux choses humaines. Sa fierté est dans le service de la Lumière divine, sa modestie est dans la conscience des limites de la pensée humaine.



5. En vertu des buts assignés à votre Commission, un double effort est requis de vous. Vous devez présenter à nos contemporains les beautés du mystère du salut et sa force de libération. Vous êtes aussi invités à aborder avec courage les questions nouvelles qui se posent à l’Eglise. Vous en donnez l’exemple dans la présente session où vous traitez des relations du christianisme et des religions non-chrétiennes. C’est dire que la nouvelle évangélisation, qui doit marquer l’aube du troisième millénaire, devra beaucoup aux théologiens.

Permettez-moi d’insister ici sur un seul point. Parmi les dangers qui menacent la culture contemporaine, le plus grave est la crise du sens et de la vérité, génératrice de dérives morales et de désespoir. A vous, théologiens, il appartient de redonner à un monde qui ne cesse d’y aspirer obscurément le désir d’atteindre la vérité, ou, pour reprendre l’expression si profonde de saint Augustin, le gaudium de veritate, la joie de la vérité qui sauve et qui libère.

A travers vos personnes, je veux, en terminant, m’adresser à tous les théologiens pour les encourager à poursuivre avec courage et confiance leur travail, si précieux pour l’Eglise et pour son Magistère.

En invoquant les saints Docteurs de l’Eglise d’Orient et d’Occident, je vous accorde de grand coeur la Bénédiction Apostolique.




AUX ÉVÊQUES DE LA CONFÉRENCE ÉPISCOPALE IRANIENNE EN VISITE «AD LIMINA APOSTOLORUM»

Samedi 3 décembre 1994



Chers frères dans l’épiscopat,



1. C’est avec une émotion intense que je vous accueille au moment de votre Visite ad limina et que je tiens à vous exprimer mon cordial salut à la manière de l’Apôtre Paul: « A vous, grâce et paix de par Dieu le Père et le Seigneur Jésus-Christ! »[1]. Je vous saurai gré d’assurer de ma profonde union spirituelle les évêques qui n’ont pas pu participer avec vous à ce pèlerinage sur les tombes des saints Pierre et Paul.

Notre rencontre constitue un moment important de la communion fraternelle entre les successeurs des Apôtres, qui forment une « précieuse couronne spirituelle » autour du Successeur de Pierre [2]. Dans la prière et dans le dialogue, avec moi-même et avec mes collaborateurs des diverses congrégations de la Curie romaine, nous est donnée l’occasion de partager les joies, les espérances et les souffrances de chacun de vous dans l’exercice de sa charge pastorale.



2. La terre où vous vivez a une riche tradition spirituelle; en effet, des événements de l’Ancien Testament, dont il est fait mention dans les livres d’Ezéchiel, d’Esther, de Judith et d’Esdras, sont liés à l’antique Perse. L’histoire de votre pays est donc en liaison étroite avec l’histoire du peuple de l’Ancienne Alliance, auquel a été confié le message de la Révélation. Dès les temps apostoliques, des communautés catholiques se sont installées sur le territoire de l’Iran actuel, comme en témoignent des auteurs anciens [3]. Selon la tradition, elles auraient reçu le trésor de la foi grâce à l’Apôtre Thomas, qui continue aujourd’hui de les inspirer et de les soutenir dans leur mission, au milieu des doutes et des difficultés rencontrées. Au long des siècles, la vitalité de vos Eglises s’est manifestée en particulier par la participation d’un évêque persan au Concile de Nicée, où les Pères ont recueilli la Tradition et ont exposé la foi trinitaire de toute l’Eglise.

«Ainsi donc, mes frères bien-aimés et tant désirés, ma joie et ma couronne, tenez bon de la sorte, dans le Seigneur» [4]; avec ces paroles de Saint Paul, je voudrais vous encourager à maintenir vivante la présence de l’Eglise dans votre pays et à poursuivre inlassablement la mission de révéler le visage du Christ au monde, particulièrement par le témoignage de la vie chrétienne. J’ai conscience que votre action pastorale est souvent difficile et régulièrement entravée pour différents motifs liés à la situation présente, comme cela m’a été clairement indiqué dans les informations que j’ai reçues avant votre visite. Cependant, à la manière du peuple élu qui marchait à travers le désert ou qui se trouvait entouré de peuples plus nombreux, vous êtes le petit troupeau que Dieu aime.

Le Successeur de Pierre vous invite à ne pas vous décourager et à ne pas désespérer. En toute circonstance, rappelez-vous que l’Eglise universelle nourrit à votre égard une grande estime et qu’elle apprécie votre présence et celle de tous vos fidèles dans votre terre, présence qui se manifeste par la vie liturgique, par la prière, par les quelques rencontres rendues possibles et par vos oeuvres. A cela, vous êtes reconnus comme les témoins fidèles.



3. Je désire rendre grâce pour le zèle des prêtres, des religieux et des religieuses; transmettez-leur les remerciements et les encouragements du Pape, pour les activités qu’ils déploient avec une grande fidélité auprès de ceux qui sont dans le besoin, sans distinction aucune. Ce qu’ils font au plus petit d’entre les hommes, c’est au Christ qu’ils le font. Je pense en particulier à ce qu’ils réalisent envers les malades, les enfants et les personnes âgées, tous ces frères qui restent souvent dans l’isolement. Je n’oublie pas les nombreuses expressions de leur charité chrétienne: l’accueil, l’écoute, le dialogue et la solidarité sous toutes ses formes. Tout ceci est un beau témoignage qui, bien que silencieux, atteste que l’Evangile transforme le monde à la manière d’un ferment et que la charité entre les frères repose sur l’amour reçu du Seigneur. C’est ainsi que Saint Augustin peut déclarer: « Contre la violence de l’amour, le monde ne peut rien faire » [5]. Rien ne sera perdu de ce qui est fait au nom du Seigneur, en réponse à son amour pour les hommes. Au contraire, toute oeuvre de charité élève le monde.

Le manque de vocations sacerdotales et religieuses autochtones dans vos différents diocèses vous préoccupe. Avec l’aide de vos fidèles, des prêtres et des religieux, je vous invite à rechercher les solutions nécessaires à la vie de vos communautés. Ensemble, puissiez-vous inviter quelques jeunes, garçons et filles, à s’engager radicalement à la suite du Seigneur. La préparation d’une nouvelle génération de prêtres et de consacrés, issus du pays, demande du temps. Elle commence par la formation humaine et spirituelle des laïcs, en particulier des familles, dont la responsabilité est primordiale dans l’éclosion et la croissance des vocations.

Les mouvements de jeunesse, que vous essayez de développer, sont aussi des lieux importants pour l’édification de la personnalité de chaque jeune, pour sa formation chrétienne, pour son ouverture aux autres et pour la nécessaire collaboration entre toutes les composantes de la société iranienne.

Comme les Apôtres, enfermés dans le Cénacle, ont reçu les lumières de l’Esprit Saint pour que brille partout sur la terre l’amour de Dieu, je souhaite que les jeunes soient des fils de la lumière, puisant leur force dans la prière, dans les sacrements et dans la vie fraternelle. Dans le cadre des mouvements, les adultes ont la charge de transmettre l’appel du Seigneur à leurs enfants, en leur manifestant que suivre le Christ et se consacrer à la mission de l’Eglise permet de réussir sa vie et d’être heureux, même si cela comporte des sacrifices, spécialement dans une société qui a des difficultés à comprendre le sens de cet engagement.

En remerciant vivement toutes les communautés qui ont détaché certains de leurs membres pour soutenir l’Eglise en Iran, je renouvelle aussi mon appel à l’intention des Eglises plus riches en vocations et des congrégations religieuses, pour qu’elles sachent envoyer des témoins de l’Evangile dans les pays les plus défavorisés, en prenant soin de donner aux personnes la formation requise et de leur faire découvrir les richesses de l’histoire et de la culture locales.



4. La réalité sociale dans laquelle vous vivez vous met en contact étroit avec la population qui, dans sa grande majorité, professe la foi musulmane. La déclaration Nostra Aetate du deuxième Concile du Vatican donne les indications claires, qui inspirent l’Eglise, pour le dialogue interreligieux. Il s’agit du respect de la conscience personnelle, du rejet de toute coercition ou de toute discrimination en ce qui concerne la foi, de la liberté de pouvoir pratiquer sa religion et de pouvoir en témoigner, ainsi que de la considération et de l’estime pour toutes les traditions religieuses authentiques. Dans notre marche vers le troisième millénaire, j’ai aussi rappelé que le dialogue entre les religions est une manière de réaliser la civilisation de l’amour, à condition d’être « cependant toujours attentifs à ne pas provoquer de dangereux malentendus, en veillant au risque de syncrétisme » [6].



5. Chers frères dans l’épiscopat, votre présence me rend proche de tous les fidèles de vos diocèses, auxquels je vous demande de transmettre mes chaleureuses salutations, spécialement aux familles et aux jeunes. Je les encourage à demeurer des fils de l’Eglise, par une foi solide, par une espérance profondément enracinée dans le Christ et par une inlassable charité. Dites-leur que ma prière les accompagne dans leur tâche de témoins du Ressuscité.

Je confie à l’intercession de la Vierge Marie, Mère de l’Eglise, votre ministère et la vie de vos Eglises. Que le Christ vous éclaire et soutienne vos efforts constants, ainsi que ceux des prêtres, des religieux, des religieuses et des fidèles laïcs sur la terre d’Iran!

A tous, j’accorde la Bénédiction Apostolique.

[1] Ph 1,1.
[2] Ignace d'Antioche, Lettre aux Magnésiens, XIII, 1.
[3] Cf. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, III, 1.
[4] Ph 4,1.
[5] Enarrationes in Ps 48 (47), 14.
[6] Tertio millennio adveniente, TMA 53.




AUX CARDINAUX, À LA FAMILLE PONTIFICALE, À LA CURIE ET AUX ÉVÊQUES DE ROME, À L'OCCASION DE LA PRÉSENTATION DES VOEUX DE NOËL

Jeudi 22 décembre 1994



Messieurs les Cardinaux,
Vénérés Frères dans l'Épiscopat et
dans le Sacerdoce,
bien chers Frères et Soeurs!



1. En cette rencontre qui a lieu dans la lumière de Noël désormais tout proche, je veux commencer mon discours par quelques paroles pleines de tristesse de Mère Teresa de Calcutta.

« Je vous parle du plus profond de mon coeur – a-t-elle dit lors de son intervention à la récente Conférence internationale du Caire sur "Population et Développement", convoquée par l’Organisation mondiale des Nations Unies –, je parle à tous les hommes de tous les pays du monde… Chacun d’entre nous se trouve ici aujourd’hui grâce à l’amour de Dieu qui nous a créés, et à nos parents, qui nous ont accueillis et ont voulu nous donner la vie. La vie est le plus grand don de Dieu. C’est pour cela qu’il est si pénible de voir aujourd’hui ce qui se passe dans tant de parties du monde : la vie est délibérément détruite par la guerre, par la violence, par l’avortement. Nous avons été créés par Dieu pour des choses plus grandes : aimer et être aimés.

J’ai souvent affirmé, et j’en suis sûre, que ce qui détruit le plus la paix dans le monde d’aujourd’hui, c’est l’avortement. Si une mère peut tuer son propre enfant, qu’est-ce qui pourra nous empêcher, vous et moi, de nous tuer réciproquement ? Le seul qui ait le droit d’ôter la vie, c’est Celui qui l’a créée. Aucun autre n’a ce droit : ni la mère, ni le père, ni le médecin, ni une agence, ni une Conférence, ni un gouvernement.

Je suis certaine que, au plus profond de votre coeur, vous savez que le petit enfant qui n’est pas né est un homme aimé de Dieu, comme vous et moi. Celui qui le sait peut-il délibérément détruire la vie ? Je suis terrorisée à la pensée de tous ceux qui tuent leur propre conscience, pour pouvoir effectuer un avortement. Après la mort, nous nous trouverons face à face avec Dieu, auteur de la vie.

Qui prendra la responsabilité devant Dieu de millions et de millions d’enfants auxquels n’a pas été donnée la possibilité de vivre, d’aimer et d’être aimés ?

Dieu a créé un monde suffisamment grand pour toutes les vies dont il désire qu’elles naissent. Ce sont seulement nos coeurs qui ne sont pas assez grands pour les désirer et les accepter (…). S’il est un enfant que vous ne désirez pas ou dont vous ne pouvez pas vous occuper, donnez-le-moi. Je ne veux refuser aucun enfant. Je lui donnerai une maison, ou je lui trouverai des parents qui l’aiment… ».



L’Église et l’Année de la famille

2. J’ai voulu rapporter ces paroles de Mère Teresa de Calcutta au cours de cette rencontre avant Noël, parce qu’elles semblent mettre en évidence une caractéristique particulière de l’année qui est sur le point de se terminer. 1994 a été une année consacrée à la famille : l’Organisation des Nations Unies l’a proclamée Année internationale de la Famille. L’Église s’est unie à cette proposition en célébrant dans le monde entier l’Année de la Famille. En effet, à l’initiative des Nations Unies, nous avons fait nôtre ce grand thème qui ne peut pas ne pas solliciter notre attention alors que nous préparons le troisième millénaire, désormais tout proche. Au cours des mois écoulés, on a prié dans toute l’Église pour les familles et avec les familles, et on a organisé des pèlerinages en divers sanctuaires ; les familles se sont rencontrées dans de multiples congrès, pour débattre de leurs problèmes et chercher des solutions opportunes ; pour couronner le tout, une « Rencontre mondiale des familles » s’est tenue à Rome les 8 et 9 octobre.

Aujourd’hui, réunis devant le mystère de la Nativité du Seigneur, nous nous rendons vraiment compte de l’importance de la famille dans le processus de préparation du prochain grand Jubilé. Dans la Sainte Famille, Dieu a exalté toutes les familles humaines. Il les a exaltées en devenant un nouveau-né, le Fils de l’Homme. Pour parler de lui-même, le Seigneur recourait volontiers à cette définition tirée du Livre du prophète Daniel (cf. Dn Da 7,9-14).

Celui que Pierre a confessé comme Fils de Dieu (cf. Mt 16,16) et que l’Église proclame Fils consubstantiel au Père, Dieu né de Dieu, a aimé se donner à lui-même l’appellation de Fils de l’Homme. Né de la Vierge Marie, il a grandi en effet dans une famille humaine et, comme Fils de Dieu, il a voulu donner à cette famille l’inépuisable richesse de la sainteté divine.



3. En célébrant l’Année de la Famille dans la perspective de ce mystère, l’Église a voulu en même temps mettre en relief la beauté et la sublimité de la vocation conjugale et de celle de parents. Elle a voulu rappeler à tous les hommes tout ce que chacun d’entre nous doit à sa famille, en soulignant à nouveau ce que le Concile Vatican II a exprimé d’une manière si appropriée dans la Constitution pastorale Gaudium et spes sur l’Église dans le monde de ce temps, là ou elle parle de la mise en valeur de la dignité du mariage et de la famille.

Un aspect particulier de l’intérêt de l’Église pour la famille est sûrement la sollicitude qu’elle porte aux enfants.

D’ailleurs, l’Église, qui est une mère, pourrait-elle ne pas avoir cette sollicitude quand, de tant de parties du monde, lui parvient l’écho de faits vraiment terrifiants? Je pense en particulier à l’extermination brutale des « enfants de la rue », aux enfants que l’on oblige à se prostituer, au commerce d’enfants de la part d’organisations qui s’occupent de greffes d’organes ; je pense aux mineurs, victimes de la violence et de la guerre, et à ceux que l’on utilise pour le trafic de la drogue ou pour d’autres activités criminelles.

Ce sont là des aberrations, qui nous remplissent d’horreur déjà quand on ne fait que les énumérer.

Que de tâches pastorales se dessinent pour l’Église devant des problèmes aussi urgents et aussi graves! L’Année de la Famille a sûrement contribué à susciter dans les divers milieux ecclésiaux une sensibilité plus profonde à cet égard. Les multiples initiatives promues au cours de ces mois ont donné une impulsion nouvelle à la pastorale familiale, en stimulant l’engagement apostolique de chacun des membres de la famille, dans la ligne de la dimension qui est peut-être la plus spécifique de l’engagement des laïcs dans l’Église. Le Conseil pontifical pour la Famille a participé à toute cette riche activité et a pris des initiatives propres. Aussi voudrais-je aujourd’hui exprimer particulièrement mes remerciements à son président, M. le cardinal Alfonso Lopez Trujillo, et à tous ses collaborateurs.



La Conférence du Caire sur « Population et développement »

4. Allant de pair avec l’attention portée à l’enfant et à la famille, la considération pour la vie s’est, elle aussi, développée. Le mariage et la famille doivent constituer un milieu d’amour responsable, précisément parce que l’amour conjugal est orienté vers la vie. C’est ce que soulignait déjà le Pape Paul VI dans son Encyclique Humanae vitae, un texte qui, au fur et à mesure que passent les années, s’avère toujours davantage comme une intervention prophétique et providentielle.

L’année qui arrive désormais à son terme en a offert une preuve particulièrement significative. En effet, à l’occasion de la Conférence du Caire, l’humanité s’est trouvée devant un projet de document préparé par un organisme relevant de l’Organisation des Nations Unies, sous l’influence de certains gouvernements et d’Organisations non-gouvernementales. Dans sa formulation originelle, ce document constituait une sérieuse menace pour la dignité du mariage et de la famille, et spécialement pour cette vie que, selon le plan de Dieu, le mariage et la famille doivent servir.

L’Église a toujours enseigné que ce service doit s’exercer de manière responsable. Ces dernières années, devant le problème du peuplement croissant de la planète, elle n’a pas seulement enseigné le principe de la paternité et de la maternité responsables, mais elle a aussi travaillé par son engagement pastoral à orienter les consciences à le mettre en pratique de manière adéquate.

Mais ce que l’on voulait réaliser dans ce domaine, dans le projet initial de la Conférence du Caire, était absolument inacceptable. Dans les faits, par ce projet, on tentait, avec un langage ambigu, d’inclure l’avortement parmi les autres moyens de contrôle des naissances.

Heureusement, ces propositions initiales préoccupantes ont été par la suite révisées au cours des travaux de la Conférence et un appel au respect des valeurs religieuses et éthiques a été inscrit parmi les principes qui inspirent le document final. La voix de l’Église a cherché de toutes les façons à se faire entendre, afin de contribuer au réveil des consciences. Cela a suscité un écho favorable non seulement parmi les catholiques et les chrétiens, mais aussi parmi ceux qui suivent la Loi de Moïse, parmi les musulmans, parmi les représentants d’autres religions non chrétiennes, ainsi que chez des personnes de bonne volonté qui ne sont pas liées à un credo religieux.

Le cinquième commandement du Décalogue : « Tu ne tueras pas ! », reflète un principe primordial de la Loi naturelle, valable pour tous de la même manière.



L’Académie pontificale pour la vie

5. L’année qui se termine s’est révélée, en outre, opportune pour susciter dans les consciences une sensibilité plus aiguë en ce qui concerne les valeurs de la vie de ceux qui ne sont pas encore nés. Je voudrais rappeler ici l’activité généreuse et éclairante exercée en ce domaine par de nombreux laïcs, surtout parmi les scientifiques et les médecins.

Et parmi ceux-ci, il me semble qu’il est de mon devoir de mentionner explicitement un homme bien connu de tous, que le Seigneur a appelé à lui le jour de Pâques de cette année : je veux parler du professeur Jérôme Lejeune. C’est de lui qu’est venue l’initiative de fonder l’Académie pontificale pour la vie, où se retrouvent des hommes de science et des experts qui veulent se consacrer à la défense de la vie et à sa promotion dans la société. La mission de l’Académie est, en particulier, de promouvoir les études scientifiques sur la vie, valeur fondamentale à cultiver de toutes les manières et par tous les moyens, en contact étroit avec la communauté ecclésiale et avec le monde. Sont invitées à faire partie de l’Académie, en tant que membres correspondants, des personnes qui consacrent au thème de la vie leur activité professionnelle et apostolique, et qui travaillent parfois dans ce domaine au prix de lourds sacrifices.

L’Académie pontificale pour la vie a donc le caractère d’un organisme scientifique et pastoral. Tout comme Pie XI, au cours de son pontificat, a promu les rapports de l’Église et de la science par la création de l’Académie pontificale des sciences, ainsi a-t-on ressenti en notre temps le besoin d’une institution académique consacrée à la vie. Elle restera en étroit contact tant avec le Conseil pontifical pour la Famille qu’avec le Conseil pontifical pour la pastorale des Services de santé. En effet, la responsabilité pour la vie est étroitement liée au service qu’accomplissent les médecins et tous ceux qui travaillent dans le domaine de la santé. J’exprime ma reconnaissance à M. le cardinal Fiorenzo Angelini pour les initiatives d’études, les congrès et les autres activités qu’il promeut constamment pour faire connaître les principes éthiques chrétiens dans le monde de la santé.



L’Académie pontificale des Sciences sociales

6. L’année qui se termine aura été particulièrement favorable pour les Institutions du Siège apostolique. En effet, ces derniers mois, l’Académie pontificale des Sciences sociales a, elle aussi, heureusement pris son essor. En remerciant vivement le cardinal Roger Etchegaray, président du Conseil pontifical Justice et Paix, ainsi que tous ceux qui en ont été les promoteurs et les organisateurs, j’exprime le souhait que le Siège apostolique et particulièrement le Conseil que je viens de mentionner, puissent trouver dans la nouvelle Académie une aide valable.

En effet, la doctrine sociale de l’Église s’est développée également grâce à de nombreux experts en sciences sociales, qui ont aidé le Magistère à toujours mieux illustrer les exigences évangéliques face aux défis de l’Histoire.

À cet égard, je veux mentionner la contribution que de grands penseurs catholiques ont apportée à l’élaboration du concept chrétien de démocratie. Un anniversaire important m’en fournit l’occasion puisqu’il tombe exactement ces jours-ci : il y a cinquante ans, à l’occasion de Noël 1944, le Pape Pie XII prononça un mémorable message radiodiffusé, précisément sur la démocratie. Se référant aux désastres provoqués par les totalitarismes et la guerre, le grand Pontife a voulu examiner selon quelles normes la démocratie devait être dirigée « pour s’affirmer comme une véritable et saine démocratie » (Discorsi e radiomessagi di S. S. Pio XII, vol. VI, p. 237).

Et il rappela à ce propos qu’une authentique démocratie suppose un peuple conscient de ses droits et de ses devoirs, capable de se donner des gouvernants à la hauteur de leurs tâches, c’est-à-dire dotés d’une « claire intelligence des fins assignées par Dieu à toute société humaine, en même temps que d’un sens profond des sublimes devoirs de l’oeuvre sociale » (ibid., p. 241). C’est seulement à ces conditions, en effet, que ceux à qui le pouvoir a été confié, peuvent remplir leurs obligations « avec cette conscience de leurs responsabilités, cette objectivité, cette impartialité, cette générosité, cette incorruptibilité, sans lesquelles un gouvernement démocratique réussirait difficilement à obtenir le respect, la confiance et l’adhésion de la part la meilleure du peuple » (ibid.).



Formes nouvelles de l’injustice sociale

7. Sur ce thème comme sur d’autres thèmes importants de la convivialité sociale, le Magistère de l’Église est toujours plus sollicité. Il revient donc à l’Académie pontificale des Sciences sociales d’encourager les féconds rapports entre les spécialistes de l’étude de la société et les pasteurs de l’Église. Plus particulièrement, il s’agit d’affronter les problématiques qui naissent d’injustices sociales, présentes aujourd’hui sous des formes nouvelles par rapport à celles que dénonçait, il y a cent ans, l’Encyclique Rerum novarum. Les Papes Jean XXIII, dans son Encyclique Mater et Magistra, et Paul VI, dans Populorum progressio, en ont déjà parlé. De nos jours, les formes d’injustice sociale prennent des dimensions bien plus vastes que dans le passé, car elles ne concernent pas seulement les classes à l’intérieur de chaque nation, mais elles s’étendent au-delà des frontières des États pour intéresser les rapports internationaux et même intercontinentaux.

Il est difficile de faire en ce moment une analyse plus large. Pourtant, même en observant simplement certaines tendances qui sont apparues lors de la récente Conférence du Caire sur « Population et Développement », on ne peut pas ne pas s’apercevoir que l’on tente d’avaliser une injustice aux dépens des couches sociales les plus humbles de ce que l’on appelle le Tiers Monde. Plutôt que d’entreprendre une action visant à une plus juste distribution des biens, en promouvant un développement intégral, on a cherché à proposer, et même en un certain sens à imposer, aux nations les plus pauvres et en voie de développement, des solutions qui incluent l’avortement comme composante essentielle, sans aucun respect pour la valeur fondamentale de la vie.

À cet égard, je souhaite qu’une visée très différente puisse caractériser le « Sommet mondial sur le développement social », qui se tiendra à Copenhague en mars prochain et qui traitera des thèmes suivants : la lutte contre la pauvreté, la création de postes de travail productif et l’intégration sociale, thèmes que la doctrine sociale de l’Église juge tous importants et urgents.

8. À partir de cela, on peut comprendre combien il est nécessaire que les grands problèmes de la justice sociale soient traités avec une sollicitude efficace et, en même temps, selon des principes éthiques clairs et solides, si l’on veut éviter le risque de devoir recourir à des remèdes pires que le mal lui-même. C’est précisément dans ce but qu’a été fondé, comme un des premiers « fruits » de Vatican II, le Conseil pontifical Justice et Paix. Au cours de la période post-conciliaire, il a montré combien il répondait de manière tour à fait opportune aux besoins de notre temps, et qu’il était indispensable pour donner à l’Église la possibilité de remplir ses tâches, au service de l’Évangile et au service de l’homme.

Cela vaut aussi pour le Conseil de la Culture et pour les autres dicastères du Saint-Siège. S’ils sont au service de l’Église « ad intra », ils ne cessent pas pour autant d’assumer des tâches « ad extra », en collaboration avec les épiscopats de tous les pays, avec lesquels ils cherchent les solutions opportunes.

Je souhaite adresser aujourd’hui mes remerciements les plus cordiaux à Messieurs les cardinaux et archevêques présidents des divers dicastères, et à leurs collaborateurs prêtres, religieux, religieuses et laïcs. En cette Année de la Famille, je le fais en pensant plus particulièrement, aux familles des collaborateurs laïcs, et je souhaite que la Curie romaine revête toujours davantage le caractère d’une famille spéciale. Avec une égale affection, j’exprime mes voeux aux supérieurs et au personnel de « Governatorato » de l’État de la Cité du Vatican, à tous et à chacun en particulier.




Discours 1994 - Salle des Papes, Mardi 29 novembre 1994