Discours 1995




1995

Janvier 1995

À LA 34e CONGRÉGATION GÉNÉRALE DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS

Jeudi 5 Janvier 1995



Très Chers Délégués de la Compagnie de Jésus,


1. Avec la célébration eucharistique, au cours de laquelle vous avez invoqué l’Esprit-Saint, débute ce matin votre Congrégation générale, dont les travaux se poursuivront dans les prochaines semaines.

Et, dès le départ, vous avez voulu ménager la rencontre avec le Pape, pour souligner le singulier charisme d’adhésion au successeur de Pierre qui, selon saint Ignace, doit caractériser la Compagnie de Jésus. De lui, vous attendez de recevoir les « missions », « afin que – comme on le lit dans les Constitutions de votre Institut –, en tout soient mieux servis Dieu notre Seigneur et le Siège apostolique » (Constitutions, 612). Dans le sillage de votre fondateur et de ses premiers compagnons, par ce geste d’adhésion au ministère du Pontife romain, vous déclarez que la Compagnie est, totalement et sans réticences, de l’Église, dans l’Église et pour l’Église.

Je vous salue avec une grande joie, très chers religieux, en adressant ma pensée avant tout au Préposé général, le P. Peter-Hans Kolvenbach, que je remercie pour les sentiments qu’il vient d’exprimer au nom de tous dans son allocution. Avec lui, je salue le Conseil général et les 243 délégués qui, représentant les jésuites du monde entier, manifestent, avec la variété des problèmes et des situations, la vitalité et la fécondité de la Compagnie de Jésus.

Au seuil du troisième millénaire chrétien

2. La présente Congrégation générale revête assurément une particulière importance en ce moment de l’histoire, car elle est essentiellement consacrée au discernement de la contribution spécifique que votre Institut est appelé à apporter à la nouvelle évangélisation, au seuil du troisième millénaire chrétien, et à la mise à jour de l’organisation et de la législation de la Compagnie de Jésus, afin de rendre un service toujours plus adapté et fidèle à l’Église. Afin que vous puissiez toujours mieux accomplir la tâche que vous vous apprêtez à entreprendre, je voudrais proposer à votre réflexion quelques points de référence, qui sont du reste bien présents à votre esprit. J’en suis certain, ils vous aideront à mieux définir votre apport à la mission évangélisatrice de l’Église dans le monde contemporain, en particulier dans la perspective du Grand Jubilé de l’an 2000, qui devra révéler un « nouveau printemps de vie chrétienne », grâce à la docilité des croyants à l’action de l’Esprit Saint (cf. Tertio millennio adveniente TMA 18).

3. En tout premier lieu, la Compagnie de Jésus est appelée à réaffirmer, sans équivoques et sans hésitations, sa voie vers Dieu spécifique telle que saint Ignace l’a tracée dans la Formula Instituti : la fidélité pleine d’amour à votre charisme sera une source sûre de fécondité renouvelée.

Le serviteur de Dieu Paul VI le rappelait aux participants de la 32e Congrégation générale : « Vous avez une spiritualité fortement tracée, une identité sans équivoque, une solidité séculaire qui vient de la valeur des méthodes, qui, à travers le creuset de l’histoire, portent encore l’empreinte de la forte spiritualité de saint Ignace. Il ne faudra donc absolument pas mettre en doute qu’un engagement plus profond dans la voie poursuivie jusqu’ici, dans votre charisme propre, ne soit une nouvelle source de fécondité spirituelle et apostolique ». L’inoubliable Pontife ajoutait : « Nous devons tous veiller afin que l’adaptation nécessaire ne soit pas faite au détriment de l’identité fondamentale, de l’essence de la figure du jésuite, telle qu’elle est décrite dans la Formula Instituti, telle que l’histoire et la spiritualité propre de l’Ordre la propose, et telle que l’interprétation authentique des besoins même des temps semble encore la réclamer aujourd’hui.

Cette image ne doit pas être altérée, elle ne doit pas être défigurée » (Insegnamenti di Paolo VI, vol. XII, 1974, p. 1181-1182).

N’ayez donc pas peur d’être toujours davantage d’authentiques fils de saint Ignace, en vivant pleinement son inspiration originale et son charisme en cette dernière partie du siècle, en approfondissant votre pleine adhésion à la Compagnie de Jésus. Votre charisme vous demande d’être les témoins de la primauté de Dieu et de sa volonté. « Ad maiorem Dei gloriam » : la vie religieuse, l’apostolat, l’engagement dans le monde de la culture et du « social », le souci des pauvres doivent avoir toujours comme unique objectif la plus grande gloire du Seigneur.

Tout cela conduit de soi à mettre fortement en lumière la primauté de la spiritualité et de la prière : le négliger signifierait trahir le don que vous êtes appelés à être pour l’Église et pour le monde.

La base de toute activité apostolique

4. Sur cette exigeante condition spirituelle et ascétique, qui doit être à la base de toute activité apostolique, repose l’engagement pour la nouvelle évangélisation dans la perspective du troisième millénaire. Cela exige avant tout un élan renouvelé dans la mise en oeuvre du commandement du Christ confié à l’Église : « Allez de par le monde prêcher l’Évangile à toute créature » (Mc 16,15). Ce commandement du Christ constitue une tâche essentielle de la mission de l’Église.

La Compagnie de Jésus, « ad hoc potissimum instituta ut ad fidei defensionem et propagationem… praecipue intendat » (Formula Instituti, 1), suivant en cela l’exemple de saint Ignace et de son compagnon de prédilection, saint François-Xavier, a donné en toutes les périodes de son existence une contribution d’importance, y compris par le sang des martyrs, à la réalisation dans les diverses parties du monde de cette tâche missionnaire de l’Église.

Je suis sûr que la Congrégation générale ne manquera pas d’apporter l’attention requise à un aspect si fondamental de votre apostolat. Aujourd’hui, vous le savez bien, les nouveaux nationalismes, les idéologies radicalisées, le syncrétisme religieux, certaines interprétations théologiques du mystère du Christ et de son oeuvre de salut, la difficulté de trouver un équilibre entre l’exigence de l’inculturation de l’Évangile et l’unité du message qui y est contenu, ainsi que d’ailleurs d’autres circonstances de caractère politique, sociologique et religieux risquent de compromettre à la source votre présence et votre activité évangélisatrice en de nombreux pays. En dépit de ces difficultés, j’exhorte la Compagnie tout entière à persévérer dans la mission d’annoncer l’Évangile en première ligne du Royaume de Dieu.

5. L’engagement de l’évangélisation exige aussi un don plus généreux de soi pour favoriser la pleine communion de tous les chrétiens. Dans la récente Lettre apostolique Tertio millennio adveniente, j’ai indiqué l’objectif de l’unité des chrétiens comme prééminent : « L’une des prières les plus ardentes en cette heure exceptionnelle où s’approche le nouveau millénaire est celle par laquelle l’Église demande au Seigneur que croisse l’unité entre tous les chrétiens des diverses Confessions jusqu’à atteindre la pleine communion » (TMA 16). Ce grand effort de toute l’Église doit trouver la Compagnie aux avant-postes : résistant à toute tentation d’individualisme, d’indépendance et d’activité parallèle, elle est appelée à exprimer un grand témoignage de concorde fraternelle et d’harmonie ecclésiale.

On connaît les énergies que la Compagnie déploie pour collaborer avec toutes les forces vives de l’Église. À cet égard, je voudrais vous inviter, d’une part, à conserver vivant l’élan propre à votre charisme pour le service de l’Église universelle, en surmontant toute tentation de fermeture, de provincialisme ou de régionalisme, qui pourrait mettre en péril l’existence même de certaines oeuvres de caractère international ou interprovincial de grande importance pour le bien de l’Église universelle et de chaque Église particulière, comme, par exemple, l’Université grégorienne pontificale, l’Institut biblique pontifical, l’Institut oriental pontifical, ainsi que Radio Vatican, toutes oeuvres pour lesquelles je voudrais remercier en cette occasion la Compagnie ; mais, d’autres part, vous devez partager docilement, dans les lieux où vous exercez votre service, les préoccupations des pasteurs dans leur magistère et dans leur souci de la communauté particulière qui leur est confié.

Une semblable attitude intérieure devra inspirer la recherche théologique, que le jésuite animé de l’esprit de foi développera en docile harmonie avec les indications du Magistère. Que dire ensuite de l’enseignement destiné à former les jeunes générations ? Il devra aux étudiants une connaissance claire, solide et organique de la doctrine catholique, en apprenant à distinguer entre les affirmations qui doivent être retenues et celles qui sont laissées à la libre discussion, et celles qui ne peuvent être acceptées.

Élan missionnaire et promotion d’un dynamisme de communion ecclésiale

6. Sur de telles bases, il sera possible de mettre en oeuvre ce qui, dans la préparation de la Congrégation générale, est apparu comme instance prioritaire en vue du troisième millénaire chrétien : l’élan missionnaire et la promotion d’un dynamisme de communion ecclésiale, laquelle devra se prolonger en oecuménisme, guider le dialogue interreligieux et inspirer le service de la cause des droits de l’homme et de la paix, en tant que fondements de la civilisation de l’amour.

Il est évident que celui qui ne se met pas avec son être tout entier au service de la communion dans l’Église ne peut ambitionner de guérir les blessures et les divisions du monde. Il importe donc de veiller attentivement à ce que les fidèles ne soient pas désorientés par des enseignements douteux, par des publications ou des discours ouvertement contraires à la foi et à la morale de l’Église, par des attitudes qui offensent la communion de l’Esprit. Je voudrais ici rendre grâce au Seigneur pour le bien que les jésuites réalisent dans le monde en diffusant l’Évangile du salut à travers le témoignage de la parole et de la vie. Je vous encourage, très chers frères, à aller de l’avant sur cette voie en surmontant toutes les difficultés et en comptant sur la constante assistance divine, ainsi que sur le soutien du Siège apostolique, qui attend de vous beaucoup en cette période de l’histoire de l’humanité, certes éprouvée, mais riche de possibilités providentielles, sur le plan de l’apostolat et de la mission.

7. Voici venu le temps de la nouvelle évangélisation, laquelle demande à la Compagnie un engagement apostolique encore plus concret et renouvelé « dans son ardeur, dans ses méthodes, dans ses expressions » (Insegnamenti di Giovanni Paolo II, vol. VI/1, 1983, p. 698).

Un tel engagement doit avant tout partir de la confiance envers le Seigneur, qui peut efficacement soutenir la Compagnie également en une époque comme la nôtre si difficile, afin qu’elle ne cesse d’agir généreusement en vue de la croissance du Royaume « per publicas praedicationes, lectiones et aliud quodcumque verbi Dei ministerium ac Spiritualia Exercicitia, puerorum ac rudium in christianismo institutionem, Christi fidelium, in Confessionibus audiendis ac ceteris Sacramentis administrandis, spiritualem consolationem » (Formula Instituti, 1). C’est en effet au Seigneur Jésus qu’appartient la Compagnie, c’est à lui qu’appartient le bien que chaque jour elle accomplit au service de la culture, en particulier dans le monde universitaire, de la formation des jeunes, du soutien spirituel apporté à tant de prêtres, de religieux et de laïcs. De plus, l’apostolat dans les paroisses, dans les centres sociaux, dans les médias, et dans les nombreux « sanctuaires » de la souffrance humaine est le fruit de la grâce divine.

Toute cette richesse s’insère dans le dynamisme de la nouvelle évangélisation, en partant non pas de calculs humains ou de stratégies raffinées, mais d’une humble et confiante adhésion à Celui qui est le premier évangélisateur, le Christ : « L’ardeur apostolique de la nouvelle évangélisation – lit-on dans le Document final de l’Assemblée des évêques latino-américains de 1992 à Saint-Domingue – jaillit d’une radicale conformité à Jésus-Christ, le premier évangélisateur » (n. 28). C’est surtout autour de l’annonce du Christ rédempteur de l’homme, qu’il importe de concentrer tous les efforts apostoliques, pour mettre en oeuvre d’authentiques formes d’inculturation de la foi et promouvoir, comme fruits de la vie chrétienne, les valeurs de la justice, de la paix et de la solidarité, si nécessaires aujourd’hui spécialement dans certaines nations du monde.

Certes, la Compagnie doit se sentir fortement engagée dans le « social » et dans le service des plus pauvres. Comment pourrait-elle ne pas le faire ? Comment pourrait- elle poursuivre en tout la « plus grande gloire de Dieu » en oubliant, comme le dit saint Irénée, que « l’homme vivant est la gloire de Dieu » ? Mais une telle dimension ne devra jamais être dissociée du service global de la mission évangélique de l’Église, qui prend en charge le salut de tous les hommes et de tout l’homme, à partir de son destin surnaturel.

Le discernement que vous êtes appelés, très chers frères, à accomplir dans la présente Congrégation générale ne peut manquer en conséquence de qualifier toujours plus l’apostolat comme mission évangélisatrice, riche de transparence et caractérisée par un sens vif de Dieu, de l’amour de l’Église et de l’homme « chemin de l’Église », par la reconnaissance pour le don de la vocation et par la joie de la fidélité à la miséricorde divine.

La formation des futurs apôtres

8. Former les futurs apôtres à de tels objectifs ascétiques et pastoraux : telle est l’exigence fondamentale. Une formation solide et prolongée des profès de la Compagnie doit constituer votre incessante préoccupation. Le fondateur lui-même demandait explicitement que nul ne fût admis à la profession sans une formation exigeante (cf. Formula Instituti, 9). Le Pape Paul VI a reconnu que, « partout dans l’Église y compris dans les domaines les plus difficiles et de pointe, aux carrefours des idéologies, dans les tranchées sociales, il y a eu et il y a toujours la confrontation entre les exigences brûlantes de l’homme et le message éternel de l’Évangile, là ont été et sont les jésuites » (Insegnamenti di Paolo VI, vol. XII, 1974, p. 1181). Pour que cela continue d’être vrai, il importe de « ne pas céder à la facile tentation d’édulcorer cette formation, qui revêt une telle importance en chacun de ses aspects humain, spirituel, doctrinal, disciplinaire et pastoral » (Insegnamenti di Paolo II, vol. V : A, 1982, p. 715).

J’exprime ma reconnaissance pour le grand effort qui s’accomplit pour répondre à de telles attentes. À ce sujet, je voudrais également manifester mon estime pour tout ce que la Compagnie de Jésus réalise en faveur de la formation des frères coadjuteurs, irremplaçables éléments de la vie de votre Ordre et de son apostolat.

9. Très chers jésuites, le récent Synode des évêques, qui a porté sur la vie consacrée et sur sa mission dans l’Église et dans le monde, a adressé à tous les religieux une pressante exhortation afin qu’ils mettent leur mission prophétique au service de la nouvelle évangélisation, en témoignant visiblement et clairement dans le style de vie, dans le travail et dans la prière, l’imitation radicale du Seigneur, chaste, pauvre et obéissant. Que cette invitation oriente et accompagne les travaux que vous allez entreprendre, guide les choix que vous êtes appelés à faire. Soyez bien persuadés que l’Église a besoin de votre apport qualifié pour annoncer plus efficacement l’Évangile du Christ à l’homme de notre temps. Que la Très Sainte Vierge Marie, qui a soutenu et éclairé votre Fondateur, vous aide à « avoir devant les yeux, avant toute autre chose, Dieu et ensuite la forme de cet institut qui est sien » (Formula Instituti, 1) et qu’elle vous guide maternellement. Pour soutenir tous vos généreux projets, tout en invoquant d’abondants dons du Ciel, je vous accorde de tout coeur à vous-mêmes et à tous les membres de la Compagnie de Jésus une particulière bénédiction apostolique.





AU CHAPITRE GÉNÉRAL DES FRÈRES DE L’INSTRUCTION CHRÉTIENNE DE SAINT-GABRIEL

Samedi 7 janvier 1995




Chers frères,

Votre chapitre général me donne l’heureuse occasion de vous accueillir et je remercie le Frère Jean Friant des sentiments qu’il m’a exprimés en votre nom, alors qu’il vient d’être confirmé dans sa charge de Supérieur général des Frères de l’Instruction chrétienne de Saint-Gabriel.

Vous tenez vos assises peu de temps après la conclusion du Synode des évêques sur la vie consacrée et je note avec satisfaction que vous faites vôtres les orientations mises en relief par cette assemblée. Je ne puis que vous encourager dans votre désir de revitaliser votre Institut, afin que vous répondiez de mieux en mieux à votre vocation spécifique de religieux éducateurs, destinés spécialement à l’apostolat auprès des plus pauvres. L’Eglise, dans les différentes régions du monde où vous êtes présents, compte sur les personnes consacrées pour donner à son action pastorale toute sa vigueur, grâce à leur dynamisme apostolique conjugué avec leur ardeur spirituelle.

Vous êtes donc appelés à vivre pleinement votre condition de religieux laïcs. Gardez le souci constant d’unir dans votre formation et dans votre réflexion l’intensité de l’exigence spirituelle, la rigueur dans l’intelligence de la foi et la qualité de la vie communautaire. Du point de vue de la spiritualité, vous êtes parmi les héritiers de la grande tradition montfortaine, à laquelle je suis attaché comme vous le savez. la suite de saint Louis-Marie, laissez-vous guider par l’amour de la Sagesse éternelle, avec l’appui de la Mère du Seigneur, pour être toujours abandonnés à la volonté de Dieu. Approfondissez aussi sans cesse votre intelligence de la foi, afin de recevoir pleinement la splendeur de la vérité; et vous ressentez vous-mêmes la nécessité de pratiquer un discernement lucide entre les doctrines et les courants qui se proposent à vous dans les divers continents, notamment lorsqu’il s’agit d’une juste inculturation du message évangélique. La plupart des frères vivent en petits groupes; la qualité de leur vie communautaire en est d’autant plus importante, car elle constitue un élément indispensable à leur équilibre personnel et à la crédibilité de leur témoignage.

Du fait que vous êtes spécialement destinés à exercer des responsabilités éducatives, toutes vos qualités de religieux sont nécessaires, pour faire de vous, en collaboration avec vos autres collègues, des animateurs de jeunes. Apportez-leur, en même temps que vos compétences professionnelles, votre ardeur d’hommes de foi et d’espérance, de même que votre générosité envers le prochain. l’image de vos fondateurs, mettez-vous au service des pauvres qu’il faut conduire sur les chemins de la vérité et de la vie, c’est-à-dire sur les chemins ouverts par le Rédempteur, pour dépasser les zones d’ombre et d’incertitude où trop de jeunes peinent à trouver leur voie.

Chers frères, dans les limites d’un entretien nécessairement bref, je ne puis que mentionner ainsi certains des sujets sur lesquels vous réfléchissez dans la perspective de la revitalisation de votre Institut. Mais je tenais à vous dire la confiance de l’église, alors qu’elle fait le point et prépare l’entrée dans un nouveau millénaire. J’apprécie que vous participiez pleinement dans ce grand mouvement qui doit conduire à un véritable renouvellement dans l’accomplissement de la mission confiée par le Christ à tous les membres de son Corps.

Avec vous, j’évoque le souvenir du Père Gabriel Deshayes qui demeure votre inspirateur, j’invoque l’intercession de saint Louis-Marie Grignion de Montfort et de la bienheureuse Marie-Louise de Jésus pour qu’ils vous accompagnent sur votre route. Je vous confie spécialement à Notre-Dame, votre «première Supérieure», et, de grand coeur je vous accorde, ainsi qu’à chacun de vos frères, la Bénédiction Apostolique.

AU CORPS DIPLOMATIQUE ACCRÉDITÉ PRÈS LE SAINT-SIÈGE

Lundi 9 janvier 1995




Excellences, Mesdames, Messieurs,

1. La traditionnelle rencontre du début de l’année avec les Membres du Corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège est toujours pour moi une source de vive satisfaction.

Une nouvelle fois, votre excellent interprète, M. l’ambassadeur Joseph Amichia, a su traduire en termes choisis les voeux que vous désirez m’offrir. Ils me vont droit au coeur et me réconfortent. Soyez en vivement remerciés !

2. Cette année encore le nombre des pays représentés auprès du Successeur de Pierre a augmenté : dix nations ont en effet noué des relations diplomatiques avec le Saint-Siège : la République d’Afrique du Sud, le Royaume du Cambodge, l’État d’Israël, le Royaume hachémite de Jordanie, l’ancienne République yougoslave de Macédoine, les États fédérés de Micronésie, le Samoa occidental, la République du Surinam, le Royaume de Tonga et la République de Vanuatu. Je me félicite de voir ainsi s’accroître le nombre des interlocuteurs habituels du Siège apostolique.

3. Le destin de la grande famille humaine, dont ces peuples si divers font partie, est certes marqué par bien des réussites, mais aussi par de trop nombreux échecs. Votre Doyen a évoqué devant nous, il y a quelques instants, les lumières et les ombres qui nous accompagnent.

Les croyants savent toutefois que l’homme, créé à l’image de Dieu, est capable de faire le bien. C’est pourquoi, en vous adressant à mon tour mes souhaits fervents de bonne et heureuse année, je les adresse aussi à tous vos compatriotes et à tous vos gouvernants, disant à chacun, avec les paroles mêmes de l’apôtre Paul : « Ne te laisse pas vaincre par le mal, sois vainqueur du mal par le bien » (Rm 12,21) ! Oui, pour le bonheur de tous, je voudrais qu’au seuil de l’année 1995, la route des hommes soit éclairée par la lumière et la sérénité divines, que la crèche de Bethléem reflète de manière si merveilleuse.

Que le droit ne sanctionne pas les résultats de la force

4. Hélas, de ce monde s’élèvent aujourd’hui encore trop de cris, de désespoir et de douleur, ceux de nos frères en humanité, écrasés par la guerre, l’injustice, le chômage, la pauvreté, la solitude.

Tout près de nous, dans le froid de l’hiver, les populations de la Bosnie-Herzégovine continuent de subir dans leur chair les conséquences d’une guerre sans pitié. Bien qu’encore fragile, la récente trêve pourrait conduire à la reprise de négociations sérieuses. Face à ce drame, qui est un peu comme le naufrage de l’Europe tout entière, ni les simples citoyens ni les responsables politiques ne peuvent rester indifférents ou neutres. Il y a des agresseurs et il y a des victimes. Le droit international et le droit humanitaire sont violés. Tout cela impose une réaction ferme et concertée de la communauté des nations. Des solutions ne sauraient être improvisées au gré des conquêtes des uns et des autres. Et que jamais le droit n’en vienne à sanctionner des résultats obtenus par la seule force ! Ce serait la déroute de la civilisation et un exemple fatal pour d’autres régions du monde.

Les conflits qui déchirent le Caucase et tout dernièrement encore la Fédération de Russie, en Tchétchénie, posent de graves interrogations à la communauté internationale sur les moyens à mettre en oeuvre pour une authentique convivialité entre peuples différents. Une fois encore, il faut rappeler que la négociation, au besoin avec l’aide d’instances internationales, est l’unique voie possible pour surmonter les obstacles à la concorde dans ces mosaïques ethniques, religieuses et linguistiques de notre monde, où l’originalité de chacune des composantes soit respectée.

Un sursaut de solidarité internationale pour l’Afrique

5. Pour trop de peuples, la violence et la haine demeurent une tentation et une solution de facilité. Je pense ainsi à l’Afrique, avec ses brasiers mal éteints : le Liberia, la Somalie et le Sud-Soudan, où personne n’est encore en mesure de penser au futur. L’Angola, qui demeure une terre où la violence et le dénuement tuent encore. Le Rwanda, qui a de la peine à sortir de l’abîme où l’a plongé un génocide programmé et barbare, tandis que le Burundi voisin pourrait lui aussi sombrer dans l’aventure absurde d’un autre conflit ethnique. Un grand pays comme le Zaïre ne connaît pas encore la recomposition démocratique espérée. Et nous sommes témoins, sur les rives de la Méditerranée, des ravages qu’accomplit en Algérie la force brute qui n’épargne même pas la petite communauté catholique. Là aussi, il faudrait que sans tarder on parvienne à élaborer les modalités de l’indispensable dialogue national.

Mesdames, Messieurs, on ne peut pas laisser aller à la dérive un grand continent comme l’Afrique. Oui, je demande pour l’Afrique un sursaut de solidarité internationale : d’abord pour faire entendre raison à ceux qui s’affrontent, les armes à la main, pour des motifs de race, de pouvoir ou de prestige ; ensuite, pour que cesse l’ignoble commerce des armes, encouragement à ceux qui se fient à la seule violence ; enfin, pour venir en aide aux peuples vivant au-dessous du seuil de la pauvreté. On ne peut que s’inquiéter, en effet, car l’aide internationale en faveur de l’Afrique s’est considérablement amenuisée cette année. Or, on a relevé que sur les quarante pays les plus pauvres du monde, trente sont africains…

6. La solidarité internationale s’impose d’autant plus que le monde, en ce début d’année 1995, se présente à nous comme tiraillé entre des zones riches et en paix et des régions sinistrées, en proie aux crises, à la pauvreté et même à la guerre. Il s’agit là d’une menace permanente pour la stabilité du monde.

Par exemple, nous savons qu’en Amérique latine, à quelques exceptions près, la démocratie a accompli de réels progrès. Souhaitons donc au peuple haïtien et au peuple cubain de trouver, dans leurs situations respectives, eux aussi les voies plus aptes à affermir la vie démocratique dans ces pays déjà si éprouvés. Mais, d’autre part, force est de constater que sur ce contient, qui connaît pourtant un début de croissance économique, de vastes réformes sociales s’imposent encore pour éradiquer ces vrais cancers que sont la misère et l’injustice. Celles-ci donnent lieu, entre autres, à des phénomènes tels que le commerce de la drogue ou la criminalité, qui sont aussi subversifs que la guérilla d’hier.

L’Asie et le Pacifique prennent de plus en plus conscience de leur spécificité et de leur potentiel humain et économique. C’est une bonne chose. Mais, pour être facteur de pacification et de paix, la coopération, qui se dessine surtout sur le plan économique, devra se traduire également en une solidarité qui tienne compte de l’immense diversité des pays, de leurs langues, de leurs ethnies, de leurs cultures et de leurs religions, afin que la croissance matérielle ne se fasse jamais aux dépens des droits de la personne humaine et de ses légitimes aspirations.

Dans le vaste espace de notre terre, mon attention se porte en cet instant vers les populations du Sri Lanka et du Timor oriental, toujours soumises à d’éprouvants déchirements. Je n’oublie pas non plus les grands peuples de Chine et du Vietnam, engagés dans un vaste renouvellement économique et social. Je pense tout particulièrement aux fils de l’Église catholique qui vivent dans ces pays et leur apportent une généreuse contribution ; ils ne bénéficient malheureusement pas encore de conditions satisfaisantes pour pratiquer pleinement leur foi.

De la cohabitation au partenariat

7. Dans le monde interdépendant d’aujourd’hui, tout un réseau d’échanges force désormais les nations à cohabiter, nolens volens. Mais il faut passer de la cohabitation au partenariat. L’isolement n’est plus de mise.

L’embargo, en particulier, bien défini par le droit, est un instrument à manier avec grand discernement et doit être soumis à des critères juridiques et éthiques stricts. Il constitue un moyen de pression pour amener des gouvernements qui ont enfreint le code international de bonne conduite à réviser leurs options. Mais, en un sens, il est aussi un acte de force et, comme le montrent quelques cas d’actualité, il inflige de graves privations aux populations des pays qui en sont l’objet. Des appels à l’aide, lancés par ces personnes en proie à l’enfermement et à l’indigence, me parviennent souvent. Je voudrais ici rappeler aux diplomates que vous êtes qu’avant d’imposer de telles mesures, il est toujours impératif de prévoir les conséquences humanitaires des sanctions, sans manquer de veiller à la juste proportion qu’elles doivent avoir avec le mal auquel on veut précisément porter remède.

La paix est aussi contagieuse que la guerre

8. Ces considérations ne relèvent pas de l’utopie, car nous connaissons fort heureusement des situations où la communauté internationale a su se montrer clairvoyante et efficace. Je désire saisir cette occasion, en particulier, pour encourager tous ceux qui sont engagés dans le processus de paix au Proche-Orient. Ainsi, la preuve est faite que, lorsqu’on se parle, le cours de l’histoire peut changer.

Certes, nous savons que, sur cette Terre sainte où Jésus est né il y a bientôt deux mille ans, les affrontements et les exclusions persistent. Le peuple palestinien attend encore de voir ses aspirations pleinement satisfaites. Le Liban n’a pas recouvré sa pleine souveraineté. Mais ne voyons pas là des fatalités.

Des hommes courageux, acceptant de se regarder et de s’écouter, ne manqueront jamais. Ceux-là seront capables de trouver les instruments appropriés pour construire des sociétés où chaque personne est indispensable aux autres, où la diversité est avant tout reconnue comme une richesse. On n’écrit pas la paix avec des lettres de sang, mais avec l’intelligence et avec le coeur ! L’Afrique du Sud nous le démontre. Ce grand pays a su relever avec maturité le défi d’élections multiraciales ; il donne l’exemple à bien d’autres nations d’Afrique et d’ailleurs, en faisant prévaloir l’esprit de réconciliation et de compromis sur les soubresauts inhérents aux inévitables chocs de la transition.

Le cessez-le-feu intervenu en Irlande du Nord, suivi de négociations entre les représentants des deux camps qui s’opposent depuis des décennies, représente un heureux développement. Je désire encourager les parties concernées à se consacrer sincèrement à la recherche d’une solution politique qui ne peut reposer que sur le pardon et le respect mutuel.

Oui, Mesdames, Messieurs, je suis convaincu que, si la guerre et la violence sont, hélas, contagieuses, la paix l’est tout autant. Donnons-lui toutes ses chances ! Face à la désintégration de sociétés autrefois rendues compactes de gré ou de force, face aux nationalismes prédateurs, face aux tentatives de domination avouées ou dissimulées, les membres de la communauté internationale doivent être unanimes pour que triomphent finalement les forces de modération et de fraternité qui ouvrent le chemin du dialogue et de la concertation.

L’ONU, un instrument de promotion humaine et de sauvegarde de la paix

9. Nous allons célébrer dans quelques mois le cinquantième anniversaire de la fondation de l’Organisation des Nations Unies : comment ne pas souhaiter qu’elle devienne toujours davantage l’instrument privilégié de la promotion et de la sauvegarde de la paix ? Ces dernières années, elle a multiplié les opérations de maintien de la paix, de même que les interventions destinées à faciliter la transition démocratique dans des États qui renonçaient au régime de parti unique. Elle a créé des tribunaux pour juger les responsables présumés de crimes de guerre.

Ce sont là des évolutions significatives qui incitent à souhaiter que l’Organisation se dote d’instruments sans cesse plus adaptés et efficaces, capables de soutenir ses ambitions.

Dans le fond, les réalisations d’une Organisation comme l’ONU montrent bien que le respect des droits humains, l’exigence démocratique et l’observance de la loi sont les fondements sur lesquels doit reposer un monde infiniment complexe, dont la survie dépend de la place reconnue à l’homme comme fin véritable de toute politique.

10. C’est dans cet esprit que le Saint-Siège a agi lors de la récente Conférence sur la Population et le Développement qui s’est tenue au Caire, au mois de septembre 1994. Face à une tentative de réduction de la personne et de ses motivations, dans un domaine aussi grave que celui de la vie et de la solidarité humaines, le Saint-Siège a estimé que son devoir était de mettre les responsables des nations devant leurs responsabilités et de leur faire prendre conscience du risque que soient imposés à l’humanité entière une vision des choses et un style de vie propres à une minorité. Ce faisant, le Saint-Siège considère qu’il a défendu l’homme. Permettez-moi de vous citer à ce propos les paroles inoubliables de mon prédécesseur le Pape Paul VI, dans son message de Noël, le 25 décembre 1973 : « Malheur à qui porte la main sur [l’homme] : il naît sacré à la vie dès le sein maternel. Il naît toujours pourvu de cette prérogative dangereuse mais divine, la liberté, éducable mais inviolable. Il naît personne, se suffisant en soi, mais en soi, également, ayant besoin d’environnement social ; il naît doué de pensée, il naît doué de volonté, destiné au bien mais capable d’erreur et de péché. Il naît pour la vérité, il naît pour l’amour » (Insegnamenti di Paolo VI, XI (1973) 1243).

Ce discours et ce témoignage, beaucoup de participants à la Conférence du Caire les attendaient du Saint-Siège.

Telle est d’ailleurs sa raison d’être au sein de la communauté des nations : être la voix qu’attend la conscience humaine, sans minimiser pour cela l’apport d’autres traditions religieuses. Autorité spirituelle et universelle, le Siège apostolique continuera à rendre ce service à l’humanité, sans autre souci que de rappeler inlassablement les exigences du bien commun, le respect de la personne humaine, la promotion des plus hautes valeurs spirituelles.

Ce qui est en jeu, c’est la dimension transcendante de l’homme : elle ne saurait être soumise aux caprices des hommes d’État ou à des idéologies. C’est au service de l’homme que se trouvent également les responsables des sociétés : leurs concitoyens, en leur donnant leur confiance, attendent d’eux un attachement indéfectible au bien, la persévérance dans l’effort, l’honnêteté dans la gestion de la chose publique, ainsi que la capacité d’écoute de tous, sans aucune discrimination. Il y a une moralité du service de la cité qui exclut non seulement la corruption, mais encore l’ambiguïté ou les compromissions.

Le Saint-Siège considère qu’il est au service de cet éveil de la conscience, sans aucune ambition temporelle, le modeste État de la Cité du Vatican n’étant que le support minimum nécessaire à l’exercice d’une autorité spirituelle indépendante et internationalement reconnue.

Votre présence ici, Mesdames, Messieurs, témoigne que c’est bien ainsi que l’entendent vos gouvernants.

11. Il ne me reste qu’à vous exprimer ma gratitude pour la sagesse avec laquelle vous vous acquittez de vos fonctions, Mesdames et Messieurs, et à vous renouveler mes voeux affectueux, pour vos personnes, pour vos familles et pour les peuples que vous représentez.

De grand coeur, je souhaite que nous collaborions toujours mieux à la création d’un climat de fraternité et de confiance entre les personnes et les peuples pour préparer un monde plus digne des hommes sous le regard de Dieu. Que Dieu vous bénisse, vous et vos compatriotes, Lui « dont la puissance agissant en nous est capable de faire bien au-delà, infiniment au-delà de tout ce que nous pouvons demander ou concevoir » (Ep 3,20) ! ».

Je n'ai pas encore terminé, j'ai partiellement terminé. Une partie substantielle est déjà finie. Alors il ne me reste plus qu'à vous dire au revoir et bonne année, bonne année à vos familles, à vos patries, au monde entier. Merci.



Discours 1995