Discours 1995 - Séminaire San Carlos, Manille, Dimanche 15 janvier 1995


À M. JOZSEF BRATINKA, NOUVEL AMBASSADEUR D'HONGRIE PRÈS LE SAINT-SIÈGE

Lundi 6 février 1995



Monsieur l’Ambassadeur,

1. C’est avec joie que j’accueille Votre Excellence et que je Lui souhaite la bienvenue à Rome à l’occasion de la présentation des Lettres qui L’accréditent comme Ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de la République de Hongrie auprès du Saint-Siège.

2. Je vous remercie, Monsieur l’Ambassadeur, des sentiments cordiaux que vous venez de m’exprimer; je suis particulièrement sensible à vos paroles d’estime à l’égard de l’action du Siège Apostolique et du Successeur de Pierre dans la vie internationale. En cette circonstance solennelle, vous venez aussi de rappeler ma visite apostolique dans votre pays. Je garde dans la mémoire du coeur le souvenir très vif de mes rencontres avec les Autorités et le peuple hongrois, de même que des célébrations religieuses qui m’ont permis de m’unir à l’Église catholique de votre pays. Je vous saurais gré d’exprimer au Président de la République mes salutations déférentes et les voeux que je forme pour ceux qui ont la haute charge de servir la nation et pour tout le peuple hongrois.

3. Vous avez évoqué les origines chrétiennes de la Hongrie qui, depuis sa fondation jusqu’à notre époque, a conservé son identité culturelle, humaniste et religieuse, même durant les heures sombres de son histoire récente. Comment ne pas faire mention des Rois catholiques, saint Etienne et saint Ladislas, qui ont vécu l’idéal de la sainteté tout en s’attachant inlassablement à organiser la vie publique du nouvel Etat? Ces figures emblématiques de votre noble nation témoignent de l’engagement incessant de l’Église dans la vie sociale, pour le service de tous les hommes. En effet, la doctrine sociale de l’Église contribue à orienter l’action de ceux qui oeuvrent pour le développement de la vie démocratique et des relations internationales. A ce propos, il convient de souligner que les principes de l’enseignement social catholique n’ont pas pour but de définir un système de société, mais de rappeler les valeurs individuelles et collectives qui fondent toute vie en société, spécialement les principes de justice et de solidarité; ces derniers permettent de disposer au service de toute la communauté nationale des richesses d’un pays et de faire participer l’ensemble des citoyens à la gestion commune, selon le principe de subsidiarité inscrit dans la nouvelle Constitution de la République hongroise. Dans la période de transition que vous vivez, tous sont aussi appelés à fournir les efforts nécessaires pour atteindre un plus grand bien-être spirituel et matériel. Désireux de s’engager dans la vie sociale, les catholiques ont à coeur de promouvoir les relations fraternelles avec l’ensemble de leurs compatriotes et de contribuer à la construction commune de la vie démocratique. Car la vocation de l’Église catholique, qui est d’annoncer l’Évangile, s’exprime notamment à travers le service des frères. Je saisis cette occasion pour saluer chaleureusement, par votre entremise, la communauté catholique présente dans votre pays.

4. Au sein de la société, la famille a une place prépondérante, car elle est le lieu primordial d’éducation morale et de formation sociale de la jeunesse. Vous savez aussi, Monsieur l’Ambassadeur, l’attention accordée par l’Église en Hongrie, à l’éducation, en particulier grâce aux écoles catholiques. Vous avez bien voulu faire allusion aux nouvelles dispositions prises dans votre pays quant à la liberté religieuse et à l’aide apportée par les Autorités aux oeuvres éducatives et charitables de l’Église. Dans ce domaine, le Saint-Siège apprécie les gestes qui ont été faits par votre gouvernement pour assurer aux différentes Institutions et aux Congrégations religieuses les conditions nécessaires à leur mission éducative et la formation spirituelle et morale à laquelle aspirent beaucoup de vos jeunes compatriotes. J’exprime mes vifs remerciements à ceux qui ont accepté de prendre ces décisions courageuses.

Soyez assuré que les catholiques qui se dévouent auprès des jeunes ont conscience de servir la nation tout entière, en apportant avec soin leur concours à l’éducation de ses fils et de ses filles qui demain auront la charge de conduire les destinées du pays. Les évêques, et avec eux le clergé et l’ensemble des fidèles, sont fiers d’appartenir à la République de Hongrie; ils souhaitent y être des membres actifs, chacun à la place qui lui revient. Je me réjouis des rapports de compréhension entre les pasteurs de l’Église catholique et les responsables de la société civile, non seulement pour contribuer à réparer les injustices commises au cours des dernières décennies, spécialement sur la question des biens d’Église, mais pour conduire jusqu’à son terme le processus juridique, dans le respect de la liberté religieuse et de la mission spécifique de l’Église catholique en Hongrie, en ce qui concerne l’éducation, les activités caritatives et les moyens de communication sociale.

5. Le peuple hongrois a un grand sens de la liberté individuelle et sociale, qui le pousse à ouvrir ses frontières, à participer à la vie internationale et à soutenir dans une juste mesure les minorités, avec un esprit de coopération et de solidarité. On reconnaît l’aspiration légitime à une fraternité qui s’oppose à un repliement sur soi, une fraternité soutenue par les valeurs fondamentales de la paix, du respect de la dignité de l’être humain et de la dignité des peuples, pour lesquelles vous avez vous-même oeuvré depuis 1990, en particulier comme Chef de la délégation parlementaire de votre pays auprès du Conseil de l’Europe et au sein de la Commission sur la Sécurité et la Coopération en Europe, devenu tout récemment une Organisation à part entière. En favorisant le dialogue entre les groupes humains différents, les Autorités offrent à chaque citoyen de participer à la vie nationale et de contribuer à l’édification de la paix. Cette voie du dialogue, à laquelle le Saint-Siège attache une importance particulière, est la seule voie respectueuse de l’homme, des peuples et des minorités ethniques et culturelles.

6. Au moment où commence votre mission, je vous offre mes voeux les meilleurs. Votre présence ici, Monsieur l’Ambassadeur, raffermira, j’en suis sûr, les liens profonds et confiants qui existent déjà depuis un millénaire entre la Hongrie et le Saint-Siège, relations que les vicissitudes de l’histoire avaient rendues difficiles en ce siècle.

Soyez assuré que vous trouverez toujours auprès de mes collaborateurs un accueil attentif et une compréhension cordiale, pour mener à bien votre activité.

Sur Votre Excellence, sur les dirigeants et sur le peuple hongrois, j’invoque de grand coeur l’abondance des Bénédictions divines.



AU TRIBUNAL DE LA ROTE ROMAINE POUR L'INAUGURATION DE L'ANNÉE JUDICIAIRE

Vendredi 10 février 1995


1. Monseigneur le doyen, je vous suis extrêmement reconnaissant des paroles par lesquelles vous vous êtes fait l’interprète des sentiments du Collège des prélats auditeurs et des Officiers du Tribunal de la Rote romaine, ainsi que de tous ceux qui composent le " Studio " de la Rote et des avocats accrédités. Je vous salue tous avec affection.

Je suis toujours heureux de saisir l’occasion de l’ouverture de l’année judiciaire qui me permet, tout d’abord de vous rencontrer et de vous manifester ma reconnaissance et mon appréciation pour votre travail, et également de vous encourager dans votre service ecclésial particulier.

Les réflexions qui furent les vôtres dans votre adresse d’hommage, Monseigneur le Doyen, me poussent à m’arrêter, comme pour continuer ce que j’ai eu l’occasion de dire l’an dernier, sur deux sujets qui sont en quelque sorte complémentaires. Je fais allusion à l’urgente nécessité, d’une part, de placer la personne humaine au centre de votre fonction, et plus précisément de votre "ministerium iustitiae" et, d’autre part, au devoir de tenir compte des exigences qui découlent d’une vision unitaire, qui embrasse ensemble la justice et la conscience individuelle.

2. Sans aucun doute, l’homme, créé à l’image de Dieu, racheté par le sacrifice du Christ qui en a fait son frère, est l’unique destinataire de toute l’oeuvre d’évangélisation de l’Eglise et donc, également, de son organisation canonique. C’est donc à bon droit que le Concile Vatican II, réaffirmant la très haute vocation de l’homme, n’a pas hésité à reconnaître le "divinum quoddam semen in eo insertum" ("un certain germe divin déposé en lui" (GS 3). " L’image divine - nous rappelle également le Catéchisme de l’Eglise catholique - est présente en chaque homme. Elle resplendit dans la communion des personnes, à la ressemblance de l’union des personnes divines entre elles " (CEC 1702 CEC 1702 ; cf. CEC CEC 27 CEC 1701 CEC 1703), de sorte que, pour reprendre l’enseignement conciliaire, " omnia quae in terra sunt ad hominem, tamquam ad centrum suum et culmen, ordinanda sunt " (" Tout sur terre doit être ordonné à l’homme comme à son centre et son sommet ") (GS 12).

" Qu’est ce que l’homme ? ", s’est demandé tout d’abord le Concile. La question n’est pas oiseuse. Il existe en effet bien des opinions divergentes sur la nature de l’être humain. Le Concile, qui en était conscient, s’est efforcé d’apporter une réponse par laquelle (" vera hominis condicio delineetur, explanentur eius infirmitates, simulque eius dignitas et vocatio recte agnosci possint ") ("où se trouve dessinée la véritable condition de l’homme, où sont mises au clair ses faiblesses, mais où peuvent en même temps être justement reconnues sa dignité et sa vocation ") (GS 12).

Anthropologie et Révélation

3. Il ne suffit donc pas d’en appeler à la personne humaine et à sa dignité, si l’on ne s’est pas d’abord efforcé d’élaborer une vision anthropologique adéquate qui, partant des acquis scientifiques certains, demeure ancrée aux principes fondamentaux de la philosophie éternelle et se laisse en même temps éclairer par la très vive lumière de la Révélation chrétienne.

Voici pourquoi, lors d’une rencontre précédente avec ce Tribunal, j’ai fait allusion à " une vision véritablement intégrale de la personne ", mettant en garde contre certains courants de la psychologie contemporaine qui, " outrepassant leur compétence spécifique, s’infiltrent dans ce domaine et s’y meuvent sous la poussée de présupposés anthropologiques qui ne sont pas conciliables avec l’anthropologie chrétienne " (Discours aux membres de la Rote romaine, 2 ; AAS 79 [1987], p.1454). Ces présupposés présentent en effet une image de la nature et de l’existence humaine " fermée aux valeurs et aux significations qui transcendent le donné immanent et qui permettent à l’homme de s’orienter vers l’amour de Dieu et du prochain comme étant sa vocation ultime " (ibid., 4 ; p.1455).

4. Il n’est donc pas inutile d’attirer une fois encore l’attention des Tribunaux ecclésiastiques sur les conséquences inadmissibles qui, à partir de positions erronées, exercent une influence négative sur l’administration de la justice et en particulier, plus grave encore, sur le traitement des causes de nullité de mariage. Du reste, depuis dèjà de nombreuses années, la législation canonique spécifique, statuant sur la consultation de médecins spécialistes et d’experts en science et en pratique psychiatrique, a donné expressément cet avertissement : " Cauto tamen ut excludantur qui sanam (catholicam) doctrinam hac in re non profiteantur ") (" On veillera à ce que soient exclus ceux qui, en cette matière, ne professent pas la saine doctrine [catholique] ") (Provida Mater Ecclesia, art. 151 ; AAS 28 [1936] p.343).

Seule une anthropologie chrétienne, enrichie de l’apport des données acquises avec certitude par la science, même récemment, dans les domaines psychologique et psychiatrique, peut donner une vision complète, et donc réaliste, de l’homme. Ignorer qu’il a " une nature blessée, inclinée au mal - nous avertit le Catéchisme de l’Eglise catholique - donne lieu a de graves erreurs dans le domaine de l’éducation, de la politique, de l’action sociale et des moeurs " (CEC 407 CEC 407 ; cf. CEC CEC 410 et s.). Ce serait également se fourvoyer que d’oublier que l’homme a été racheté gratuitement par le sacrifice du Christ et rendu capable, même au milieu des conditionnements du monde extérieur et de son monde intérieur, de faire le bien et de prendre des engagements pour toute son existence.

Le recours aux disciplines scientifiques

5. Tout cela ne peut que conduire à une considération toujours plus grande de la très haute noblesse de l'homme, de ses droits intangibles, du respect qui lui est dû, même quand ses actes et son comportement deviennent l'objet d'un examen judiciaire de la part de l'autorité légitime en général et de l'autorité ecclésiastique en particulier.

On connaît bien l'apport que, surtout au cours des dernières décennies, l'élaboration de la jurisprudence de la Rote romaine a fourni pour une connaissance toujours plus adéquate de cet interior homo d'où naissent, comme de son centre propulseur, les actes conscients et libres. En cela, le recours aux disciplines humanistes au sens large, et aux disciplines médico-biologiques ou même psychiatriques et psychologiques au sens strict, est tout à fait louable. Mais une psychologie purement expérimentale, qui ne serait pas aidée par la métaphysique ni éclairée par la doctrine morale chrétienne, mènerait à une conception réductrice de l’homme, qui finirait par l’exposer à des traitements décidément dégradants.

En réalité, l’homme, aidé et fortifié par la grâce surnaturelle, est capable de se dépasser lui-même: aussi, certaines exigences de l’Evangile qui, dans une vision des choses purement terrestre et temporelle, pourraient sembler trop dures, sont non seulement possibles mais deviennent porteuses de bienfaits essentiels pour la croissance de l’homme lui-même dans le Christ.

La défense doit être assurée selon le droit

6. Il nous faut avoir à l’égard de cet homme une attitude de considération respectueuse même dans la conclusion des procès. Dans ce but, ce Siège apostolique n’a pas manqué de donner, selon les circonstances et les époques, des directives opportunes. Il en fut ainsi, par exemple, quand il s’est agi de devoir recourir à des expertises qui auraient pu, d’une certaine manière, porter atteinte au sens d’une compréhensible et nécessaire réserve (cf. Réponse du Saint-Office du 2 août 1929, AAS 21[1929] p.490 ; art. 150 de l’Instr. de la S. C. des Sacrements, AAS 28 [1936] p.343 ; Décret du Saint-Office du 12 juin 1942, AAS 34 [1942] p.200 ; Allocution du Pape Pie XII du 8 octobre 1953, AAS 45 [1953], p. 673-679).

Pareillement, quand les conditions psychiques d’une partie au procès ne garantissent pas une participation consciente et valable au jugement, la loi canonique y pourvoit par l’institution d’un représentant, en qualité de tuteur ou de curateur (cf. CIC CIC 1478-1479 CIO 1136-1137).

Les règles en matière de défense apparaissent par ailleurs très fermes. On garantit tout d’abord la présence effective de la défense, que cela resulte d’un choix personnel ou de la désignation d’office d’avocats compétents (cf. CIC CIC 1481 CIO 1139) ; on en protège ensuite le libre exercice, jusqu’à prévoir la nullité possible de décisions judiciaires où il serait prouvé que cette liberté a été lésée (CIC 1620, 6°; CIO 1303, 7°). Tout cela montre que l’on prend concrètement en considération la liberté de l’homme, dont la discipline canonique tire son inspiration.

Respect de la procédure et conscience du juge

7. A cet égard, je voudrais attirer votre attention sur un point de nature judiciaire : il concerne la discipline en vigueur concernant les critères d'évaluation des affirmations faites par les parties lors d’un jugement (CIC 1536-1538 CIC 1679 CIO 1217-1219 CIO 1365).

Il est hors de doute que les exigences suprêmes d’une justice véritable, telles que la certitude du droit et l’acquisition de la vérité doivent trouver leur correspondant dans des normes de procédure qui mettent a l'abri de l’arbitraire et de légèretés inadmissibles, cela dans tout système juridique et plus encore dans le système judiciaire canonique. Mais le fait que la législation ecclésiale remette à la conscience du juge, c’est-à-dire à sa libre conviction, même si celle-ci repose sur les actes et les preuves (CIC 1608 § 3; CIO 1291 § 3), le critère ultime et la conclusion du jugement, prouve qu’un formalisme inutile et injustifié ne doit jamais l’emporter jusqu’à étouffer les clairs préceptes du droit naturel.

Justice et respect de la conscience individuelle

8. Ceci nous amène a traiter directement l’autre sujet auquel j’ai fait allusion au début de cette allocution : le rapport entre une justice véritable et la conscience individuelle.

J’ai écrit dans mon Encyclique Veritatis splendor : " La façon de comprendre le lien entre la liberté et la loi se rattache étroitement à l’interprétation que l’on donne de la conscience morale " (VS 54).

Si cela est vrai dans le cadre ce que l’on appelle le " for interne ", il ne fait cependant aucun doute qu’une corrélation entre la loi canonique et la conscience du sujet s’impose aussi dans le cadre du " for externe " : là s’instaure un rapport entre le jugement de celui qui prétend interpréter la loi de manière authentique et légitime, même dans un cas singulier et concret, et la conscience de celui qui a eu recours à l’autorité canonique : donc entre le juge ecclésiastique et les parties en cause dans le procès canonique.

J’ai écrit à ce propos dans ma Lettre encyclique Dominum et vivificantem : " La conscience n’est pas une source exclusive et autonome pour décider ce qui est bon et ce qui est mauvais ; au contraire, en elle est profondément inscrit un principe d’obéissance à l’égard de la norme objective qui fonde et conditionne la conformité de ses décisions aux commandements et aux interdits qui sont à la base du comportement humain " (DEV 43). Et j’ai ajouté dans mon Encyclique Veritatis splendor : " L’autorité de l’Eglise, qui se prononce sur les questions morales, ne lèse donc en rien la liberté de conscience des chrétiens... car le Magistère ne fournit pas à la conscience chrétienne des vérités qui lui seraient étrangères, mais il montre au contraire les vérités qu’elle devrait déjà posséder en les déployant à partir de l’acte premier de la foi. L’Eglise se met toujours et uniquement au service de la conscience, en l’aidant à ne pas être ballottée à tout vent de doctrine au gré de l’impasture des hommes (cf. Ep 4,14), à ne pas dévier de la vérité sur le bien de l’homme, mais, surtout dans les questions les plus difficiles, à atteindre sûrement la vérité et à demeurer en elle " (VS 64).

Un acte contraire à la norme ou à la loi objective est donc moralement répréhensible et doit être considéré comme tel : s’il est vrai que l’homme doit agir en conformité avec le jugement de sa propre conscience, il est vrai par ailleurs que le jugement de la conscience ne peut prétendre établir la loi ; il ne peut que la reconnaître et la faire sienne.

L’autorité du pouvoir judiciaire

9. Dans la distinction entre la fonction magistérielle et la fonction juridictionnelle, il ne fait pas de doute que, dans la société ecclésiale, le pouvoir judiciaire émane lui aussi de la " potestas regiminis " plus générale, " quae quidem ex divina institutione est in Ecclesia " (" Le pouvoir de gouvernement qui, dans l’Eglise, est vraiment d’institution divine... ") (CIC 129 § l), justement tripartite, " in legislativam, exsecutivam et iudicialem " (" Dans le pouvoir de gouvernement, on distingue les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire ") (CIC 135 § 1). Aussi, là où naissent des doutes quant à la conformité d’un acte (par exemple dans le cas spécifique d’un mariage) avec la norme objective, et par conséquent est mise en question la légitimité ou encore la validité même de cet acte, référence doit être faite au jugement de l’autorité légitime prononcé selon les modalités prescrites par le droit (cf. CIC CIC 135 § 3) et non pas, à l’inverse, à un prétendu jugement privé, encore moins à une conviction arbitraire de l’individu. C’est là un principe qui est formellement protégé par la loi canonique, qui établit : " Même si un premier mariage est invalide ou dissous pour n’importe quelle cause, il n’est pas permis d'en contracter un autre avant que la nullité ou la dissolution du premier mariage ne soit établie légitimement et avec certitude " (CIC 1085, § 2).

Celui qui prétendrait enfreindre les dispositions législatives concernant la déclaration de nullité du mariage, se situerait donc en dehors, et même dans une position antithétique, du Magistère ecclésiastique et de l’organisation canonique, élément unificateur, et d’une certaine manière irremplaçable, de l’unité de l’Eglise. Ce principe est valable non seulement pour tout ce qui concerne le droit dans sa substance, mais aussi pour la législation en matière de procès. Il faut en tenir compte dans l’action concrète, en ayant soin d’éviter des réponses et des solutions presque de " for interne ", dans des situations peut-être difficiles mais qui ne peuvent être traitées et résolues que dans le respect des normes canoniques en vigueur. Les pasteurs qui seraient éventuellement tentés de prendre leurs distances par rapport à la substance des procédures établies et confirmées par le Code doivent en tenir compte. Il faut rappeler à tous le principe selon lequel, même si la faculté est accordée à l’évêque diocésain de dispenser des lois disciplinaires dans des conditions déterminées, il ne lui est cependant pas permis de dispenser " in legibus processualibus " (" des lois de procédure ") (CIC 87 § 1).

10. Voici les points de doctrine que je tenais à rappeler aujourd’hui. Par leur travail dans le domaine juridique ainsi tracé, les juges des tribunaux ecclésiastiques - et en premier lieu, vous-mêmes, Prélats auditeurs de ce Tribunal apostolique - seront grandement utiles au Peuple de Dieu. Je vous demande de chercher à toujours accomplir votre travail avec cette juste connaissance de l’homme et avec cette attitude de rigoureux respect de sa dignité, dont je vous ai entretenus aujourd’hui.

Confiant dans vos sincères sentiments de disponibilité aux indications du Magistère et persuadé du grand sens de responsabilité avec lequel vous exercez la très haute fonction qui vous a été confiée pour le bien de la société ecclésiale et humaine, je vous assure de mes voeux affectueux et je vous accorde de tout coeur ma bénédiction apostolique.



Mars 1995


À L’UNION INTERNATIONALE DE LA PROPRIÉTÉ IMMOBILIÈRE

Samedi 4 mars 1995




Monsieur le Président,
Chers amis,

Je suis heureux de vous accueillir, vous qui êtes les membres du Comité exécutif de l’Union internationale de la Propriété immobilière. Sur les lieux où les Apôtres Pierre et Paul ont témoigné de la force de l’Evangile jusqu’au martyre, les chrétiens et tous les hommes de bonne volonté sont invités à découvrir l’appel du Christ, qui retentit par sa parole. L’Ecriture nous invite à élargir l’espace de notre tente, pour accueillir tous les hommes comme des frères, en particulier les plus défavorisés, car l’amour de préférence pour les pauvres est une expression de l’amour envers le Christ. Depuis l’Encyclique «Rerum Novarum», l’Eglise a inlassablement rappelé que l’homme demeure le centre de la vie sociale et que, sans supprimer le principe de la destination universelle des biens, «la propriété privée [...] est pour chacun un droit naturel», avec une fonction sociale indéniable.

Ces dernières décennies, les changements dans les rapports de force internationaux ont contribué à accroître le nombre de personnes qui n’ont plus la possibilité d’avoir un toit, donc de vivre décemment et d’avoir leur place dans la société. Sans méconnaître les lois du marché, il convient de mobiliser aujourd’hui tous les partenaires sociaux, pour défendre les droits de ceux qui souhaitent légitimement avoir un toit et pour développer «des programmes concrets d’habitation à prix modérés et à des conditions de paiement favorables, accompagnés d’un accès facile aux moyens techniques et légaux nécessaires». L’article premier de vos statuts exprime votre souci de contribuer à un juste accès à la propriété pour nos contemporains. En invoquant les principes fondamentaux de solidarité et de communion, à l’époque de la fondation de votre association, Charles Péguy demandait déjà pour chaque foyer un toit pour aimer, afin de donner un visage humain à la ville et de permettre à chaque famille de vivre dignement.

Au terme de notre rencontre, je vous confie volontiers à l’intercession de la sainte famille de Nazareth, qui a fait l’expérience de l’absence de toit à Bethléem et sur la route de l’Egypte, et je vous accorde de grand coeur ma Bénédiction Apostolique, ainsi qu’à tous les membres de l’Union internationale de la Propriété immobilière et à leurs familles.


AUX ÉVÊQUES DE L'ÉGLISE GRECQUE-CATHOLIQUE ROUMAINE

Vendredi 24 mars 1995


Vénérés Frères dans l'Épiscopat,

1. « Vous saurez que je suis le Seigneur, lorsque j’ouvrirai vos tombeaux et que je vous ferai remonter de vos tombeaux, mon peuple. Je mettrai mon esprit en vous et vous vivrez, et je vous installerai sur votre sol, et vous saurez que moi, le Seigneur, j’ai parlé et je fais, oracle du Seigneur » (Ez 37,13-14).

Si l’on regarde avec les yeux de la foi les récentes années de la vie de l’Église, on est frappé de stupeur devant tout ce qui s’est passé: les simples forces et capacités humaines ne suffisent pas à l’expliquer.

Ceci vaut en particulier pour votre Église qui, partageant le sort douloureux d’autres Communautés de rite oriental de l’Europe du Centre et de l’Est, avait été officiellement supprimée par le précédent régime totalitaire, et qui renaît maintenant et porte des fruits toujours plus abondants. Nous sommes les témoins que, à nouveau, « traversant les portes fermées », l’Esprit du Christ a fait irruption et s’est manifesté comme « le Seigneur qui donne la vie ».

Un épiscopat renouvelé

2. C’est déjà la troisième fois, en ce moment extraordinaire de la liberté reconquise, que vous venez en visite au Siège de Pierre pour me faire part de vos espoirs et de vos préoccupations, et m’informer de vos activités.

Je sais que le motif principal de votre venue dans la Ville éternelle est le désir d’exprimer votre commune gratitude et la joie de votre Église, appelée grecque-catholique roumaine, pour la nomination du nouveau Métropolite et de trois autres évêques. Il s’agit en effet d’un événement qui revêt une importance extraordinaire pour la vie, aussi bien de ceux qui ont été choisis pour exercer l’épiscopat, que de toute l’Église.

C’est une grâce particulière pour tout le Peuple de Dieu, car tout évêque est une icône du Christ, « Pneumatophoros », c’est-à-dire porteur de l’Esprit Saint. Aussi le Directoire pastoral Ecclesiae imago déclare-t-il que l’évêque est « vraiment la cheville ouvrière, la clef de voûte, le centre de rayonnement et d’unité de toute la vie diocésaine, l’architecte de sa manifestation harmonieuse » (Enchiridion Vaticanum, 4, 1483).

Cherchez à vivre pleinement votre vocation dans la célébration des mystères sacramentels, dans l’annonce de la Parole du salut, et dans l’exercice des charismes propres à la charge épiscopale.

Rappelez-vous qu’a été remis entre vos mains un riche héritage de foi et de sacrifices, vraie perle précieuse dont l’Église universelle doit être fière. C’est à partir de cet héritage que doit commencer aujourd’hui une nouvelle étape dans le témoignage rendu à l’Évangile du Seigneur.

3. La tâche te revient, vénéré Frère Lucian Muresan, archevêque métropolite de Fagaras et Alba Julia, en collaboration avec tes autres Frères dans l’épiscopat, d’unir toute l’Église grecque-catholique roumaine et de lui donner le dynamisme nécessaire, en même temps qu’une identité canonique et liturgique renouvelée et raffermie, afin que cette portion du Peuple de Dieu puisse grandir continuellement en un édifice spirituel dans lequel soit vraiment présente et agissante l’Église de Dieu, une, sainte, catholique et apostolique.

Ce travail suppose non seulement la nécessaire fidélité à la tradition et aux dispositions canoniques actuelles, mais aussi l’acquisition d’une profonde conscience que, agir ensemble, en mettant en commun idées et énergies, donne des fruits encore plus riches et plus abondants.

« Toi donc, mon enfant, fortifie-toi dans la grâce du Christ Jésus. Ce que tu as appris de moi sur l’attestation de nombreux témoins, confie le à des hommes sûrs, capables à leur tour d’en instruire d’autres » (2Tm 2,1-2).

Je garde un vif souvenir de votre visite de l’an dernier et des conclusions qui furent alors avancées pour rendre plus efficace et plus en harmonie avec les lignes générales de l’Église universelle, le processus, actuellement en cours, de renaissance et de renouveau de votre Église « sui iuris ».

Les priorités de l’évangélisation Déjà dans une autre occasion, certaines priorités ont été indiquées, qui doivent guider ce joyeux printemps de votre Église, à savoir : assurer la formation adéquate du clergé, en recourant à l’aide d’authentiques maîtres dans la foi, experts dans la tradition orientale ; apporter la plus grande attention à la sainte Liturgie, en veillant en particulier à ce qu’elle soit mieux connue et célébrée de manière exemplaire, et également préparer des livres liturgiques ; s’engager dans le domaine oecuménique pour construire l’unité plénière entre chrétiens ; orienter votre vigilance pastorale vers le monde des jeunes dont le coeur renferme tant d’attentes et qui sont appelés à être l’avenir de l’Église et de votre patrie roumaine.

En ces jours, à l’occasion d’une nouvelle rencontre organisée au Vatican par la Congrégation pour les Églises orientales, vous avez l’occasion de voir ensemble ce qui a été accompli depuis lors, et aussi tout ce qui attend encore d’être réalisé avec urgence. Vous souffrez beaucoup, par exemple, du manque de lieux de culte, car leur restitution tant souhaitée ne s’est pas encore réalisée, pas même celle de toutes vos Églises cathédrales.

Les rapports avec l’Église orthodoxe de Roumanie

4. J’ai appris avec une joie véritable que des rencontres et des rapports de travail ont commencé entre votre Église et l’Église orthodoxe de Roumanie. Je suis convaincu que cette route, tout en réclamant nécessairement de la part des deux parties humilité, courage et amour, est l’unique manière de panser les blessures du passé et de raviver « dans la communion de la foi et de la charité, ces relations fraternelles qui, comme cela convient entre des soeurs, doivent exister entre les Églises locales » (Décret Unitatis redintegratio UR 14).

Je voudrais exprimer à M. le cardinal Achille Silvestrini ma gratitude pour toutes les initiatives que la Congrégation pour les Églises orientales a prises au cours de l’année écoulée pour la formation du clergé grec-catholique roumain, tant pour la préparation des candidats au sacerdoce que pour la formation permanente du clergé et le renouveau de la liturgie. Je souhaite qu’une intense collaboration de la hiérarchie roumaine avec le Dicastère pour les catholiques orientaux puisse hâter le moment où l’on parviendra à ces buts tant désirés.

Dans ce cadre, il est particulièrement important que vos jeunes qui avancent vers le sacerdoce puissent suivre l’ordre des études élaboré par la Congrégation : cela demandera encore des efforts, mais les résultats seront certainement fructueux, surtout en vue de l’acquisition de cette pleine identité orientale qui nous tient tant à coeur.

L’importance de la vie monastique

5. Un événement très important a eu lieu l’an passé : la neuvième Assemblée générale ordinaire du Synode des évêques, qui a eu pour thème la vie consacrée et sa mission dans l’Église et dans le monde; votre vénéré Métropolite a participé lui aussi aux travaux du Synode.

La divine Providence a voulu enrichir l’Église grecque-catholique roumaine du don précieux de la présence de nombreux Instituts religieux orientaux et latins. Il faut les soutenir par tous les moyens, afin qu’ils puissent vivre et se développer sereinement selon leur physionomie propre et leur vocation spécifique, toujours au service des communautés pour lesquelles ils travaillent et dans le total respect de l’identité de votre Église.

En même temps, je pense que serait un grand don un nouvel épanouissement de la vie monastique, élément fondamental de l’identité orientale et pont oecuménique avec l’Église orthodoxe, où la présence monastique est florissante.

En ce sens, je vous demande d’accueillir et de valoriser l’intérêt prometteur pour le monachisme qui commence à germer dans vos communautés, et que la récente Assemblée du Synode des évêques sur la vie consacrée a si vivement souhaité (cf. Message, n. VII).

6. Revenant à vos éparchies, je vous prie de transmettre à tous mes chaleureuses salutations, avec une pensée spéciale pour le très aimé cardinal Alexandru Todea qui, par sa prière silencieuse et sa souffrance, est le témoin fidèle qui est partie prenante de vos efforts apostoliques. Portez mes salutations également aux prêtres, aux religieux et aux religieuses, aux séminaristes et aux fidèles de la bien aimée Église grecque-catholique.

Mon souvenir affectueux et fidèle dans la prière va à tous les habitants de la chère Roumanie. Avec ces sentiments de profonde communion, je vous accorde de tout coeur ma bénédiction apostolique.


Discours 1995 - Séminaire San Carlos, Manille, Dimanche 15 janvier 1995