II-II (Drioux 1852) Qu.39 a.4


QUESTION XL.

DE LA GUERRE.


Après avoir parlé du schisme, nous avons à nous occuper de la guerre. — Sur la guerre quatre questions se présentent : 1° La guerre est-elle licite? — 2° Est-il permis aux clercs de faire la guerre ? — 3° Est-il permis à ceux qui font la guerre de tendre des embûches ? — 4° Est-il permis de livrer bataille les jours de fête.


ARTICLE I. — est-ce toujours un péché de faire la guerre (1)?


Objections: 1. Il semble que ce soit toujours un péché de faire la guerre. Car on n'inflige de peine qu'à celui qui pèche. Or, Dieu punit ceux qui font la guerre, d'après ces paroles de l'Evangile (Mt 26,52) : Celui qui aura tiré le glaive, périra par le glaive. Donc toute guerre est défendue.

2. Tout ce qui est contraire au précepte divin est un péché. Or, la guerre est contraire au précepte de Dieu. Car il est dit (Mt 5,39) : Je vous dis de ne pas résister au mal. Et l'Apôtre ajoute (Rm 12,19) : Ne vous vengez pas vous-mêmes, mes chers frères, mais laissez agir la colère de Dieu. La guerre est donc toujours un péché.

3. Il n'y a que le péché qui soit contraire à un acte de vertu. Or, la guerre est contraire à la paix. La guerre est donc toujours un péché.

4. Tout exercice qui a pour fin une chose permise est permis lui-même, comme on le voit à l'égard des exercices des sciences. Or, l'Eglise défend les exercices militaires, puisque ceux qui meurent en recevant ces leçons sont privés de la sépulture ecclésiastique (2). La guerre paraît donc être absolument un péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Serm. de puero centurionis) : Si la doctrine chrétienne condamnait absolument la guerre, l'Evangile donnerait à tous les militaires le conseil de quitter leurs armes et de se soustraire complétement aux devoirs de leur état. Mais il leur dit : Ne troublez personne, contentez-vous de votre solde. Puisqu'il leur dit de se contenter de leur solde, il ne leur défend donc pas de combattre.

CONCLUSION. — La guerre déclarée pour la défense de l'Etat et pour le bien général, par celui qui est chargé de l'administration du pays, n'est pas coupable si elle est faite avec une intention droite; mais dans d'autres circonstances elle est illicite.

Réponse Il faut répondre que pour que la guerre soit juste il faut trois choses : 1° L'autorité du prince d'après l'ordre duquel on doit faire la guerre. Car il n'appartient pas à un particulier de faire la guerre, parce qu'il peut avoir recours pour la défense de son droit au jugement de son supérieur. Ce n'est pas non plus au particulier à convoquer la multitude, comme il faut le faire pour combattre. Mais parce que le soin de l'Etat est confié aux princes, il leur appartient de défendre la cité, le royaume ou la province qui se trouve sous leurs ordres. Et comme il leur est permis de les défendre par le glaive matériel contre ceux qui les troublent à l'intérieur, en punissant les malfaiteurs, suivant cette parole de l'Apôtre (Rm 13,4) : Ce n'est pas sans motif que le prince porte le glaive ; car il est le ministre de Dieu pour exécuter sa vengeance contre celui qui fait de mauvaises actions; de même c'est à eux qu'il appartient de tenir l'épée dans les combats pour défendre l'Etat contre ses ennemis extérieurs. Aussi le Psalmiste dit aux princes (Ps 81,4) : Arrachez le pauvre et délivrez l'indigent des mains du pécheur. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Cont. Faustum, lib. xxii, cap. 74) : L'ordre naturel le plus favorable à la paix des humains exige que les princes aient le droit et le pouvoir de faire la guerre (1). 2° Il faut que la guerre ait une cause juste, c'est-à-dire que ceux qu'on attaque aient mérité de l'être pour avoir fait une faute (2). De là saint Augustin dit (Quaest. sup. /os., quaest. 16) : On a coutume d'appeler justes les guerres qui ont pour but la vengeance d'une injure, quand il s'agit, par exemple, de châtier une nation ou une cité qui n'a pas voulu punir une mauvaise action commise par les siens, ou rendre ce qui a été ravi injustement (3). 3° Il est nécessaire que l'intention de ceux qui combattent soit droite, c'est-à-dire qu'ils se proposent de faire le bien ou d'éviter le mal. C'est ce qui fait dire au même docteur (4) que les vrais adorateurs de Dieu regardent comme justes et saintes, les guerres qui ne sont pas entreprises par cupidité, ni par cruauté, mais que l'on fait pour l'amour de la paix, dans le but d'humilier les méchants et d'abaisser les bons. Par conséquent il peut arriver que quoique la guerre ait été légitimement déclarée et pour un juste motif, elle n'en soit pas moins illicite en raison de la perversité de l'intention de celui qui la fait (5). Car saint Augustin dit (Cont. Faust, lib. xxii, cap. 74) : L'envie de nuire, la cruauté de la vengeance, un courroux inexorable que rien n'apaise, la férocité de l'attaque, la passion de la domination et tous les autres excès semblables, méritent à juste titre d'être condamnés dans la guerre.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit saint Augustin (Cont. Faust, lib. xxii, cap. 70) : Il prend le glaive celui qui s'arme contre la vie d'un autre, sans en avoir reçu l'ordre ou la permission d'une puissance légitime placée au-dessus de lui. Mais celui qui combat sous les ordres d'un prince ou d'un juge, si c'est un particulier, ou par zèle pour la justice et en quelque sorte d'après les ordres de Dieu, si c'est une personne publique, celui-là ne prend pas le glaive, mais il fait usage de celui qui lui a été confié, et par conséquent il ne doit pas être puni. Toutefois ceux qui pèchent en se servant du glaive ne sont pas tous tués par le glaive, mais ils périssent toujours de cette manière, parce qu'ils sont punis éternellement pour le péché qu'ils ont commis, s'ils ne se repentent.

2. Il faut répondre au second, que ces préceptes, comme le dît saint Augustin (Lib. de serm. Dom. in monte, lib. i, cap. 34, 35 et 36), doivent toujours être observés par rapport à la disposition intérieure de l'âme, c'est-à-dire que l'homme doit toujours être préparé à ne pas résister ou à ne pas se défendre, s'il le faut, mais quelquefois on doit agir autrement pour le bien général ou pour le bien de ceux avec lesquels on combat. C'est ce qui fait dire au même docteur (Ep. v, ad Mare.), que dans beaucoup de circonstances il faut consulter l'intérêt de ceux qu'on veut corriger avec une bienfaisante rigueur plutôt que leur volonté. Car quand on enlève à quelqu'un la liberté du mal, on triomphe de lui à son avantage ; puisqu'il n'y a rien déplus malheureux que la félicité des pécheurs qui nourrit en eux l'impunité et qui fortifie la volonté mauvaise, comme un ennemi intérieur.

3. Il faut répondre au troisième, que ceux qui font de justes guerres ont pour but la paix, et qu'ils ne sont contraires qu'à cette paix mauvaise que le Seigneur n'est pas venu apporter sur la terre, comme le dit l'Evangile (Mt 10), suivant la pensée de saint Augustin (Ep. ccv ad Bonif.) : On ne demande pas la paix pour arriver à la guerre, mais on fait la guerre pour obtenir la paix. Soyez donc, dit-il, pacifiques en combattant, afin que vous ameniez ceux que vous combattez à une paix avantageuse, après les avoir vaincus.

4. Il faut répondre au quatrième, que les exercices militaires ne sont pas universellement prohibés, l'Eglise ne défend que ceux qui sont déréglés et dangereux, d'où résultent les meurtres et les déprédations. Chez les anciens il y avait des exercices militaires qui étaient sans péril; c'est pour cela qu'on les appelait des études (1) (méditations) ou des combats sans effusion de sang, comme on le voit dans une des lettres de saint Jérôme (2).

(I) Les manichéens ont blâmé Moïse d'avoir fait la guerre, parce qu'ils la regardaient comme un mal (Cont. Faustum, lib. xxii, cap. 73). Wiclef a aussi avancé que la guerre était défendue aux chrétiens, et Luther a dit la même chose de la guerre contre les Turcs.
(2) Cap. felicis extra de torneamentis ex concil. Lateran. et Alexandro III.
(1) Quand il s'agit d'une guerre offensive, le chef de l'Etat peut seul la déclarer ; mais s'il s'agit d'une guerre défensive, tous les chefs inférieurs peuvent la soutenir, puisque le simple particulier a le droit de repousser la violence par la violence.
(2) La faute doit être grave, et il faut qu'on n'ait pas pu obtenir réparation d'une autre manière, car il serait absurde d'avoir recours à un pareil moyen pour une faute légère.
(3) La violation d'un traité, le refus d'un tribut légitime, des secours accordés aux ennemis de l'Etat ou une alliance faite avec eux, sont de justes causes de guerre.
(4) Ce passage est tiré du Droit (Hab. apud cap. 23, quest. i), mais il ne se trouve pas dans saint Augustin.
(5) D'après cette dernière condition, il est bien rare que la guerre soit parfaitement juste.
(1) Tels sont encore aujourd'hui les exercices par lesquels on s'apprend à tirer des armes.
(2) On trouve dans saint Jérôme tirocinium, Ep. I, rudimentum, Ep. IV et XIII, mais ce n'est que dans Végèce que se trouve le mot meditatio employé ici par saint Thomas.


ARTICLE II. — est-il permis aux clercs et aux évêques de faire la guerre (3)?


Objections: 1. Il semble qu'il soit permis aux clercs et aux évêques de faire la guerre. Car les guerres sont licites et justes, comme nous l'avons dit (art. préc.), selon qu'elles défendent les pauvres et l'Etat tout entier des injures des ennemis. Or, il semble que ce soit surtout aux prélats qu'il appartienne de remplir ce devoir. Car saint Grégoire dit (Hom. xiv m Ev. ev.) : Le loup fond sur les brebis quand un ravisseur injuste opprime les fidèles et les humbles; mais celui qui paraissait être le pasteur et qui ne l'était pas, abandonne les brebis et s'enfuit ; parce que comme il craint le danger pour lui- même, il n'a pas le courage de résister à l'injustice. Il est donc permis aux prélats et aux clercs de faire la guerre.

2. Le pape Léon (4) écrivait (23, quest. viii, cap. Igitur) : Comme il nous arrivait souvent de mauvaises nouvelles du côté des Sarrazins et que quelques-uns disaient qu'ils allaient entrer publiquement ou en secret dans le port des Romains, nous avons ordonné à ce sujet à notre peuple de s'assembler et nous avons pris la résolution de descendre vers le littoral de la mer. Il est donc permis aux évêques de faire la guerre.

3. C est la même raison qui porte l'homme à faire une chose et à y consentir, d'après ces paroles de l'Apôtre (Rm 1,32) : Non-seulement ceux qui agissent, mais encore ceux qui consentent à Faction, sont dignes de mort. Or, celui qui consent le mieux à une chose, c'est celui qui porte les autres à la faire. Par conséquent comme il est permis aux évêques et aux clercs d'exciter les autres à la guerre, puisqu'il est dit (23, quest. viii, cap. Hortatu) que ce fut sur les exhortations et les prières du pape Adrien que Charlemagne entreprit la guerre contre les Lombards, il s'ensuit qu'ils ont le droit de combattre.

4. Ce qui est par soi honnête et méritoire n'est pas défendu aux prélats et aux clercs. Or, il est quelquefois glorieux et méritoire de faire la guerre ; car nous lisons (23, quest. viii, cap. Omni) que si quelqu'un est mort pour la vérité de la foi, le salut de la patrie et la défense des chrétiens, il recevra de Dieu la récompense céleste. Il est donc permis aux évêques et aux clercs de faire la guerre.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il a été dit à saint Pierre et dans sa personne à tous les évêques et à tous les clercs (1) (Mt 26,52) : Remettez votre épée dans son fourreau. Il ne leur est donc pas permis de faire la guerre.

CONCLUSION. — Puisque la guerre détourne presque complétement l'homme de la contemplation des choses divines et le porte à répandre le sang humain, il n'est point du tout permis aux clercs de faire la guerre, sinon dans l'extrême nécessité.

Réponse Il faut répondre que plusieurs choses sont nécessaires au bien de la société humaine. Car les choses diverses sont mieux et plus rapidement expédiées par divers individus que par un seul, comme le dit Aristote (Pot. lib. i, cap. 2). Il y a aussi des affaires qui sont tellement contraires les unes aux autres qu'on ne peut pas convenablement les faire ensemble. C'est pourquoi on défend les choses de moindre importance à ceux qui sont chargés d'intérêts plus graves. Ainsi, d'après les lois humaines, le négoce est interdit aux militaires qui sont chargés de la défense du pays (2). Or, les exercices militaires répugnent absolument aux devoirs que les évêques et les clercs sont obligés de remplir, pour deux raisons : I° Pour une raison générale, parce que la guerre entraîne après elle une foule d'inquiétudes ; par conséquent elle détourne l'esprit de la contemplation des choses divines, l'empêche de louer Dieu et de prier pour le peuple, ce qui constitue le devoir des clercs. C'est pourquoi comme on interdit le négoce aux clercs parce qu'il préoccupe trop l'esprit, de même on leur défend (3) la guerre d'après ces paroles de l'Apôtre (2Tm 2,4) : Que celui qui est enrôlé au service de Dieu ne s'embarrasse point dans les affaires séculières. 2° Pour une raison spéciale. Car tous les ordres des clercs sont établis pour le ministère de l'autel, dont le sacrement représente la passion du Christ, d'après ces paroles de saint Paul (1Co 11,26) : Toutes les fois que vous mangerez ce pain et que vous boirez ce calice vous annoncerez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne. C'est pour cela qu'il n'est pas convenable qu'ils tuent ou qu'ils versent le sang, mais ils doivent être plutôt disposés à répandre leur propre sang pour le Christ, afin d'imiter par leurs oeuvres ce qu'ils font par leur ministère. C'est pour cette raison qu'on a décidé que ceux qui répandaient le sang seraient irréguliers (4), même quand ils l'auraient fait sans péché. Puisque celui qui a été chargé d'un office quelconque ne peut pas faire ce qui répugne à sa charge, il s'ensuit qu'il n'est jamais permis aux clercs de faire des guerres qui aient pour but l'effusion du sang (5).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les prélats doivent résister non-seulement aux loups qui égorgent spirituellement le troupeau, mais encore aux ravisseurs et aux tyrans qui le tourmentent corporellement. Toutefois ils ne doivent pas faire usage eux-mêmes des armes matérielles, mais des armes spirituelles, suivant ces paroles de l'Apôtre (2Co 10,4) : Les armes de notre milice ne sont point charnelles, mais elles sont puissantes en Dieu; ce sont des avis salutaires, de pieuses prières et la sentence de l'excommunication contre les opiniâtres.

2. Il faut répondre au second, que les prélats et les clercs peuvent, d'après l'ordre de leurs supérieurs, assister aux batailles, non pour combattre de leur propre main, mais pour secourir spirituellement ceux qui défendent la bonne cause, par des exhortations, des absolutions et d'autres moyens spirituels. C'est ainsi que dans l'ancienne loi il était ordonné (Jos. vi) aux prêtres de sonner des trompettes sacrées pendant l'action. C'est aussi pour ce motif principalement qu'il a été accordé aux évêques et aux clercs d'aller à la guerre. S'il y en a qui aient combattu de leur propre main, c'est par abus.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (quest. xxiii, art. 4), toute puissance, que ce soit un art ou une vertu, à laquelle la fin appartient, doit disposer des moyens qui se rapportent à cette fui. Or, les guerres matérielles qu'un peuple fidèle entreprend doivent avoir pour fin le bien spirituel et divin qui est l'objet de la mission des clercs. C'est pourquoi il appartient aux clercs de disposer les autres et de les exciter à faire des guerres justes. Car on ne défend pas aux ecclésiastiques de faire la guerre parce que la guerre est un péché, mais parce que la profession des armes ne convient pas à leur personne (1).

4. Il faut répondre au quatrième, que quoiqu'il soit méritoire de faire des guerres justes, cependant cela est défendu aux clercs parce qu’ils sont établis pour faire des choses plus méritoires encore. Ainsi l'acte du mariage peut être méritoire, cependant il est condamnable chez ceux qui ont l'ai voeu de virginité, parce qu'ils se sont obligés à un plus grand bien.

(3) Il est défendu par le droit canon à tous les ecclésiastiques de combattre de leur propre main, hors le cas d'une nécessité pressante (cap. Qui cumque, causa 28, quaest. 28).
(4) Léon IV. Cette lettre adressée à Lothaire n'existe plus.
(1) On entend par là tous ceux qui sont dans les ordres sacrés. Le droit comprenait encore les tonsurés et les minorés qui jouissaient d'un bénéfice.
(2) Ces incompatibilités sont indiquées (in syntagm. juris. lib. xxv, cap. 15, Nb 8).
(3) Cette défense n'est ni de droit naturel, ni de droit divin ; elle est seulement de droit ecclésiastique ; par conséquent, le pape peut en dispenser.
(4) L'irrégularité est un empêchement et non une peine. Son principal effet, dans la circonstance présente, c'est de rendre l'ecclésiastique inhabile à exercer les fonctions de son ordre. Il ne peut les exercer sans péché tant que l'irrégularité n'est pas levée.
(5) S'ils ont une juridiction temporelle sur un domaine, ils peuvent cependant déclarer la guerre, lever une armée, lui donner des chefs, comme le fait le souverain pontife, mais ils ne peuvent combattre de leur propre main.
(1) Il n'y a d'exception que pour le cas d'extrême nécessité, où le droit naturel permet aux clercs comme aux autres de combattre de leur propre main.


ARTICLE III. — dans la guerre est-il permis de tendre des embûches?


Objections: 1. Il semble qu'à la guerre il ne soit pas permis de tendre des embûches. Car il est dit (Dt 16,20) : Vous ferez avec justice ce qui est juste. Or, les embûches étant une fraude paraissent appartenir à l'injustice. On ne doit donc pas en faire usage dans des guerres qui sont justes.

2. Les embûches et les fraudes paraissent contraires à la bonne foi, comme le mensonge. Or, comme nous devons avoir de la bonne foi avec tout le monde et ne mentir à personne, d'après saint Augustin (Lib. cont. mend. cap. 15), il s'ensuit que nous devons aussi user de bonne foi à l'égard de l'ennemi, comme le dit le même Père (Ep. clxxxix ad Bonif.) et que par conséquent on ne doit pas lui tendre des embûches.

3. L'Evangile dit (Mt 7,12) : Faites aux autres ce que vous voulez qu'on vous fasse à vous-même. Nous devons observer ce précepte à l'égard de tout le prochain. Or, nos ennemis sont notre prochain. Donc puisque personne ne veut qu'on lui tende des embûches ou qu'on le trompe, il semble que personne ne doive employer ces moyens pour faire la guerre.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Quaest. sup. Jos. quest. 10): Quand on fait une guerre juste, la justice ne nous empêche pas de combattre ouvertement ou de tendre des embûches. C'est ce que prouve le témoignage du Seigneur lui-même qui a ordonné à Josué de tendre des embûches aux habitants de la cité d'Haï, comme on le voit (Jos 8).

CONCLUSION. — Les injures ou les fraudes contraires à la foi promise sont illicites dans la guerre, mais il est permis d'avoir recours aux embûches quand elles consistent dans des desseins secrets.

Réponse Il faut répondre que les embûches ont pour but de tromper les ennemis. Or, on peut tromper quelqu'un de deux manières, par action ou par parole. 1° Quand les embûches proviennent de ce qu'on dit à l'ennemi une chose fausse ou de ce qu'on ne tient pas la promesse qu'on lui a faite, elles sont toujours illicites; on ne doit jamais le tromper de la sorte (1). Car, comme le dit saint Ambroise (De offic. lib. i, cap. 29), il y a dans la guerre des droits et des conventions (2) que l'on doit observer même entre ennemis. 2° Nous pouvons tromper par nos paroles et nos actes, parce que nous ne découvrons pas à l'ennemi nos desseins ou nos pensées. Nous devons toujours agir ainsi, parce que, même dans l'enseignement sacré, il y a une foule de choses que nous devons tenir secrètes, surtout à l'égard des infidèles, de peur qu'ils ne s'en moquent, suivant ces paroles de l'Evangile (Mt 7,6) : Ne donnez pas les choses saintes aux chiens. A plus forte raison doit-on tenir secrets les plans qu'on a conçus pour attaquer les ennemis. Aussi parmi les différentes parties de la science militaire met-on en première ligne le soin de cacher à l'ennemi ses desseins, comme on le voit (Lib. Strat. Front, lib. i, cap. 1). Cette discrétion appartient aux embûches dont on a le droit de se servir, quand on fait une guerre légitime (3). Toutefois ces embûches ne méritent pas, à proprement parler, le nom de fraudes ; elles ne répugnent pas  à la justice, ni à une volonté droite. Car ce serait au contraire une prétention déréglée que de vouloir que les autres ne nous cachent rien.

La réponse aux objections est par là même évidente.

(1) Il y a dans cette circonstance un mensonge officieux ou un défaut de bonne foi ; ce qui n'est jamais permis.
(2) Il ne serait pas permis, par exemple, d'empoisonner les puits et les fontaines, et il y a une foule d'autres moyens barbares que l'on ne doit pas employer, parce qu'ils sont contraires au droit des gens.
(3) On peut, par exemple, avoir l'air de fuir pour retomber ensuite avec plus d'avantage sur l'ennemi, tenter l'attaque d'un côté, quand c'est sur l'autre qu'on veut se porter, etc. C'est en cela que consiste le génie militaire.


ARTICLE IV. — est-il permis de combattre les jours de fête (4)?


Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas permis de combattre les jours de fête. Car les fêtes sont établies pour vaquer au service divin ; c'est ce qui ressort de l'observation du sabbat qui est ordonnée par la loi (Ex 20); puisque le mot sabbat signifie repos. Or, dans les batailles, on a la plus grande peine et la plus grande inquiétude. On ne doit donc combattre d'aucune manière les jours de fête.

2. Isaïe (Is 58) blâme les juifs de ce que dans les jours de fête ils réclament leurs dettes et de ce qu'ils se font des procès et des querelles. A plus forte raison est-il défendu de combattre les jours de fête.

3. On ne doit rien faire de contraire à l'ordre pour éviter un dommage temporel. Or, il semble que combattre les jours de fête ce soit une chose par elle-même contraire à l'ordre. Donc dans aucune nécessité extrême, relative à un intérêt temporel, on ne doit combattre les jours de fête.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (1M 2,41) : Ils prirent alors une excellente résolution en disant : qui que ce soit qui nous attaque le jour du sabbat, ne faisons point difficulté de combattre contre lui.

CONCLUSION. — S'il y a nécessité, il est permis de combattre les jours de fête pour la défense de l'Etat, autrement cela n'est pas permis.

Réponse Il faut répondre que l'observation des fêtes n'empêche pas l'homme de faire ce qui est nécessaire au salut de son corps. Ainsi le Seigneur dit avec reproche aux Juifs (Jn 7,23) : Vous vous indignez contre moi de ce que j'ai guéri un homme le jour du sabbat. De là il résulte que les médecins peuvent licitement soigner leurs malades les jours de fête. A plus forte raison doit-on pourvoir au salut de l'Etat, par lequel on empêche la mort d'une multitude d'individus et une foule de maux temporels et spirituels, plutôt qu'au salut corporel d'un seul homme. C'est pourquoi il est permis, s'il y a nécessité, de faire les jours de fête de justes guerres pour la défense de l'Etat : car ce serait tenter Dieu que de vouloir dans une nécessité pressante s'abstenir de combattre. Mais quand il n'y a pas nécessité, on ne doit pas se battre les jours de fête pour les raisons que l'on a données précédemment (1).

La réponse aux objections est par là même évidente.

(4) Cette question est décidée positivement par le droit (Decret. causa 25, quest. viii, cap. Si nulla).
(1) Ces raisons sont exprimées dans les objections précédentes. Malgré la décision de saint Thomas, qui paraît si précise, on croit que l'on peut s'exercer le dimanche au maniement des armes, sans qu'il y ait de péché. Il y a cependant des théologiens qui en font un péché véniel.



QUESTION XLI.

DE LA QUERELLE.


Après avoir parlé de la guerre, nous avons à nous occuper de la querelle. A ce sujet deux questions se présentent : 1° La querelle est-elle un péché? — 2° Est-elle fille de la colère ?


ARTICLE I. — LA QUERELLE EST-ELLE TOUJOURS UN PÉCHÉ?


Objections: 1. Il semble que la querelle ne soit pas toujours un péché. Car la querelle paraît être une contention. Saint Isidore dit (Etym. lib. x in litt. R) : Le mot rixosus vient de rictus (rictus caninus) ; parce que le querelleur est toujours prêt à contredire, il aime la contestation et provoque celui qui lutte avec lui. Or, la contention n'est pas toujours un péché. La querelle n'en est donc pas toujours un également.

2. Nous lisons (Gn 26) que les serviteurs d'Isaac creusèrent un autre puits et qu'à ce sujet ils se querellèrent. Or, on ne doit pas croire que la famille d'Isaac se serait querellée publiquement sans que ce patriarche s'y opposât, s'il y avait eu là un péché. La querelle n'est donc pas un péché.

3. La querelle paraît être une guerre particulière. Or, la guerre n'est pas toujours un péché. La querelle n'en est donc pas toujours un non plus.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Paul (Ga 5) range la querelle parmi les oeuvres de la chair qui empêchent ceux qui les font d'entrer dans le royaume de Dieu. Les querelles ne sont donc pas seulement des péchés, mais encore des péchés mortels.

CONCLUSION. — Puisque la querelle provient d'une volonté déréglée, elle est toujours un péché; pour celui qui a attaqué l'autre injustement c'est un péché mortel, pour celui qui se défend c'est tantôt un péché véniel et tantôt un péché mortel en raison de la disposition déréglée de son âme.

Réponse Il faut répondre que comme la contention implique une contradiction dans les paroles, de même la querelle implique une contradiction dans les actes (2). Ainsi la glose (interl.) dit à l'occasion du passage de saint Paul (Ga 5) qu'il y a querelle quand les individus se frappent réciproquement par colère. C'est pourquoi la querelle paraît être un combat particulier que se livrent des personnes privées, non d'après le consentement de l'autorité publique, mais par suite du dérèglement de leur volonté. Par conséquent la querelle implique toujours un péché. — Pour celui qui attaque injustement un autre, c'est un péché mortel -, car on ne peut pas mettre la main sur le prochain pour lui nuire, sans pécher mortellement. Pour celui qui se défend il peut ne pas faire de péché, ou faire un péché véniel ou mortel, selon les divers mouvements de son âme et selon la manière dont il se défend. Car s'il se défend uniquement pour repousser l'injure dont il est l'objet, et s'il le fait avec la modération convenable, il n'y a pas de péché, et l'on ne peut dire, à proprement parler, que de sa part il y ait querelle. S'il se défend par un sentiment de vengeance et de haine et sans modération, il pèche toujours. Le péché est véniel quand il n'éprouve qu'un sentiment léger de haine ou de vengeance, ou que son défaut de modération n'est pas extrême; mais il est mortel quand il s'élève contre celui qui l'attaque avec le dessein bien arrêté de le mettre à mort ou de le blesser grièvement (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le mot querelle ne désigne pas la contention d'une manière absolue. Dans le passage cité de saint Isidore il y a trois choses qui indiquent ce qu'il y a de déréglé dans la querelle : 1° c'est que les querelleurs ont l'esprit tout disposé à entrer en lutte; ce qu'il exprime en disant qu'ils sont toujours prêts à contredire, que les autres disent et fassent bien ou mal; 2° c'est qu'ils se plaisent dans la contradiction ; c'est pourquoi il ajoute : qu'ils aiment la contestation; 3° c'est qu'ils provoquent les autres à les contredire, et c'est ce qui lui fait dire : qu'ils provoquent ceux qui luttent avec eux.

2. Il faut répondre au second, que dans ce passage de la Genèse il n'est pas dit que les serviteurs d'Isaac se soient querellés, mais que les habitants du pays s'élevèrent contre eux. Par conséquent ces derniers péchèrent, mais il n'en fut pas de même des serviteurs d'Isaac qui étaient alors calomniés.

3. Il faut répondre au troisième, que pour que la guerre soit juste, il faut qu'elle soit entreprise d'après les ordres de la puissance publique, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 1) ; au lieu que la querelle résulte des sentiments particuliers de colère ou de haine. Car si les ministres d'un prince ou d'un juge attaquent certains individus au nom de la puissance publique et que ceux-ci se défendent, on ne dira pas qu'il y a querelle, mais qu'il y a résistance à l'autorité supérieure. Par conséquent ceux qui attaquent ainsi les autres ne causent pas de querelle et ne font point de péché; il n'y a que ceux qui se défendent d'une manière déréglée.

(2) Dans la querelle on en vient aux voies de fait.
(1) C'est ce qui a lieu dans le duel, dont saint Thomas parle, quest. XCV, art. 8, à propos des combats judiciaires.


ARTICLE II. — la querelle vient-elle de la colère?


Objections: 1. Il semble que la querelle ne soit pas issue de la colère. Car saint Jacques dit (Jc 4,1) : D'où viennent les guerres et les procès qui s'élèvent parmi vous ? N'est-ce pas de la concupiscence qui combat dans vos membres ? Or, la colère n'appartient pas à l'appétit concupiscible. La querelle ne vient donc pas de la colère, mais plutôt de la concupiscence.

2. Il est dit (Pr 28,15) : Celui qui se vante et qui s'enfle d'orgueil excite les querelles (jurgia). Or, le mot latin rixa paraît avoir le même sens que le mot jurgium. Il semble donc que la querelle vienne de la vaine gloire ou de l'orgueil auquel appartiennent la jactance et l'ostentation.

3. Nous lisons encore (Pr 18,6) que les lèvres de l'insensé s'embarrassent dans les querelles. Or, la folie diffère de la colère; car elle n'est pas contraire à la douceur, mais plutôt à la sagesse ou à la prudence. La querelle ne vient donc pas de la colère.

4. L'Ecriture dit aussi (Pr 10,12) que la haine suscite des querelles. Or, la haine vient de l'envie, comme le dit saint Grégoire (Mor. lib. xxxi, cap. 17). La querelle n'est donc pas issue de la colère, mais de l'envie.

5. Enfin il est écrit (Pr 18,19) que celui qui médite des dissensions sème (2) les querelles. Or, la discorde est fille de la vaine gloire, comme nous l'avons vu (quest. xxxvii, art. 2). Donc la querelle aussi.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor. loc. cit.) que la querelle vient de la colère, et nous voyons (Pr 15,18 Pr 29,22) que l'homme colère provoque les querelles.

CONCLUSION. — Il est évident que la querelle vient de la colère plutôt que de la haine.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), la querelle implique une contradiction qui en vient jusqu'aux voies de fait, quand l'un tend à blesser l'autre. Or, un individu tend à en blesser un autre de deux manières : 1° En se proposant absolument son mal. Cette lésion appartient à la haine, dont l'intention est de faire du tort à l'ennemi ouvertement ou en secret. 2° On a l'intention de nuire à un autre de manière qu'il le sache et malgré sa résistance, et c'est le sens que l'on attache au mot querelle. A ce point de vue la querelle appartient à la colère proprement dite qui est le désir de la vengeance. Car il ne suffit pas à celui qui est irrité de nuire secrètement à celui qui est l'objet de sa colère, mais il veut lui faire sentir lui-même qu'il agit contre sa volonté pour se venger de l'injure qu'il en a reçue, comme on le voit par ce que nous avons dit plus haut en parlant de la passion de la colère (I-II, quest. xlvi, art. 6 ad 2). Par conséquent la querelle proprement dite vient de la colère.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons dit (I-II, quest. xxv, art. 1 et 2), toutes les passions de l'irascible viennent des passions du concupiscible. D'après cela ce qui vient de la colère le plus prochainement vient de la concupiscence, comme de sa première racine (1).

2. Il faut répondre au second, que la jactance et l'enflure, qui sont les effets de l'orgueil ou de la vaine gloire, n'excitent pas directement les rixes ou les querelles, mais occasionnellement, en ce sens que l'on est porté à se mettre en colère quand on considère comme une injure de voir les autres se placer au-dessus de soi; et c'est ainsi que les querelles et les rixes naissent de la colère.

3. Il faut répondre au troisième, que la colère, comme nous l'avons dit (I-II, quest. xlviii, art. 3), empêche le jugement de la raison, et sous ce rapport elle a de la ressemblance avec la folie. C'est ce qui fait qu'elles ont un effet commun. Car, par suite du défaut de raison, il arrive que l'on cherche à faire du mal à un autre d'une manière déréglée.

4. Il faut répondre au quatrième, que la querelle, quoiqu'elle vienne quelquefois de la haine n'en est pas toujours l'effet propre; parce que celui qui hait n'a pas l'intention d'attaquer son ennemi à visage découvert comme le querelleur, puisqu'il cherche aussi quelquefois à lui faire du mal en secret. Mais quand il voit qu'il l'emporte, il continue à lui nuire en le querellant. Toutefois le tort que l'on cause à un autre paria querelle est l'effet propre de la colère, pour la raison que nous avons donnée (in corp. art.).

5. Il faut répondre au cinquième, que la haine résulte des querelles; c'est pourquoi celui qui médite des dissensions ou qui a l'intention de semer la discorde parmi des individus excite d'abord entre eux des querelles; comme tout péché peut commander l'acte d'un autre péché, en le rapportant h sa fin. Mais il ne s'ensuit pas que la querelle soit directement et proprement issue de la vaine gloire.

(2) D'après la Vulgate, aime (diligit).
(I) La colère est la cause prochaine de la querelle, la concupiscence en est la cause éloignée.




II-II (Drioux 1852) Qu.39 a.4