II-II (Drioux 1852) Qu.41 a.2


QUESTION XLII.

DE LA SÉDITION QUI EST CONTRAIRE A LA PAIX.


Nous avons maintenant à nous occuper de la sédition qui est contraire à la paix, et à cet égard deux questions se présentent : 1° La sédition est-elle un péché spécial ? — 2° Est-elle un péché mortel ?


ARTICLE I. — la sédition est-elle un péché spécial distinct des autres?


Objections: 1. Il semble que la sédition ne soit pas un péché spécial distinct des autres. Car, comme le dit saint Isidore (Etym. lib. x, ad litt. S), le séditieux est celui qui jette la dissension dans les esprits et qui engendre la discorde. Or, ce qui est la matière d'un péché n'est pas d'un autre genre que le péché qu'il produit. Il semble donc que la sédition ne soit pas un péché spécial distinct de la discorde.

2. La sédition implique une certaine division. Or, le mot de schisme vient du mot scissura qui signifie déchirement, comme nous l'avons vu (quest. xxxix, art. 1). La sédition ne paraît donc pas un péché différent du schisme.

3. Tout péché spécial distinct des autres est un vice capital, ou du moins il en est une conséquence. Or, on ne compte pas la sédition parmi les vices capitaux, ni parmi les fautes qui résultent de ces vices, comme on le voit (Mor. lib. xxxi, cap. 17), où l'on trouve cette double énumération. La sédition n'est donc pas un péché spécial distinct des autres.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Paul (2Co 12) distingue la sédition des autres péchés.

CONCLUSION. — Puisque la sédition est opposée au bien particulier de l'unité et de la paix de la multitude, elle est un péché spécial.

Réponse Il faut répondre que la sédition est un péché spécial qui a quelque chose de commun avec la guerre et la querelle, et qui en diffère sous certain rapport. Ce qu'elle a de commun avec elles, c'est qu'elle implique une contradiction; mais elle en diffère sur deux points. 1°  la guerre et la querelle impliquent en acte un combat mutuel, tandis qu'il peut y avoir sédition, soit que ce combat ait lieu réellement, soit qu'on se dispose à l'entreprendre. C'est ce qui fait dire à la glose (interl.) sur les paroles de saint Paul (2Co 12) que la sédition est un tumulte à main armée, c'est-à-dire qu'elle existe quand on se prépare à combattre et qu'on en a l'intention. 2° La guerre se fait, à proprement parler, contre les ennemis extérieurs ; c'est une multitude qui s'attaque à une autre multitude (1); la querelle n'est au contraire que la lutte d'un individu contre un autre individu, ou de quelques hommes entre eux; tandis que la sédition proprement dite enflamme les différentes parties de la multitude les unes contre les autres, comme quand une partie de la cité s'élève tumultueusement contre une autre partie. C'est pourquoi, la sédition étant opposée à un bien spécial qui est l'unité et la paix de la multitude, elle est un péché particulier.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on appelle séditieux celui qui excite la sédition : et parce que la sédition implique la discorde, il s'ensuit qu'on donne le nom de séditieux non à celui qui produit la discorde quelle qu'elle soit, mais à celui qui l'excite entre les parties d'une même multitude. Ainsi le péché de sédition n'existe pas seulement dans celui qui sème la discorde, mais il existe encore dans ceux qui se séparent à tort des autres.

2. Il faut répondre au second, que la sédition diffère du schisme de deux manières: 1° Parce que le schisme est opposé à l'unité spirituelle de la multitude, c'est-à-dire à l'unité de l'Eglise, tandis que la sédition est opposée à son unité temporelle ou séculière, comme l'unité de la cité ou du royaume. 2° Parce que le schisme n'implique pas une préparation à un combat corporel, mais seulement une dissension spirituelle; tandis que la sédition suppose qu'on se prépare à en venir matériellement aux armes.

3. Il faut répondre au troisième, que la sédition est comprise sous la discorde aussi bien que le schisme ; car ils sont l'un et l'autre une sorte de discorde qui sépare non pas un individu d'un autre, mais les différentes parties de la multitude entre elles.

(1) Une nation qui marche contre une autre nation ; tandis que dans la sédition ce sont les parties d'un même tout qui sont en lutte.


ARTICLE II. — la sédition est-elle toujours un péché mortel?


Objections: 1. Il semble que la sédition ne soit pas toujours un péché mortel. Car la sédition implique un tumulte à main armée, comme le dit la glose (loc. cit. art. préc.). Or, le combat n'est pas toujours un péché mortel, mais il est quelquefois juste et licite, comme nous l'avons vu (quest. xl, art. 1). Donc à plus forte raison la sédition peut-elle exister sans péché mortel.

2. La sédition est une discorde, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 3). Or, la discorde peut exister sans péché mortel et quelquefois même absolument sans péché. Donc la sédition aussi.

3. On loue ceux qui délivrent la multitude d'un pouvoir tyrannique. Or, il n'est pas facile d'affranchir un pays sans exciter la dissension dans son sein, puisqu'il y a toujours une partie de la nation qui veut conserver le tyran, tandis que l'autre s'efforce de le chasser. La sédition peut donc avoir lieu sans péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre défend les séditions parmi les autres actions qui sont des péchés mortels (2Co 12). La sédition est donc un péché de cette nature.

CONCLUSION. — La sédition étant une guerre injuste, contraire au bien général de l'Etat, est toujours un péché mortel dans son genre.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 2), la sédition est contraire à l'unité d'une multitude, c'est-à-dire d'un peuple, d'une cité ou d'un royaume. Car saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. n, cap. 21, et lib. xix, cap. 24) que les sages définissent le peuple, non pas l'association quelconque d'une multitude, mais une association fondée sur un droit consenti et sur la communauté d'intérêts. D'où il est manifeste que l'unité à laquelle la sédition est contraire est l'unité du droit et de l'intérêt commun. Il est donc évident que la sédition est opposée à la justice et au bien général, et que par conséquent elle est dans son genre un péché mortel, qui est d'autant plus grave que le bien général que la sédition attaque l'emporte sur le bien particulier que la querelle contrarie. — Mais le péché de sédition appartient d'abord et principalement à ceux qui excitent la révolte; ce sont eux qui pèchent le plus grièvement. Il se rapporte en second lieu à ceux qui suivent les chefs de la révolte et qui troublent le bien général. Quant à ceux qui défendent l'Etat en leur résistant, on ne doit pas les appeler des séditieux, comme on ne donne pas le nom de querelleurs à ceux qui défendent leur personne, ainsi que nous l'avons dit (quest. xli, art. 4).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la guerre qui est permise a pour but l'intérêt général, comme nous l'avons dit (quest. xl, art. 1); tandis que la sédition est contraire au bien général du peuple, et c'est pour ce motif qu'elle est toujours un péché mortel.

2. Il faut répondre au second, que la discorde peut n'être pas coupable quand elle tend à nous séparer de ce qui n'est pas manifestement bon ; mais elle ne peut pas être sans péché, quand elle nous met en opposition avec ce qui est bon évidemment. Or, la sédition est une discorde de ce genre, puisqu'elle est contraire à l'unité de la multitude, qui est manifestement un bien.

3. Il faut répondre au troisième, que le gouvernement tyrannique n'est pas juste, parce qu'il n'a pas pour but le bien général, mais le bien particulier de celui qui gouverne, comme on le voit (Pot. lib. iii, cap. 5; Eth. lib. viii, cap. 10). C'est pourquoi, quand on trouble ce gouvernement, on n'excite pas réellement une sédition, à moins qu'en troublant le gouvernement d'un tyran on agisse d'une manière si déréglée, que le peuple qui lui était soumis ait plus à souffrir du trouble qu'on a excité que du despotisme du tyran lui-même (I). Le tyran mérite plutôt d'être appelé lui-même un séditieux, quand il nourrit dans le peuple qui lui est soumis les désordres et les séditions, pour assurer sa domination. Car cette conduite est tyrannique, puisqu'elle sert les intérêts particuliers de celui qui commande au détriment de la multitude.

(1) Saint Thomas en consacrant les droits du peuple et les principes d'une sage liberté, a soin de prévenir les abus, en mettant les restrictions nécessaires à sa pensée.




QUESTION XLIII.

DU SCANDALE.


Après avoir parlé de la sédition qui est opposée à la paix, nous avons à nous occuper des vices contraires à la bienfaisance. Parmi ces vices il y en a qui se rapportent à l'essence de la justice, ce sont ceux par lesquels on blesse injustement le prochain ; mais le scandale paraît spécialement contraire à la charité, et c'est pour cela que nous devons ici en parler. Or, au sujet du scandale huit questions se présentent : 1° Qu'est- ce que le scandale? — 2° Le scandale est-il un péché? — 3° Est-ce un péché spécial ? — 4° Est-ce un péché mortel ? — 5° Les parfaits se scandalisent-ils ? — 6° Peuvent-ils scandaliser les autres? — 7° Devons-nous sacrifier nos biens spirituels dans la crainte du scandale? — 8° Devons-nous abandonner nos biens temporels pour la même cause?


 ARTICLE I. — doit-on définir le scandale : Une parole ou un acte moins \Idroit qu'il ne devrait être, et qui devient une occasion de ruine spirituelle pour les autres\i (2) ?


Objections: 1. Il semble que ce soit à tort qu'on définisse le scandale : Une parole ou un acte moins droit qu'il ne devrait être, et qui devient pour les autres une occasion de ruine. Car le scandale est un péché, comme nous le verrons (art. seq.). Or, d'après saint Augustin (Cont. Faust, lib. xxii, cap. 27), le péché est une parole, une action ou un désir contraire à la loi de Dieu. La définition précédente est donc insuffisante, parce qu'elle omet de parler de la pensée ou du désir.

2. Puisque, parmi les actes vertueux ou droits, l'un est plus vertueux ou plus juste que l'autre, il n'y a que celui qui est absolument juste qui ne paraisse pas moins juste qu'il ne devrait être. Si donc le scandale est une parole ou un acte moins droit, il s'ensuit que tout acte vertueux, à l'exception de celui qui est excellent, est un scandale.

3. L'occasion désigne une cause par accident. Or, ce qui existe par accident ne doit pas entrer dans une définition, parce qu'il n'exprime pas l'espèce. C'est donc à tort que le mot occasion entre dans la définition du scandale.

4. Toute action peut être pour quelqu'un une occasion de ruine, parce que les causes par accident sont indéterminées. Si donc le scandale est ce qui est pour un autre une occasion de ruine, toute action ou toute parole pourra être scandaleuse, ce qui paraît répugner.

5. On fournit au prochain une occasion de chute, quand on le blesse ou qu'on l'affaiblit dans la foi. Or, le scandale se distingue par opposition à l'offense et à la faiblesse. Car l'Apôtre dit (Rm 14,21) : Il vaut mieux ne point manger de chair et ne point boire de vin, ni rien faire de ce qui est pour votre frère une occasion de chute et de scandale, ou de ce qui peut l’affaiblir dans sa foi. La définition précédente du scandale n'est donc pas convenable.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Jérôme expliquant ce passage de saint Matthieu (Mt 15) : Scis quia Pharisaei audito hoc verbo, etc., dit : Quand nous lisons : Quiconque aura scandalisé, nous entendons par là celui qui aura été pour les autres, par ses paroles ou ses actions, une occasion de ruine.

CONCLUSION. — Le scandale est une parole ou un acte moins droit qu'il ne devrait être et qui est pour les autres une occasion de ruine spirituelle.

Réponse Il faut répondre que, comme le dit saint Jérôme (Sup. Matth. XV),le mot grec « scandalon » désigne ce qui blesse ou ce qui embarrasse le pied. Car il arrive que quelquefois, en marchant, on rencontre un obstacle dans lequel on s'embarrasse, et qui devient une occasion de chute : cet obstacle porte le nom de scandale. De même, en avançant dans le chemin de la vie spirituelle, il se trouve qu'on est porté à tomber par la parole ou l'action d'un autre, en ce sens que ses avis, ses exhortations ou ses exemples nous entraînent au péché; et voilà ce qu'on entend, à proprement parler, par le scandale. Or, une chose n'est par sa propre nature une occasion de ruine spirituelle pour les autres qu'autant qu'elle manque d'une certaine rectitude; parce que ce qui est parfaitement droit prémunit l'homme contre la chute plutôt que de l'exciter à tomber. C'est pourquoi on dit avec raison que le scandale est une parole ou une action moins droite qu'elle ne devrait être, et qui est pour les autres une occasion de ruine.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la pensée ou le désir du mal restent cachés dans le coeur; par conséquent ils ne se montrent pas aux autres comme un obstacle qui les porte à tomber, et c'est pour cela qu'on ne peut pas dire qu'ils soient scandaleux.

2. Il faut répondre au second, que le mot moins droit ne désigne pas une chose qu'une autre surpasse en rectitude ; mais il exprime un défaut de rectitude, soit parce que la chose est mauvaise par elle-même, comme le péché, soit parce qu'elle a l'apparence du mal (I), comme celui qui mangeait là où se trouvaient des viandes immolées aux idoles. Car quoique cette action ne soit pas en elle-même un péché, si on la fait sans mauvaise intention, néanmoins, comme elle a une apparence de mal, et qu'elle ressemble à un témoignage de respect rendu aux idoles, elle peut être pour les autres une occasion de ruine. C'est pour ce motif que l'Apôtre nous dit (1Th 5,22) : Abstenez-vous de tout ce qui a quelque apparence de mal. Le mot moins droit est donc l'expression convenable, parce qu'on entend par là les choses qui sont en elles-mêmes des péchés aussi bien que celles qui en ont l'apparence.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (I-II, quest. i, xxv, art. 3, et quest. lxxx, art. 1), il ne peut y avoir pour l'homme d'autre cause suffisante de péché ou de ruine spirituelle que sa propre volonté. C'est pourquoi les paroles et les actes d'un autre homme ne peuvent être qu'une cause imparfaite qui prépare d'une certaine manière cette ruine. C'est pour cette raison qu'on ne dit pas qu'elles sont une cause, mais une occasion de ruine (1), ce qui indique une cause imparfaite, et qui n'est pas toujours cause par accident. Cependant rien n'empêche que dans certaines définitions on ne fasse entrer ce qui existe par accident, parce que ce qui est accidente pour l'un peut convenir absolument à un autre. C'est ainsi que dans la définition de la fortune on fait entrer la cause par accident, comme on le voit (Phys. lib. ii, text. 52).

4. Il faut répondre au quatrième, que la parole ou l'action d'une personne peut être pour une autre une cause de péché de deux manières : 1° par soi; 2° par accident. — Par soi, quand un individu a l'intention d'en entraîner un autre au péché par une parole ou une action mauvaise (2), ou bien, quoique l'individu n'ait pas cette intention, quand le fait est tel, que par sa nature il porte les autres au mal (3). Ainsi, quand quelqu'un fait publiquement un péché ou quelque chose qui ressemble à un péché, alors celui qui est l'auteur d'un pareil acte est pour les autres, à proprement parler, une occasion de ruine. C'est ce qu'on appelle le scandale actif. — Par accident, la parole ou l'acte d'une personne est pour une autre une cause de péché, quand, contrairement à l'intention de celui qui agit, et en dehors de la nature même de son acte, quelqu'un se trouve mal impressionné par une action et est porté au péché; comme quand on envie le bien des autres. Dans ce cas, celui qui fait une action droite qui est ainsi interprétée ne fournit pas l'occasion du péché, autant qu'il est en lui, mais un autre prend de là occasion de mal faire, suivant ces paroles de l'Apôtre (Rm 7,8) : Le péché ayant pris de la loi occasion de s'irriter, a produit en moi toutes sortes de mauvais désirs. C'est pourquoi ce scandale est passif sans être actif, parce que celui qui agit aussi droitement qu'il le peut, ne produit pas l'occasion de ruine que l'autre subit. Il arrive donc quelquefois que le scandale est tout à la fois actif dans l'un et passif dans l'autre, par exemple quand une personne pèche parce qu'une autre l'a excitée à pécher. D'autres fois le scandale est actif sans être passif, par exemple, quand un individu en excite un autre au péché par ses paroles ou ses actes, et que ce dernier n'y consent pas. Enfin le scandale peut être passif sans être actif (4), comme nous l'avons-vu dans la solution de cet argument.

5. Il faut répondre au cinquième, que la faiblesse indique la disposition où l'on est de se scandaliser facilement; l'offense exprime l'indignation d'une personne contre celui qui pèche. Cette indignation peut exister quelquefois sans qu'il y ait ruine spirituelle, tandis que le scandale implique un embarras ou un achoppement qui est une cause de chute.

(2) Sous ces mots, parole ou action, saint Thomas comprend aussi les péchés d'omission ; car, comme il le dit lui-même : Pro eodem est accipiendum dictum et non dictum, factum et non factum (I-II, quest. lxxi, art. 6).
(1) On peut donc remplacer le mot moins droite (minus rectum) par ces expressions : mauvaise en soi ou en apparence, comme l'a fait Mgr Gousset (Théol. Mor. t. 1 p. 159).
(I) Ainsi, pour qu'il y ait scandale, il n'est pas nécessaire que le prochain tombe réellement dans le péché, il suffit qu'on l'ait exposé au péril d'v tomber, en lui en donnant l'occasion.
(2) C'est le scandale actif direct.
(3) C'est le scandale actif indirect.
(4) Ce scandale peut provenir de l'ignorance ou de la faiblesse, et c'est ce qu'on appelle le scandale des faibles; s'il provient de la malice, c'est le scandale pharisaïque.


ARTICLE II. — le scandale est-il un péché (5) ?


Objections: 1. Il semble que le scandale ne soit pas un péché. Car les péchés ne viennent pas de la nécessité, puisque tout péché est volontaire, comme nous l'avons vu (I-II, quest. lxxiv, art. 4 et 2). Or, il est nécessaire qu'il y ait des scandales, d'après l'Evangile (Mt 18,7). Le scandale n'est donc pas un péché.

2. Aucun péché ne procède d'un sentiment de piété, parce qu'un bon arbre ne peut produire de mauvais fruits, selon l'expression de l'Evangile (Mt 12,18). Cependant le scandale vient quelquefois de l'amour, puisque le Seigneur dit à saint Pierre (Mt 16,23) : Vous êtes pour moi un scandale. Et à cette occasion saint Jérôme observe que l'erreur de l'apôtre, venant d'un sentiment de piété, ne paraît pas avoir été l'oeuvre du démon. Donc tout scandale n'est pas un péché.

3. Le scandale implique un certain achoppement. Or, tous ceux qui se heurtent ne tombent pas. Le scandale peut donc exister sans le péché, qui est une chute spirituelle.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Nous avons défini le scandale une parole ou un acte moins droit. Or, une chose est un péché par là même qu'elle manque de rectitude. Le scandale est donc toujours accompagné de péché.

CONCLUSION. — Le scandale actif ou passif est toujours un péché; toutefois le scandale actif peut exister sans le scandale passif et réciproquement.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 4), il y a deux sortes de scandale : l'un passif, qui existe dans celui qui est scandalisé, et l'autre actif, qui se trouve dans celui qui scandalise, et qui est pour les autres une occasion de ruine. — Le scandale passif est toujours un péché dans celui qui est scandalisé; car il ne se scandalise qu'autant qu'il subit une ruine spirituelle qui est un péché. Cependant il peut y avoir scandale passif sans qu'il y ait faute de la part de celui dont l'action excite le scandale (1); comme quand on se scandalise de ce qu'un autre fait bien. — De même le scandale actif est toujours un péché dans celui qui le produit, parce que, ou l'action qu'il fait est un péché, ou bien elle en a l'apparence. Dans ce dernier cas, il ne doit pas la faire par amour pour le prochain, au salut duquel chacun est tenu de pourvoir. Par conséquent, celui qui ne s'abstient pas agit contre la charité (2). Toutefois, il peut y avoir scandale actif sans que celui qui est scandalisé pèche, comme nous l'avons vu (art. préc. ad 4).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ces paroles : Il est nécessaire que des scandales arrivent, doivent s'entendre non d'une nécessité absolue, mais de cette nécessité conditionnelle qui fait que les choses que Dieu prédit ou qu'il prévoit arrivent, si on les prend dans le sens composé, comme nous l'avons vu (Ia quest. xxiii, art. (i ad 2). Ou bien il est nécessaire que des scandales arrivent d'une nécessité finale, parce qu'ils sont utiles à la manifestation de ceux qui sont éprouvés; ou encore il est nécessaire qu'ils arrivent d'après la condition des humains qui ne se mettent pas en garde contre le péché. C'est comme si un médecin, en voyant des personnes observer une diète qu'elles ne doivent pas garder, disait : Il est nécessaire que ces hommes-là soient faibles; ce qui doit s'entendre conditionnellement, c'est-à-dire s'ils ne changent pas de régime. De même il est nécessaire que des scandales arrivent si les hommes ne changent pas leur mauvaise conduite.

2. Il faut répondre au second, que le mot scandale se prend ici, en un sens large, pour tout obstacle quelconque; car saint Pierre voulait empêcher la passion du Christ par suite des sentiments de piété qu'il avait pour son maître (3).

3. Il faut répondre au troisième, que personne n'éprouve d'achoppement dans l'ordre spirituel, s'il n'est retardé de quelque manière dans la voie du salut, ce qui est au moins l'effet du péché véniel.

(5) L'Ecriture s'élève dans une foule d'endroits contre le scandale (Mt 18) : Vae mundo à scandalis. Voe homini per quem scandalum venit. Si pes tuus, oculus tuus, etc.
(1) Dans ce cas, le scandale passif n'en est que plus grave, surtout s'il est pharisaïque.
(2) Ce péché n'est cependant pas toujours mortel. Car il peut y avoir ici non-seulement défaut de consentement, mais encore légèreté de matière (art. 4).
(3) Si l'on ne prend pas le mot scandale dans son acception la plus large, il faut reconnaître que saint Pierre s'est alors rendu coupable d'un péché véniel. Saint Thomas indique ce sentiment (Catena aurea).



ARTICLE III. — le scandale est-il un péché spécial ?


Objections: 1. Il semble que le scandale ne soit pas un péché spécial. Car le scandale est une parole ou un acte moins droit qu'il ne devrait être. Or, il en est ainsi de tout péché. Donc tout péché est un scandale, et par conséquent le scandale n'est pas un péché spécial.

2. Tout péché spécial, ou bien toute injustice spéciale, est distinct des autres, comme le dit Aristote (Eth. lib. v, cap. 3 et 5). Or, le scandale n'est pas une faute distincte des autres péchés. Il n'est donc pas un péché spécial.

3. Tout péché spécial se constitue d'après ce qui donne à l'acte moral son espèce. Or, ce qui constitue l'essence du scandale, c'est qu'on pèche devant d'autres personnes. Quoique ce soit une circonstance aggravante que de pécher en public, il ne semble pas que cette condition de l'acte constitue l'espèce du péché. Le scandale n'est donc pas un péché spécial.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Un péché spécial est contraire à une vertu spéciale aussi. Or, le scandale est opposé à une vertu spéciale, c'est-à-dire à la charité. Car l'Apôtre dit (Rm 14,15): Si en mangeant de quelque chose vous scandalisez votre frère, dès lors vous ne vous conduisez plus par la charité. Le scandale est donc un péché spécial.

CONCLUSION. — Quoique le scandale passif ne soit pas un péché spécial, cependant le scandale actif en est un qui est contraire à la correction fraternelle.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), il y a deux sortes de scandale, l'actif et le passif. Le scandale passif ne peut pas être un péché spécial, parce qu'il arrive que, d'après la parole ou l'action d'un autre, un individu tombe dans tout genre de péché; et l'action par laquelle quelqu'un tire d'une parole ou d'un acte une occasion de péché ne constitue pas une espèce particulière de faute, parce qu'elle n'implique pas une difformité spéciale opposée à une vertu qui soit spéciale aussi. Mais le scandale actif peut être considéré de deux manières, en soi ou par accident. — Il existe par accident quand il se produit en dehors de l'intention de celui qui en est l'auteur, comme quand quelqu'un dit une parole ou fait une action mauvaise, sans avoir l'intention d'être pour un autre une occasion de ruine, mais uniquement pour satisfaire sa volonté. Dans ce cas, le scandale actif n'est pas un péché spécial (1), parce que ce qui existe par accident ne constitue pas une espèce. — Le scandale actif existe par soi quand on se propose, par une parole ou par une action mauvaise, d'en entraîner un autre au péché. Par là même qu'on se propose une fin spéciale, il en résulte un péché spécial dans sa nature ; car, dans les actes moraux, la fin détermine l'espèce, comme nous l'avons dit (I-II, quest. i, art. 3, et quest. xviii, art. 4, 6 et7). Par conséquent, comme le vol ou l'homicide est un péché spécial, parce qu'on a l'intention de faire un tort particulier au prochain, de même le scandale est un péché spécial (2), parce qu'il porte au prochain un préjudice particulier, et il est directement contraire à la correction fraternelle, qui a spécialement pour objet d'éloigner du prochain ce qui peut lui nuire.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que tout péché peut matériellement se rapporter au scandale actif; mais il peut tirer sa raison formelle, comme péché spécial, de la fin qu'on se propose, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que le scandale actif peut exister indépendamment des autres péchés, comme quand, par exemple, un individu scandalise le prochain par un fait qui n'est pas en soi un péché, mais qui a l'apparence du mal.

3. Il faut répondre au troisième, que ce qui fait du scandale un péché spécial, ce n'est pas la circonstance qu'on allègue, mais c'est la fin qu'on se propose, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

(I) Il y a controverse à cet égard. Paludan, Caétan, Bannès, Vasquez, Sanchez, Bécan, sont du sentiment de saint Thomas ; Wiggers et Sylvius sont d'un sentiment contraire, et s'efforcent de prouver que saint Thomas n'est pas en opposition avec eux.
(2) Il résulte de là, qu'en confession l'on doit dire en quoi l'on a scandalisé le prochain, et faire connaître le nombre de personnes qu'on a scandalisées.


ARTICLE IV. — le scandale est-il un péché mortel?


Objections: 1. Il semble que le scandale soit un péché mortel. Car tout péché qui est contraire à la charité est un péché mortel, comme nous l'avons dit (quest. xxiv, art. 12, et quest. xxxv, art. 3). Or, le scandale est contraire à la charité (art. préc.). Le scandale est donc un péché mortel.

2. Aucun péché ne mérite la damnation éternelle, à moins qu'il ne soit mortel. Or, le scandale mérite la damnation éternelle, d'après ces paroles de l'Evangile (Mt 18,6) : Si quelqu'un est un sujet de scandale pour ces petits enfants qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu'on lui attachât au cou une meule de moulin et qu'on le jetât au fond de la mer ; parce que, comme le dit saint Jérôme (in hunc loc.), il vaut beaucoup mieux être puni de sa faute par un châtiment qui passe que par des tourments éternels. Le scandale est donc un péché mortel.

3. Tout péché que l'on commet contre Dieu est un péché mortel, parce qu'il n'y a que le péché mortel qui détourne l'homme de Dieu. Or, le scandale est un péché contre Dieu. Car l'Apôtre dit (1Co 8,12) que ceux qui blessent la conscience infirme de leurs frères pèchent contre le Christ. Le scandale est donc toujours un péché mortel.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Quand on porte quelqu'un à pécher véniellement, il peut y avoir là un péché véniel. Or, le scandale peut produire un pareil effet. Il peut donc être un péché véniel.

CONCLUSION. — Le scandale passif peut être véniel ou mortel selon la nature de la faute à laquelle on est entraîné par les paroles ou les actions d'un autre ; de même le scandale passif est véniel ou mortel selon la disposition de l'acte et l'intention de celui qui scandalise.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1), le scandale implique un certain achoppement par lequel on est disposé à tomber. C'est pourquoi le scandale passif peut être quelquefois un péché véniel, en ce sens qu'il implique seulement une impulsion, comme quand quelqu'un est mû par une parole ou par une action déréglée d'un mouvement qui est celui d'un péché véniel. D'autres fois c'est un péché mortel, quand l'achoppement est accompagné de la chute, comme quand un individu suit les paroles ou les actions déréglées d'un autre jusqu'à ce qu'il arrive au péché mortel. — Le scandale actif, s'il existe par accident, peut être quelquefois un péché véniel, comme quand une personne fait un péché véniel ou un acte qui n'est pas en soi un péché, mais qui a quelque apparence de mal', et qu'elle le fait avec une légère indiscrétion. D'autres fois c'est un péché mortel, soit parce que l'on commet un péché mortel, soit parce que l'on méprise le salut du prochain au point de ne pas s'abstenir de ce que l'on pourrait facilement ne pas faire dans son intérêt. Si le scandale est actif par lui-même (1), comme quand on se propose d'exciter un autre au péché, il y a péché mortel lorsqu'on a l'intention de faire pécher les autres mortellement; il l'est encore quand, par un péché mortel, on veut exciter les autres à pécher véniellement ; mais il est véniel si on pèche véniellement dans l'intention de porter les autres à faire de même.

La réponse aux objections est par là même évidente.

(1) Dans ce cas le scandale est direct.



ARTICLE V. — le scandale passif peut-il tomber sur ceux qui sont parfaits ?


Objections: 1. Il semble que le scandale passif puisse tomber sur ceux qui sont parfaits. Car le Christ fut éminemment parfait. Or, il a dit à saint Pierre (Mt 16,23) : Vous êtes pour moi un scandale. Donc, à plus forte raison, ceux qui sont parfaits peuvent-ils être scandalisés.

2. Le scandale implique un obstacle qui arrête dans un individu le développement de la vie spirituelle. Or, ceux qui sont parfaits peuvent être arrêtés par rapport aux progrès que la vie spirituelle fait en eux, d'après ces paroles de l'Apôtre (1Th 2,18) : Nous avons voulu venir à vous, et moi Paul j'en ai eu plus d'une fois le dessein, mais Satan nous en a empêchés. Les parfaits peuvent donc être scandalisés.

3. Il peut y avoir même dans ceux qui sont parfaits des péchés véniels, suivant cette pensée de saint Jean (1Jn 1,8) : Si nous disons que nous n'avons pas de péché, nous nous faisons illusion. Or, le scandale passif n'est pas toujours un péché mortel ; mais c'est quelquefois un péché véniel, comme nous l'avons dit (art. préc.). Le scandale passif peut donc se rencontrer dans ceux qui sont parfaits.

En sens contraire Mais c'est le contraire. A l'occasion de ces paroles de l'Evangile (Mt 18) : Si quelqu'un est un sujet de scandale pour ces petits enfants, saint Jérôme dit : Remarquez que celui qui est scandalisé est un petit enfant : car les grands ne subissent pas ainsi le scandale.

CONCLUSION. — Puisque les parfaits s'attachent à Dieu fermement et d'une manière pour ainsi dire immuable, le scandale passif n'existe pas en eux.

Réponse Il faut répondre que le scandale passif implique dans celui qui est scandalisé un certain trouble de l'esprit qui l'éloigné du bien. Or, celui qui s'attache fermement à une chose immuable n'est jamais ébranlé. Par conséquent, comme les forts ou les parfaits ne s'attachent qu'à Dieu, dont la bonté est immuable, et que tout en s'attachant à leurs supérieurs ils ne le font qu'autant que ceux-ci sont unis au Christ, suivant ces paroles de l'Apôtre (1Co 4,46) : Soyez mes imitateurs comme je le suis du Christ, il s'ensuit que, quelque déréglées que soient les paroles ou les actions des autres, ils ne s'écartent pas de la justice, d'après cette pensée du Psalmiste (Ps 124,4): Ceux qui mettent leur confiance dans le Seigneur sont fermes comme la montagne de Sion : celui qui demeure dans Jérusalem ne sera jamais ébranlé. C'est pour cette raison que ceux qui sont parfaitement unis à Dieu par l'amour ne se scandalisent point, selon cette autre pensée de David (Ps 118,165) : Ceux qui aiment votre loi jouissent d'une grande paix, et il n'y a point pour eux de scandale (2).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons dit (art. 2 ad 2), le mot scandale se prend en cet endroit dans un sens large pour tout obstacle, quel qu'il soit. Ainsi le Seigneur dit à saint Pierre : Vous êtes pour moi un scandale, parce qu'il s'efforçait de le détourner du dessein qu'il avait conçu d'endurer sa passion.

2. Il faut répondre au second, qu'on peut empêcher les hommes parfaits d'agir extérieurement; mais pour la volonté intérieure, ni les paroles, ni les actions des autres ne l'empêchent de tendre vers Dieu, d'après ces paroles de l'Apôtre (Rm 8,38) : Ni la mort, ni la vie ne pourra nous séparer de la charité de Dieu.

3. Il faut répondre au troisième, que les hommes parfaits tombent quelquefois dans des péchés véniels par suite de l'infirmité de leur nature, mais les paroles ou les actions des autres ne les scandalisent pas, selon le vrai sens du mot; seulement ils peuvent être prêts à se scandaliser, d'après cette parole du Psalmiste (Ps 72,2) : Mes pieds ont été presque ébranlés.

(2) Au lieu de faire tomber ceux qui sont parfaits, les mauvais exemples excitent au contraire leur ferveur, parce qu'ils s'efforcent par leurs bonnes actions de réparer le tort que les péchés des autres font à la gloire de Dieu.




II-II (Drioux 1852) Qu.41 a.2