II-II (Drioux 1852) Qu.44 a.4

ARTICLE IV. — est-il convenable d'ordonner qu'on aime Dieu de tout son coeur ?


Objections: 1. Il semble qu'on ne doive pas ordonner d'aimer Dieu de tout son coeur. Car le mode de l'acte vertueux ne tombe pas sous le précepte, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest. ad 1, et I-II, quest. c, art. 9). Or, ces mots de tout coeur impliquent le mode de l'amour divin. C'est donc à tort que l'on dit dans le précepte qu'il faut aimer Dieu de tout son coeur.

2. Le tout et le parfait est une chose à laquelle rien ne manque, comme le dit Aristote (Phys. lib. iii, text. 63), Par conséquent, s'il est de précepte qu'on aime Dieu de tout son coeur, quiconque fait une chose qui n'appartient pas à l'amour de Dieu, agit contre le précepte et par suite pèche mortellement. Or, le péché véniel n'appartient pas à l’amour de Dieu. Dans ce cas il serait donc mortel, ce qui répugne.

3. Aimer Dieu de tout son coeur, c'est le fait de la perfection, puisque, d'après Aristote (Phys. lib. iii, text. 04), le tout et le parfait sont une même chose. Or, les choses parfaites ne sont pas de précepte, mais de conseil. On ne doit donc pas ordonner d'aimer Dieu de tout son coeur.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Dt 6,5) : Vous aimerez- le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur.

CONCLUSION. — Puisque nous devons aimer Dieu comme notre fin dernière à laquelle nous devons tout rapporter, il était convenable qu'on nous ordonnât de l'aimer de tout notre coeur.

Réponse Il faut répondre que puisque les préceptes ont pour objet les actes des vertus, un acte n'est de précepte qu'autant qu'il est vertueux. Or, pour qu'un acte soit vertueux, il faut non-seulement qu'il porte sur une matière légitime, mais il faut encore qu'il soit revêtu des circonstances requises et qu'il soit par là même proportionné à l'excellence de sa matière. Or, puisque nous devons aimer Dieu comme notre fin dernière, à laquelle il faut tout rapporter, il s'ensuit que le précepte de l'amour de Dieu doit exprimer une sorte de totalité ou d'universalité (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le précepte qui a pour objet l'acte d'une vertu quelconque ne comprend pas le mode ou la manière d'être que cet acte reçoit d'une vertu supérieure; mais le précepte embrasse le mode qui appartient à l'essence propre de la vertu qu'il ordonne, et c'est ce mode que ces mots expriment : De tout coeur.

2. Il faut répondre au second, que nous pouvons aimer Dieu de tout notre coeur de deux manières: 1° En acte, c'est-à-dire de sorte que le coeur de l'homme soit toujours actuellement porté tout entier vers Dieu; c'est ce qui constitue l'état de perfection de ceux qui sont dans le ciel. 2° Habituellement, c'est-à-dire que le coeur de l'homme soit tout entier porté vers Dieu, sans s'attacher à rien qui soit contraire à son amour. Cette perfection existe ici-bas, le péché véniel ne lui est pas contraire ; car il ne détruit pas l'habitude de la charité, puisqu'il ne tend pas à un objet qui lui soit opposé, mais il en empêche seulement l'usage.

3. Il faut répondre au troisième, que la perfection de la charité à laquelle les conseils se rapportent tient le milieu entre les deux perfections dont nous venons de parler (2) (in sol. praec.). Elle consiste en ce que l'homme se détache, autant qu'il lui est possible, des choses temporelles, même de celles qui sont permises, mais dont les préoccupations empêchent le coeur de se porter actuellement vers Dieu.

(1) Si le précepte n'exigeait pas que l'on aimât Dieu de tout son coeur, l'acte qu'il commanderait ne serait pas proportionné à son objet.
(2) Ces deux perfections sont celle des élus, qui n'est pas possible en ce monde, et celle des chrétiens ici-bas, qui est de précepte et qui consiste à ne faire aucun péché mortel. La perfection qui est de conseil est plus élevée que cette dernière, mais elle l'est moins que la première ; c'est ce qui fait dire à saint Thomas qu'elle tient le milieu entre l'une et l'autre.



ARTICLE V. — A ces paroles : « Vous aimerez le seigneur votre Dieu de tout votre coeur, » est-il convenable d'ajouter : « et de toute votre âme, et de toute votre force (3)? »


Objections: 1. Il semble qu'après ces paroles : Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur, on ait eu tort d'ajouter (Dt 6,5) : Et de toute votre âme, et de toute votre force. Car le coeur ne s'entend pas ici de l'organe corporel qui porte ce nom, parce que l'amour de Dieu n'est pas un acte du corps ; par conséquent il faut qu'on prenne cette expression dans un sens spirituel. Or, le coeur ainsi compris est l'âme elle-même ou il en est une partie. Il était donc inutile d'ajouter ces autres paroles.

2. La force de l'homme dépend principalement du coeur, soit qu'on prenne ce mot dans un sens spirituel, soit qu'on le prenne dans le sens matériel. Donc, après avoir dit : Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur, il était inutile d'ajouter : De toute votre force.

3. Saint Matthieu dit (Mt 22,37); De tout votre esprit. Ce qu'on ne lit pas dans le Deutéronome (Dt 6,5). Il semble donc que dans la loi ancienne ce précepte ait été mal exprimé.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'autorité de l'Ecriture est formelle.

CONCLUSION. — C'est avec raison qu'il nous est ordonné d'aimer Dieu de tout notre coeur, c'est-à-dire de rapporter à lui notre intention tout entière; de tout notre esprit, c'est-à-dire de lui soumettre entièrement notre intelligence; de toute notre âme, c'est-à-dire de régler tous nos appétits conformément à lui, et de toute notre force, c'est-à-dire de lui soumettre tous nos actes extérieurs.

Réponse Il faut répondre que ce précepte se trouve exprimé de différentes manières en divers endroits de l'Ecriture. En effet, dans le Deutéronome (Dt 6,5), il y a trois choses : De tout notre coeur, de toute notre âme et de toutes nos forces. Saint Matthieu n'exprime que deux (Mt 22,37) de ces paroles : De tout notre coeur et de toute notre âme; il omet de toutes nos forces, mais il ajoute : De tout notre esprit. Saint Marc en énumère quatre (Mc 12,30). Il dit : De tout notre coeur, de toute notre âme, de tout notre esprit et de toute notre vertu; ce qui revient au même que le mot force. Saint Luc (Lc 10,27) exprime aussi ces quatre conditions; puisqu'au lieu des mots latins fortitudo ou virtus, il emploie le mot vires, qui est synonyme. C'est pourquoi nous devons assigner la raison de ces quatre expressions; car, s'il y en a une d'omise dans les autres passages, c'est qu'elle se comprend d'après les autres (1). — Par conséquent il faut observer que l'amour est l'acte de la volonté qui est ici désignée par le coeur. Car, comme le coeur corporel est le principe de tous les mouvements du corps, de même la volonté, surtout quand elle se propose la fin dernière qui est l'objet de la charité, est le principe de tous les mouvements de l'esprit. Or, les actes se rattachent à trois principes qui sont mus par la volonté : il y a l'intellect, qui est désigné par l'esprit (mens) ; la puissance appétitive inférieure, qui est exprimée par l'âme (anima), et la force extérieure exécutive, que désignent les mots latins fortitudo, virtus et vires. Il nous est donc ordonné d'élever notre intention tout entière vers Dieu, et c'est l'aimer de tout son coeur ; de lui soumettre notre intellect, et c'est l'aimer de tout son esprit ; de régler notre appétit d'après lui, et c'est l'aimer de toute notre âme; enfin de lui obéir dans tous nos actes extérieurs, et c'est l'aimer de toute notre force, de toute notre vertu et de toutes nos puissances. Toutefois saint Jean Chrysostome (Hom. xlii in Matth, op. imperf.) entend dans un autre sens que le nôtre les mots coeur et âme (2). Saint Augustin (De doct. christ, lib. i, cap. 22) rapporte le coeur aux pensées, l'âme â la vie, l'esprit à l'intellect. D'autres entendent par le coeur l'intellect ; par l’âme, la volonté; par l’esprit, la mémoire. Ou bien, suivant Némésius (3) (Lib. de hom. opif. cap. 8), le coeur exprime l'âme végétative; l’âme, la partie sensitive, et l’esprit, la partie intelligente ; parce que nous devons rapporter à Dieu ce qui produit en nous la vie, le sentiment et l'intelligence.

La réponse aux objections est par là même évidente.

(3) Cet article a pour objet de justifier toutes ces expressions de l'Écriture.
(1) Elle est renfermée en elles virtuellement.
(2) Cette homélie a été faussement attribuée à saint Chrysostome. D'ailleurs l'auteur entend la partie supérieure de l'homme par l'âme, et la partie inférieure par le coeur.
(3) On attribuait faussement cet ouvrage à saint Grégoire de Nysse.


 ARTICLE VI. — le précepte de l'amour de dieu peut-il être accompli en cette vie?


Objections: 1. Il semble qu'on puisse observer en cette vie le précepte de l'amour de Dieu. Car, d'après saint Jérôme (Expos, fid. ad Damas.), il est maudit celui qui prétend que Dieu a commandé l'impossible. Or, Dieu a donné ce précepte, comme on le voit dans le Deutéronome (Dt 6). Il est donc possible de l'accomplir ici-bas.

2. Quiconque n'accomplit pas un précepte pèche mortellement-, parce que, d'après saint Ambroise, le péché n'est rien autre chose qu'une transgression de la loi divine et une désobéissance aux ordres du ciel. Si donc il n'est pas possible d'observer ce précepte ici-bas, il s'ensuit que nul ne peut être sur cette terre sans péché mortel, ce qui est contraire à ces paroles de l'Apôtre (1Co 1,8) : Dieu vous affermira jusqu'à la fin sans péché. Et ailleurs (1Tm 3,10) : Qu'ils soient admis dans le saint ministère, s'ils ne sont coupables d'aucun crime.

3. Les préceptes ont été établis pour diriger les hommes dans la voie du salut, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps 18,9) : La loi du Seigneur est une lumière qui éclaire les yeux. Or, il est inutile de diriger quelqu'un vers un but qu'il ne peut atteindre. Il n'est donc pas impossible d'observer ce précepte ici-bas.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De perf. just. cap. 8) que ce précepte sera accompli dans la plénitude de la charité des élus, parce que tant qu'on a à réprimer un reste de concupiscence charnelle, on n'aime pas Dieu absolument de toute son âme.

CONCLUSION. — Quoiqu'il n'y ait que dans le ciel qu'on accomplisse parfaitement le précepte de l'amour, cependant ici-bas on peut l'accomplir imparfaitement selon qu'on participe plus ou moins à la bonté de Dieu.

Réponse Il faut répondre qu'on peut accomplir un précepte de deux manières, parfaitement ou imparfaitement. — On l'accomplit parfaitement quand on arrive à la fin que se propose celui qui l'a établi. On l'accomplit imparfaitement quand on ne s'écarte pas de l'ordre qui mène à cette fin, bien qu'on n'atteigne pas la fin elle-même. Par exemple, si un général d'armée ordonne à ses soldats de combattre, il remplit parfaitement le précepte celui qui, en combattant l'ennemi, remporte la victoire que son chef avait en vue. Il le remplit, mais imparfaitement, celui don lies efforts ne sont pas couronnés de succès, pourvu que toutefois il n'agisse pas contrairement à la discipline militaire. Or, par ce précepte, Dieu veut que l'homme lui soit totalement uni, ce qui aura lieu dans le ciel quand Dieu sera tout en tous, comme le dit l'Apôtre (1Co 15,28). C'est pourquoi ce précepte s'accomplira pleinement et parfaitement dans le ciel. Il s'accomplit aussi ici-bas, mais d'une manière imparfaite (1). Toutefois, sur cette terre, il y en a qui l'accomplissent plus parfaitement que d'autres, selon qu'ils approchent davantage de la perfection que nous aurons dans le ciel.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce raisonnement prouve que l'on peut accomplir ici-bas ce précepte d'une certaine manière, quoiqu'on ne l'accomplisse pas parfaitement.

2. Il faut répondre au second, que comme le soldat qui combat légitimement n'est pas coupable et ne mérite pas d'être puni, s'il ne remporte pas la victoire; de même celui qui n'accomplit pas ce précepte ici-bas, mais qui ne fait rien de contraire à l'amour de Dieu, ne pèche pas mortellement.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit saint Augustin (De perf. just. cap. 8) : Pourquoi ne ferait-on pas à l'homme un précepte de cette perfection, quoique personne ne la possède en ce monde? Car on ne court pas bien, si l'on ne sait pas où l'on doit courir. Et comment le saurait-on, s'il n'y avait aucun précepte qui l'apprît (1).

(I) Car il n'y a personne, quelque juste qu'il soit, qui ne commette quelques péchés.
(1) Il faut toujours à l'homme un idéal de perfection qui sollicite sans cesse ses efforts. Il ne parvient pas à réaliser parfaitement cet idéal, mais il l'a toujours sous les yeux, et il se perfectionne en s'efforçant de l'atteindre.

ARTICLE VII. — est-il convenable qu'il y ait un précepte qui nous ordonne d'aimer notre prochain (2)?


Objections: 1. Il semble que ce soit à tort que l'on ait commandé d'aimer le prochain. Car l'amour de la charité s'étend à tous les hommes, même aux ennemis, comme on le voit (Mt 5). Or, le mot de prochain implique une espèce de proximité qui ne paraît pas exister entre tous les hommes. Il semble donc qu'on ait mal établi ce précepte.

2. D'après Aristote (Eth. lib. ix, cap. 8) : Ce que l'on aime pour autrui provient de ce que l'on aime pour soi. D'où il résulte que l'amour de soi est le principe de l'amour du prochain. Mais comme le principe l'emporte sur la conséquence qui en découle, il s'ensuit que l'homme ne doit pas aimer le prochain comme lui-même.

3. L'homme s'aime lui-même naturellement, mais il n'aime pas ainsi le prochain. C'est donc à tort qu'on lui commande d'aimer son prochain comme lui-même.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Mt 22,38): Le second précepte est semblable au premier : Vous aimerez votre prochain comme vous-même.

CONCLUSION. — Indépendamment de l'amour de Dieu, il était convenable d'ordonner à l'homme d'aimer son prochain comme lui-même, c'est-à-dire d'un amour saint, juste et véritable.

Réponse Il faut répondre que ce précepte est parfaitement conçu ; car il renferme la raison et le mode de l'amour que nous devons à nos semblables. La raison est indiquée par le mot de prochain sous lequel on comprend tous les hommes. Car le motif pour lequel nous devons aimer par charité les autres hommes, c'est qu'ils sont nos proches, parce qu'ils sont faits par nature à l'image de Dieu et qu'ils sont aptes à jouir de sa gloire (3). Il est d'ailleurs indifférent qu'on emploie le mot de prochain, ou qu'avec saint Jean on se serve du mot de frère (1Jn 4) ou qu'on prenne le mot d'ami (Lv 19), parce que toutes ces expressions désignent la même affinité. — On indique le mode de l'amour en disant : comme vous-même; ce qui ne signifie pas qu'on doive aimer le prochain autant que soi-même (4), mais d'un amour semblable, et cela de trois manières : 1° Par rapport à la fin : il faut qu'on aime le prochain à cause de Dieu (5), comme on doit s'aimer soi-même à cause de lui ; de telle sorte que l'amour du prochain soit saint. 2° Par rapport à la règle de l'amour. On ne doit pas condescendre aux désirs du prochain au point de l'aire pour lui le mal, mais on ne doit l'aire que le bien, comme l'homme ne doit satisfaire sa volonté qu'autant qu'elle désire de bonnes choses. Par conséquent il faut que l'amour du prochain soit juste. 3° Par rapport à la raison de l'amour. Il ne faut pas qu'un individu aime le prochain pour son intérêt propre ou son plaisir-, mais il faut qu'il veuille le bien du prochain, comme il veut son propre bien, et que par là même l'amour du prochain soit vrai. Car, quand on aime le prochain par intérêt ou pour son propre plaisir, ce n'est pas l'aimer véritablement, mais c'est s'aimer soi-même (1).

La réponse aux objections est par là même évidente.

(2) Cet article est l'explication de ces paroles de l'Ecriture : Diliges proximum tuum sicut teipsum.
(3) Ces deux caractères sont communs à tous les hommes, et, à ce titre, ils sont membres de la même famille.
(4) Ce qui serait faux, car nous devons préférer notre salut à celui des autres.
(5) Et non dans des vues d'intérêt inspirées par l'égoïsme.
(1) Ces considérations bien développées pourraient être l'objet d'un excellent discours sur ce sujet.



ARTICLE VIII. — l'ordre de charité tombe-t-il sous le précepte?


Objections: 1. Il semble que l'ordre de charité ne tombe pas sous le précepte. Car quiconque transgresse un précepte fait une injure. Or, si l'on aime quelqu'un autant qu'on le doit et qu'on en aime un autre davantage, on ne fait injure à personne. Par conséquent on ne transgresse pas de précepte. L'ordre de la charité n'est donc pas commandé.

2. L'Ecriture nous fait connaître suffisamment les choses qui sont de précepte. Or, l'Ecriture ne parle en aucun endroit de l'ordre de la charité que nous avons établi plus haut. Cet ordre n'est donc pas de précepte.

3. L'ordre implique une distinction. Or, on commande indistinctement l'amour du prochain quand on dit : Vous aimerez votre prochain comme vous-même. L'ordre de la charité n'est donc pas de précepte.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Ce que Dieu produit en nous par la grâce, il nous l'apprend par les préceptes de la loi, d'après ces paroles du prophète (Jr 31,33) : Je mettrai une loi dans leurs coeurs. Or, Dieu produit en nous l'ordre de la charité, d'après ces autres paroles de l'Ecriture (Ct 2,4) : Il a ordonné en moi la charité. L'ordre de la charité tombe donc sous le précepte de la loi.

CONCLUSION. — L'ordre de la charité est certainement de précepte, puisqu'il appartient à l'essence même de la vertu.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 4 huj. quaest. ad 1), le mode qui appartient à l'essence de l'acte vertueux tombe sous le précepte qui ordonne cet acte. Or, l'ordre de la charité appartient à l'essence même de cette vertu, puisqu'on le considère selon la proportion qu'il y a entre l'amour et l'objet qu'on aime, ainsi que nous l'avons dit (quest. xxv, art. 12; quest. xxvi, art. 1 et 2). D'où il est manifeste que l'ordre de la charité doit être de précepte.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'homme fait plus à celui qu'il aime davantage. Par conséquent si quelqu'un aimait le moins celui qu'il doit aimer le plus, il voudrait par là même faire plus de bien à celui à qui il en doit le moins, et par suite il ferait injure à celui qui devrait être l'objet spécial de son amour (2).

2. Il faut répondre au second, que l'Ecriture exprime l'ordre des quatre choses (3) que nous devons aimer par charité. Car le précepte qui nous ordonne d'aimer Dieu de tout notre coeur, nous fait comprendre que nous devons l'aimer par-dessus toutes choses. Quand on nous dit d'aimer le prochain comme nous-mêmes, on met l'amour de soi avant l'amour du prochain. De même quand saint Jean nous dit (1Jn 3,16) que nous devons donner notre âme, c'est-à-dire notre vie corporelle, pour nos frères il nous donne à entendre que nous devons aimer le prochain plus que notre propre corps. Enfin lorsque saint Paul écrit (Ga 6) : Faisons du bien à tous, mais principalement aux serviteurs de la foi, et qu'il blâme (1Tm 5) celui qui n’a pas soin de ses gens et surtout de ses domestiques, il nous fait comprendre que parmi le prochain nous devons aimer davantage ceux qui sont les meilleurs et ceux qui nous sont les plus proches (1).

3. Il faut répondre au troisième, qu'en disant: Vous aimerez votre prochain, on fait entendre par là même que nous devons aimer davantage ceux qui nous sont les plus proches.

(2) Ainsi il y aurait injustice à aimer des étrangers plus que nos propres parents et à négliger ceux-ci pour s'occuper des autres.
(3) Ces quatre choses sont : Dieu, notre âme, le prochain et notre propre corps.
(I) Et par là on entend ceux qui nous sont les plus proches par le sang, ou par alliance, ou par amitié.




QUESTION XLV.

DU DON DE SAGESSE.


Nous avons en dernier lieu à nous occuper du don de sagesse qui répond à la charité. — Nous traiterons : 1° de la sagesse elle-même; 2° du vice qui lui est opposé. — Sur la sagesse six questions se présentent : 1° La sagesse doit-elle être comptée parmi les dons de l'Esprit-Saint? — 2° En quoi réside-t-elle subjectivement? — 3° La sagesse est- elle uniquement spéculative ou si elle est encore pratique ? — 4° La sagesse qui est un don peut-elle exister avec le péché mortel ? — 5° Existe-t-elle dans tous ceux qui ont la grâce sanctifiante ? — 6° Quelle est la béatitude qui lui correspond ?



ARTICLE I. — doit-on compter la sagesse parmi les dons de l'esprit-saint?


Objections: 1. Il semble qu'on ne doive pas compter la sagesse parmi les dons de l'Esprit-Saint. Car les dons sont plus parfaits que les vertus, comme nous l'avons dit (I-II, quest. lxviii, art. 8). Or, la vertu ne se rapporte qu'au bien ; c'est ce qui fait dire à saint Augustin (De lib. arb. lib. ii, cap. 18 et 1 9) que personne ne fait mauvais usage des vertus. Donc à plus forte raison les dons de l'Esprit-Saint ne se rapportent-ils qu'au bien. Cependant la sagesse se rapporte encore au mal, car d'après saint Jacques (Jc 3,15) : Il y a une sagesse terrestre, animale, diabolique. Par conséquent on ne doit pas compter la sagesse parmi les dons de l'Esprit-Saint.

2. Comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. xii, cap. 14) : La sagesse est la connaissance des choses divines. Or, la connaissance des choses divines que l'homme peut acquérir par ses facultés naturelles appartient à la sagesse qui est une vertu intellectuelle, tandis que la connaissance surnaturelle de ces mêmes choses appartient à la foi qui est une vertu théologale, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. iv, art. 7, et I-II, quest. lxii, art. 3). On doit donc appeler la sagesse une vertu plutôt qu'un don.

3. Il est écrit (Jb 28,28) : La crainte du Seigneur est la sagesse, et l’éloignement du mal la véritable intelligence. Et d'après la version des Septante que suit saint Augustin : La crainte et la piété voilà la sagesse. Or, la crainte aussi bien que la piété sont des dons de l'Esprit-Saint. Par conséquent on ne doit pas compter la sagesse parmi ces dons, comme si elle était un don distinct des autres.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Isaïe dit (Is 11,2) : L’esprit du Seigneur reposera sur le Christ, l’esprit de sagesse et d'intelligence.

CONCLUSION. — La sagesse par laquelle l'homme peut juger de tout d'après les règles divines est un don que le Saint-Esprit nous fait.

Réponse Il faut répondre que, d'après Aristote (Met. lib. i, cap. 2), il appartient au sage de considérer la cause la plus élevée, par laquelle on juge très-certainement des autres choses et d'après laquelle il faut que tout soit ordonné. Or, la cause la plus élevée peut se considérer de deux manières, absolument ou dans un genre particulier. Celui qui connaît la cause la plus élevée dans un genre peut par elle juger et ordonner toutes les choses qui appartiennent à ce genre. On dit qu'il est sage ou habile dans ce genre, par exemple, dans la médecine ou l'architecture (1), suivant cette parole de l'Apôtre (1Co 3,10) : Comme un sage architecte, j’ai posé le fondement. — Celui qui connaît la cause qui est absolument la plus haute, c'est-à-dire Dieu, porte le nom de sage absolument, parce qu'il peut tout juger et ordonner au moyen des règles divines. L'homme obtient cette sorte de jugement par l'Esprit-Saint, suivant ce mot de saint Paul (1Co 2,15) : L'homme spirituel juge tout, parce que comme nous le voyons au même endroit : L'esprit approfondit toutes choses, même les secrets de Dieu. D'où il est manifeste que la sagesse est un don de l'Esprit-Saint.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on dit une chose bonne de deux manières : 1° parce qu'elle est véritablement bonne et absolument parfaite ; 2° on la dit bonne par analogie quand elle est parfaite en malice (2). Ainsi on dit un bon voleur ou un parfait voleur, selon la remarque d'Aristote (Met. lib. v, text. 21). Et comme à l'égard des choses qui sont véritablement bonnes, il y a une cause très-élevée qui est le souverain bien ou la fin dernière dont la connaissance rend l'homme vraiment sage; de même dans les choses mauvaises, il y en a une à laquelle les autres se rapportent comme à leur fin dernière et dont la connaissance donne à l'homme le renom d'être sage pour mal agir, d'après ces paroles du prophète (Jr 4,22) : Ils sont sages pour faire le mal, mais ils ne savent pas faire le bien. Or, celui qui se détourne de sa fin légitime, est forcé de se choisir une autre fin illégitime quelconque, parce que tout être agit en vue d'une fin. Par conséquent s'il s'arrête aux biens extérieurs, sa sagesse est une sagesse terrestre ; s'il s'attache aux biens corporels, c'est une sagesse animale; s'il recherche la domination, c'est une sagesse diabolique, parce qu'elle est une imitation de l'orgueil du démon dont il est dit (Jb 41,25) qu'il règne sur tous les enfants de l'orgueil.

2. Il faut répondre au second, que la sagesse qui est un don de l'Esprit- Saint diffère de la sagesse qui est une vertu intellectuelle acquise. Car celle-ci est le fruit des efforts de l'homme, tandis que Vautre vient d'en haut, comme le dit saint Jacques (Jc 3,11). Elle diffère aussi de la foi. Car la foi adhère à la vérité divine par elle-même; tandis que le jugement qui est réglé sur la vérité divine appartient au don de sagesse. C'est pour cela que le don de sagesse présuppose la foi (3); parce qu'on ne juge bien que ce qu'on connaît, comme le dit Aristote (Eth. lib. i, cap. 3).

3. Il faut répondre au troisième, que comme la piété qui appartient au culte de Dieu manifeste la foi en ce sens que c'est par le culte que nous donnons un témoignage de notre croyance ; de même la piété manifeste la sagesse, et c'est pour cette raison qu'on dit que la piété est la sagesse. Il en faut dire autant de la crainte (1). Car par là même que l'homme craint Dieu et qu'il l'honore, il prouve qu'il juge sainement des choses divines.

(1) Ainsi on dira qu'il est un sage médecin, un sage architecte
(2) C'est-à-dire quand elle s'élève à ce qu'il y a de plus parfait sous le rapport du mal.
(3) Il faut connaître avant de juger.
(1) Par conséquent la crainte et la piété sont les signes de la sagesse.


 ARTICLE II. — La sagesse existe-t-elle dans l'intellect comme dans son sujet?


Objections: 1. Il semble que la sagesse n'existe pas dans l'intellect comme dans son sujet. Car saint Augustin dit (Ep. cxx, cap. 18) que la sagesse est la charité de Dieu. Or, la charité existe subjectivement dans la volonté et non dans l'intellect, comme nous l'avons dit (quest. xxiv, art. 1). La sagesse n'existe donc pas dans l'intellect comme dans son sujet.

2. L'Ecriture dit (Si 6,23) : La sagesse qui rend intelligent est ce que son nom exprime. Car le mot sapientia signifie en quelque sorte sapida scientia, science qui a de la saveur ; ce qui paraît appartenir au sentiment qui est le juge des jouissances ou des douceurs spirituelles que nous éprouvons. La sagesse n'existe donc pas dans l'intellect, mais elle existe plutôt dans l'affection ou le sentiment.

3. La puissance intellective est suffisamment perfectionnée par le don de l'intellect. Or, à l'égard d'une chose qu'on peut faire par un seul don, il serait superflu d'en admettre plusieurs. La sagesse n'existe donc pas dans l'intellect.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor. lib. n, cap. 26) que la sagesse est contraire à la folie. Or, la folie existe dans l'intellect. Par conséquent la sagesse aussi.

CONCLUSION. — La sagesse a dans la volonté sa cause qui est la charité; mais elle existe par son essence dans l'intellect, et c'est par elle que l'intellect juge de tout sainement.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), la sagesse implique une rectitude de jugement conforme aux raisons divines. Or, la rectitude de jugement peut provenir de deux causes : 1° elle peut résulter de l'usage parfait de la raison ; 2° elle peut être le fruit d'une certaine conformité de nature que l'on a avec les choses que l'on doit juger. Par exemple, pour ce qui regarde la chasteté, celui qui a appris la morale en juge d'après les lumières de sa raison; mais celui qui a l'habitude de cette vertu en juge sainement par suite de la conformité de nature qu'il a avec elle (2). Par conséquent à l'égard des choses divines, il appartient à la sagesse qui est une vertu intellectuelle d'en juger sainement d'après les données de la raison ; mais s'il s'agit d'en juger d'après une certaine conformité de nature avec elles, ceci appartient à la sagesse qui est un don de l'Esprit-Saint (3). C'est ce qui fait dire à saint Denis (De div. nom. cap. 2) que Hiérothée était arrivé à la perfection dans les choses de Dieu non-seulement en les apprenant, mais encore en les expérimentant. Cette sorte de passivité ou de conformité de nature avec les choses divines est l'effet de la charité qui nous unit à Dieu, suivant cette parole de l'Apôtre (1Co 4,17) : Celui qui s'attache à Dieu ne fait qu'un esprit avec lui. Par conséquent la sagesse qui est un don a dans la volonté sa cause qui est la charité, mais elle a son essence dans l'intellect dont l'acte propre est de juger sainement, comme nous l'avons vu (art. préc. I-II quest. xiii, art. 1 ad 2 ; quest. xiv, art. 1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin parle de la sagesse quant à sa cause ; d'où elle tire son nom selon qu'elle implique une certaine saveur.

2. La réponse au second est par là même évidente. Si toutefois c'est bien là le sens de ce passage-, ce qui ne paraît pas certain; car cette interprétation ne convient qu'au mot latin sapientia; mais elle n'est pas applicable au mot grec, et il en est probablement de même des autres langues. Par conséquent il faut plutôt entendre par cette expression la renommée qui rend la sagesse recommandable à tout le monde (1).

3. Il faut répondre au troisième, que l'intellect a deux actes-, il ordonne et juge. Le don de l'intellect se rapporte au premier de ces actes; le don de sagesse se rapporte au second ainsi que le don de science. Mais par le don de sagesse on juge selon les raisons divines, tandis que par le don de science on juge d'après les raisons humaines (2).

(3) Cette conformité de nature qui détermine le jugement de la sagesse découle de la charité qui nous unit à Dieu, et c'est dans ce sens qu'on dit que la sagesse a sa cause dans la volonté, quoiqu'elle réside subjectivement dans l'entendement.
(2) Cette habitude devient ainsi une seconde nature.
(1) Le mot sagesse ne désigne donc pas en cet endroit la sagesse dont nous nous occupons ici. (Voy. d'ailleurs sur ce passage le commentaire de Sacv.)
(2) La science a aussi pour objet les choses divines, car elle est un don surnaturel aussi bien que la sagesse, mais elle ne s'y rapporte pas de la même manière que la sagesse.



 ARTICLE III. — la sagesse est-elle exclusivement spéculative ou si elle est encore pratique?


Objections: 1. Il semble que la sagesse ne soit pas pratique, mais seulement spéculative. Car le don de sagesse l'emporte sur la sagesse considérée comme vertu intellectuelle. Or, la sagesse considérée comme vertu intellectuelle est exclusivement spéculative. Donc, à plus forte raison, la sagesse, qui est un don, est-elle spéculative sans être pratique.

2. L'intellect pratique a pour objet les actions que nous devons faire, et qui sont des choses contingentes. Or, la sagesse a pour objet les choses divines qui sont éternelles et nécessaires. Elle ne peut donc pas être pratique.

3. Saint Grégoire dit (Mor. lib. vi, cap. 28) que dans la contemplation on recherche le principe qui est Dieu ; mais que dans l'action on travaille sous le lourd fardeau de la nécessité. Or, la sagesse comprend la vision des choses divines qui n'implique ni peine, ni fatigue, parce que, selon l'expression de la Sagesse (Sg 8,16) : Sa conversation n'a rien de désagréable, ni sa compagnie rien d'ennuyeux. La sagesse est donc exclusivement contemplative, mais elle n'est ni pratique, ni active.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Col 4,5) : Conduisez-vous avec sagesse envers ceux qui sont hors de l'Eglise. Or, ce précepte se rapporte à l'action. La sagesse n'est donc pas seulement spéculative, mais elle est encore pratique.

CONCLUSION. — La sagesse qui est un don de l'Esprit-Saint n'est pas seulement spéculative, mais elle est encore pratique.

Réponse Il faut répondre que, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. xii, cap. -14), la partie supérieure de la raison est attribuée à la sagesse, et la partie inférieure à la science. La raison supérieure, ajoute ce même docteur (ibid. cap. 7), s'applique à considérer et à consulter les raisons supérieures, c'est-à-dire les raisons divines. Elle les considère en les contemplant en elles-mêmes; et elle les consulte en jugeant par leur intermédiaire les actes humains, et en les dirigeant au moyen des règles divines. Par conséquent la sagesse, selon qu'elle est un don, n'est pas seulement spéculative, mais elle est encore pratique.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que plus une chose est élevée et plus les objets auxquels elle s'étend sont nombreux, comme on le voit (De causis, prop. 10 et 17). Par conséquent, par là même que la sagesse qui est un don est supérieure à la sagesse qui est une vertu intellectuelle, puisqu'elle nous rapproche de Dieu davantage en nous unissant à lui par l'esprit, il s'ensuit qu'elle nous dirige non-seulement dans la contemplation, mais encore dans l'action (1).

2. Il faut répondre au second, que les choses divines sont nécessaires et éternelles en elles-mêmes, mais que néanmoins elles servent de règles aux choses contingentes qui sont soumises aux actes humains.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on doit considérer une chose en elle- même, avant de la considérer dans ses rapports avec une autre. Par conséquent la contemplation des choses divines, qui est la vision du principe, appartient d'abord à la sagesse (2), puis elle a pour objet secondaire de diriger les actes humains conformément aux raisons divines. Toutefois l'amertume ou la peine qu'on trouve dans les actes humains ne provient pas de la sagesse qui les dirige (3) ; mais elle changerait plutôt cette amertume en douceur et le travail en repos.

(1) Au lieu que la sagesse considérée comme vertu intellectuelle est seulement spéculative.
(2) Car il faut connaître la règle avant de s'y conformer.
(3) Cette peine et cette fatigue proviennent de la faiblesse de notre nature corporelle.



II-II (Drioux 1852) Qu.44 a.4