II-II (Drioux 1852) Qu.10 a.11

ARTICLE XI. — doit-on tolérer les rites ou les cérémonies des infidèles (3)?


Objections: 1. Il semble qu'on ne doive pas tolérer les rites des infidèles. Car il est évident que les infidèles pèchent dans leurs rites en les observant. Or, celui qui n'empêche pas un péché, quoiqu'il le puisse, paraît y consentir, comme le dit la glose (ord. Ambr.) sur ces paroles de l'Apôtre (Rom. i) : Non solum qui faciunt, sed et qui consentiunt facientibus. Donc ceux qui tolèrent leurs rites pèchent.

2. Les rites des juifs sont comparés à l'idolâtrie. Car à l'occasion de ces paroles de l'Apôtre (Gai. v) : Nolite iterum jugo servitutis contineri, la glose (interlin.) dit que le joug de la loi judaïque n'est pas plus léger que celui de l'idolâtrie. Or, onne souffre pas ceux qui suivent des rites idolátriques, puisque les princes chrétiens ont fait d'abord fermer, puis détruire les temples des idoles, comme saint Augustin le raconte (De civ. Dei, lib. xviii, cap. 40). D'après cela on ne doit donc pas non plus tolérer les rites des juifs.

3. Le péché d'infidélité est le plus grave, comme nous l'avons dit (art. 3 huj. quaest.). Or, on ne tolère pas les autres péchés, comme l'adultère, le vol, etc., puisque la loi les punit. On ne doit donc pas tolérer les rites des infidèles.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit en parlant des juifs (Decret. dist. xlv, cap. Qui sincera) : Qu'ils aient toute liberté d'observer et de célébrer toutes leurs fêtes comme leurs pères les ont toujours observées et comme ils les ont observées eux-mêmes depuis un si long temps.

CONCLUSION. — On doit tolérer les rites des infidèles qui offrent quelque utilité ou quelque vérité aux fidèles eux-mêmes, mais on ne doit tolérer d'aucune manière les autres.

Réponse Il faut répondre que le gouvernement humain dérive du gouvernement de Dieu et qu'il doit l'imiter. Or, Dieu, quoiqu'il soit tout-puissant, souverainement bon, laisse cependant arriver dans l'univers des maux qu'il pourrait empêcher; dans la crainte qu'en empêchant ces maux, il n'empêche de plus grands biens ou qu'il ne produise des maux pires encore. Par conséquent dans le gouvernement des hommes, il faut aussi que ceux qui sont au pouvoir tolèrent certains maux pour ne pas empêcher certains biens ou pour ne pas donner lieu à des maux plus graves. Ainsi saint Augustin dit (De orcl. lib. ii, cap. 4) : Enlevez du milieu des hommes les courtisanes, et les passions vont tout troubler. Conséquemment quoique les infidèles pèchent dans leurs rites on peut les tolérer, soit à cause du bien qu'on en tire, soit à cause du mal qu'ils font éviter. Or, par là même que les juifs observent les rites qui figuraient autrefois la vérité de la foi que nous observons, l'avantage qui en résulte, c'est que nous avons dans nos ennemis mêmes un témoignage de notre foi (1), et que ce que nous croyons est en quelque sorte représenté devant nous en figure. C'est pourquoi on tolère leurs rites. — Quant aux rites des autres infidèles, qui n'offrent ni vérité, ni utilité, on ne doit les tolérer d'aucune manière (2), à moins que ce ne soit pour éviter quelque mal, par exemple pour éviter un scandale ou une division qui pourrait provenir de là, ou pour ne pas empêcher le salut de ceux qui se convertissent à la foi, après avoir été peu à peu tolérés. C'est pour ce motif que l'Eglise a toléré les rites des hérétiques et des païens tant que les infidèles ont été très- nombreux (3).

La réponse aux objections est par là même évidente.

(I) Les juifs sont en quelque sorte soumis à l'Eglise, parce qu'ils en ont reçu les figures, et c'est à ce titre que l'Eglise exerce sur eux une juridiction.
(2) C'est ce que rapporte la légende du bréviaire romain, 20 janvier, d'après Métapliraste.
(5) Saint Thomas établit dans cet article ce que doit être la tolérance pour ne pas tomber dans l'indifférence, qui est malheureusement .la plaie de notre époque.


 ARTICLE XII. — doit-on baptiser les enfants des juifs et des autres infideles malgré leurs parents (4)?


Objections: 1. Il semble qu'on doive baptiser les enfants des juifs et des autres infidèles malgré leurs parents. En effet, le lien matrimonial est plus fort que la puissance du père sur ses enfants; car l'homme peut détruire le droit inhérent à la puissance paternelle, puisqu'on émancipe le fils de famille, tandis qu'il ne peut détruire le lien matrimonial, d'après ces paroles de l'Evangile (Mt 19)-' Que l'homme ne sépare pas ce que Dieu anni. Or, l'infidélité détruit le lien matrimonial; car l'Apôtre dit (I. Cor. vii, IS) : Si le mari infidèle se sépare d'avec sa femme qui est fidèle, qu'elle le laisse aller, parce qu'un frère ou une soeur ne sont point asservis en cette rencontre. Et le droit canon dit (Caus. 28, quest. ii, cap. si infidelis) que si l'époux infidèle ne veut pas sans faire injure à son Créateur rester avec l'autre, alors celle-ci ne doit pas cohabiter avec lui. Donc, à plus forte raison, l'infidélité détruit-elle le droit des parents sur leurs enfants, et par conséquent on peut les baptiser malgré eux.

2. On doit secourir l'homme qui est exposé à la mort éternelle plus que celui qui est exposé à la mort temporelle. Or, si quelqu'un voyait un homme en danger de mort corporellement et qu'il ne le secourût pas, il pécherait. Par conséquent puisque les enfants des juifs et des autres infidèles sont en danger de mourir éternellement, si on les laisse à leurs parents qui les élèvent dans leur infidélité, il semble qu'on doive les leur enlever pour les baptiser et les élever dans la foi.

3. Les enfants des serfs sont serfs et sous la puissance de leurs maîtres. Or, les juifs sont les serfs des rois et des princes. Par conséquent leurs enfants aussi. Et par là même que les rois et les princes ont le pouvoir de faire des enfants des juifs ce qu'ils veulent, ils ne font pas de faute en les baptisant malgré leurs parents.

4. Tout homme appartient plus à Dieu, dont il a reçu l'âme, qu'à son père selon la chair, dont il a reçu le corps. Ce n'est donc pas une injustice d'enlever les enfants des juifs à leurs parents selon la chair pour les consacrer à Dieu par le baptême.

5. Le baptême est plus efficace pour le salut que la prédication ; car il efface immédiatement la tache du péché, la dette de la peine, et il ouvre la porte du ciel. Or, si du défaut de prédication il résulte un danger, on l'impute à celui qui n'a pas péché. Il est, dit le prophète (Ez 3, 31,33, 6), comme celui qui voit le glaive venir et qui ne sonne pas de la trompette. Donc à plus forte raison si les enfants des juifs sont condamnés pour n'avoir pas été baptisés, doit-on en rendre responsables ceux qui ont pu les baptiser et qui ne l'ont pas fait.

En sens contraire Mais c'est le contraire. On ne doit faire injure à personne. Or, on ferait injure aux juifs, si on baptisait leurs enfants malgré eux, parce qu'ils perdraient les droits de leur puissance paternelle sur eux. On ne doit donc pas les baptiser malgré eux.

CONCLUSION. — On ne doit pas baptiser les enfants des infidèles malgré leurs parents, parce que la coutume de l'Eglise de Dieu qu'on doit suivre en tout ne l'a jamais approuvé, et que d'ailleurs cela répugne à la justice naturelle et qu'il pourrait y avoir là pour la foi un grave danger.

Réponse Il faut répondre que la coutume de l'Eglise a la plus grande autorité, qu'il faut la suivre en tout; parce que la doctrine des docteurs catholiques tire de l'Eglise toute sa force. Par conséquent il faut se reposer sur l'autorité de l'Eglise plus que sur celle de saint Augustin, de saint Jérôme ou de tout- autre docteur. Or, il n'a jamais été en usage dans l'Eglise de baptiser les enfants des juifs, malgré leurs parents; quoique dans les temps antérieurs il y ait eu beaucoup de princes catholiques très puissants, comme Constantin et Théodose qui eurent pour amis de très saints évêques, tels que saint Sylvestre, l'amide Constantin, et saint Ambroise, l'ami de Théodose, qui n'auraient pas manqué de leur demander cette liberté, si c'eût été une chose conforme à la raison. C'est pourquoi il paraît dangereux d'innover sur ce point et de vouloir, contrairement à la coutume observée jusqu'alors dans l'Eglise, baptiser les enfants des juifs, malgré leurs parents. On peut en donner deux raisons. La première est tirée du péril que la foi courrait. Car si des enfants qui n'ont pas encore l'usage de raison recevaient le baptême, quand ils seraient parvenus à un âge plus avancé, ils pourraient facilement être amenés par leurs parents à abandonner ce qu'ils auraient accepté par ignorance, ce qui tournerait au détriment de la foi (d). La seconde raison, c'est que cette action est contraire à la justice naturelle. Car l'enfant appartient naturellement à son père. D'abord tant qu'il est renfermé dans le sein de sa mère, il ne se distingue pas corporellement de ses parents. Ensuite quand il en est sorti, avant d'avoir l'usage de son libre arbitre il est contenu sous la tutelle de son père et de sa mère qui sont chargés à son égard d'une sorte de gestation spirituelle. Car tant que l'enfant n'a pas l'usage de la raison, il ne diffère pas de l'animal irraisonnable. Ainsi comme le boeuf ou le cheval appartient à un individu pour qu'il s'en serve à volonté, comme d'un instrument qui lui est propre, suivant le droit civil, de même il est de droit naturel que le fds soit sous la tutelle du père, avant d'avoir l'usage de raison. Par conséquent il serait contraire à la justice naturelle qu'un enfant avant l'âge de raison fut soustrait à ses parents, pour qu'on en disposât malgré eux. Mais une fois qu'il commence à avoir l'usage de son libre arbitre, il s'appartient, et il peut se pourvoir à lui-même, pour ce qui est de droit divin 0Il de droit naturel, et alors on peut l'amener à la foi, non par la contrainte, mais par la persuasion, il peut, malgré ses parents, donner son assentiment à la foi et être baptisé, mais il ne le peu t pas avant d'avoir l'usage de raison. C'est pourquoi on dit des enfants des anciens patriarches qu'ils ont été sauvés dans la foi de leurs parents, pour donner à entendre qu'il appartient aux parents de pourvoir au salut de leurs enfants, surtout avant que ceux-ci n'aient l'usage de raison.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que dans le lien du mariage comme les époux ont l'un et l'autre l'usage de leur libre arbitre, l'un peut donner à la foi son assentiment malgré l'autre. Mais cela n'a pas lieu dans l'enfant avant qu'il ait l'usage de raison; une fois qu'il l'a, il y a alors similitude pour le cas où il veut se convertir.

2. Il faut répondre au second, qu'on ne doit pas arracher quelqu'un à la mort naturelle contrairement à la loi civile; par exemple, si un individu est condamné à mort par la justice, on ne doit pas employer la violence pour le délivrer. Par conséquent on ne doit pas non plus transgresser le droit naturel, d'après lequel un enfant est sous la garde de son père, pour le délivrer du péril de la mort éternelle.

3. Il faut répondre au troisième, que les juifs sont les serfs des princes de droit civil, ce qui n'exclut pas le droit naturel ou le droit divin (2).

4. Il faut répondre au quatrième, que l'homme est mis en rapport avec Dieu par la raison, au moyen de laquelle il peut le connaître. Ainsi l'enfant, avant d'avoir l'usage de raison est naturellement mis en rapport avec Dieu par la raison de ses parents au soin desquels il est naturellement soumis, et c'est d'après leur disposition qu'on doit religieusement agir à son égard.

5. Il faut répondre au cinquième, que le péril qui résulte d'une prédication omise ne regarde que ceux qui ont la charge de prêcher. Aussi le prophète dit-il un peu auparavant(Ez 3,17) : Je vous ai chargé d'observer les enfants d'Israël. Mais c'est aux parents qu'il appartient de pourvoirai] salut de leurs enfants en leur faisant recevoir les sacrements. Par conséquent s'il y a des enfants qui manquent leur salut, parce qu'ils n'ont pas reçu les sacrements nécessaires, le péril ne tombe que sur leurs parents.

(2) C'est la raison sur laquelle les souverains pontifes se sont toujours appuyés quand ils ont pris leur défense contre ceux qui les persécutèrent à différentes reprises pendant le moyen âge.
(3) L'erreur ne doit jamais être tolérée pour elle-même. On ne doit la tolérer qu'en faveur de la vérité, et ce sont les restrictions que saint Thomas apporte.
tendre la tolérance actuelle, car l'Eglise ne varie pas.
(4) Le sentiment soutenu par saint Thomas dans ret article est conforme à cette décision du concile de Tolède (conc. Tolet. iii) : De judoeis autem, proecipit sancta synodus, nemini ad credendum tim inferre, ut integra sit forma justitioe. (3) C'est aussi dans le même sens qu'il faut en
(H) La foi deviendrait odieuse à leurs parents eux-mêmes.
(2) Et c'est de droit naturel qu'ils ont tout pouvoir sur leurs enfants, par conséquent les princes ne peuvent pas disposer de leurs enfants malgré eux.




QUESTION XI.

DE L'HÉRÉSIE.


Après avoir parlé de l'infidélité en général, nous avons à nous occuper de l'hérésie. A ce sujet quatre questions se présentent : 1° L'hérésie est-elle une,espèce (l'infidélité? — 2U De la matière à laquelle elle se rapporte. — 3° Doit-on tolérer les hérétiques ? — 4° Doit-on recevoir ceux qui reviennent ?


ARTICLE I. — l'hérésie est-elle une espèce d'infidélité (1).?


Objections: 1. Il semble que l'hérésie ne soit pas une espèce d'infidélité. Car l'infidélité réside dans l'intelligence, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 2). Or, l'hérésie ne semble pas appartenir à l'intelligence, mais elle appartient plutôt à la puissance appétitive. Car saint Jérôme dit (ad Gai. cap. a), et le droit répète (Decret. 24, quest. 3): Le mot hérésie signifie eri grec choix, élection, parce que chacun choisit la doctrine qu'il croit être la meilleure. Or, l'élection est un acte de la puissance appétitive, comme nous l'avons dit (1' 2", quest. xiii, art. 1). L'hérésie n'est donc pas une espèce d'infidélité.

2. Le vice tire surtout son espèce de sa fin. Ainsi Aristote dit (Eth. lib. v, cap.2) que celui qui fornique pour voler est plutôt un voleur qu'un fornicateur. Or, la fin de l'hérésie est le bien-être temporel, et surtout la domination et la gloire, ce qui appartient au vice de l'orgueil ou de la cupidité. Car saint Augustin dit (Lib. deutil. cred. cap. l)que l'hérétique est celui qui pour un avantage temporel, et surtout par amour-propre et dans un but de domination, invente ou suit des opinions fausses et nouvelles. Donc l'hérésie n'est pas une espèce d'infidélité, mais il est plutôt une espèce d'orgueil.

3. L'infidélité, puisqu'elle réside dans l'intelligence, ne semble pas appartenir à la chair, tandis que l'hérésie est comptée parmi les oeuvres charnelles. Car l'Apôtre dit (Ga 5,19) : Il est aisé de connaître les oeuvres de la chair ; ce sont la fornication, l'impureté ; puis il ajoute après en avoir énuméré d'autres: les divisions, les sectes, ce qui revient au même que les hérésies. Donc l'hérésie n'est pas une espèce d'infidélité.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La fausseté est opposée à la vérité. Or, l'hérétique est celui qui invente et qui suit des opinions fausses ou nouvelles. Donc l'hérésie est opposée à la vérité sur laquelle la foi repose, et par conséquent elle est comprise dans l'infidélité.

CONCLUSION. — L'hérésie est une espèce d'infidélité qui se rapporte à ceux qui ont professé la foi du Christ et qui en altèrent les dogmes.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit, le mot d'hérésie implique un choix, une élection. L'élection, comme nous l'avons vu (P 2X, quest. xiii, art. 3), porte sur les moyens, quand la fin est préalablement supposée. Or, en matière de foi, la volonté adhère au vrai comme au bien qui lui est propre, ainsi que nous l'avons démontré (quest. i, art. 3 et 4, et quest. iv, art. 3. 4 et í>). Par conséquent, la vérité principale est la fin dernière, et les vérités secondaires sont les mov\ens qui se rapportent à cette fin. Comme celui qui

dans une acception différente, comme le fait saint Paul (Act. xxiv, I i, et xxvi, 3).

(I) Le mot hérésie se prend ici en mauvaise part, et il a fini par 110 plus conserver que ce dernier sens, quoiqu'il ait été pris tout d'abord croit adhère à la parole d'an autre, il semble qu'en matière de croyance le principal, et pour ainsi dire la h n, soit celui à la parole duquel on adhère, et que les choses qu'on admet, par suite de l'assentiment qu'on lui accorde, soient en quelque sorte secondaires. Ainsi celui qui a véritablement la foi chrétienne s'attache par sa volonté au Christ pour ce qui appartient en réalité à sa doctrine. On peut donc s'écarter de la foi chrétienne de deux manières. 1° Parce qu'on ne veut pas s'attacher au Christ, et dans ce cas la volonté est mal disposée à l'égard de la fin elle-même, ce qui constitue l'espèce d'infidélité des païens et des juifs. 2° Parce que tout en se proposant d'adhérer au Christ, on s'en écarte en choisissant les choses par lesquelles on adhère à lui; parce qu'on ne choisit pas celles qu'il nous a lui-même véritablement transmises, mais qu'on choisit celles qu'on a produites soi-même dans son esprit. C'est pourquoi l'hérésie est une espèce d'infidélité qui se rapporte à ceux qui professent la foi du Christ, mais qui en altèrent les dogmes.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que de cette manière l'élection appartient à l'infidélité, au même titre que la volonté se rapporte à la foi (1), ainsi que nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que les vices tirent leur espèce de leur fin prochaine, mais leur genre et leur cause viennent de leur fin éloignée. Ainsi quand un individu fornique pour voler, il y a là une espèce de fornication d'après la fin et l'objet le plus prochain, mais la fin dernière de l'acte montre que la fornication découle du vol et qu'elle est contenue en lui, comme l'effet dans la cause ou comme l'espèce dans le genre, ainsiqu'on le voit d'après ce que nous avons dit sur les actes humains en général (I-II, quest. xviii, art. (> et 7). I)e même,dansle cas qui est ici en question, la fin prochaine de l'hérésie consiste à donner son assentiment à une fausse opinion que l'on possède en propre, et c'est de là qu'elle tire son espèce ; mais la fin éloignée en montre la cause, c'est-à-dire qu'elle fait voir qu'elle vient de l'orgueil ou de la cupidité (2).

3. Il faut répondre au troisième, que comme on dit que le mot hérésie vient du mot choisir, de même le mot secte vient du verbe sectari (suivre), comme le dit saint Isidore (Etym. lib. viii, cap. 3). C'est pourquoi l'hérésie et les sectes sont une même chose, et elles appartiennent l'une et l'autre aux oeuvres de la chair, non quant à l'acte d'infidélité considéré relativement à son objet le plus prochain (3), mais en raison de la cause qui est ou le désir d'une fin illégitime provenant de l'orgueil ou de la cupidité, comme nous l'avons dit (arg. 2), ou une illusion d'imagination. Car, comme le dit Aristote (Met. lib. iv, text. 2-4), l'imagination est un principe d'erreur, et elle appartient à la chair d'une certaine manière, en ce sens que son acte suppose un organe corporel.



ARTICLE II. — l'hérésie a-t-elle pour matière propre les choses qui

sont de foi (4) ?

Objections: 1. Il semble que l'hérésie ait pour matière propre les choses qui sont de foi. Car, comme il y a des hérésies et des sectes parmi les chrétiens, de même il y en eut parmi les juifs et les pharisiens, comme le dit saint Isidore (Etym. lib. viii, cap. 3, 4 et 5). Or, leurs dissensions ne portaient pas sur les choses de foi. Donc l'hérésie n'a pas pour objet les choses qui sont de foi, comme sa matière propre.

2. La matière de la foi sont les choses qu'on croit. Or, l'hérésie se rapporte non-seulement aux choses, mais encore aux paroles et aux inspirations de l'Ecriture sainte. Car saint Jérôme dit (ad Gai. cap. 5) que quiconque comprend l'Ecriture autrement que ne le veut l'Esprit-Saint son auteur, quoiqu'il ne s'écarte pas de l'Eglise, peut cependant être appelé hérétique. Et ailleurs il dit: que des paroles déréglées produisent une hérésie. L'hérésie ne se rapporte pas à proprement parler à la matière de la foi.

3. A l'égard des choses qui appartiennent^ la foi, on trouve quelquefois les saints Pères en désaccord entre eux. C'est ainsi que saint Jérôme et saint Augustin ne sont pas du même avis sur la cessation des observances légales. Cependant ces dissentiments existent sans hérésie. Par conséquent, l'hérésie n'a donc pas pour matière propre les choses de foi.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit contre les manichéens (De civ. Dei, lib. xviii, cap. 51): Ceux qui dans l'Eglise ont des sentiments corrupteurs et dépravés, si on les corrige pour qu'ils reviennent à des sentiments plus sains et meilleurs et qu'ils résistent Opiniâtrement, ne voulant pas purifier leurs dogmes pestilentiels et empoisonnés, mais persistant à les défendre, ce sont des hérétiques. Or, ces dogmes qui portent avec eux la contagion et la mort ne sont rien autre chose que ceux qui sont contraires aux dogmes de la foi par laquelle le juste vit, comme le dit l'Apôtre (Rom. i). Donc l'hérésie se rapporte aux choses qui sont de foi comme à sa matière propre.

CONCLUSION. — L'hérésie porte sur les choses qui sont de foi, c'est-à-dire sur les articles de foi et sur ce qui eu découle, et elle consiste à s'en écarter avec opiniâtreté.

Réponse Il faut répondre qu'il s'agit ici de l'hérésie considérée comme impliquant l'altération de la foi chrétienne. Il n'importe en rien à la foi chrétienne que quelqu'un ait une opinion fausse sur ce qui n'est pas de foi, par exemple, sur la géométrie ou sur d'autres sciences qui ne peuvent point du tout appartenir à la foi; elle s'inquiète seulementde ceuxquiont une opinion fausse sur ce qui regarde la foi elle-même. Or, l'on peut attaquer la foi de deux manières, comme nous l'avons dit (art. préc. et quest. i, art. 6 ad 1, et quest. ii, art. 5) : 1° directement et fondamentalement en niant les articles de foi eux- mêmes; 2° indirectement et secondairement en niant des choses dont la négation par voie de conséquence atteint quelques-uns de ces articles (1). L'hérésie peut porter sur ces deux points de la même manière que la foi.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme les hérésies des juifs et des pharisiens avaient pour objet des opinions qui touchaient au judaïsme ou au pliarisaïsme ; de même les hérésies des chrétiens ont pour objet les ' choses qui concernent la foi du Christ.

2. Il faut répondre au second, que celui qui explique l'Ecriture sainte autrement que l'Esprit-Saint ne le veut, c'est celui qui se sert de l'Ecriture sainte elle-même pour attaquer ce que l'Esprit-Saint a révélé. C'est ce qui fait dire à Ezéchiel en parlant des faux prophètes (Ez 13,6) qu'ils persistent à affirmer ce qu'ils ont dit une fois, c'est-à-dire à mal interpréter les Ecritures. De même un fidèle professe sa foi par les discours qu'il tient; car la confession est un acte de foi, comme nous l'avons dit (quest. ni, art. 1). C'est pourquoi si quelqu'un parle mal des choses de foi, il peut en résulter une altération de la croyance. C'est ce qui fait dire à saint Léon dans sa lettre à Protcr, évêque d'Alexandrie (1) : Les ennemis de la croix du Christ observent insidieusement toutes nos actions et toutes nos paroles, afin que si nous leur en donnons la plus légère occasion, ils prétendent faussement que nous pensons comme Nestorius.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit saint Augustin (Ep. clxu), et comme on le voit dans le droit canon (.Decret. xxiv, quest. 3, cap .Dixit), s'il y a des hommes qui défendent sans opiniâtreté (2) leur propre sentiment, quoiqu'il soit faux et dangereux, s'ils cherchent la vérité de tout leur coeur, et qu'ils soient prêts à se corriger aussitôt qu'ils l'auront trouvée, il ne faut pas les compter au nombre des hérétiques, parce qu'ils n'ont pas fait un choix en contradiction avec la doctrine de l'Eglise. C'est ainsi que des docteurs paraissent avoir été en désaccord sur des choses qu'il est indifférent pour la foi d'entendre de telle ou de telle manière ou même sur des choses qui concernent la foi, mais qui n'avaient pas encore été décidées par l'Eglise. Mais une fois que l'Eglise universelle s'est prononcée, celui qui refuserait opiniâtrement de se soumettre à son autorité serait hérétique. Cette autorité de l'Eglise réside principalement dans le souverain pontife (3). Car il est dit (Decret. xxiv, quest. 1, cap. 12) : Toutes les fois qu'une question de foi est agitée, je pense que tous nos frères et tous nos collègues dans l'épiscopat ne doivent s'en rapporter qu'à Pierre, c'est-à-dire à l'autorité de son nom et de sa gloire. Ni les Augustin, ni les Jérôme, ni aucun autre docteur n'ont défendu leur sentiment contrairement à son autorité. C'est pourquoi saint Jérôme disait au pape Damase (In expos, symbol.) : « Telle est la foi, très-saint Père, que nous avons apprise dans l'Eglise catholique; si dans notre exposition il se trouvait quelque chose de peu exact ou de peu sûr, nous vous prions de le corriger, vous qui possédez la foi et le siège de Pierre. Mais si notre confession reçoit l'approbation de votre jugement apostolique, quiconque voudra m'accuser prouvera qu'il est ignorant ou mal intentionné, ou qu'il n'est pas catholique, mais il ne prouvera pas que je suis hérétique (4). »

(2) La volonté contribue à la foi, parce que c'est elle qui meut l'entendement et qui le porte à donner son assentiment à une chose.
(3) L'orgueil ou la cupidité ne sont que la cause ou le motif de l'hérésie, mais ces vices n'en déterminent pas l'espèce.
(5) Sous ce rapport l'hérésie appartient ii l'entendement, mais en raison de sa cause, elle appartient à la dépravation de la volonté, et à ce litre, elle est une oeuvre de la chair.
(•!) Les théologiens définissent l'hérésie une erreur opiniâtre manifestement contraire ii la foi, professée par quelqu'un qui a reçu la loi de Jésus-Christ.
(I) Dans ce cas, il n'i a hérésie formelle qu'autant qu'on voit le rapport de la conséquence avec le principe.


ARTICLE III. — doit-on tolérer les hérétiques (5) ?


Objections: 1. Il semble qu'on doive tolérer les hérétiques. Car l'Apôtre dit (2Tm 2,24) : Il faut que le serviteur de Dieu soit doux, qu'il reprenne avec modestie ceux qui résistent à la vérité, dans l'espérance que Dieu pourra leur donner un jour l'esprit de pénitence pour la leur faire connaître et qu'ils sortiront ainsi des pièges clu démon. Or, si on ne tolère pas les hérétiques, mais qu'on les mette à mort, on leur enlève la faculté de se repentir. Il semble donc qu'on soit alors en opposition avec le précepte de l'Apôtre.

2. Ce qui est nécessaire dans l'Eglise doit être toléré. Or, les hérésies sont nécessaires dans l'Eglise; car l'Apôtre dit (1Co 13,19) : Il faut qu'il y ait des hérésies, afin qiïon découvre ceux d'entre vous qui ont une vertu éprouvée. Il semble donc qu'on doive tolérer les hérétiques.

3. Le Seigneur a ordonné à ses serviteurs (Mt 13) de laisser croître la zizanie jusqu'à la moisson, c'est-à-dire, comme l'interprète la glose (interl.),jusqu’a la fin des siècles. Or, la zizanie désigne les hérétiques d'après l'explication des Pères. Donc on les doit tolérer.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L’Apôtre dit (ht. m, 10) : Fuyez- celui qui est here- tique après l'avoir repris une et deux fois, sachant que celui qui en est là est perverti.

CONCLUSION. — Quoiqu'on ne doive pas tolérer les hérétiques en raison de leur démérite, cependant on doit attendre jusqu'à la seconde correction qu'ils reviennent à la vraie foi de l'Eglise; ceux qui après la seconde correction persévèrent obstinément dans leur erreur doivent être non-seulement excommuniés, mais on doit encore les livrer aux princes séculiers pour être exterminés.

Réponse Il faut répondre qu'à l'égard des hérétiques il y a deux considérations à faire : l'une par rapport à eux et l'autre par rapport à l'Eglise. Par rapport à eux l'hérésie est un péché par lequel ils ont mérité non-seulement d'être séparés de l'Eglise par l'excommunication, mais encore d'être mis hors du monde par la mort. Car c'est un crime beaucoup plus grave de corrompre la foi qui est la vie de l'âme que d'altérer l'argent qui sert au soutien de la vie temporelle. Par conséquent, si ceux qui font de la fausse monnaie ou les autres malfaiteurs sont avec justice mis à mort immédiatement par les princes séculiers, à plus forte raison les hérétiques, du moment où ils sont convaincus d'hérésie, peuvent-ils être non-seulement excommuniés, mais encore mis à mort justement.— De la part de l'Eglise il y a miséricorde pour obtenir la conversion de ceux qui errent. C'est pourquoi on ne condamne pas les hérétiques immédiatement, mais après la première et la seconde correction, comme le dit l'Apôtre. Et si l'hérétique se montre obstiné, alors l'Eglise désespérant de sa conversion pourvoit au salut des autres, en le séparant de son sein par l'excommunication (1), et elle l'abandonne enfin au juge séculier pour être exterminé de ce monde et mis à mort. Car saint Jérôme dit (ad Gai. v), et on lit dans le droit canon (Decret. xxiv, quest. 3) : Il faut retrancher les chairs mortes et chasser du troupeau la brebis galeuse, de peur que la maison entière, la masse du sang, le corps et le troupeau ne s'enflamment, ne se corrompent, ne pourrissent et ne meurent. Arius dans Alexandrie ne fut qu'une étincelle, mais, parce qu'on ne l'éteignit pas aussitôt, la flamme ravagea l'univers entier.

Solutions: 1. Il faut répondre an premier argument, que la douceur veut qu'on reprenne une première et une seconde fois. Si l'hérétique ne veut pas revenir on le considère comme étant perverti, suivant l'expression de l'Apôtre (loc. cit.).

2. Il faut répondre au second, que l'avantage qui résulte des hérésies est en dehors de l'intention de leurs auteurs, puisqu'elles ont pour effet d'éprouver la constance des fidèles, d'après l'Apôtre, et d'exciter leur paresse en leur faisant étudier avec plus de soin les saintes Ecritures, comme le dit saint Augustin (Cont.Man. lib. i, cap. 1), tandis que les hérétiques se proposent d'altérer la foi, ce qui est le plus grand mal. C'est pourquoi on doit faire attention à ce qu'ils se proposent directement pour les bannir plutôt que de regarder ce qui résulte de leur faute contrairement à leur intention, pour les tolérer.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme l'observe le droit canon (Decret. xxiv, quest. 3, cap. Notandum), il y a une différence entre l'excommunication et la destruction (eradicatio). Car on excommunie quelqu'un, comme le dit l'Apôtre (1Co 5), ty .pour que son âme soit sauvée au jour du Seigneur. Toutefois, si on détruit complètement les hérétiques en les mettant à mort, on n'agit pas alors contrairement au précepte du Seigneur, qui n'est applicable, d'après son interprétation la plus directe, que dans le cas où on ne peut arracher la zizanie, sans extirper en même temps le bon grain, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 8) en parlant des infidèles en général.

(1) Baronius observe que cetle lettre de saint Léon n'existe plus, ad an. 435. Mais saint Léon exprime à peu près la même pensée (Epist. 68
adJulian.).
(2) l'opiniâtreté est la marque propre de 1 hérésie, et il n'y a hérésie formelle qu'autant qu'on préfère sciemment et volontairement son propre sentiment à celui de l'Eglise. De là ce fameux adage : Errare potero, hoereticus non ero.
(3) Pour être hérétique, il n'est pas nécessaire d'attaquer la vérité révélée, comme telle, et de refuser de s'y soumettre; il suffit de résister directement et immédiatement à l'autorité de l'Eglise.
(4) Nicolaï ajoute à cette citation de saint Thomas deux passages, l'un de saint Jérôme ( eumdem) et l'autre de saint Cyrille d'Alexandrie (in Thesauro).
(5) Cette question revient à celle qui a été traitée précédemment (quest. x, art. 8).
(t) L'excommunication ne frappe pas l'hérétique caché (lui ne manifeste pas extérieurement ses mauvais sentiments, mais elle le frappe aussitôt quilles manifeste, et cette excommunication est réservée au pape (cap. Excomtnunicamus de llaTCtu is, cap. Noverit de Sentent, cxcomm., et in bullâ Coenoe). Cependant Mgr Gousset fait observer qu'assez généralement les évèques de France n'ont point recours au saint-siège pour réconcilier les hérétiques qui renoncent à leurs erreurs (Thcol. moral, loin. Ii, pag. 027).






II-II (Drioux 1852) Qu.10 a.11