II-II (Drioux 1852) Qu.15 a.3

ARTICLE III. — l'aveuglement de l'esprit et la stupidité du sens viennent-ils des péchés charnels?


Objections: 1. Il semble que l'aveuglement de l'esprit et la stupidité du sens ne viennent pas des vices charnels. Car saint Augustin rétractant (Retract. lib. i, cap. 4) ce qu'il avait dit dans ses Soliloques : « O Dieu qui avez voulu qu'il n'y eut que ceux qui ont le coeur pur qui connussent la vérité, » fait remarquer qu'on peut répondre qu'il y a beaucoup d'hommes impurs qui savent une foule de vérités. Or, les hommes sont surtout souillés par les vices charnels. Donc la cécité de l'esprit et la stupidité du sens ne sont pas les effets de ces vices.

2. La cécité de l'esprit et la stupidité du sens sont des défauts qui se rapportent à la partie intellectuelle de l'âme. Or, les vices charnels appartiennent à la corruption de la chair \ et la chair n'agit pas sur l'âme, mais c'est plutôt le contraire. Donc les vices charnels ne produisent pas la cécité de l'esprit, ni la stupidité du sens.

3. Une chose subit plus fortement l'action de ce qui est près d'elle que de ce qui en est éloigné. Or, les vices spirituels ont avec l'âme un rapport plus prochain que les vices charnels. Donc la cécité de l'esprit et la stupidité du sens sont plutôt les effets des vices spirituels que des vices charnels.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor. lib. xxxi, cap. 17) que la stupidité du sens intellectuel vient de la gourmandise, tandis que la cécité de l'esprit est un effet de la luxure.

CONCLUSION. — La stupidité du sens vient de la gourmandise, tandis que la cécité de l'esprit vient de la luxure.

Réponse Il faut répondre que la perfection de l'opération intellectuelle dans l'homme consiste dans l'abstraction des images des choses sensibles -, c'est pourquoi plus l'intelligence de l'homme est libre de ces images et plus elle est apte à examiner les choses intelligibles et à ordonner toutes les choses sensibles. Comme le dit Anaxagoras, il faut que l'intelligence soit distincte des choses, pour qu'elle les domine (2), et il faut que l'agent commande à la matière pour être capable de la mouvoir, selon la remarque d'Aristote (Phys. lib. viii, text. 37). Or, il est évident que le plaisir fixe l'attention sur les choses dans lesquelles on se délecte. C'est ce qui fait dire au philosophe (Eth. lib. x,cap. 4 et G) que chacun fait très-bien les choses qui lui plaisent, et qu'il ne fait point du tout ou mal celles qui l'impressionnent dans un sens contraire. Or, les vices charnels, comme la gourmandise et la luxure, consistent dans la délectation que procurent la bonne chère et la débauche, et ces jouissances l'emportent sur tous les autres plaisirs du corps. C'est pourquoi ces vices appliquent tout particulièrement les pensées de l'homme aux choses corporelles, et font que par conséquent il s'occupe d'autant moins des choses intellectuelles. La luxure agit toutefois plus fortement que la gourmandise, parce que les jouissances de la débauche sont plus violentes que celles de la table. C'est pour ce motif que la luxure produit la cécité de l'esprit, qui détruit presque totalement la connaissance des biens spirituels-, tandis que la gourmandise a pour effet la stupidité du sens, qui rend l'homme peu apte aux choses intelligibles. Au contraire, les vertus opposées, comme l'abstinence et la chasteté, disposent merveilleusement l'homme au perfectionnement de ses opérations intellectuelles. C'est ce qui fait dire au prophète (Da 1,17) : Dieu a donné à ses enfants, c'est-à-dire à ceux qui pratiquent l'abstinence et la charité, la science et la connaissance de tous les livres et de toute la sagesse.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quoique ceux qui sont les esclaves des vices charnels, puissent quelquefois s'élever à des considérations subtiles sur les choses intellectuelles, en raison de la supériorité de leur esprit naturel ou d'une habitude préalablement acquise; néanmoins il est nécessaire qu'en s'attachant aux délectations corporelles, ils éloignent le plus souvent leur intelligence de ces contemplations sublimes. Par conséquent, si ceux qui sont impurs peuvent connaître certaines vérités, leur souillure n'en est pas moins un obstacle à la perfection de leurs opérations intellectuelles.

2. Il faut répondre au second, que la chair n'agit pas sur la partie intellectuelle en la corrompant, mais en entravant son action de la manière que nous avons dit(l).

3. Il faut répondre ail troisième, que plus les vices charnels sont éloignés de l'esprit, et plus ils détournent son attention loin des choses intellectuelles; par conséquent plus ils apportent d'obstacle à la contemplation.

(f) Le corps trouble l'intolliscncc dans ses opérations par les distractions qu'il lui cause.

même. Nous ne pouvons, par exemple, connaître par nous-mêmes la trinité des personnes, l'Incarnation, etc. Il n'y a que la révélation qui puisse nous apprendre ces choses. Une fois qu'elle nous lésa apprises, Dieu a pu nous ordonner de les croire.



QUESTION XVI.

DES PRÉCEPTES DE LA FOI, DE LA SCIENCE, ET DE L'INTELLIGENCE.

Nous avons en dernier lieu à nous occuper des préceptes qui regardent la foi, la science et l'intelligence. — Il y a ici deux choses à examiner : i° Les préceptes qui regardent la foi. — 2° Les préceptes qui regardent les dons de la science et de l'intelligence.

ARTICLE I. — dans l'ancienne loi devait-il y avoir des préceptes a l'égahd de la foi?


Objections: 1. Il semble que dans l'ancienne loi on ait dû ordonner de croire. Car le précepte a pour objet ce que l'on doit faire et ce qui est nécessaire. Or, il est surtout nécessaire à l'homme de croire, puisque, selon l'expression de l'Apôtre (He 11,6), sans la foi il est impossible de plaire à Dieu. Les préceptes ont donc dû avoir principalement la foi pour objet.

2. Le Nouveau Testament est renfermé dans l'Ancien, comme la chose figurée dans la figure t^ui la représente, ainsi que nous l'avons dit (1* 2e,quest,. r.vu art. \ et art. 3 ad 1). Or, dans le Nouveau Testament il y a sur la foi des préceptes expresses, comme on le voit par ces paroles (Jn 14, \) : Fous qui croyez en Dieu, croyez aussi en moi. Il semble donc que dans l'ancienne loi, on aurait dû faire des préceptes qui eussent la foi pour objet.

3. La raison qui fait ordonner un acte de vertu est la même que celle qui fait défendre les vices opposés. Or, dans l'ancienne loi il y a beaucoup de préceptes qui défendent l'infidélité. Ainsi il est dit (Ex 20,3) : Fous n'aurez point de dieux étrangers en ma présence. Et dans le Deutéronome (xiii) il est ordonné aux Juifs de ne pas écouter les paroles des prophètes ou des visionnaires qui voudraient les détourner de la croyance de Dieu. Dans l'ancienne loi on a donc dû aussi donner des préceptes à l'égard de la foi.

4. La confession est un acte de foi, comme nous l'avons dit (quest. ni, art. \). Or, il y a dans l'ancienne loi des préceptes sur la confession et la promulgation de la foi. Car il est commandé aux Juifs (Ex 12) de faire connaître à leurs enfants le motif de l'observance pascale. Et il est ordonné (Dt 12) de mettre à mort celui qui prêche une doctrine contraire à la foi. Donc la loi ancienne a dû renfermer des préceptes de foi.

La loi ancienne comprend tous les livres de V Ancien Testament. C'est ce qui fait dire au Seigneur (Jn 15,25) qu'il est écrit dans la loi : Ils m'ont liai gratuitement, bien que ces paroles se trouvent dans les Psaumes (Ps 34 et 68). Or, il est dit (Eccles. n, 8) : Fous qui craignez le Seigneur, croyez en lui. Il y a donc eu dans l'ancienne loi des préceptes qui se rapportent à la foi.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre appelle l'ancienne loi (Rm 3,27) la loi des oeuvres, et la met en opposition avec la loi de la foi. Donc dans l'ancienne loi on n'a pas dû faire de préceptes qui se rapportent à la foi.

CONCLUSION. — Puisque dans l'ancienne loi on ne devait pas exposer au peuple les secrets de la loi, on ne devait point non plus établir de préceptes qui s'y rapportent.

Réponse Il faut répondre qu'une loi n'est imposée par un maître qu'à ses sujets. C'est pourquoi les préceptes d'une loi présupposent la soumission de celui qui reçoit la loi à l'égard de celui qui la fait. Or, la première soumission de l'homme envers Dieu a lieu parla foi, suivant cette parole de l'Apôtre (He 11,6) : Pour approcher de Dieu il faut croire qu'il existe. C'est pourquoi, les préceptes de la loi (1) présupposent la foi. C'est pour cette raison que ce qui est de foi (Ex 20,2) sert de préliminaire aux préceptes de la loi ; comme quand il est dit : Je suis le Seigneur votre Dieu qui vous ai tiré de la terre de l'Egypte. Et ailleurs (Dt 6,4) : Ecoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est le seul et unique Seigneur, et c'est après cette déclaration que viennent immédiatement les préceptes. — Mais comme dans la foi il y a beaucoup de choses qui se rapportent à la croyance en l'existence de Dieu (2), qui est la première et la principale chose que l'on doive croire, comme nous l'avons dit (quest. i, art. \ et 7); il s'ensuit que la foi en l'existence de Dieu, par laquelle l'esprit de l'homme lui est soumis, étant préalablement supposée, les autres choses de foi peuvent être l'objet de préceptes particuliers, et saint Augustin, en expliquant ces paroles de saint Jean : Hoc est praeceptum, dit qu'il y a une fouie de préceptes qui regardent la foi (Tract, lxxxiii a med.). Mais dans l'ancienne loi les mystères secrets de la foi ne devaient pas être dévoilés au peuple (i). C'est pourquoi la foi dans l'unité de Dieu étant supposée, il n'y a pas eu dans l'ancienne loi d'autres préceptes qui regardent cette vertu.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la foi est nécessaire comme étant le principe de la vie spirituelle ; c'est pourquoi l'acceptation de la loi la suppose.

2. Il faut répondre au second, que le Seigneur dans cet endroit présuppose quelque chose de foi, c'est-à-dire la foi en l'unité de Dieu, puisqu'il dit : Fous qui croyez en Dieu; et il ordonne une autre chose, qui est la foi dans l'incarnation par laquelle la même personne est Dieu et homme. Ce développement de la foi appartient au Nouveau Testament; c'est pourquoi il ajoute : Croyez en moi (2).

3. Il faut répondre au troisième, que les préceptes prohibitifs regardent les péchés qui corrompent la vertu. Or, la vertu est corrompue par des défauts particuliers, comme nous l'avons dit (1a 2% quest. xviii, art. 4 ad 3, et quest. xix, art. 6 ad 4, et art. 7 ad 3). C'est pourquoi la foi en l'unité de Dieu étant présupposée dans la loi ancienne, on a dû établir des préceptes prohibitifs qui détournent les hommes de ces défauts particuliers, par lesquels la foi pourrait être corrompue.

4. Il faut répondre au quatrième, que la confession ou l'enseignement de la foi présuppose la soumission de l'homme envers Dieu par cette même vertu. C'est pourquoi dans l'ancienne loi on a pu établir des préceptes à l'égard de la confession ou de l'enseignement de la foi (3) plutôt qu'à l'égard de la foi elle-même.

5. Il faut répondre au cinquième, que le passage allégué présuppose la foi par laquelle nous croyons que Dieu existe. Car il est dit d'abord : Fous qui craignez le Seigneur, ce qui ne pourrait avoir lieu sans la foi. Quant à ce que l'écrivain sacré ajoute : Croyez en lui, on doit l'entendre de certaines vérités particulières (4) que l'on doit croire et principalement des biens que Dieu promet à ceux qui lui obéissent. C'est ce qui lui fait dire : Fotre récompenses ne sera pas vaine.

(3) Ces préceptes ont pour but la confession des gentils, et ils avaient aussi l'avantage d'obliger les juifs à rendre publiquement témoignage à la vérité.
(4) Ces vérités particulières sont les vérités révélées que nous avons reçues postérieurement ii la connaissance de l'unité de Dieu.



ARTICLE II. — était-il convenable qu'll y eut dans l'ancienne loi des préceptes qui se rapportent a la science et a l'intelligence ?

Objections: 1. Il semble que ce soit à tort que dans l'ancienne loi, il y ait des préceptes qui se rapportent à la science et à l'intelligence. Car la science et l'intelligence appartiennent à la connaissance; et comme la connaissance précède et dirige l'action, il s'ensuit que les préceptes qui regardent la science et l'intelligence doivent précéder ceux qui regardent l'action. Par conséquent puisque les premiers préceptes de la loi sont les préceptes du Décalogue, il semble que parmi ces préceptes il devait y en avoir qui se rapportent à la science et à l'intelligence.

2. On est élève avant d'être maître; car l'homme apprend d'un autre avant d'enseigner lui-même. Or, à l'égard de l'enseignement il y a dans l'ancienne loi des préceptes affirmatifs, comme quand il est dit (Dt 4,9) : Fous enseignerez ces choses à vos enfants et à vos petits-enfants, et il y a des préceptes négatifs comme celui-ci (Dt 4,2) : Vous n'ajouterez rien à ce que je vous dis et vous rien retrancherez rien. Il semble donc qu'on aurait dû aussi faire des préceptes pour obliger l'homme à apprendre.

3. La science et l'intelligence paraissent plus nécessaires aux prêtres qu'aux rois. C'est ce qui fait dire au prophète Malachie (Ml 2,7) : Les lèvres du prêtre seront les dépositaires de la science, et c'est de sa bouche que l'on recherchera la connaissance de la loi. Et à Osée (4, 6) : Parce que vous avez repoussé la science, et moi aussi je vous repousserai, pour que vous ne remplissiez pas les fonctions de mon sacerdoce. Or, il est ordonné au roi d'apprendre la science de la loi, comme on le voit (Dt 17). Donc à plus forte raison la loi devait-elle ordonner aux prêtres de l'apprendre aussi.

On ne peut méditer ce qui a rapport à la science et à l'intelligence pendant le sommeil. On en est aussi empêché par les occupations extérieures. C'est donc à tort qu'il est écrit (Dt 6,7) : Vous les méditerez assis dans votre maison, en marchant dans le chemin, pendant votre sommeil et à votre réveil. L'ancienne loi n'a donc pas ordonné ce qu'il faut relativement à la science et à l'intelligence.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Car il est dit (Dt 4,6) : Tous ceux qui entendront ces préceptes diront : Voilà un peuple sage et intelligent.


CONCLUSION. — Dans l'ancienne loi les préceptes qui se rapportent à la science et à l'intelligence ont été sagement établis et promulgués.

Réponse Il faut répondre qu'à l'égard de la science et de l'intelligence on peut considérer trois choses : 1° la manière dont on l'acquiert; 2° l'usage qu'on en fait; 3°sa conservation. On acquiert la science en enseignant et en écoutant, et la loi commande ces deux choses. Car il est dit (Dt 6,6) : Les commandements que je vous donne seront gravés dans votre coeur; ce qui est le fait de celui qui apprend : car il appartient au disciple de s'attacher de coeur à ce qu'on dit. Puis on ajoute : Et vous en instruirez vos enfants; ce qui est l'office du maître. — L'usage de la science ou de l'intelligence est la méditation des choses qu'on sait ou qu'on comprend. C'est à cela que se rapportent les paroles suivantes : Vous les méditerez assis dans votre maison, etc. La conservation de la science est due à la mémoire. Et à ce sujet la loi dit : Vous les lierez comme une marque dans votre main, vous les porterez comme un tableau devant vos yeux, vous les écrirez sur le seuil et sur l'entrée de voir e maison (ibid. 8)..Par tous les ces figures elle indique qu'on doit perpétuellement se souvenir des ordres de Dieu. Car les choses qui frappent continuellement nos sens, soit que nous les touchions comme celles que nous tenons dans nos mains, soit que nous les voyions comme celles qui sont constamment sous nos yeux, soit que nous soyons obligés d'y avoir recours souvent comme à l'ouverture d'une maison, ne peuvent sortir de la mémoire. La loi dit encore plus clairement (Dt 4,9) : N'oubliez point les grandes choses que vos yeux ont vues et qu'elles ne s'effacent point de votre coeur tous les jours de votre vie. Ces préceptes sont d'ailleurs exposés avec plus de développement (1) dans le Nouveau Testament, soit dans les Evangiles, soit dans les écrits des apôtres.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que comme le dit l'Ecriture (Dt 4,6) : C'est la loi qui fera éclater votre sagesse et votre intelligence aux yeux des peuples. Ce qui signifie que la science et l'intelligence des fidèles consiste dans les préceptes de la loi. C'est pourquoi il faut d'abord exposer les préceptes de la loi, et ensuite on doit amener les hommes à les connaître et à les comprendre. C'est pour ce motif que les préceptes dont il est préalablement question n'ont pas dû être rangés parmi les préceptes du Décalogue qui sont les premiers.

2. Il faut répondre au second, qu'il y a dans la loi des préceptes qui regardent ceux qui apprennent, comme nous l'avons dit (in corp. art.). Néanmoins on ordonne plus expressément d'enseigner que d'apprendre-, parce que l'enseignement appartient aux anciens, qui sont maîtres de leurs actes et auxquels les préceptes de la loi se rapportent immédiatement; tandis que l'étude regarde les plus faibles, auxquels les préceptes de la loi ne peuvent parvenir que par l'intermédiaire de ceux qui sont au-dessus d'eux.

3. Il faut répondre au troisième, que la science de la loi est tellement inséparable des fonctions du prêtre qu'on suppose que cette science existe du moment où le prêtre est revêtu de ses pouvoirs; c'est pourquoi il n'a pas été nécessaire d'établir des préceptes particuliers à l'égard de l'instruction des prêtres. Mais la science de la loi de Dieu n'est pas aussi nécessairement unie à la royauté, parce que le roi est placé au-dessus du peuple pour les choses temporelles. C'est pour ce motif qu'il est spécialement ordonné que le roi soit instruit par les prêtres des choses qui appartiennent à la loi de Dieu.

4. Il faut répondre au quatrième, qu'on ne doit pas entendre ainsi ce précepte de la loi, qu'il ne signifie pas que l'homme doit méditer la loi de Dieu endormant, mais qu'il doit la méditer lorsqu'il est prêt à se livrer au sommeil; parce que les hommes ont dans ce cas de meilleurs songes, selon les mouvements qui se produisent de la veille au sommeil, comme le dit Aristote (Eth. lib. i, cap. ult.). De même on commande à l'homme de méditer toujours la loi, non qu'il doive y penser actuellement sans cesse, mais pour que tout ce qu'il fait y soit conforme (I).

(1) Le motif pour lequel ces préceptes sont plus développés dans te Nouveau Testament, c'est que les chrétiens sont appelés à la participation des mystères secrets de la foi, tandis que les juifs n'en avaient que la figure.
(1)  Billuart complète ce traité en parlant ici des règles de la foi, ce qui lui donne l'occasion d'examiner toutes les questions qui se rapportent à l'Eglise, et de combler ainsi une des lacunes de la Somme.




QUESTION XVII.

DE L'ESPÉRANCE CONSIDÉRÉE EN ELLE-MÊME.


Après avoir traité de la foi, nous avons à nous occuper de l'espérance. Et 1° de l'espérance elle-même; 2° du don de crainte; 3° des vices opposés; 4° des préceptes qui s'y rapportent. — Touchant l'espérance, nous avons à examiner d'abord l'espérance elle-même et ensuite son sujet. — Sur l'espérance elle-même huit questions se présentent : 1° L'espérance est-elle une vertu ? — 2° Son objet est-il la béatitude éternelle ? — 3° Un homme peut-il espérer la béatitude d'un autre au moyen de la vertu d'espérance? — 4° L'homme peut-il licitement espérer dans l'homme? — 5° L'espérance est-elle une vertu théologale ? — 6° De la distinction de cette vertu des autres vertus théologales. — 7° De son rapport avec la foi. — 8° De son rapport avec la charité.



ARTICLE I. — l'espérance est-elle une vertu (2)?


Objections: 1. Il semble que l'espérance ne soit pas une vertu. Car personne ne fait mauvais usage de la vertu, comme le dit saint Augustin (De lib. arb. lib. ii, cap. 18 et 19), tandis qu'on abuse de l'espérance, puisqu'à l'égard de cette passion il y a un milieu et des extrêmes, comme à l'égard de toutes les autres. Donc l'espérance n'est pas une vertu.

2. Aucune vertu ne provient de nos mérites, puisque, selon l'expression de saint Augustin, c'est Dieu qui opère la vertu en nous et sans nous (Lib. de gr at. et lib. arb. cap. 47). Or. l'espérance provient de la grâce et des mérites comme le dit le Maître des sentences (lib. iii, dist. 26). Elle n'est donc pas une vertu.

3. La vertu est la manière d'être de celui qui est parfait, selon l'expression d'Aristote (Phys. lib. vu, text. 47). Or, l'espérance est la manière d'être de celui qui est imparfait, c'est-à-dire de celui qui n'a pas ce qu'il espère. Donc elle n'est pas une vertu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor. lib. i, cap. 46) que les trois filles de Job désignent les trois vertus : la foi, l'espérance et la charité. L'espérance est donc une vertu.

CONCLUSION. — Puisque par l'espérance, l'acte de l'homme devient bon et qu'il atteint la règle voulue, c'est-à-dire Dieu, il est nécessaire qu'elle soit aussi une vertu.

Réponse Il faut répondre que d'après Aristote (Eth. lib. ii, cap. 6) toute vertu rend bon celui qui la possède et le met à même de bien remplir les fonctions qui lui sont propres. Il faut donc que partout où l'on trouve une bonne action dans l'homme, elle réponde à une vertu humaine. Or, dans tout ce qui est réglé et mesuré, le bien s'apprécie en raison de la perfection avec laquelle une chose atteint la règle qui lui est propre. Ainsi nous disons qu'un habit est bien, quand il n'a ni plus ni moins que la mesure qu'il doit avoir. Pour les actes humains, ainsi que nous l'avons dit (quest. viii, art. 3 ad 3), il y a deux sortes de mesure : l'une très-prochaine et homogène qui est la raison ; l'autre suprême et supérieure qui est Dieu. C'est pourquoi tout acte humain qui s'élève jusqu'à la raison ou jusqu'à Dieu lui-même est bon (4). Or, l'acte d'espérance dont il est ici question s'élève jusqu'à Dieu. Car, comme nous l'avons vu (la 2°", quest. xl, art. 4) quand il s'agissait de la passion de l'espérance, son objet est le bien futur, difficile, mais possible à obtenir. Ce qui nous est possible l'étant de deux manières, par nous-mêmes ou par les autres, comme le dit Aristote (Eth. lib. iii, cap. 8), il s'ensuit que quand nous espérons une chose comme nous étant possible par le secours de Dieu, notre espérance s'élève jusqu'à Dieu lui-même sur l'aide duquel elle repose (2). C'est pourquoi il est évident que l'espérance est une vertu, puisqu'elle rend bonnes les actions de l'homme et qu'elle les rend conformes à la régie légitime.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que dans les passions on établit un milieu par lequel on atteint la droite raison, et c'est dans ce milieu que consiste l'essence de la vertu. Par conséquent pour l'espérance, le bien qui en fait une vertu, c'est celui qui est conforme à la règle que l'homme doit suivre, c'est-à-dire à Dieu. C'est pourquoi personne ne peut abuser de l'espérance qui est selon Dieu, comme on ne peut pas faire mauvais usage de la vertu morale qui est conforme à la raison ; parce que cette conformité est le bon usage même de la vertu ; quoique l'espérance dont nous parlons maintenant ne soit pas une passion, mais une habitude de l'esprit, comme on le verra (art. 5 huj. quaest. et quest. xvii, art. 4).

2. Il faut répondre au second, qu'on dit que l'espérance provient des mérites relativement à la chose même qu'on attend; c'est ainsi qu'on espère obtenir la béatitude au moyen de la grâce et des mérites, ou bien on le dit relativement à l'acte d'espérance parfaite. Mais l'habitude elle-même de l'espérance par laquelle on attend la béatitude n'est pas produite par les mérites, elle est un effet pur et simple de la grâce.

3. Il faut répondre au troisième, que celui qui espère est imparfait par rapport à ce qu'il espère obtenir et qu'il n'a pas encore ; mais il est parfait (1) en tant qu'il est conforme à sa propre règle, c'est-à-dire à Dieu sur le secours duquel il s'appuie.

(2) Cet article est une explication raisonnée de ces textes de l'Ecriture (Si 24) : Ego mater sanctae spei. (Rm 8) : Spe salvi facti sumus. (1P 1) : Regeneravit nos in spem vivam.
(2) Elle s'appuie alors sur la grâce et sur les bonnes oeuvres que la charité peut nous faire produire.
(1) Celui qui espère est dans un état imparfait, mais son espérance est parfaite, parce que, comme vertu, elle est ce qu'elle doit être. –



ARTICLE II. — la béatitude éternelle est-elle l'objet propre de l'espérance (2) ?


Objections: 1. Il semble que la béatitude éternelle ne soit pas l'objet propre de l'espérance. Car l'homme n'espère pas ce qui surpasse tous les mouvements de son esprit; puisque l'acte d'espérance lui-même est un mouvement de l'esprit. Or, la béatitude éternelle surpasse tous les mouvements de l'esprit humain. Car l'Apôtre dit (1Co 2,9) que le coeur de l'homme ne I a jamais conçue. La béatitude n'est donc pas l'objet propre de l'espérance.

2. La demande est l'expression de l'espérance. Car il est dit (Ps 36,6) : Découvrez au Seigneur votre voie, et espérez en lui, il fera lui-même ce qu'il faut pour vous. Or, l'homme a le droit de demander à Dieu non-seulement la béatitude éternelle, mais encore les biens spirituels ou temporels de la vie présente, et même la délivrance des maux qui n'existeront plus dans l'éternité bienheureuse, comme on le voit par l'Oraison dominicale (Mt 6). Donc la béatitude éternelle n'est pas l'objet propre de l'espérance.

3. L'objet de l'espérance est ardu. Or, par rapport à l'homme il y a beaucoup d'autres choses ardues que la béatitude éternelle. Cette béatitude n'est donc pas l'objet propre de l'espérance.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (He 6,19) : Nous avons une espérance qui pénètre jusqu'au dedans du voile, c'est-à-dire qui nous fait pénétrer jusqu'à la béatitude céleste, selon l'interprétation de la glose (interl.). Donc l'objet de l'espérance est la béatitude éternelle.

CONCLUSION. — La béatitude éternelle est l'objet propre et principal de l'espérance.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), l'espérance dont il est ici question atteint Dieu et repose sur le secours qu'il nous accorde pour obtenir le bien que nous espérons. Or, il faut que l'effet soit proportionné à la cause. C'est pourquoi le bien que nous devons espérer do Dieu proprement et principalement, c'est le bien infini qui est proportionné à la vertu de Dieu qui nous vient en aide. Car le propre d'une vertu infinie, c'est de produire un bien infini. La vie éternelle qui consiste dans la jouissance de Dieu est un bien de cette nature. En effet ce que nous espérons de lui n'est pas moins que lui-même, puisque sa bonté par laquelle il communique ses biens à la créature n'est pas inférieure à son essence. C'est pourquoi l'objet propre et principal de l'espérance est la béatitude éternelle.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le coeur de l'homme ne peut concevoir parfaitement la béatitude éternelle au point de savoir ici-bas ce qu'elle est et en quoi elle consiste. Mais l'homme peut la percevoir d'une manière générale, c'est-à-dire comme le bien par excellence, et c'est ainsi que l'espérance se porte vers elle. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre (He 6,19) que l'espérance pénètre jusqu'au dedans du voile (1), pour indiquer que ce que nous espérons est encore voile.

2. Il faut répondre au second, que nous ne devons pas demander à Dieu d'autres biens que ceux qui se rapportent à la béatitude éternelle. C'est ce qui fait dire que l'espérance se rapporte principalement à la béatitude éternelle, tandis que les autres choses qu'on demande à Dieu en sont l'objet secondaire. On ne les souhaite que par rapport à cette béatitude (2). C'est ainsi que la foi a principalement pour objet les choses qui se rapportent à Dieu, comme nous l'avons dit (quest. i, art. 1).

3. Il faut répondre au troisième, que l'homme qui marche vers quelque chose de grand considère comme médiocre tout ce qui est au-dessous du but qu'il poursuit. C'est pourquoi pour l'homme qui espère la béatitude éternelle, il n'y a aucune autre difficulté par rapport à cette espérance ; mais par rapport à la faculté du sujet qui espère, il peut y avoir d'autres choses ardues. L'espérance peut ainsi embrasser ces choses secondaires en les rapportant à son objet principal.

 (2) Cet article est l'interprétation de ces passages de l'Ecriture (Ps 13) : Dominus spes ejus est. (Ps 61) Spes mea in Deo est. (Ps 90) : Tu es, Domine, spes mea. (Hom. v) : Gloriamur in spe glorioe filiorum Dei.
(I) Elle pénètre sous le voile et les énigmes de la foi, et arrive ainsi au fond des choses que l'oeil de l'Ame ne peut pas voir ici-bas.
(2) Ainsi ce n'est qu'en vue de la béatitude qu'on désire la grâce et qu'on souhaite l'accroissement de ses bonnes oeuvres.


ARTICLE III. — peut-on espérer pour un autre la béatitude éternelle (3)?


Objections: 1. Il semble qu'on puisse espérer pour un autre la béatitude éternelle. Car l'Apôtre dit (Ph 1,6) : J'ai une ferme confiance que celui qui a commencé en vous l'oeuvre de voire salut le perfectionnera jusqu'au jour de V avènement de Jésus-Christ. Or, la perfection de ce jour sera la béatitude éternelle. Donc on peut espérer pour un autre cette béatitude.

2. Ce que nous demandons à Dieu, nous espérons l'obtenir de lui. Or, nous demandons à Dieu qu'il mène les autres à la béatitude éternelle, suivant ces paroles de saint Jacques (Jc 5,16) : Priez les uns pour les autres, pour que vous soyez sauvés. Nous pouvons donc espérer la béatitude éternelle pour les autres-

3. L'espérance et le désespoir se rapportent au même objet. Or, on ne peut désespérer de la béatitude éternelle d'un individu ; autrement saint Augustin aurait dit inutilement (Lib. de verb. Dom. serm. xi, cap. 13) qu'il ne fallait désespérer de personne, tant qu'il est sur la terre. On peut donc espérer la vie éternelle pour un autre.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Ench. cap. 8) que l'espérance ne porte que sur les choses qui appartiennent^ celui qui les espère.

CONCLUSION. — Quoiqu'on ne puisse pas espérer absolument la vie éternelle, cependant en présupposant la charité on peut l'espérer, non-seulement pour soi, mais encore pour un autre.

Réponse Il faut répondre qu'on peut espérer une chose de deux manières : 1° D'une manière absolue, et dans ce cas l'espérance n'a pour objet que le bien ardu qui appartient à celui qui espère. 2° D'une manière hypothétique (4) ; alors elle peut porter sur ce qui regarde les autres. Pour la comprendre, il faut observer que l'amour et l'espérance diffèrent en ce que l'amour implique l'union du sujet qui aime avec l'objet aimé; tandis que l'espérance implique un mouvement ou un effort de l'appétit vers un bien difficile à obtenir. Comme l'union suppose deux êtres distincts (1), il s'ensuit que l'amour peut directement se rapporter à un autre, parce que celui qui est uni à un autre par l'amour le considère comme lui-même. Au contraire le mouvement ayant toujours un terme proportionné à son mobile, il s'ensuit que l'espérance se rapporte directement au bien qu'on possède en propre, mais non au bien qui appartient à un autre. Toutefois du moment où l'on est uni préalablement à un autre par l'amour, on peut alors espérer et désirer quelque chose pour lui comme pour soi-même, et d'après cela on peut espérer pour un autre la vie éternelle (2), selon qu'on lui est uni par l'amour. Par conséquent comme la charité par laquelle on aime Dieu, soi-même et le prochain est une seule et même vertu, ainsi il en est de l'espérance par laquelle on espère pour soi et pour les autres.

(3) Saint Paul dit (He 6) : Confidimus de vobis, dilectissimi, meliora et viciniora saluti; ce qui paraît revenir à la pensée de saint. Thomas.
(4) C'est-à-dire, supposé que nous soyons unis à quelqu'un par l'amour.
(1) L'amour étant une vertu unitivc a toujours pour ternie un individu étranger, au lieu que l'es­pérance est un mouvement de l'appétit qui a pour terme le bien de son propre sujet.
(2) Nous devons même la demander à Dieu pour lui par nos prières.

La réponse aux objections est par là même évidente.


II-II (Drioux 1852) Qu.15 a.3