II-II (Drioux 1852) Qu.19 a.7

ARTICLE VII. — LA CRAINTE EST-ELLE LE COMMENCEMENT DE LA SAGESSE (5)?


Objections: 1. Il semble que la crainte ne soit pas le commencement de la sagesse. Car le commencement d'une chose en est une partie. Or, la crainte ne fait pas partie de la sagesse, parce que la crainte réside dans la puissance appétitive tandis que la sagesse existe dans la puissance intellective. Il semble donc que la crainte ne soit pas le commencement de la sagesse.

2. Une chose n'est pas le commencement d'elle-même. Or, la crainte de Dieu est Ici sagesse elle-même, comme le dit Job (Jb 28,28). Il semble donc que la crainte de Dieu ne soit pas le commencement de la sagesse.

3. Rien n'est antérieur au commencement. Or, il y a quelque chose d'antérieur à la crainte, puisque la foi la précède. Il semble donc que la crainte ne soit pas le commencement de la sagesse.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Ps 110,10) : La crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse.

CONCLUSION. — Les articles de foi sont le commencement de la sagesse quant à son essence, mais quant à ses effets, la crainte servile, aussi bien que la crainte filiale, est le commencement de cette même sagesse.

Réponse Il faut répondre qu'on peut dire de deux manières qu'une chose est le commencement de la sagesse. On peut considérer le commencement de la sagesse; 1° quant à son essence ; 2° quant à ses effets. Ainsi le commencement d'un art dans son essence, ce sont les principes desquels cet art procède : tandis que le commencement de l'art dans ses effets c'est le début de ses opérations. Par exemple, le principe de l'art de bâtir ce sont les fondations, parce que c'est par laque l'ouvrier commence son édifice. Or, la sagesse étant la connaissance des choses divines, comme nous le verrons (quest. xlv, art. IX nous ne la considérons pas au même point de vue que les philosophes. En effet notre vie ayant pour but la jouissance de Dieu et étant dirigée par la grâce qui est une participation de la nature divine, nous ne considérons pas seulement la sagesse, à la manière des philosophes, comme une lumière qui nous fait connaître Dieu, mais encore comme un guide qui nous dirige dans le cours de notre carrière, non-seulement d'après des raisons humaines, mais encore d'après des raisons divines, comme le prouve saint Augustin (De Trin. lib. xii, cap. 14). — Par conséquent le commencement de la sagesse dans son essence, ce sont les premiers principes de la sagesse qui sont les articles de foi. C'est en ce sens qu'on dit que la foi est le commencement de la sagesse (1). Mais quant à l'effet le commencement de la sagesse est l'opération par laquelle elle commence ; et c'est de la sorte que la crainte en est le commencement. Toutefois la crainte servile n'est pas le commencement de la sagesse au même titre que la crainte filiale. En effet la crainte servile est une sorte de principe antérieur qui dispose à la sagesse, en ce sens que la crainte de la peine éloigne du péché et rend apte à l'amour de la sagesse, d'après cette parole de l'Ecriture (Qo 1,27) : La crainte du Seigneur chasse le péché (2), au lieu que la crainte chaste ou filiale est le commencement de la sagesse, dont elle est le premier effet. Car puisqu'il appartient à la sagesse de diriger la vie de l'homme d'après les raisons divines, il faut reconnaître comme principe de cette vie nouvelle que l'homme craigne Dieu et qu'il se soumette à lui ; puisque c'est en débutant ainsi qu'il pourra agir en tout conformément à sa volonté.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce raisonnement montre que la crainte n'est pas le principe de la sagesse considérée dans son essence.

2. Il faut répondre au second, que la crainte de Dieu est à la vie entière de l'homme dirigée par la sagesse divine ce que la racine est à l'arbre. C'est pour cela qu'il est dit (Si 1,25) : La crainte du Seigneur est la racine de la sagesse, et ses rameaux sont de longue durée. C'est pourquoi comme on dit que la racine est virtuellement l'arbre entier, de même on dit que la crainte de Dieu est la sagesse.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (in cor p. art.), la foi est le principe de la sagesse et la crainte aussi, mais d'une manière différente. C'est ce qui fait dire à l'écrivain sacré (Qo 25,16) : La crainte de Dieu est le principe de son amour, mais on doit y joindre inséparablement un commencement de foi.

(1) Comme quand nous aimons notre bien propre, sans être pour cela dans la disposition de faire quelque chose de contraire à la loi de Dieu pour le conserver.
(3) Parce que ces motifs n'ont rien de mauvais en eux-mêmes.
(4) C'est-à-dire quand on considere le mal de la peine comme lc. premier de tous les maux, ce qui suppose qu'on regarde les biens temporels auxquels il est opposé, comme les premiers de tous les biens, et qu'on place en eux sa fin dernière ; ce qui revient à la crainte mondaine, qui est toujours mauvaise.
(5) Pour plus de clarté on aurait dû laisser h cette crainte le nom de crainte servile, et désigner la précédente sous le nom de crainte de servilité, comme nous le faisons à la fin de cet article.
(6) Cet article est l'explication de ces passages de l'Ecriture (Si 28) : Si non in timore Domini tenueris te instanter, cito subvertetur domus tua,... Initium sapientiae timor Domini. pes de la vérité révélée que nous connaissons par la foi.
(2) La crainte servile n'est pas l'effet de la sagesse, clic n'en est que la préparation


ARTICLE VIII. — la crainte initiale diffère-t-elle substantiellement de la crainte filiale?


Objections: 1. Il semble que la crainte initiale diffère substantiellement de la crainte filiale. Car la crainte filiale est produite par l'amour. Or, la crainte initiale est le principe de l'amour, d'après ces paroles de l'Ecriture (Qo 25,16): La crainte du Seigneur est le commencement de l'amour. Donc la crainte initiale est autre que la crainte filiale.

2. La crainte initiale redoute la peine qui est l'objet de la crainte servile ; par conséquent il semble que la crainte initiale se confonde avec la crainte servile. Et comme la crainte servile est autre que la crainte filiale, il s'ensuit que la crainte initiale en diffère aussi substantiellement.

3. Le milieu diffère sous le même rapport de chacun des extrêmes. Or, la crainte initiale tient le milieu entre la crainte servile et la crainte initiale. Elle diffère donc de l'une et de l'autre.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Ce qui est parfait et ce qui est imparfait ne diffèrent pas substantiellement. Or, la crainte initiale et la crainte filiale diffèrent en raison de la perfection et de l'imperfection de la charité, comme le prouve saint Augustin (Tract, ix sup. i Can. Joan. ). Donc la crainte initiale ne diffère pas substantiellement de la crainte liliale.

CONCLUSION. — La crainte initiale et la crainte filiale ne différent pas essentiellement, mais elles ne forment absolument qu'une seule et même crainte.

Réponse Il faut répondre que la crainte initiale est ainsi appelée parce qu'elle commence. La crainte servile et la crainte liliale étant d'une certaine manière le commencement de la sagesse, elles peuvent l'une et l'autre recevoir le nom de crainte initiale. Par conséquent, quand on distingue la crainte initiale de la crainte servile et filiale, ce n'est pas ainsi qu'on l'entend ; on la considère telle qu'elle est dans les commençants (1), c'est-à-dire dans ceux qui ont un commencement de crainte produite par un commencement de charité, mais qui n'ont pas la crainte filiale parfaite, parce qu'ils ne sont pas encore parvenus à la perfection de la charité. C'est pourquoi la crainte initiale est à la crainte filiale ce que la charité imparfaite est à la charité parfaite. Or, la charité parfaite et la charité imparfaite ne diffèrent pas essentiellement, mais seulement quant à l'état. C'est pourquoi on doit dire que la crainte initiale, telle que nous l'entendons ici, ne diffère pas essentiellement de la crainte filiale (2).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la crainte qui est le commencement de l'amour est la crainte servile qui introduit la charité dans notre coeur (1) comme l'aiguille introduit la soie dans une étoffe, selon l'expression de saint Augustin (Tract, ix in i Canon. Joan. ). — Ou bien si on rapporte ces paroles à la crainte initiale, on dit qu'elle est le commencement de l'amour, non dans un sens absolu, mais par rapport à l'état de charité parfaite.

2. Il faut répondre au second, que la crainte initiale ne redoute pas la peine comme son objet propre (2), elle ne se rapporte à la peine qu'autant qu'elle a pour annexe quelque chose de la crainte servile, qui subsiste substantiellement en nous avec la charité, une fois qu'elle est dépouillée de sa servilité. Quant à l'acte de cette crainte, il subsiste, à la vérité, avec la charité imparfaite dans celui qui est porté à bien faire, non-seulement par l'amour de la justice, mais encore par la crainte du châtiment; mais il cesse dans celui qui possède la charité parfaite qui bannit du coeur la crainte que la peine inspire, comme on le voit (1Jn 4,18) (3).

3. Il faut répondre au troisième, que la crainte initiale tient le milieu entre la crainte servile et la crainte filiale, non comme entre des choses du même genre, mais comme l'imparfait tient le milieu entre l'être parfait et le non- être, selon l'expression d'Aristote (Met. lib. ii, text. 7). Ainsi l'imparfait est substantiellement la même chose que l'être parfait, mais il diffère totalement du non-être (4).

(I) On la considère telle qu'elle est dans les novices qui sont au début de la perfection.
(2) La crainte filiale est à la crainte initiale ce qu'un boni mc mûr est à un enfant.
(5) Perfecta charitas foras mittit Umorem, quoniam timor poenam habet; qui autem timet non est perfectus in charitate, dit saint Jean.
(•-S) De même la crainte initiale est substantiellement la même que la crainte filiale, mais elle n'est pas de même espèce que la crainte servile.
(3) Replebit cum spiritus timoris Domini (Is 11).


ARTICLE IX. — la crainte est-elle un don de l'esprit-saint?


Objections: 1. Il semble que la crainte ne soit pas un don de l'Esprit-Saint. Car aucun don de l'Esprit-Saint n'est opposé à une vertu qui procède de l'Esprit-Saint lui-même; autrement l'Esprit-Saint serait contraire à lui-même. Or, la crainte est opposée à l'espérance qui est une vertu. Elle n'est donc pas un don de l'Esprit-Saint.

2. Le propre des vertus théologales est d'avoir Dieu pour objet. Or, la crainte a Dieu pour objet, puisque c'est Dieu qu'on craint. Donc la crainte n'est pas un don, mais une vertu théologale.

3. La crainte résulte de l'amour. Or, l'amour est une vertu théologale. Donc la crainte aussi, puisqu'elle appartient au même objet.

4. Saint Grégoire dit (Mor. lib. ii, cap. 26) que la crainte est contraire à l'orgueil. Or, la vertu d'humilité est opposée à ce vice. Donc la crainte est comprise dans cette vertu.

5. Les dons sont plus parfaits que les vertus; car ils sont accordés pour venir en aide aux vertus, comme le dit saint Grégoire (Mor. lib. ii, cap. 26). Or, l'espérance est plus parfaite que la crainte, parce que l'espérance se rapporte au bien et la crainte au mal. Donc puisque l'espérance est une vertu, on ne doit pas dire que la crainte est un don.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Isaïe (11) met la crainte du Seigneur au nombre des sept dons de l'Esprit-Saint (5).

CONCLUSION. — La crainte chaste ou filiale du Seigneur est un don de l'Esprit- Saint par lequel nous révérons Dieu volontairement et nous craignons de nous séparer de lui.

Réponse Il faut répondre qu'il y a plusieurs sortes de crainte, comme nous l'avons vu (art. 2 huj. quaest.). Il y a la crainte humaine (1) qui, comme le dit saint Augustin (Lib. de grat. et lib. arbit. cap. 18), n'est pas un don de Dieu. C'est cette crainte qui a fait nier le Christ par saint Pierre. La crainte qui vient de Dieu c'est celle dont il est dit (Mt 10,28) : Craignez celui qui peut jeter dans l'enfer l'âme et le corps. On ne doit cependant pas compter la crainte servile parmi les sept dons de l'Esprit-Saint, quoiqu'elle vienne de lui (2), parce que comme l'observe saint Augustin (Lib. de nat. et grat. cap. 57)elle peut ôtre accompagnée de la volonté de pécher (3), tandis que les dons de l'Esprit-Saint ne peuvent exister avec cette volonté, puisqu'ils n'existent pas sans la charité, comme nous l'avons dit (la 2ae, quest. lxviii, art. 5). D'où il résulte que la crainte de Dieu qu'on compte parmi les sept dons de l'Esprit-Saint est la crainte filiale ou chaste (4). En effet nous avons dit (la 2*, quest. lxviii, art. 1 et 3) que les dons de l'Esprit-Saint sont des perfections habituelles des puissances de l'âme qui les disposent à bien recevoir l'impulsion de l'Esprit-Saint, comme les vertus morales rendent les puissances appétit i ves dociles à la raison. Or, pour qu'une chose soit mue aisément par un moteur, il est nécessaire d'abord qu'elle lui soit soumise et qu'elle ne lui résiste pas, parce que la résistance du mobile à l'égard du moteur empêche le mouvement. C'est ce que produit la crainte filiale ou chaste, puisqu'elle nous fait craindre Dieu et tout ce qui pourrait nous séparer de lui. C'est pourquoi la crainte filiale tient le premier rang parmi les dons de l'Esprit-Saint, en suivant l'ordre ascendant, et elle se trouve au dernier en suivant l'ordre opposé, comme l'observe saint Augustin (Lib. de serm. Dom. in mont. lib. i, cap. 4).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la crainte filiale n'est pas contraire à la vertu d'espérance. Car la crainte filiale ne nous fait pas craindre que ce que nous espérons obtenir par le secours de Dieu rçous fasse défaut ; mais elle nous fait craindre d'être privés de ce secours. C'est pourquoi la crainte filiale et l'espérance sont attachées l'une à l'autre et se perfectionnent mutuellement (5).

2. Il faut répondre au second, que l'objet propre et principal de la crainte, c'est le mal qu'on redoute. De cette manière Dieu ne peut être l'objet de la crainte, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest.). Mais il est l'objet de l'espérance et des autres vertus théologales, parce que par la vertu d'espérance on s'appuie non-seulement sur le secours de Dieu pour obtenir tous les autres biens, mais principalement pour arriver à Dieu lui-même, comme au bien principal. Et il en est évidemment de même pour les autres vertus théologales.

3. Il faut répondre au troisième, que de ce que l'amour est le principe de la crainte, il ne s'ensuit pas que la crainte de Dieu ne soit pas une habitude distincte de la charité qui est l'amour de Dieu même; car l'amour est le principe de toutes les affections, et néanmoins nous sommes perfectionnés par des habitudes différentes à l'égard de nos différentes affections. Toutefois l'amour est une vertu plus parfaite que la crainte, parce que l'amour a pour objet le bien auquel la vertu se rapporte principalement suivant sa propre essence, comme nous l'avons dit (la 2!% quest. lx, art. 3), et c'est pour ce motif quo l'espérance est une vertu. Au contraire, la crainte se rapporte principalement au mal dont elle implique la fuite. Par conséquent, elle est inférieure aux, vertus théologales (1).

4. Il faut répondre au quatrième, que, comme le dit l'Ecriture (Si 10,14) : Le commencement de l'orgueil de l'homme, c'est d'apostasier Dieu, c'est-à- dire de ne pas vouloir lui être soumis, ce qui est contraire à la crainte filiale qui le révère. Par conséquent, la crainte exclut le principe de l'orgueil ; c'est pourquoi elle est désignée comme son contraire. Il ne s'ensuit pas cependant qu'elle soit une même chose avec l'humilité, mais il en résulte seulement qu'elle en est le principe. Car les dons de l'Esprit-Saint sont les principes des vertus intellectuelles et morales, comme nous l'avons dit (la 2% quest. lxviii, art. 5 et 8), tandis que les vertus théologales sont les principes des dons, comme nous l'avons établi (1H 2"=, quest. lxviii, art. 4 ad 3).

5. La réponse au cinquième argument est par là même évidente.

ment au péché, puisque sans la crainte du châtiment, elle le commettrait.

(A) La crainte initiale, qui est substantiellement la même que la crainte filiale, se trouve renfermée dans cette dernière.
(o) La crainte filiale étant inspirée par l'amour ne fait qu'accroître et fortifier l'espérance
(I) Ces dons sont plus parfaits que les vertus inorales et intellectuelles, mais ils ne sont pas aussi parfaits que les vertus théologales; c'est ce qui répond au cinquième argument.
n'a d'autre but que d'établir une distinction entre le sujet et l'objet, laquelle est toute en faveur de re dernier

ARTICLE X. — la crainte diminue-t-elle a mesure que la charité augmente?


Objections: 1. Il semble que la crainte diminue à mesure que la charité augmente. Car saint Augustin dit (Tract, ix, Sup. i Canon. Joan. ) : La crainte est d'autant plus faible que la charité est plus grande.

2. Quand l'espérance augmente, la crainte diminue. Or, l'espérance augmente à mesure que la charité augmente elle-même, comme nous l'avons vu (quest. xvii, art. 8). Donc la crainte diminue à mesure que la charité augmente.

3. L'amour implique union, tandis que la crainte implique séparation. Or, quand l'union augmente, la séparation diminue. Donc quand l'amour de la charité augmente la crainte diminue.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Quaest. lib. lxxxiii, quaest. 36) que la crainte de Dieu est non-seulement le commencement, mais encore le perfectionnement de la sagesse qui nous fait aimer Dieu par-dessus toutes choses et notre prochain comme nous-mêmes.

CONCLUSION. — A mesure que la charité croit, la crainte filiale et chaste croit aussi; mais la crainte servile, en ce qui regarde la servilité, s'évanouit complètement quand la charité arrive; pour la crainte de la peine elle s'affaiblit peu à peu à mesure que la charité grandit.

Réponse Il faut répondre qu'il y a deux sortes de crainte, comme nous l'avons dit (art. 4 huj. quaest.) ; il y a la crainte filiale par laquelle on craint d'offenser son père ou d'être séparé de lui, et il y a la crainte servile par laquelle on redoute le châtiment. Or, il est nécessaire que la crainte filiale augmente à mesure que la charité augmente elle-même, comme l'effet augmente en proportion de la cause. Car plus on aime quelqu'un et plus on craint de l'offenser et d'être séparé de lui. Mais la crainte servile est totalement détruite quant à la servilité, lorsque la charité arrive; toutefois la crainte de la peine reste substantiellement, comme nous l'avons dit (art. 6 huj. quaest.). Cette crainte diminue à mesure que la charité augmente, surtout par rapport à l'acte; car plus on aime Dieu, et moins on craint la peine, et cela pour deux raisons. La première c'est qu'on est moins attaché à son bien propre auquel la peine est contraire; la seconde c'est que plus on aime Dieu et plus on espère en être récompensé, par conséquent moins on craint ses châtiments.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin parle en cet endroit de la crainte de la peine.

2. Il faut répondre au second, que la crainte de la peine est celle qui diminue à mesure que l'espérance augmente ; mais l'espérance augmentant, la crainte filiale augmente aussi, parce que plus on espère avec certitude obtenir un bien par le secours d'un autre, et plus on craint d'offenser ce dernier ou de se séparer de lui.

3. Il faut répondre au troisième, que la crainte filiale n'implique pas séparation, mais plutôt soumission à celui qu'on craint. Elle craint de se séparer de celui auquel elle est soumise. Cependant elle implique séparation (4) d'une certaine manière, en ce sens qu'elle n'a pas la présomption de s'égaler à celui qu'elle révère, mais qu'elle lui est soumise. Cette séparation existe d'ailleurs dans la charité elle-même, en ce sens que nous aimons Dieu plus que nous et plus que toutes choses. Par conséquent, l'amour de la charité, en se développant, ne diminue pas le respect de la crainte, mais l'augmente.



ARTICLE XI. — la crainte subsiste-t-elle dans i.e ciel?


Objections: 1. Il semble que la crainte ne subsiste pas dans le ciel. Car il est dit (Pr 1,33) : Qu'on jouira d'une abondance de biens, sans craindre aucun mal; ce qui s'entend de l'homme qui jouit de la sagesse dans la béatitude éternelle. Or, toute crainte se rapporte à un mal quelconque, puisque le mal est l'objet de la crainte, comme nous l'avons dit (art. 2 et 5 huj. quaest. et 4a 2ae, quest. xlii, art. 4). Dans le ciel il n'y aura donc plus de crainte.

2. Les hommes sont dans le ciel conformes à Dieu, d'après ces paroles de saint Jean (1Jn 3,2) : Quand il apparaîtra, nous lui ressemblerons. Or, Dieu ne craint rien. Donc dans le ciel les hommes n'auront également aucune crainte.

3. L'espérance est plus parfaite que la crainte, puisqu'elle se rapporte au bien, tandis que la crainte se rapporte au mal. Or, l'espérance n'existera plus dans le ciel. Donc la crainte n'y existera pas non plus.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est écrit (Ps 18,40) : La crainte du Seigneur est sainte, elle subsiste dans tous les siècles.

CONCLUSION. — La crainte servile ou la crainte de la peine ne peut exister dans le ciel d'aucune manière, puisqu'on y jouit de la béatitude avec sécurité et pour jamais.

Réponse Il faut répondre que la crainte servile ou la crainte de la peine n'existera d'aucune manière dans le ciel. Car cette crainte est détruite par la sécurité de la béatitude éternelle, qui est de l'essence même de cette béatitude, comme nous l'avons dit (quest. xviii, art. 3, et 4 2", quest. v, art. 4). Mais quant à la crainte filiale, puisqu'elle augmente à mesure que la charité augmente elle- même, elle sera parfaite une fois que la charité le sera également. Par conséquent, elle ne produira pas dans le ciel absolument les mêmes actes que ceux qu'elle produit maintenant. Pour rendre ceci évident il est à remarquer que l'objet propre de la crainte est le mal qui peut nous arriver, comme l'objet propre de l'espérance est le bien que nous pouvons acquérir. Et puisque le mouvement de la crainte est une sorte de fuite., la crainte implique la fuite d'un mal grave, mais possible. Car les maux de peu d'importance n'inspirent pas de crainte. Or, comme le bien d'une chose consiste en ce qu'elle soit à sa place, de même le mal d'un être consiste en ce qu'il soit hors de son rang. Par conséquent, l'ordre assigné  à la créature raisonnable la plaçant au-dessous de Dieu et au-dessus des autres créatures, il s'ensuit que c'est un mal pour l'être raisonnable de se soumettre par l'amour aux êtres qui sont au-dessous de lui, et que c'est aussi un mal de ne pas se soumettre à Dieu, mais de s'élever avec présomption contre lui ou de le mépriser. La créature raisonnable considérée dans sa nature peut tomber dans ce mal en vertu de la flexibilité naturelle de son libre arbitre, mais ce mal n'est pas possible pour les bienheureux qui sont arrivés à la perfection de la gloire. Ainsi, à l'égard du mal, qui consiste dans un défaut de soumission à Dieu, la fuite n'existera pas dans le ciel, parce que cette fuite, qui est possible à la nature, est impossible à la béatitude ; mais on peut fuir ce mal ici-bas, où il est tout à fait possible (1). C'est pourquoi saint Grégoire, expliquant ce passage de Job (26, 11) : Les colonnes du ciel frémissent, et il les fait trembler au moindre clin d'oeil, dit : « Les esprits célestes qui regardent le Seigneur sans cesse tremblent en le contemplant; mais ce tremblement, loin d'être pour eux une peine, n'est pas le sujet de la crainte, mais de l'admiration, » parce qu'ils admirent Dieu, comme étant au-dessus d'eux et incompréhensible(2). Saint Augustin explique aussi de cette manière la crainte qui existe dans le ciel, quoiqu'il laisse la question dans le doute (De civ. lib. xiv, cap. 9) : « Quant à cette crainte chaste, dit-il, qui demeure dans le siècle du siècle, si elle continue dans le siècle futur (et comment entendre autrement le siècle du siècle), ce n'est pas la crainte qui redoute le mal qui peut arriver, mais celle qui affermit dans le bien qu'on ne peut perdre. En effet, dès lors que l'amour du bien qu'on possède est immuable, la crainte du mal à éviter est, si l'on peut s'exprimer ainsi, pleine de sécurité. Car l'expression de crainte chaste désigne en effet l'impossibilité future de vouloir le péché, et non l'inquiétude de la faiblesse qui craint de le commettre, mais la tranquillité de l'amour qui est assuré de l'éviter. Ou bien si, dans le ciel, il ne peut y avoir aucune crainte absolument d'aucune espèce, peut-être la crainte qui, d'après l'Ecriture, demeure dans le siècle du siècle, exprime-t-elle l'éternelle récompense où la crainte nous conduit.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que dans le passage cité on dit que les bienheureux n'ont pas cette crainte mêlée d'inquiétude, qui se précautionne contre le mal, mais il ne s'agit pas de la crainte pleine de sécurité dont parle saint Augustin (loc. cit.).

2. Il faut répondre au second, que, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 9), les mêmes choses sont semblables et tout à la fois dissemblables à Dieu ; semblables en ce qu'elles imitent d'une manière contingente ce qui n'est pas imitable; c'est-à-dire en ce qu'elles imitent, autant qu'elles le peuvent, Dieu, qu'on ne peut imiter parfaitement; dissemblables en ce qu'elles sont les effets bornés d'une cause infinie, et que par conséquent elles en sont à une distance incomparable. Ainsi de ce que la crainte ne convient pas à Dieu, parce qu'il n' a pas de supérieur à qui il soit soumis, il ne faut donc pas en conclure qu'elle ne convient pas aux bienheureux, dont la béatitude consiste dans une parfaite soumission à leur auteur.

3. Il faut répondre au troisième, que l'espérance implique un défaut, la possession future de la béatitude, et ce défaut est détruit par la possession même de cette béatitude (3), tandis que la crainte implique un défaut naturel à la créature qui fait qu'elle est infiniment éloignée de Dieu. Ce défaut existera toujours dans le ciel, et c'est pour cela que la crainte n'y sera pas absolument détruite.

(1) Cette séparation ne s'entend que de ce qui est contraire à l'union du sujet qui aime avec l'objet aimé, ou si elle se rapporte à l'objet aimé, elle
double sentiment, qui résulte d'une part de la toute-puissance et de l'infinité de Dieu, et de l'autre de leur propre faiblesse.
(5) L'imperfection que l'espérance implique n'est pas compatible avec la béatitude ; car on ne peut plus attendre comme à venir eoque l'on posede. Au lieu que la crainte implique une imperfection qui est dans la nature même de la créature, à savoir son éloignement infini de Dieu; et cette imperfection doit nécessairement exister dans le ciel.
(2) Ainsi ces expressions ont une double signification. Elles peuvent désigner l'humilité, qui renonce à son propre sentiment, pour suivre les pensées de ceux qu'elle considère comme au-dessus d'elle, ou elles peuvent indiquer 1 esprit de pauvreté, qui consiste dans le détachement des richesses.
(I) Cet article est le commentaire de ces paroles : Beáti pauperes spiritu

ARTICLE XII. — la pauvreté d'esprit est-elle la béatitude oui répond au don de crainte (1)?


Objections: 1. Il semble que la pauvreté d'esprit ne soit pas une béatitude qui réponde au don de crainte. Car la crainte est le commencement de la vie spirituelle, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. 7 liuj. quaest.), tandis que la pauvreté appartient à la perfection de cette même vie, d'après ces paroles de l'Evangile (Mt 19,21) : Si vous voulez être parfait, allez et vendez tout ce que vous avez et donnez-le aux pauvres. La pauvreté d'esprit ne répond donc pas au don de crainte.

2. Il est dit (Ps 118,120) : Percez mes chairs de votre crainte. D'après ces paroles il semble qu'il appartienne à la crainte de réprimer la chair. Or, la répression de la chair semble surtout appartenir à la béatitude des larmes ; par conséquent cette béatitude répond plutôt au don de crainte que J a béatitude de la pauvreté.

3. Le don de crainte répond à la vertu d'espérance, comme nous l'avons dit (art. 9 ad 1). Or, c'est surtout la dernière béatitude qui paraît répondre à l'espérance. Elle est ainsi conçue : Bienheureux les pacifiques, parce qu'ils seront appelés les enfants de Dieu. Et l'Apôtre dit (Rm 5,2) : Nous nous glorifions dans l'espérance de la gloire des enfants de Dieu. Donc cette béatitude répond au don de crainte plutôt que la pauvreté d'esprit.

4. Nous avons dit (I-II, quest. 70, art. 2) que les fruits répondent aux béatitudes. Or, parmi les fruits on ne trouve rien qui réponde au don de crainte. Par conséquent il n'y a rien non plus dans les béatitudes qui y réponde.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de serm. Dom. lib. i, cap. 4) : La crainte du Seigneur convient aux humbles dont il est dit : Bienheureux les pauvres d'esprit.

CONCLUSION. — Il est certain que la pauvreté d'esprit appartient à ceux qui se soumettent volontairement à Dieu avec une crainte filiale.

Réponse Il faut répondre que la pauvreté d'esprit répond à la crainte, à proprement parler. En effet, puisqu'il appartient à la crainte filiale de témoigner à Dieu du respect et de lui être soumis, ce qui est la conséquence de cette soumission appartient au don de crainte. Or, par là même qu'un individu se soumet à Dieu, il cesse de chercher à se glorifier en lui-même ou dans un autre que Dieu ; car ce sentiment répugnerait à la soumission parfaite envers Dieu. C'est ce qui fait dire au Psalmiste (Ps 19,8) : Que ceux-là se confient dans leurs chariots et ceux-ci dans leurs chevaux; pour nous, nous aurons recours à l'invocation du nom du Seigneur notre Dieu. C'est pourquoi du moment où quelqu'un craint Dieu parfaitement, il s'ensuit qu'il ne cherche pas à se glorifier en lui-même par l'orgueil, ni dans les biens extérieurs tels que les honneurs et les richesses ; ces deux choses appartiennent l'une et l'autre à la pauvreté d'esprit (2), soit qu'on entende par là le dépouillement de l'esprit d'enflure et d'orgueil avec saint Augustin (loc. cit.), soit qu'on l'applique au mépris des choses temporelles qui est le fait de l'esprit, c'est-à-dire de la volonté propre mue par l'inspiration de l'Esprit-Saint, selon le sentiment de saint Ambroise (lib. vii, in ), et de saint Jérôme (in Matth, circ. princ.).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la béatitude étant un acte de la vertu parfaite, toutes les béatitudes appartiennent à la perfection de la vie spirituelle. Le principe de cette perfection paraît être le mépris des biens terrestres que l'on sacrifie pour tendre à la participation parfaite des biens spirituels; c'est ainsi que la crainte tient le premier rang parmi les dons. Mais la perfection ne consiste pas dans l'abandon des biens temporels ; c'est la voie qui y mène (1), au lieu que la crainte filiale, à laquelle la béatitude de la pauvreté répond, existe simultanément avec la perfection de la sagesse, comme nous l'avons dit (art. 7 et 10).

2. Il faut répondre au second, que la glorification déréglée de l'homme, considérée soit en lui-même, soit dans les autres choses, est plus directement contraire à sa soumission envers Dieu, qui est le fruit de la crainte filiale, que la délectation extérieure, qui est cependant opposée à la crainte par manière de conséquence; parce que celui qui craint Dieu et qui lui est soumis ne se délecte pas dans des choses qui sont autres que Dieu (2). Toutefois la délectation ne se rapporte pas à ce qui est difficile comme la gloire, et c'est ce qui est difficile qui est l'objet de la crainte. C'est pourquoi la béatitude de la pauvreté répond directement à la crainte, tandis que la béatitude des larmes ne s'y rapporte que par manière de conséquence.

3. Il faut répondre au troisième, que l'espérance implique le mouvement selon qu'il se rapporte au terme vers lequel on tend, tandis que la crainte implique plutôt le mouvement d'après lequel on s'éloigne du point de départ. C'est pourquoi la dernière béatitude, qui est le terme de la perfection spirituelle, répond parfaitement à l'espérance comme étant son dernier objet, tandis que la première béatitude, qui consiste à s'éloigner des choses extérieures qui sont un obstacle à la soumission envers Dieu, répond parfaitement à la crainte

4. Il faut répondre au quatrième, que parmi les fruits, ceux qui consistent à faire un usage modéré ou à s'abstenir des choses temporelles, paraissent convenir au don de crainte(4) ; telles sont la modestie, la continence et la chasteté,




II-II (Drioux 1852) Qu.19 a.7