II-II (Drioux 1852) Qu.22 a.6

ARTICLE VI. — la charité est-elle la plus excellente des vertus?


Objections: 1. Il semble que la charité ne soit pas la plus excellente des vertus. Car à la puissance la plus élevée se rattache la vertu la plus excellente, aussi bien que l'opération la plus noble. Or, l'intellect est plus élevé que la volonté, puisqu'il la dirige. Donc la foi qui réside dans l'intellect est plus noble que la charité qui existe dans la volonté.

2. La chose par laquelle une autre opère paraît être inférieure à cette dernière ; ainsi le ministre par lequel le maître agit est au-dessous du maître lui-même. Or, la foi opère par l'amour, selon l'expression de saint Paul (Ga 5,6). Donc la foi est plus noble que la charité.

3. Ce qui s'ajoute à une chose paraît être plus parfait qu'elle. Or, l'espérance semble s'ajouter à la charité. Car l'objet de la charité est le bien, tandis que l'objet de l'espérance est le bien difficile. Donc l'espérance est plus noble que la charité.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (1Co 13,43) : La plus grande de ces vertus est la charité.

CONCLUSION. — La charité est la plus noble de toutes les vertus, puisqu'elle élève l'homme à Dieu pour qu'il repose en lui et non pour qu'il en retire quelque avantage.

Réponse Il faut répondre que la bonté des actes humains se considérant d'après leur conformité avec la règle d'après laquelle on doit les apprécier, il est nécessaire que la vertu humaine, qui est le principe des bonnes actions, consiste dans la conformité avec cette règle. Or, il y a pour les actes humains deux sortes de règles, comme nous l'avons dit (art. 3 huj. quaest.), la raison humaine et Dieu. Mais Dieu est la première règle qui doit régir la raison humaine. C'est pourquoi les vertus théologales qui consistent à atteindre cette règle première, puisqu'elles ont Dieu pour objet, sont plus nobles que les vertus morales ou intellectuelles qui sont réglées par la raison humaine. Pour le même motif, il est nécessaire que la vertu théologale qui approche le plus de Dieu l'emporte sur les autres. Or, ce qui existe par soi est toujours supérieur à ce qui existe par un autre. Par conséquent la foi et l'espérance s'élevant à Dieu pour en retirer soit la connaissance du vrai, soit la possession du bien, tandis que la charité s'unit à Dieu (1) pour reposer en lui-même, mais non pour en retirer quelque avantage, il s'ensuit que la charité est plus noble que la foi et l'espérance, et par là même que toutes les autres vertus. C'est ainsi que la prudence, qui est par elle-même conforme à la raison, est plus noble que les autres vertus morales qui ont raison pour règle, parce que c'est d'après elle qu'on établit un milieu dans les actions ou les passions humaines.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'opération de l'intellect est complète selon que l'objet compris est dans le sujet qui le comprend; c'est pourquoi la noblesse de l'opération intellectuelle s'apprécie d'après la capacité de l'intellect lui-même. L'opération de la volonté et de toute autre puissance appétitive est au contraire perfectionnée selon l'inclination du sujet qui appète pour la chose qui est le terme de son désir. C'est pourquoi la noblesse de l'opération appétitive se considère d'après la chose qui en est l'objet. Or, les choses qui sont inférieures à l'âme existent d'une manière plus noble dans l'âme qu'en elles-mêmes; parce que chaque chose a la manière d'être du sujet dans lequel elle se trouve, comme on le voit (De causis, prop. 12 et 20). Au contraire les choses qui sont au-dessus de l'âme existent en elles-mêmes d'une manière plus noble que dans l'âme. C'est pour ce motif que la connaissance des choses qui sont au-dessous de nous est plus noble que leur amour, et c'est pour cela qu'Aristote a mis les vertus intellectuelles avant les vertus morales (Eth. lib. vi, cap. 7 et 12); tandis qu'au contraire l'amour des choses qui sont au-dessus de nous, et principalement l'amour de Dieu, l'emporte sur leur connaissance, et c'est pour cette raison que la charité est plus noble que la foi (1).

2. Il faut répondre au second, que la foi n'opère pas par l'amour instrumentalement, comme le maître par le serviteur ; mais elle opère par la charité comme par la forme qui lui est propre; ce qui détruit l'objection.

3. Il faut répondre au troisième, que le même bien est l'objet de la charité et de l'espérance; mais la charité implique l'union avec ce bien, tandis que l'espérance en implique l'éloignement (2). De là il arrive que la charité n'a pas pour objet le bien en tant que difficile, comme l'espérance; car la chose avec laquelle on est uni n'est plus difficile à obtenir. Ainsi on voit que la charité est plus noble que l'espérance.

(1) La charité s'unit à Dieu pour lui-même, nu lieu que la foi s'unit à lui par la connaissance de la vérité révélée qui en procède, et l'espérance s'unit à lui comme à la cause qui nous fait acquérir la béatitude souveraine, de sorte que ces deux dernières espèces d'union sont beaucoup plus intimes.



ARTICLE VII. — peut-il y avoir quelque vertu véritable sans la charité (3)?


Objections: 1. Il semble qu'on puisse avoir quelque vertu véritable sans la charité. Car le propre de la vertu, c'est de produire une bonne action. Or, ceux qui n'ont pas la charité font de bonnes actions, comme quand ils donnent des vêtements à ceux qui sont nus, de la nourriture à ceux qui ont faim, et qu'ils produisent d'autres oeuvres semblables. Donc sans la charité on peut avoir de vraies vertus.

2. La charité ne peut exister sans la foi, car elle procède de la foi qui n'est pas feinte, comme le dit l'Apôtre (1Tm 1). Or, la vraie chasteté peut se trouver chez des infidèles, quand ils répriment leur concupiscence, et ils peuvent aussi avoir la vraie justice, quand ils jugent droitement. Donc on peut avoir une vraie vertu sans la charité.

3. La science et l'art sont des vertus, comme on le voit (Eth. lib. vi, cap. 3 et i). Or, on les trouve dans les pécheurs qui n'ont pas la charité. Il y a donc de vraies vertus qui peuvent exister sans la charité.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (1Co 13,3) : Quand j'aurais distribué tout mon bien pour nourrir les pauvres, et que j'aurais livré mon corps pour être brûlé, si je n'avais point la charité, tout cela ne me servirait de rien. Or, la vraie vertu sert beaucoup, d'après ces paroles de la Sagesse (Sg 8,7) : C'est elle qui enseigne la tempérance, la prudence, la justice et la force, qui sont les choses du monde les plies utiles à l'homme dans cette vie. On ne peut donc pas avoir de vraie vertu sans la charité.

CONCLUSION. — Puisque l'homme est dirigé par la charité vers sa fin dernière, aucune vertu véritable ne peut exister absolument sans elle.

Réponse Il faut répondre que la vertu se rapporte au bien, comme nous l'avons dit (la 2*, quest. lv, art. 3). Or, le bien principal est la fin; car les moyens ne sont bons qu'autant qu'ils se rapportent à la fin. Par conséquent comme il y a deux sortes de fin, l'une dernière et l'autre prochaine, de même il y a deux sortes de bien ; l'un qui est dernier et universel et l'autre qui est prochain et particulier. Le bien de l'homme qui est le dernier et qui est le bien principal, c'est la jouissance de Dieu (1), d'après ces paroles du Psalmiste (Ps 72,28) : Pour moi, c'est mon bien de m'attacher à Dieu. C'est avec ce bien que l'homme est mis en rapport par la charité. — Le bien secondaire, et qui est en quelque sorte le bien particulier de l'homme, peut exister de deux manières. Il y a d'abord un bien véritable qui se rapporte autant qu'il est en lui au bien principal, qui est la fin dernière, et il y a un bien apparent (2), mais qui n'est pas réel, parce qu'il s'éloigne du bien final. Ainsi il est donc évident que la vraie vertu est absolument celle qui se rapporte au bien principal de l'homme, selon le sentiment d'Aristote qui dit (Phys. lib. vu, text. 17) que la vertu est la disposition de l'être parfait à ce qu'il y a de mieux. En ce sens il ne peut y avoir aucune vraie vertu (3) sans la charité. Mais si on entend par vertu ce qui se rapporte à une fin particulière, alors la vertu (4) peut exister sans la charité. Toutefois si le bien particulier auquel elle se rapporte n'est pas un bien réel, mais un bien apparent, la vertu qui se rapporte à ce bien ne sera pas une vraie vertu, mais elle en sera la trompeuse image. Ainsi on ne peut pas appeler une vraie vertu la prudence des avares qui leur fait imaginer divers genres de gains ; leur justice qui leur fait dédaigner le bien d’autrui dans la crainte de subir de graves pertes ; leur tempérance qui leur fait comprimer les désirs de la luxure dont les goûts sont très-somptueux; et leur courage qui, selon l'expression du poète (llorat. lib. i, epist. 1), leur fait fuir la pauvreté à travers les mers, les rochers et les flammes, comme le dit saint Augustin (Cont. Jul. lib. iv, cap. 3). — Mais si ce bien particulier est un bien réel, comme la conservation d'une cité, ou toute autre chose semblable, ce sera une vraie vertu, mais imparfaite (5), à moins qu'elle ne se rapporte au bien final et parfait. D'après cela la vraie vertu ne peut absolument exister sans la charité.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que celui qui n'a pas la charité peut faire deux sortes d'acte : l'un qui se rapporte à ce qu'il manque de charité, comme quand il fait une chose qui se rapporte à ce qui le prive de la charité. Cet acte est toujours mauvais. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Cont Jul. lib. iv, cap. 3) que l'acte d'un infidèle, en tant qu'infidèle, est toujours un péché; quand même il vêtirait un pauvre, ou qu'il ferait toute autre chose qui aurait pour fin son infidélité. Celui qui n'a pas la charité peut agir non comme étant privé de cette vertu, mais comme ayant un autre don de Dieu, la foi, l'espérance, ou la bonté naturelle qui n'est pas complètement détruite par le péché, comme nous l'avons dit (quest. x, art. 4 ; 1* 2e, quest. lxxv, art. 1 et 2). En ce sens un acte peut être bon en son genre sans la charité (1), quoiqu'il ne soit pas parfaitement bon, parce qu'il ne se rapporte pas, comme il le faudrait, à la fin dernière.

2. Il faut répondre au second, que la fin étant par rapport à la pratique ce que le principe est par rapport à la spéculation, comme la vraie science ne peut exister absolument si l'on n'a pas une juste idée du principe premier et indémontrable ; de même la vraie justice ou la vraie chasteté ne peuvent exister absolument, si la charité n'est là pour les rapporter à leur fin, quelle que soit d'ailleurs la droiture des intentions de ceux qui les pratiquent.

3. Il faut répondre au troisième, que la science et l'art se rapportent par leur nature à un bien particulier (2), mais non à la fin dernière de la vie humaine, comme les vertus morales qui rendent l'homme absolument bon, ainsi que nous l'avons dit (la 2ae, quest. lvii, et quest. lxvi, art. 8). C'est pour cela qu'il n'y a pas de parité.

(1)Toute la théorie «le la perfection chrétienne roule sur ce principe. L'homme s'élève et progresse selon que son amour a pour objet ce qui est au-dessus de lui ; au contraire il se dégrade et s'avilit, selon que son amour a pour objet ce qui est au-dessous.
(ô) Cet article détruit l'erreur de Zuingle, qui prétendait que Caton, S.cipion et tous les sages de l'antiquité ont pu être sauvés par leurs propres verius naturelles. Cette erreur a été expressément condamnée par le concile de Trente (sess, vi, eau. I et 2).
En ce sens que le bien qui est l'objet de l'espérance est un bien qu'on ne possède pas ; on en est séparé comme on l'est de tout ce qui est à venir.
(1) C'est-à-dire la béatitude ou le bien surnaturel.
(2)Ce bien apparent n'est qu'une fausse image, une fausse ressemblance de la vertu j comme la fausse prudence, la fausse piété, ainsi que l'explique saint Thomas un peu plus loin.
(i) On peut avoir des vertus naturelles qui produisent des actes moralement et humainement bons, mais non des actes dignes de la vie éternelle.
(5) Telles sont les vertus de tous les païens et en général de tous ceux qui ne sont pas en état de grâce. .,
(5) Il faut entendre par là qu'il ne peut y avoir sans la charité aucune vertu surnaturelle qui mérite la béatitude.


ARTICLE VIII. — la charité est-elle la forme des vertus?


Objections: 1. Il semble que la charité ne soit pas la forme des vertus. Car la l'orme d'une chose est exemplaire ou essentielle. Or, la charité n'est pas la forme exemplaire des autres vertus, parce qu'il faudrait alors que les autres vertus fussent de la même espèce qu'elle; elle n'en est pas non plus la l'orme essentielle, parce qu'on ne la distinguerait pas des autres. Donc elle n'est d'aucune manière la forme des vertus.

2. La charité est par rapport aux autres vertus comme la racine et le fondement, d'après ces paroles de l'Apôtre (Ep 3,17), qui souhaite que les fidèles soient enracinés et fondés dans la charité. Or, la racine ou le fondement n'exprime pas la nature de la forme, mais plutôt celle de la matière, parce que dans la génération, c'est par là qu'on commence. Donc la charité n'est pas la forme des vertus.

3. La forme, la fin et la cause efficiente ne coïncident pas dans le même sujet numériquement, comme on le voit (Phys. lib. ii, text. 70). Or, on dit que la charité est la fin et la mère des vertus. On ne doit donc pas dire qu'elle en est la forme.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Ambroise dit (lib. ii in ) que la charité est la forme des vertus.

CONCLUSION. — La charité est la forme de toutes les vertus, puisque c'est par elle que les actes de toutes les vertus sont rapportés, comme ils doivent l'être, à leur fin dernière.

Réponse Il faut répondre qu'en morale la forme de l'acte se considère principalement d'après sa fin. La raison en est que le principe des actes moraux est la volonté dont l'objet et pour ainsi dire la forme est la fin. Or, la forme de l'acte est toujours une conséquence de la forme de l'agent; par conséquent il faut qu'en morale ce qui donne à l'acte son rapport avec la fin lui donne aussi sa forme. Comme il est d'ailleurs évident, d'après ce que nous avons dit (art. préc.), que c'est par la charité que les actes de toutes les autres vertus se rapportent à leur fin dernière, il s'ensuit que c'est elle qui donne à tous ces actes leur forme, et que pour ce motif on l'appelle la l'orme des vertus. Car les vertus elles-mêmes ont la même forme que leurs actes.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on ne dit pas que la charité est la forme exemplaire, ni essentielle des autres vertus, mais on dit plutôt qu'elle en est la cause efficiente, en ce sens qu'elle impose à toutes les vertus leur forme (1) de la manière que nous avons dite (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que la charité est comparée au fondement et à la racine en ce sens que c'est elle qui sustente (2) et qui nourrit toutes les autres vertus ; mais elle n'est pas comparée au fondement et à la racine en qualité de cause matérielle.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on dit que la charité est la fin de toutes les autres vertus, parce qu'elle les rapporte toutes à sa fin. Et comme on donne le nom de mère à celle qui conçoit en elle-même d'après un autre, on dit dans ce sens qu'elle est la mère des autres vertus; parce que l'amour qu'elle a pour la fin dernière lui fait concevoir les actes des autres vertus, en les commandant (3).

(2) La science et l'art n'ont pas pour but la fin dernière; ils ne se rapportent par leur nature qu'à un bien particulier, et ils sont parfaits du moment qu'ils l'ont atteint.
(I) Ainsi celui qui fait l'aumône par humanité fait un acte moralement bon, quoique cet acte soit imparfait, dans le sens qu'il ne mérite pas la vie éternelle.




QUESTION XXIV.

DU SUJET DE LA CHARITÉ.

près avoir considéré la charité en elle-même, nous devons l'examiner par rapport à son sujet. — A cet égard douze questions se présentent : 1° La charité existe-t-elle dans la volonté comme dans son sujet? — 2° Est-elle produite dans l'homme par des actes antérieurs ou par l'infusion de la grâce divine? — 3° Est-elle infuse selon la capacité des facultés naturelles? — 4° S'augmente-t-elle dans celui qui la possède? — 5° S'accroît-elle par addition? — G° Tout acte, quel qu'il soit, l'augmente-t-il? — 7° S'augmente-t-elle indéfiniment? — 8° La charité, ici-bas, peut-elle être parfaite ? — 9° Des divers degrés de la charité. — 10° La charité peut-elle s'affaiblir? — 11° Peut-on perdre la charité une fois qu'on l'a possédée ? — 12° La perd-on par un seul acte de péché mortel?


ARTICLE I. — LA VOLONTÉ EST-ELLE LE SUJET DE LA CHARITÉ?


Objections: 1. Il semble que la volonté ne soit pas le sujet de la charité. Car la charité est un amour, et l'amour réside dans l'appétit concupiscible, d'après Aristote (Top. lib. n, cap. 3). Donc la charité existe aussi dans le concupiscible et non dans la volonté.

2. La charité est la principalissime (4) des vertus, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 6). Or, le sujet de la vertu est la raison. Il semble donc que la charité existe dans la raison et non dans la volonté.

3. La charité s'étend à tous les actes humains, d'après ces paroles de l'Apôtre (1Co 16,14) : Faites tout ce que vous faites dans la charité. Or, le principe des actes humains est le libre arbitre. Il semble donc que la charité réside surtout dans le libre arbitre, comme dans son sujet, et non dans la volonté.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'objet de la charité est le bien qui est aussi l'objet de la volonté. Donc la charité existe dans la volonté comme dans son sujet.

CONCLUSION. — Puisque l'objet de la charité n'est pas le bien sensible, mais le bien divin, son sujet n'est pas l'appétit sensitif, mais l'appétit intelligentiel qu'on appelle la volonté.

Réponse Il faut répondre que puisqu'il y a deux sortes d'appétit, l'appétit sensitif et l'appétit intelligentiel qu'on appelle la volonté, comme nous l'avons vu (I*, quest. lxxx, art. 2), ils ont l'un et l'autre pour objet le bien, mais sous divers rapports. Car l'objet de l'appétit sensitif est le bien perçu par les sens; tandis que l'objet de l'appétit intelligentiel ou de la volonté est le bien considéré en général, tel que l'intellect le perçoit. Or, l'objet de la charité n'est pas le bien sensible, mais le bien divin que l'intellect seul connaît. C'est pourquoi le sujet de la charité n'est pas l'appétit sensitif, mais l'appétit intelligentiel, c'est-à-dire la volonté.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le concupiscible est une partie de l'appétit sensitif, mais non de l'appétit intelligentiel, comme nous l'avons montré (1*, quest. lxxxi, art. 2). Par conséquent l'amour qui réside dans le concupiscible est l'amour du bien sensible. Mais le concupiscible ne peut pas s'étendre au bien divin qui est intelligible; il n'y a que la volonté qui puisse l'atteindre. C'est pourquoi le concupiscible ne peut pas être le sujet de la charité.

2. Il faut répondre au second, que la volonté, d'après Aristote (De anima lib. iii, text. 42), existe aussi dans la raison. Par conséquent de ce que la charité existe dans la volonté, elle n'est pas étrangère à cette faculté. Toutefois la charité n'est pas réglée par la raison (1), comme les vertus humaines; mais elle est réglée par la sagesse de Dieu et elle surpasse la règle de la raison humaine, d'après ces paroles de l'Apôtre (Ep 3,49) qui dit que la charité du Christ surpasse toute science. Elle n'existe donc pas dans la raison comme dans son sujet à la manière de la prudence, ni comme dans son principe régulateur à la manière de la justice ou de la tempérance, elle y existe seulement par l'affinité qu'il y a entre la raison et la volonté.

3. Il faut répondre au troisième, que le libre arbitre n'est pas une autre puissance que la volonté, comme nous l'avons dit (part. I, quest. i.xxxin, art. 4). Cependant la charité n'existe pas dans la volonté, selon la nature du libre arbitre, dont l'acte consiste dans le choix ou l'élection. Car l'élection porte sur les moyens et la volonté a pour objet la fin elle-même, comme le dit Aristote (Eth. lib. iii, cap. 2). Par conséquent on doit dire que la charité dont l'objet est la fin dernière réside dans la volonté plutôt que dans le libre arbitre.

(ti) Elle leur impose la forme qui leur est convenable, c'est-à-dire leur dernière perfection, en les rapportant à leur fin dernière, qui est Dieu.
(2) Elle verse pour ainsi dire dans leur sein l'influence divine qui les alimente.
(,3) Elfe commande les autres vertus en leur ordonnant de produire leurs actes en faveur de sa fin, qui est la fin dernière.
('i,i Nous conservons cette expression qui appartient ii la terminologie péripatéticienne (Voy. l'in- trod. de Porphyre aux catégories, ? 23).


ARTICLE II. — la charité est-elle produite ex nous par infusion (2) ?


Objections: 1. Il semble que la charité ne soit pas produite en nous par infusion. Car ce qui est commun à toutes les créatures existe naturellement dans les hommes. Or, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4), le bien divin, qui est l'objet de la charité, excite la dilection et l'amour de tous les êtres. Donc la charité existe en nous naturellement et non par infusion.

2. Plus une chose est aimable et plus il est facile de l'aimer. Or, Dieu est souverainement aimable, parce qu'il est souverainement bon. Donc il est plus facile de l'aimer que d'autres choses, et puisque pour aimer les autres choses nous n'avons pas besoin d'une habitude infuse, il s'ensuit que nous n'en avons pas besoin non plus pour aimer Dieu.

3. Saint Paul dit (1Tm 1,5) : La fin des commandements, c'est la charité qui naît d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère. Or, ces trois choses appartiennent aux actes humains. Donc la charité est produite en nous par des actes antérieurs, mais non par infusion.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (Rm 5,5) : L'amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné.

CONCLUSION. — Puisque la vertu de la charité est fondée sur la communication de la béatitude éternelle, elle n'est ni naturelle, ni acquise par les forces de la nature, mais elle est répandue dans l'âme de l'homme par l'infusion de l'Esprit-Saint.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 1), la charité est une amitié de l'homme avec Dieu fondée sur la communication de la béatitude éternelle. Or, cette communication n'a pas lieu d'après les dons naturels, mais d'après les dons gratuits, parce que, comme le dit l'Apôtre (Rm 6,23) : La grâce de Dieu c'est la vie éternelle. Par conséquent la charité surpasse les forces de la nature. Ce qui surpasse les forces de la nature ne peut pas être naturel (1), et les puissances naturelles ne peuvent l'acquérir, parce qu'un effet naturel ne l'emporte pas sur sa cause. Ainsi la charité ne peut pas exister naturellement en nous, elle n'est pas non plus acquise par les forces de la nature, mais par l'infusion de l'Esprit-Saint qui est l'amour du Père et du Fils, dont la participation en nous est la charité créée elle-même, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 2).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Denis parle de l'amour de Dieu qui est fondé sur la communication des biens naturels et qui pour ce motif existe naturellement dans tous les êtres; au lieu que la charité est fondée sur une communication surnaturelle ; par conséquent il n'y a pas de parité.

2. Il faut répondre au second, que comme Dieu est souverainement intelligible en lui-même, mais qu'il ne l'est pas par rapport à nous, en raison de l'imperfection de notre connaissance qui dépend des choses sensibles; de même Dieu est souverainement aimable en lui-même, puisqu'il est l'objet de la béatitude, mais il ne l'est pas ainsi par rapport à nous, en raison du penchant que nous avons pour les biens visibles. D'où il est manifeste que pour aimer Dieu par-dessus tout, il est nécessaire que la charité soit infuse dans nos coeurs (2).

3. Il faut répondre au troisième, que quand on dit que la charité procède en nous d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère, ceci doit s'entendre de l'acte de la charité qui résulte de ces prémisses. — Ou bien on parle ainsi parce que ces actes disposent l'homme à recevoir l'infusion de la charité. Il en faut dire autant de ces paroles de saint Augustin qui dit que la crainte mène à la charité ( Tract, ix in epist. Joan. ), et de ces expressions de la glose (in Mt 1) qui avance que la foi engendre l'espérance et l'espérance la charité.

(2)Ce t article est l'explication de ces paroles do l'Apôtre (Rm 5) : Charitas Dei diffusa est in cordibus nostris per Spiritum sanctum
(I) La charité étant une vertu surnaturelle, ne peut avoir pour règle Io raison, qui est une faculté naturelle ; il faut qu'elle soit réglée par la sagesse divine, afin qu'il y ait homogénéité entre la règle et la chose ré glée.


ARTICLE III. — LA CHARITÉ EST-ELLE INFUSE SELON LA CAPACITÉ DES FACULTÉS NATURELLES (3)?


Objections: 1. Il semble que la charité soit infuse selon la capacité des facultés natu-

(1) Car il est dit (Mt 25,15) qu'il a donné à chacun selon sa vertu propre. Or aucune autre vertu que la vertu naturelle n'est antérieure à la charité dans l'homme ; parce que sans la charité il n'y a pas de vertu, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 7). Donc la charité est infuse par Dieu dans l'homme, en raison de l'étendue de la vertu naturelle.

2. Dans toutes les choses qui sont ordonnées entre elles, le second est proportionné au premier. Ainsi nous voyons que dans l'ordre naturel la forme est proportionnée à la matière, et dans l'ordre des dons gratuits la gloire est proportionnée à la grâce. Or, la charité, par là même qu'elle est la perfection de la nature, est à la capacité naturelle ce que le second est au premier. II semble donc que la charité soit infuse, selon la capacité des facultés naturelles.

3. Les hommes et les anges participent à la béatitude sous le même rapport, puisqu'ils ont les uns et les autres la même félicité, comme on le voit (Matth, xxii et Luc. xx). Or, la charité et les autres dons gratuits ont été accordés aux anges en raison de la capacité de leurs facultés naturelles, comme le dit le Maître des sentences (lib. ii, dist. 3). Il semble donc qu'il en soit de même pour les hommes.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Jean dit (Jn 3,8) : L’Esprit souffle où il veut. Et l'Apôtre ajoute (1Co 12,2): C'est un seul et même Esprit qui opère toutes ces choses, distribuant à chacun ses dons selon qu'il lui plait. Par conséquent la charité ne nous est pas donnée selon nos capacités naturelles, mais selon la volonté de l'Esprit qui distribue ses dons.

CONCLUSION. — L'étendue de la charité ne dépend pas de la condition de la nature ou de la capacité naturelle, mais uniquement de la grâce de l'Esprit-Saint qui l'infuse en nous.

Réponse Il faut répondre que la quantité d'une chose dépend de sa cause propre, parce que plus une cause est universelle et plus est grand l'effet qu'elle produit. Or, par là même que la charité surpasse les forces de la nature humaine, comme nous l'avons dit (art. préc.), elle ne dépend d'aucune vertu naturelle, mais uniquement de la grâce de l'Esprit-Saint qui la produit en nous. C'est pourquoi l'étendue de la charité ne dépend pas de la condition de la nature ou de la capacité de la vertu naturelle, mais seulement de la volonté de l'Esprit-Saint qui distribue ses dons comme il lui plait. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre (Ep 4,7) : La grâce a été donnée à chacun de nous, selon la mesure du don du Christ.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la vertu d'après laquelle Dieu décerne à chacun ses dons est la disposition ou la préparation antérieure ou l'effort de celui qui reçoit la grâce (1). Mais l'Esprit-Saint prévient cette disposition ou cet effort en agissant plus ou moins sur l'esprit de l'homme par la volonté. D'où l'Apôtre dit (Col 1,12) qu'en nous éclairant de la lumière de la foi, Dieu nous a rendus dignes d'avoir part au sort et à l'héritage des saints.

2. Il faut répondre au second, que la forme ne surpasse pas la proportion de la matière, mais qu'elles sont du même genre. De même la grâce et la gloire se rapportent au même genre, parce que la grâce n'est rien autre chose qu'un commencement de la gloire en nous. Mais la charité et la nature n'appartiennent pas au même genre (1), et c'est pour cela qu'il n'y a pas de parité.

3. Il faut répondre au troisième, que l'ange est d'une nature intellectuelle, et selon sa condition il lui convient de se porter tout entier vers la chose qu'il embrasse, comme nous l'avons vu (part. I, quest. lxii, art. 6). C'est pourquoi il y a eu dans les anges supérieurs un plus grand effort, soit pour persévérer dans le bien, soit pour tomber dans le mal. D'où il est arrivé que les anges supérieurs qui ont persévéré ont été meilleurs et ceux qui sont tombés sont devenus pires que les autres. Mais l'homme est d'une nature raisonnable à laquelle il convient d'être tantôt en puissance et tantôt en acte. C'est pour ce motif qu'il n'est pas nécessaire qu'il se porte tout entier vers la chose qu'il embrasse; par conséquent celui qui a le plus de dispositions naturelles peut faire le moins d'effort et réciproquement. Il n'y a donc pas de parité.

(2) Autrement l'effet serait plus grand que la cause.

d'un secours surnaturel, par conséquent il nous faut la grâce.

(ô) Le sentiment de saint Thomas sur cette question n'est que le développement de la doctrine du concile de Trente (sess, vi, cap. 7) : Vere juf Ii nominamur et Sumus, justitiam in nobis recipientes, unusquisque suam secundum mensuram quam Spiritus sanctus partitur singulis, prout vult.
D'ailleurs l'objet de la charité étant surnaturel, nous ne pouvons l'atteindre qu'au moyen relies.
(I) Cette prédisposition est d'ailleurs elle-même l'effet dé la volonté de l'Esprit-Saint, et elle est liliis ou moins parfaite, selon qu'il agit plus ou moins vivement sur l'ame.


ARTICLE IV. — la charité peut-elle s'accroître (2)?


Objections: 1. Il semble que la charité ne puisse pas s'accroître. Car il n'y a que ce qui est susceptible de quantité qui puisse augmenter. Or, il y a deux sortes de quantité, la quantité matérielle et la quantité virtuelle. La première de ces deux quantités ne convient pas à la charité, puisque la charité est une perfection spirituelle; la quantité virtuelle s'apprécie d'après les objets. Sous ce rapport la charité ne s'accroît pas, parce que la charité la plus faible embrasse tout ce qu'on doit aimer charitablement. Donc cette vertu ne s'augmente pas.

2. Ce qui est au terme ne reçoit pas d'augmentation. Or, la charité est au terme, puisqu'elle est la plus grande des vertus, l'amour souverain du bien le plus excellent. Elle ne peut donc s'accroître.

3. L'accroissement est un mouvement; par conséquent ce qui s'accroît est mû et ce qui s'accroît essentiellement est mû essentiellement. Or, il n'y a que ce qui se corrompt ou ce qui est engendré qui se meuve essentiellement. Donc la charité ne peut s'accroître essentiellement, à moins qu'elle ne soit engendrée ou qu'elle ne se corrompe; ce qui répugne.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit ( Tract, lxxiv in ) que la charité mérite d'être augmentée, afin qu'étant accrue elle mérite son perfectionnement.

CONCLUSION. — La charité peut s'accroître ici-bas jusqu'au terme de cette carrière.

Réponse Il faut répondre que la charité peut s'accroître ici-bas. Car on dit que nous sommes des voyageurs, parce que nous tendons vers Dieu qui est la fin dernière de notre béatitude. Plus nous avançons dans cette voie et plus nous nous approchons de Dieu, dont l'on ne s'approche pas par les mouvements du corps, mais par les affections de l'esprit. La charité nous en approche parce qu'elle unit l'âme à Dieu, et c'est pour ce motif qu'il est de l'essence de la charité ici-bas de pouvoir être augmentée. Car si elle ne pouvait s'accroître, il ne serait pas possible d'avancer dans le chemin, et c'est pour cela que l'Apôtre appelle la charité elle-même la voie ou le chemin quand il dit (1Co 7,31) : Je vais encore vous montrer une voie qui est beaucoup plus excellente.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la quantité matérielle n'est pas applicable à la charité, mais seulement la quantité virtuelle qui ne se considère pas seulement d'après le nombre des objets, selon qu'on en aime Plus ou moins mais encore d'après l'intensité de l'acte, selon qu'on aime plus ou moins une chose. C'est de cette dernière manière que la quantité virtuelle de la charité s'augmente.

2. Il faut répondre au second, que la charité est souveraine relativement a son objet, en ce sens que son objet est le souverain bien. D'où ii suit qu'elle l'emporte sur les autres vertus; mais cela ne prouve pas que toute charité soit arrivée au terme le plus élevé par rapport à l'intensité de l'acte d)-,

3. Il faut répondre au troisième, qu'il y a des auteurs qui ont dit que la charité ne s'accroît pas essentiellement, mais seulement qu'elle s'enracine davantage dans le sujet ou qu'elle est plus fervente. Mais ils ont ignoré la valeur propre des mots. Car puisqu'elle est un accident, son être, c'est sa manière d'être dans le sujet ; par conséquent s'accroître essentiellement n'est rien autre chose pour la charité que d'exister davantage dans le sujet et de s'enraciner en lui de plus en plus. De même la vertu se rapporte essentiellement à l'acte ; par conséquent s'accroître essentiellement, c'est pour elle la même chose que d'acquérir l'énergie suffisante pour produire un acte d'amour plus fervent. Ainsi donc elle s'accroît essentiellement non pas de telle sorte qu'elle commence à exister ou qu'elle cesse d'être dans le sujet (2), comme l'objection le suppose; mais de telle façon qu'elle commence à exister en lui de plus en plus.

(2) Cet article est une réfutation de l'erreur de Jovinien, qui prétendait que les mérites des hommes sont tous égaux, et qui niait par conséquent la possibilité de tout progrès spirituel.
f I ) La charité est le perfectionnement de la nature, mais elle n'est pas une perfection naturelle.




II-II (Drioux 1852) Qu.22 a.6