II-II (Drioux 1852) Qu.24 a.11

ARTICLE XI. — PEUT-ON PERDRE LA CHARITÉ QUAND ON L'A UNE FOIS POSSÉDÉE (1)?


Objections: 1. Il semble qu'on ne puisse pas perdre la charité quand on l'a possédée une fois. Car si on la perd, on ne la perd qu'à cause du péché. Or, celui qui a la charité ne peut pas pécher, puisqu'il est dit (1Jn 3,9) : Quiconque est né de Dieu ne commet point de péché, parce que la semence de Dieu demeure en lui, et il ne peut pécher, parce qu'il est né de Dieu. Or, il n'y a que ceux qui ont la charité qui soient les enfants de Dieu, puisqu'elle distingue les enfants du royaume des enfants de perdition, selon l'expression de saint Augustin (De Trin. lib. xv, cap. 18). Donc celui qui a la charité ne peut la perdre.

2. Saint Augustin dit (De Trin. lib. viii, cap. 7) que la dilection, si elle n'est pas vraie, ne doit pas recevoir le nom de dilection. Or, comme le dit le même docteur (Epist, ad Julian. comit. cap. 7), la charité qui peut défaillir n'a jamais été vraie, par conséquent elle n'a jamais été de la charité. On ne perd donc pas la charité quand on l'a possédée une fois.

3. Saint Grégoire dit (Homet. Pentecost. ) que l'amour de Dieu opère de grandes choses, s'il existe, et que s'il cesse d'en opérer, ce n'est pas la charité. Or, personne ne perd la charité en opérant de grandes choses. Donc si la charité existe dans l'homme, il ne peut la perdre.

4. Le libre arbitre n'est porté au péché qu'autant que quelque chose le pousse à le commettre. Or, la charité exclut tout ce qui nous pousse au péché ; l'amour de soi, la cupidité, et tous les autres mobiles de cette nature. Donc la charité est inamissible.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Apoc, ii, 4) : J'ai un reproche à vous faire, c'est que vous avez perdu votre première charité.

CONCLUSION. — Quoique la charité du ciel où l'on voit Dieu dans son essence ne puisse se perdre d'aucune manière, cependant on peut perdre par le péché, la charité qu'on possède sur cette terre où l'on ne voit pas l'essence divine.

Réponse Il faut répondre que l'Esprit-Saint habite en nous par la charité, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. xxiii, art. 2, et quest. xxiv, art. 2). Nous pouvons donc considérer la charité de trois manières : 4° par rapport à l'Esprit-Saint, qui porte l'âme à aimer Dieu. A ce point de vue, la charité tire son impeccabilité de la vertu de l'Esprit-Saint, qui opère infailliblement tout ce qu'il veut. D'où il est impossible que ces deux choses soient vraies simultanément : c'est que l'Esprit-Saint veuille porter quelqu'un à faire un acte de charité, et que cette même personne perde la charité en péchant (2). Car on compte le don de la persévérance parmi les bienfaits de Dieu qui délivrent très-certainement tous ceux qui sont délivrés, comme le dit saint Augustin (Lib. de don. persev. cap. 44). 2° On peut considérer la charité selon sa propre nature. En ce sens, la charité ne peut que ce qui appartient à son essence même. Par conséquent elle ne peut pécher d'aucune manière ; pas plus que la chaleur ne peut refroidir, pas plus que l'injustice ne peut produire le bien, comme le dit encore saint Augustin (Lib. de serra. Dom. in mont. lib. ii, cap. 24). 3° On peut considérer la charité relativement au sujet qui est changeant en raison du libre arbitre. Or, on peut envisager la charité relativement au sujet sous un rapport universel, comme celui qui existe entre la forme et la matière, et sous un rapport spécial, comme celui qui se trouve entre l'habitude et la puissance. Il est de l'essence de la forme d'être amissible subjectivement, quand elle ne remplit pas la puissance totale de la matière. Ainsi les êtres qui sont engendrés et qui sont corruptibles sont susceptibles de perdre leur forme, parce que leur matière reçoit une forme de telle sorte qu'elle reste en puissance à l'égard d'une autre ; la puissance totale de leur matière n'ayant pas été complètement absorbée par la forme qu'ils ont reçue. C'est pourquoi ils peuvent perdre leur forme et en recevoir une autre. Mais la forme des corps célestes est inamissible, parce qu'elle remplit toute la puissance de la matière, de telle sorte qu'elle n'est pas susceptible d'en recevoir une autre (I). Ainsi la charité du ciel est inamissible parce qu'elle remplit toute la puissance de l'âme, en ce sens que toute son activité se porte vers Dieu. Mais la charité d'ici-bas ne remplit pas ainsi toute la puissance de son sujet, parce que l'âme ne se porte pas toujours en acte vers Dieu. Par conséquent, quand elle n'est pas portée en acte vers Dieu, il peut se présenter quelque chose qui lui fasse perdre la charité. — Quant à l'habitude, son caractère propre est de porter la puissance à faire ce qui lui convient, en ce sens qu'elle lui fait paraître bon ce qui lui plaît, et mauvais ce qui lui répugne. Car comme le goût juge des saveurs, suivant qu'il est disposé; de même l'esprit de l'homme juge de ce qu'il doit faire d'après sa disposition habituelle. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. iii, cap. 6 et 7) que la fin paraît alors à chacun selon ce qu'il est lui-même. La charité, sous ce rapport, est donc inamissible quand on ne peut voir que le bien qui lui convient ; comme dans le ciel, où l'on voit Dieu dans son essence, qui est l'essence même de la bon té. C'est pour cette raison que la charité céleste ne peut se perdre. Mais ici-bas on peut perdre la charité, parce qu'on ne voit pas l'essence même de la bonté divine (2).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que dans ce passage (3) il s'agit de la puissance de l'Esprit-Saint, qui conserve exempts de péché ceux qui reçoivent son impulsion, autant qu'il veut.

2. Il faut répondre au second, que la charité qui peut défaillir d'après son essence n'est pas la vraie charité (4). Car il en serait ainsi, s'il était dans sa nature d'aimer pour un temps et de ne plus aimer ensuite, ce qui ne constitue pas la vraie charité. Mais si on perd la charité par suite de la mobilité du sujet, contrairement à la résolution que l'acte de charité implique, ceci ne répugne pas à la vérité de la charité.

3. Il faut répondre au troisième, que l'amour de Dieu opère toujours de grandes choses dans son dessein (5), ce qui appartient à l'essence de la charité. Mais il n'opère pas toujours de grandes choses en acte à cause de la condition du sujet.

4. Il faut répondre au quatrième, que la chante exclut, par 1 essence de son acte, tout ce qui nous pousse au péché ; mais quelquefois il arrive que la charité n'agit pas actuellement ; alors il peut se faire qu'il y ait un motif qui nous pousse au péché, et si l'on y consent, la charité est perdue.

(I) Cet article est une réfutation «le Jovinien, des b égards et des béguins, qui ont été condamnés au concile de Vienne, et «le l'erreur de Calvin, contre lequel le concile de Trente a porté ce décret (sess. VI, can. 25): Si quis hominem semel iustificatione dixerit amplius peccare non posse, neque gratiam amittere, atque ideo eum qui labitur et peccat nunquam vere fuisse iustificatum ... anathema sit.
(2) II est impossible que l'on avance et que l'on recule à l'égard «lu même terme par un seul et même mouvement.
(4) Bossuet .lit de la puissance suprême : Elle a fait les corps célestes qui sont immortels ; elle a fait les terrestres qui sont périssables (Serm. sur la Providence, édit. Vers, tome xii, p. -i07).
(2) On peut se laisser entraîner par le bien sensible, qui est un bien apparent dont l'influence est d'autant plus puissante sur l'homme que, depuis le péché originel, la raison n'exerce pas un empire souverain sur le corps.
(3) Ce passage de saint Jean sert de base à toute l'argumentation de Calvin.
(4) Saint Thomas nous donne ici le sens de ces paroles de saint Augustin (Epist, ad Julian.) : Charitas quae deficere potest nunquam vera fuit, qui se trouvent aussi dans saint Jérôme (Epist, xl) et dans d'autres Pères.
(î>) C'est-à-dire dans le but que Dieu se propose ; mais il n'en est pas de même dans la réalité, parce que le sujet ne correspond pas convenablement à la grâce.

ARTICLE XII. — perd-on la charité par un seul péché mortel (1)?


Objections: 1. il semble qu'on ne perde pas la charité par un seul acte de péché mortel. Car Origène dit (Periarch. lib. i, cap. 3): Si le dégoût saisit quelquefois ceux qui sont arrivés au sommet de la perfection, je ne pense pas qu'ils s'anéantissent ou qu'ils tombent tout à coup ; mais il est nécessaire qu'ils déclinent peu à peu et pour ainsi dire par degrés. Or, l'homme tombe en perdant la charité. Il ne la perd donc pas par un seul acte de péché mortel.

2. Le pape saint Léon dit en s'adressant à saint Pierre (Serm. ix de pass. Dom.) : Le Seigneur a vu en vous non pas une loi feinte, ni un amour hypocrite, mais une constance qui s'est troublée. Les larmes ont abondé là où l'affection n'a pas fait défaut, et la source de la charité a lavé les paroles que la crainte vous a inspirées. D'où saint Bernard a conclu (De amore Dei, lib. n, cap. fi] que la charité n'avait pas été éteinte dans saint Pierre, mais assoupie. Cependant saint Pierre en niant le Christ a péché mortellement. On ne perd donc pas la charité par un seul acte de péché mortel.

3. La charité est plus forte qu'une vertu acquise. Or, l'habitude d'une vertu acquise n'est pas détruite par un seul acte coupable qui lui soit contraire. Donc à plus forte raison la charité n'est-elle pas détruite par un seul péché mortel qui lui soit opposé.

4. La charité implique l'amour de Dieu et du prochain. Or, celui qui commet un péché mortel conserve l'amour de Dieu et du prochain, comme on le voit. Car le dérèglement de l'affection à l'égard des moyens ne détruit pas l'amour de la fin, comme nous l'avons dit (art. 10). Donc la charité envers Dieu peut subsister, malgré le péché mortel qui provient d'une affection déréglée pour les biens temporels.

5. L'objet de toute vertu théologale est la fin dernière. Or, les autres vertus théologales, telles que la foi et l'espérance, ne sont pas détruites par un seul péché mortel; elles subsistent encore à l'état informe. Donc la charité peut aussi subsister dans cet état, même après qu'on a commis un péché mortel.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Par le péché mortel l'homme mérite la mort éternelle, d'après cette parole de l'Apôtre (Rm 6,23) : La solde du péché c'est la mort, tandis que celui qui a la charité mérite la vie éternelle. Car saint Jean dit (Jn 14,21) : Si quelqu'un m'aime, il sera aimé de mon Père, et je l'aimerai, et je me manifesterai à lui. C'est dans cette manifestation que consiste la vie éternelle, suivant ce même apôtre (Jn 17,3) : La vie éternelle, dit-il, consiste à vous connaître, vous le vrai Dieu et Jésus-Christ que vous avez envoyé. Or, personne ne peut tout à la fois mériter la vie et la mort éternelle. Il est donc impossible qu'on ait la charité avec un péché mortel; par conséquent il ne faut qu'un pareil acte pour la détruire.

CONCLUSION. — Tout péché mortel détruit la charité.

Réponse Il faut répondre qu'un contraire est détruit par un autre contraire qui survient. Or, tout acte de péché mortel est contraire (1) à la charité selon sa propre essence, qui consiste à aimer Dieu par-dessus toutes choses et à se soumettre à lui totalement, en lui rapportant tout ce que l'on est. Il est donc de l'essence de la charité d'aimer Dieu, de telle sorte qu'en toutes choses on veuille se soumettre à lui et suivre pour règle ses préceptes. Car tout ce qui est contraire à ses préceptes est évidemment contraire à la charité, et par conséquent il est dans sa nature qu'il exclue la charité elle-même. —A la vérité, si la charité était une habitude acquise qui dépendît de la vertu du sujet, il ne serait pas nécessaire qu'elle fût détruite immédiatement par un acte qui lui serait contraire. Car l'acte n'est pas directement contraire à l'habitude, mais à l'acte ; et la continuation de l'habitude dans le sujet n'exige pas une continuité d'acte. Par conséquent quand il survient un acte contraire, l'habitude acquise n'est pas immédiatement détruite. Mais la charité, par là même qu'elle est une habitude infuse, dépend de l'action de Dieu qui la répand dans l'âme, et Dieu fin l'infusant et en la conservant agit comme le soleil qui illumine l'air, selon la comparaison que nous avons faite (art. 10, arg. 3). C'est pourquoi comme la lumière cesserait d'exister immédiatement dans l'air, par là même qu'on mettrait un obstacle à l'action du soleil, de même la charité fait immédiatement défaut dans l'âme quand on met un obstacle à l'action de la grâce en elle. Or, il est évident que tout péché mortel qui est contraire aux préceptes de Dieu met un obstacle à l'infusion de la grâce; parce que par là même que l'homme préfère par son libre choix le péché à l'amitié de Dieu qui exige que nous suivions sa volonté, il s'ensuit que l'habitude de la charité est immédiatement perdue par un seul acte de péché mortel. C'est ce qui fait dire à saint Augustin ( Sup. Gen. litt. lib. viii, cap. 12) que l'homme est éclairé par la présence de Dieu, mais qu'il tombe dans les ténèbres aussitôt que Dieu est absent et qu'il s'éloigne de lui, non par la distance des lieux, mais par les écarts de sa volonté.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce passage d'Origène ne peut s'interpréter que d'une manière, c'est que l'homme qui est dans un état parfait ne tombe pas tout à coup dans le péché mortel, mais qu'il est préparé à cette chute par quelque négligence antérieure. C'est ainsi que les péchés véniels sont une disposition au péché mortel, comme nous l'avons dit (art. 1, et 1 " 2", quest. lxxxviii, art. 3). Néanmoins cela n'empêche pas que si on commet un péché mortel, on ne perde par là même la charité. — Mais parce qu'il ajoute que si quelqu'un tombe tout à coup et qu'il se repente immédiatement il ne semble pas qu'il soit tombé complètement; on peut dire aussi qu'il entend par la ruine ou la chute complète d'un individu, l'état de celui qui tombe en péchant par malice. Il est vrai que l'homme parfait n'arrive pas là dès le début.

2. Il faut répondre au second, qu'on perd la charité de deux manières: 4° directement par le mépris actuel qu'on en fait; saint Pierre ne l'a pas perdue de la sorte (2); 2° indirectement, quand on commet un acte contraire à la charité par suite d'une passion quelconque, telle que la concupiscence ou la crainte. C'est de cette manière que saint Pierre a perdu la charité, en agissant contre elle, mais il l'a recouvrée immédiatement.

3. La réponse au troisième argument est évidente d'après ce que nous avons dit (in corp. art.).

4. Il faut répondre au quatrième, que tout dérèglement de l'affection qui porte sur les moyens (1), c'est-à-dire sur les biens créés, ne constitue pas un péché mortel ; il n'y a péché mortel que quand ce dérèglement est tel qu'il répugne à la volonté de Dieu. Et il en est ainsi de tout dérèglement directement contraire à la charité, comme nous l'avons dit (quest. xx, art. 3).

5. Il faut répondre au cinquième, que la charité implique une union immédiate avec Dieu, mais qu'il n'en est pas de même ni de la foi, ni de l'espérance. Or, tout péché mortel consiste en ce qu'on se détourne de Dieu, comme nous l'avons dit (in corp. art. et art. 10). C'est pourquoi tout péché mortel est contraire à la charité. Mais tout péché mortel n'est pas contraire à la foi ou à l'espérance; il n'y a que certains péchés déterminés par lesquels on perd ces vertus (2), au lieu que tout péché mortel détruit l'habitude de la charité (3). D'où il est évident que la charité ne peut pas rester informe, puisqu'elle est la forme dernière des vertus, par là même qu'elle se rapporte à Dieu comme à la fin dernière, ainsi que nous l'avons dit (quest. xxiii, art. 8).

(¦I) Lc concile de Trente a ainsi défini qu'il ne fallait qu'un seul péché mortel pour perdre la charité (sess, vi, can. lb) : Asserendum est, non modo in fidelitate per quam et ipsa fides amit toiture, Sed etiam quocumque alio mortali peccato, quamvis non amittatur fides, acceptam iustificationis gratiam amitti.
Car par le péché mortel, l'homme se détourne de' Dieu, lui préfère les créatures et viole ses préceptes.
(1) La plupart des Pères disent que saint Pierre n'a pas ainsi péché par mépris de Dieu et de ses lois, mais qu'il a seulement péché contre la charité en faisant quelque chose qui lui était opposé, et qu'il a obtenu aussitôt son pardon par son repentir et sa pénitence exemplaire.




QUESTION XXV.

DE L'OBJET DE LA CHARITÉ.


Après avoir parlé du sujet, nous avons à examiner l'objet de la charité. — A cet égard il y a deux choses à considérer : 1° les choses qu'on doit aimer par charité; 2° l'ordre dans lequel on doit les aimer. — Sur le premier point douze questions se présentent : 1° N'y a-t-il que Dieu que la charité doive aimer, ou doit-elle encore aimer le prochain P — 2° Doit-on aimer par charité la charité elle-même ? — 3° Doit-on aimer par charité les créatures irraisonnables? —4° Peut-on s'aimer soi-même par charité? — 5° Peut-on aimer son propre corps?— 6° Doit-on aimer par charité les pécheurs? — 7° Les pécheurs s'aiment-ils eux-mêmes ? — 8° Doit-on aimer par charité ses ennemis? — 9° Doit-on leur donner des marques d'amitié? — 10° Doit-on aimer les anges par charité? — 11° Doit-on aimer les démons? — 12° De l'énumération des choses que l'on doit aimer par charité.


ARTICLE I. — l'amour de la charité s'arrête-t-il a dieu ou s'étend-il au prochain?


Objections: 1. Il semble que l'amour de la charité s'arrête à Dieu et qu'il ne s'étende pas au prochain. Car comme nous devons aimer Dieu, de même aussi nous devons le craindre, d'après ces paroles de l'Ecriture (Dt 10,12) : Maintenant donc, Israël, qu'est-ce que le Seigneur votre Dieu demande de vous, sinon que vous le craigniez et que vous l'aimiez ? Or, la crainte qu'on a pour l'homme et qu'on appelle la crainte humaine est autre que la crainte qu'on a pour Dieu, qui est ou servile ou filiale, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. xix, art. 2). Donc également l'amour de la charité par lequel on aime Dieu est autre que l'amour par lequel on aime le prochain.

2. Aristote dit (Eth. lib. vii, cap. 8) qu'être aimé, c'est être honoré. Or, l'honneur qu'on doit à Dieu, qui est un honneur de latrie, est autre que l'honneur qu'on doit à la créature, qui est un honneur de dulie. Donc aussi l'amour qu'on a pour Dieu est autre que l'amour qu'on a pour le prochain

3. L'espérance engendre la charité, comme le dit la glose (in Mt 1), or, on doit espérer en Dieu au point que ceux qui espèrent dans les hommes sont répréhensibles, suivant cette parole du prophète (Jr 17,8) -. Maudit soit l'homme qui met sa confiance dans son semblable. Donc on doit aimer Dieu de telle sorte que la charité qu'on a pour lui ne s'étende pas au prochain.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (1Jn 4,21) : Nous avons reçu de Dieu ce commandement que celui qui aime Dieu doit aussi aimer son frère.

CONCLUSION. — Puisque Dieu lui-même est la raison pour laquelle nous devons aimer le prochain, la charité ne s'étend pas seulement à l'amour de Dieu, mais encore à l'amour du prochain.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (la2*, quest. liv, art. 2, et 2a 2*, quest. xvii, art. 6, et quest. xix, art. 3), les habitudes ne sont diversifiées que par ce qui change l'espèce de l'acte; car tout acte de la même espèce appartient à la même habitude. Et comme l'espèce de l'acte provient de la raison formelle de son objet, il est nécessaire qu'un acte qui se porte vers la raison d'un objet et vers cet objet lui-même considéré sous cette même raison formelle, soit spécifiquement le même, comme la vision par laquelle on voit la lumière est spécifiquement la même que celle par laquelle on voit la couleur en raison de la lumière. Or, Dieu est la raison formelle de l'amour que nous devons avoir pour le prochain ; car nous ne devons aimer le prochain que pour Dieu (1). D'où il est manifeste que l'acte par lequel nous aimons Dieu est spécifiquement le même que celui par lequel nous aimons le prochain. C'est pour cela que l'habitude de la charité s'étend non-seulement à l'amour de Dieu, mais encore à l'amour du prochain (2).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on peut craindre le prochain comme on peut l'aimer de deux manières : 1° pour ce qui lui est propre, par exemple, quand on craint un tyran à cause de sa cruauté, ou quand on l'aime par suite de l'espérance qu'on a d'en obtenir quelque chose. Cette crainte humaine et cet amour (3) se distinguent de la crainte et de l'amour de Dieu. 2° On craint l'homme et on l'aime à cause de ce qu'il y a de Dieu en lui. C'est ainsi qu'on craint la puissance séculière, parce qu'elle est chargée par Dieu de punir les malfaiteurs, et on l'aime parce qu'elle rend la justice. Cette crainte de l'homme et cet amour ne se distinguent pas de la crainte et de l'amour de Dieu.

2. Il faut répondre au second, que l'amour se rapporte au bien en général, tandis que l'honneur se rapporte au bien propre de celui qui est honoré ; car c'est un hommage qu'on rend à quelqu'un en témoignage de sa propre vertu. C'est pourquoi l'amour ne change pas d'espèce selon les divers degrés de bonté des objets qu'il embrasse, parce que tous se rapportent au même bien général; tandis que l'honneur se diversifie selon le bien propre de chacun. Ainsi nous aimons du même amour tous nos semblables, parce que nous les aimons tous par rapport à un même bien général qui est Dieu; mais nous leur rendons des honneurs différents selon la vertu propre de chacun d'eux. De même nous rendons à Dieu un honneur de latrie qui est un honneur tout singulier, parce que sa vertu est toute singulière.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on blâme ceux qui espèrent dans l'homme comme dans l'auteur principal de leur salut, mais on ne blâme pas ceux qui espèrent dans l'homme comme dans un secours que Dieu leur envoie. D« même on serait répréhensible, si l'on aimait le prochain comme sa fin principale; mais on ne l'est pas, si on l'aime par rapport à Dieu, ce qui appartient à la charité.

(1) Quand le dérèglement n'atteint pas la fin, il ne constitue qu'un péché véniel.
(5) Puisque tout péché mortel nous sépare et nous éloigne de Dieu.
(2) Tels que l'infidélité et le désespoir.
Si nous aimons le prochain pour un autre motif, par exemple, pour les bienfaits que nous en avons reçus ou pour ses bonnes qualités, cet amour est un amour naturel, et n'est pas un amour de charité.
(1) C'est te qui fait dire à saint Jean (iv) : Si quis dixerit quoniam diligit Deum et fratrem suum oderit : mendax est.
(5) Cette crainte et cet amour sont purement naturels, comme nous l'avons «lit (note 1), et ils ne peuvent appartenir à la charité qui est surnaturelle



ARTICLE II — peut-on aimer par charité la charité elle-même?


Objections: 1. Il semble qu'on ne doive pas aimer par charité la charité elle-même. Car ce que l'on doit aimer par charité est renfermé dans deux préceptes (Mt 22), et il n'est question ni dans l'un ni dans l'autre de la charité, puisque la charité n'est ni Dieu, ni le prochain. On ne doit donc pas aimer par charité la charité elle-même.

2. La charité est fondée sur la communication de la béatitude, comme nous l'avons dit (quest. xxiii, art. 1 ). Or, la charité ne peut pas participer à la béatitude. Elle ne doit donc pas être l'objet de l'amour de la charité.

3. La charité est une amitié, comme nous l'avons dit (quest. xxiii, art. 1). Or, personne ne peut avoir de l'amitié pour la charité ou pour un accident quelconque, parce que ces choses ne sont pas capables de réciprocité d'affection, ce qui est de l'essence de l'amitié, comme le dit Aristote (Eth. lib. viii, cap. 3). On ne doit donc pas aimer la charité même.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De Trin. lib. viii, cap. 8) : Celui qui aime le prochain doit conséquemment aimer aussi cet amour même. Or, on aime le prochain par charité. Donc on doit aussi aimer la charité de la même manière.

CONCLUSION. — On aime la charité, non comme l'objet de l'amour, mais comme le bien que nous voulons à ceux que nous aimons par charité.

Réponse Il faut répondre que la charité est un amour. Or, l'amour reçoit de la nature de la puissance dont il est un acte la faculté de pouvoir se replier sur lui- même. Car l'objet de la volonté étant le bien universel, tout ce qui est contenu dans l'idée du bien peut tomber sous l'acte de la volonté. Et comme le vouloir est une bonne chose, elle peut vouloir ses volitions, comme l'intellect dont l'objet est le vrai comprend ses propres perceptions, parce qu'il y a là quelque chose de vrai (1). D'ailleurs d'après sa propre nature spécifique l'amour se replie sur lui-même, parce qu'il est un mouvement spontané du sujet qui aime vers l'objet aimé. Par conséquent par là même que quelqu'un aime, il se plaît à aimer. Mais la charité n'est pas simplement un amour, elle a la nature de l'amitié, comme nous l'avons dit (quest. xxiii, art. 1). Or, on aime une chose par amitié de deux manières : 1° comme on aime un ami auquel on veut du bien (2) ; 2° comme on aime le bien qu'on veut à un ami. C'est dans ce dernier sens et non dans le premier qu'on aime par charité la charité même; parce que la charité est le bien que nous désirons à tous ceux que nous aimons par charité. II en est de même de la béatitude et des autres vertus.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que nous avons de l'amitié pour Dieu et le prochain, mais dans leur amour se trouve compris l'amour de la charité. Car nous aimons le prochain et Dieu, en ce sens que nous aimons que Dieu soit aimé de nous et de nos semblables (3), ce qui constitue l'amour de la charité.

2. Il faut répondre au second que la charité est la communication même de la vie spirituelle par laquelle on arrive à la béatitude ; c'est pourquoi on l'aime comme le bien qu'on désire à tous ceux qu'on aime par charité.

3. Il faut répondre au troisième, que ce raisonnement repose sur ce que par l'amitié on aime ceux pour lesquels on a de l'affection (1).

(I) L'acte «le la perception même est un fait qui a sa vérité, et c'est pour cela qu'il peut être l'objet de l'intellect ^ les volitions peuvent être bonnes, et eu raison de leur bonté elles sont l'objet de la volonté qui les ainie.
(2) On n'aime pas ainsi la charité, parce qu'elle n'est pas un être réel qui ait une existence propre.
(3) Cet amour est l'effet de la droiture de la volonté.


ARTICLE III. — doit-on aimer par charité les créatures irraisonnables ?


Objections: 1. Il semble qu'on doive aimer par charité les créatures irraisonnables. Car c'est la charité surtout qui nous rend conformes à Dieu. Or, Dieu aime par charité les créatures irraisonnables. Car il aime tout ce qui existe, selon l'expression de la Sagesse (Sg 2,25), et tout ce qu'il aime, il l'aime par lui-même qui est charité. Nous devons donc aussi aimer par charité les créatures irraisonnables.

2. La charité a principalement Dieu pour objet, mais elle s'étend aux autres choses selon qu'elles appartiennent à Dieu. Or, comme la créature raisonnable appartient à Dieu en ce sens qu'elle est à son image, de même la créature irraisonnable, parce qu'elle porte l'empreinte de son vestige. Donc la charité s'étend aussi aux créatures irraisonnables.

3. Comme Dieu est l'objet de la charité, de même il est aussi l'objet de la foi. Or, la foi s'étend aux créatures irraisonnables, puisque nous croyons que le ciel et la terre ont été créés par Dieu, que les poissons et les oiseaux sont sortis des eaux, et que les animaux qui marchent et les plantes sont sortis de la terre. Donc la charité s'étend aussi aux créatures irraisonnables.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'amour de la charité ne s'étend qu'à Dieu et au prochain. Or, sous le nom de prochain on ne peut pas comprendre les créatures irraisonnables, puisqu'elles n'ont pas de commun avec l'homme la raison. Donc la charité ne s'étend pas à ces créatures.

CONCLUSION. — L'amour de la charité ne s'étend pas à la créature irraisonnable comme à un être auquel nous voulons du bien, mais comme au bien que nous voulons aux hommes qui sont aimés de nous par charité.

Réponse Il faut répondre que la charité, d'après ce que nous avons dit (quest. xxiii, art. 4 et art. préc.), est une amitié. Or, on aime par amitié de deux manières : 1° on aime l'ami auquel l'amitié se rapporte; 2° on aime les biens qu'on lui désire. Dans le premier sens on ne peut aimer par charité aucune créature irraisonnable, et cela pour trois raisons. Les deux premières regardent l'amitié en général qui ne peut avoir pour objet les créatures irraisonnables : 1° parce que l'amitié se rapporte à celui auquel nous voulons du bien. Or, nous ne pouvons pas vouloir du bien, à proprement parler, à une créature irraisonnable, puisqu'il ne lui appartient pas de posséder quelque chose de bon en propre; ceci n'appartient qu'à la créature raisonnable qui est maîtresse d'user du bien qu'elle possède par son libre arbitre. C'est pourquoi Aristote dit (Phys. lib. ii, text. 58) que quand nous disons qu'il arrive du bien ou du mal à ces sortes de créatures, nous ne parlons que par analogie. 2° Parce que toute amitié est fondée sur une communication quelconque de la vie ; car rien n'est propre à l'amitié comme la bonne vie, selon la remarque d'Aristote (Eth. lib. viii, cap. 3 et -i). Or, les créatures irraisonnables ne peuvent rien avoir de commun avec la vie humaine qui est réglée par la raison. Par conséquent on ne peut avoir aucune amitié pour ces créatures, sinon dans le sens métaphorique (2). 3° La troisième raison est propre à la charité, parce que la charité est fondée sur la communication de la béatitude éternelle dont la créature irraisonnable n’est pas capable. Par conséquent l'amitié de la charité ne peut pas avoir pour objet cette créature Cependant on peut aimer par charité les créatures irraisonnables comme les biens que nous voulons aux autres (1), en ce sens nue nous voulons par charité leur conservation pour l'honneur de Dieu et 1 utilité de nos semblables. Et c'est ainsi que Dieu les aime aussi par charité.

Solutions: 1. La réponse au premier argument est par là même évidente.

2. Il faut répondre au second, que la ressemblance de vestige ne rend pas capable de la vie éternelle, mais la ressemblance d'image (2) ; par conséquent il n'y a pas de parité.

3. Il faut répondre au troisième, que la foi peut s'étendre à tout ce qui est vrai de quelque manière que ce soit, tandis que l'amitié de la charité s'étend uniquement aux êtres qui sont faits pour posséder le bien dans la vie éternelle ; il n'y a donc pas de parité non plus.

(2) C'est-à-dire d'une manière impropre.
(I) Saint Thomas a reconnu que ce n'est pas ainsi qu'on aime la charité, mais on l'aime comme le bien que l'on se veut à soi-même et qu'on souhaite à tous ses amis.


ARTICLE IV. — l'homme doit-il s'aimer lui-même par charité?


Objections: 1. Il semble que l'homme ne s'aime pas lui-même par charité. Car saint Grégoire dit (Homil. xvii in Evang.) que la charité ne peut pas exister entre moins de deux. Donc personne n'a de charité pour soi-même.

2. L'amitié implique par son essence une réciprocité d'affection et une égalité, comme on le voit (Eth. lib. viii, cap. 2 et 8), ce qui ne peut exister dans l'homme par rapport à lui-même. Or, la charité est une amitié, comme nous l'avons dit (quest. xxiii, art. 4). On ne peut donc pas avoir de charité pour soi-même.

3. Ce qui appartient à la charité ne peut pas être blâmable, parce que la charité ne fait pas le mat, selon l'expression de l'Apôtre (1Co 13,4). Or, il est blâmable de s'aimer soi-même; car il est dit (2Tm 3,4) : Dans ces derniers jours il viendra des temps fâcheux; il y aura des hommes amoureux d'eux-mêmes. Donc l'homme ne peut s'aimer lui-même par la charité.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La loi dit (Lv 19,48) : Vous aimerez votre ami comme vous-même. Or, nous aimons nos amis par charité. Nous devons donc aussi nous aimer de la sorte.

CONCLUSION. — Parmi les choses qui sont l'objet de la charité comme appartenant à Dieu, l'homme doit s'aimer lui-même.

Réponse Il faut répondre que la charité étant une amitié, comme nous l'avons dit (quest. xxiii, art. 4), nous pouvons en parler de deux manières : 4° sous le rapport de l'amitié en général. En ce sens nous devons dire que l'amitié que nous avons pour nous-mêmes n'est pas de l'amitié proprement dite, mais c'est quelque chose de plus. Car l'amitié implique une certaine union, puisque saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) que l'amour est une vertu uni- tive. Or, de nous-mêmes à nous-mêmes il y a unité, ce qui l'emporte sur l'union qu'on a avec un autre. Par conséquent comme l'unité est le principe de l'union, de même l'amour par lequel on s'aime soi-même est la forme et la racine de l'amitié. Car l'amitié que nous avons pour les autres consiste en ce que nous sommes pour eux ce que nous sommes pour nous-mêmes. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. ix, cap. 8) que les sentiments d'amitié qu'on a pour les autres viennent de ceux qu'on a pour soi-même. C'est ainsi qu'à l'égard des principes on n'en a pas la science, mais quelque chose de plus, l'intelligence. 2° Nous pouvons parler de la charité selon sa propre nature, c'est-à-dire selon qu'elle est l'amitié de l'homme pour Dieu principalement, et conséquemment pour les choses de Dieu, parmi lesquelles se trouve l'homme lui-même qui a la charité. C'est ainsi que parmi les choses qu'embrasse la charité comme appartenant à Dieu il s'aime lui-même par cette vertu (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Grégoire parle de la charité considérée sous le rapport de l'amitié en général.

2. C'est aussi ce que suppose la seconde objection.

3. Il faut répondre au troisième, que ceux qui s'aiment eux-mêmes sont blâmés parce qu'ils s'aiment selon leur nature sensible à laquelle ils obéissent, ce qui n'est pas s'aimer véritablement selon la nature raisonnable, de manière à ne désirer pour soi que les biens qui sont le perfectionnement de la raison (2). Et c'est de cette dernière manière qu'il appartient surtout à la charité de s'aimer soi-même.

(2) Voyez cetle distinction dans le traité de la Trinité (tom. 1P 415).
(I) On aime les créatures irraisonnables pour soi et pour les autres, parce qu'elles sont pour l'homme un moyeu d'arriver à sa fin.




II-II (Drioux 1852) Qu.24 a.11