II-II (Drioux 1852) Qu.25 a.12

ARTICLE XII. — est-il convenable de compter quatre choses qui doivent être aimées par charité : dieu, le prochain, notre corps et nous-mêmes (1)?


Objections: 1. Il semble que ce soit à tort qu'on compte quatre choses que l'on doit aimer par charité : Dieu, le prochain, notre corps et nous-mêmes. Car, comme le dit saint Augustin (Tract. 83 sup. Joan. ) : Celui qui n'aime pas Dieu, ne s'aime pas lui-même. Ainsi dans l'amour de Dieu se trouve compris l'amour de soi-même, et par conséquent l'amour de soi n'est pas autre que l'amour de Dieu.

2. La partie ne doit pas être divisée par opposition au tout. Or, notre corps est une partie de nous-mêmes. Donc on ne doit pas le distinguer comme un autre objet que nous devons aimer.

3. Comme nous avons un corps, de même le prochain en a un aussi. Par conséquent, comme l'amour par lequel on aime le prochain se distingue de l'amour par lequel on s'aime soi-même; ainsi, l'amour par lequel on aime le corps du prochain doit se distinguer de l'amour par lequel on aime son propre corps. Il n'est donc pas convenable d'énumérer quatre choses que l'on doit aimer par charité.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De doct. christ, lib. i, cap. 23): Il y a quatre choses que nous devons aimer par charité : l'une qui est au- dessus de nous, c'est Dieu; l'autre qui est nous-mêmes; la troisième, qui est égale à nous, c'est le prochain; et la quatrième, qui est au-dessous de nous, c'est notre propre corps.

CONCLUSION. — Il y a quatre choses que nous devons aimer par charité : Dieu, le prochain, notre corps et nous-mêmes.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. xxiii, art. 1 et 5, et art. 3, 6 et 10 huj. quaest.), l'amitié de la charité est fondée sur la communication de la béatitude. Dans cette communication il y a une chose que l'on considère comme le principe qui produit cette béatitude, c'est Dieu. Il y en aune autre qui participe directement à la béatitude, c'est l'homme et l'ange. Il y en a une troisième vers laquelle cette béatitude rejaillit par suite de sa surabondance, et c'est le corps humain. Ce qui est le principe de la béatitude doit être aimé pour ce motif, parce qu'il en est la cause. Ce qui participe à la béatitude doit être aimé pour deux raisons, soit parce que ces choses ne font qu'un avec nous, soit parce qu'elles sont associées à la participation de notre bonheur. D'après cela, on voit qu'il y a deux choses que l'on doit aimer par charité, et ce sont ces deux choses que l'homme aime en s'aimant lui-même et en aimant son prochain.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la diversité de rapport de celui qui aime à l'égard des divers objets qu'il doit aimer, constitue différentes espèces d'amour. Et comme l'homme qui aime se rapporte à Dieu d'une toute autre manière qu'à lui-même (1), il s'ensuit qu'on distingue ces deux choses comme deux objets d'amour, quoique l'amour de l'un soit cause de l'amour de l'autre, au point que le premier détruit, le second disparaît.

2. Il faut répondre au second, que le sujet de la charité est l'âme raisonnable qui peut recevoir la béatitude que le corps n'atteint, pas directement, mais dont il ne peut jouir que par surabondance. C'est pourquoi l'homme s'aime par charité d'une manière par rapport à son âme raisonnable, qui est sa partie principale, et il aime son corps d'une autre manière (2).

3. Il faut répondre au troisième, que l'homme aime le prochain dans son âme et dans son corps (3) en raison de ce qu'il doit être associé avec lui dans la béatitude. C'est pourquoi à l'égard du prochain, il n'y a qu'une seule espèce d'amour. Par conséquent, on ne considère pas le corps du prochain comme un objet spécial que l'on doit aimer.

(I) Cet article n'est que le résumé de ceux qui précèdent.



QUESTION XXVI.

L'ORDRE DE LA CHARITÉ.


Après avoir parlé des divers objets de la charité, nous devons considérer l'ordre dans lequel on doit les aimer. — A ce sujet treize questions se présentent : 1° Y a-t-il dans la charité un ordre à observer ? — 2° L'homme doit-il aimer Dieu plus que le prochain? — 3° Doit-il l'aimer plus que soi-même? — 4° Doit-il s'aimer plus que son prochain ? — 5° Doit-il plus aimer le prochain que son propre corps? — 6° Parmi le prochain y a-t-il des personnes qu'il doit aimer plus que d'autres? — 7° Doit-il aimer davantage celui qui est le meilleur ou celui qui lui est le plus uni ? — 8° Doit-il aimer davantage celui qui lui est uni par le sang ou celui qui lui est uni par d'autres liens? — 9° Doit-on aimer par charité son fds plus que son père? — 10° Doit-on plus aimer sa mère que son père? — 11° Doit-on aimer son épouse plus que son père ou sa mère ? —12° Doit-on aimer son bienfaiteur plus que celui à qui on accorde un bienfait ? — 13° L'ordre de la charité subsiste-t-il dans le ciel ?


ARTICLE I. — y A-T-IL DANS LA CHARITÉ UN ORDRE A ORSERVER (4) ?


Objections: 1. Il semble qu'il n'y ait dans la charité aucun ordre. Car la charité est une vertu. Or, on n'assigne pas d'ordre pour les autres vertus. On ne doit donc pas non plus en assigner un pour la charité.

2. Comme l'objet de la foi est la vérité première, de même l'objet de la charité est la bonté souveraine. Or, dans la foi on n'établit pas d'ordre, puisqu'on croit tout également. On ne doit donc pas non plus établir d'ordre dans la charité.

3. La charité réside dans la volonté. Or, ce n'est pas à la volonté, mais à la raison, à établir un ordre. Donc on ne doit pas attribuer d'ordre à la charité. Mais c'est le contraire. Il est écrit (Ct 2,4) : Le roi m'a introduit dans le cellier où il met son vin, et a réglé en moi mon amour.

CONCLUSION. — Il  faut i"'*1 Y ait dans la charité un ordre, puisqu'elle s'étend à Dieu comme au principe de la béatitude sur la communication de laquelle l'amitié de la charité est fondée.

Réponse Il faut répondre que, comme le dit Aristote (Met. lib. v, text. 16), on distingue un premier et un dernier relativement à un commencement. Comme l'ordre implique en lui-même un premier et un dernier, il s'ensuit nécessairement que partout où il y a un principe ou un commencement quelconque, il y a aussi un ordre. Or, nous avons dit (quest. préc. art. 12, et quest. xxiii, art. 1) que l'amour de la charité tend vers Dieu comme vers le principe de la béatitude, sur la communication de laquelle l'amitié de la charité est fondée. Il faut donc qu'à l'égard des choses qu'on aime par charité, on observe un ordre qui se rapporte au premier principe de cet amour, qui est Dieu.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la charité tend à la fin dernière comme fin dernière, ce qui ne convient pas à une autre vertu, ainsi que nous l'avons dit (quest. xxiii, art. 7). Or, dans les choses qui sont l'objet de l'appétit, ainsi que dans les choses pratiques, la fin a la nature du principe, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. xxiii, art. 7 ad 2, et I-II, quest. i, art. 1). C'est pourquoi la charité se rapporte surtout au premier principe, et c'est ce qui fait que c'est surtout en elle qu'on considère l'ordre relativement à ce premier principe.

2. Il faut répondre au second, que la foi appartient à la faculté cognitive qui agit selon que les choses connues sont dans le sujet qui les connaît, tandis que la charité est dans la puissance affective, dont l'opération consiste en ce que l'âme tend vers les choses elles-mêmes. Et comme l'ordre existe plus principalement dans les choses elles-mêmes, et qu'il en sort pour ainsi dire pour arriver à notre connaissance, il s'ensuit qu'on l'approprie à la charité plutôt qu'à la foi. — Quoique d'ailleurs il y ait aussi dans la foi un ordre, en ce sens qu'elle a Dieu pour objet principal, et pour objet secondaire toutes les autres choses qui se rapportent à Dieu.

3. Il faut répondre au troisième, que l'ordre appartient à la raison comme à la faculté ordonnatrice; mais il appartient à la puissance appétitive comme à la faculté ordonnée. C'est ainsi que l'on établit un ordre dans la charité.

(I) Il aime Dieu comme l'auteur Je la béatitude, et il s'aime lui-même comme participant à cette béatitude.  . .
(2) La différence de rapport qu'il y a ici consiste en ce que l'âme participe directement à la béatitude, au lieu que le corps n'y participe qu'indirectement.
(5) La béatitude du corps étant comprise implicitement dans celle de l'âme, il n'y a pas lieu de distinguer à l'égard du prochain plusieurs espèces d'amour.
(4) Par là même que les quatre choses qui sont l'objet de la charité ne sont pas égales entre elles, il fst nécessaire qu'elles soient subordonnées, et c'est ce que saint Thomas établit d'abord d'une manière générale, en montrant qu'il y a dans la charité un ordre à observer.


ARTICLE II.— doit-on aimer dieu plus que le prochain?


Objections: 1. Il semble qu'on ne doive pas aimer Dieu plus que le prochain ; car il est dit (1Jn 4,20) : Celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, comment peut-il aimer Dieu qu'il ne voit pas? D'où il paraît que plus une chose est visible et plus elle est aimable. Car la vision est le principe de l'amour, comme ledit Aristote (Eth. lib. ix, cap. ult.). Et Dieu étant moins visible que le prochain, il s'ensuit qu'on peut moins l'aimer par charité.

2. La ressemblance est la cause de l'amour, d'après ces paroles de l'Ecriture (Qo 13,19) : Tout animal aime son semblable. Or, l'homme ressemble plus à son prochain qu'à Dieu. Donc il doit plus aimer par charité son prochain que Dieu.

3. Ce que la charité aime dans le prochain, c'est Dieu, comme le prouve saint Augustin (De doct. christ, lib. i, cap. 22 et cap. 27). Or, Dieu n'est pas plus grand en lui-même que dans le prochain ; il n'est donc pas plus aimable en lui-même que dans le prochain, et par conséquent on ne doit pas l'aimer davantage.

En sens contraire Mais c'est le contraire. On doit aimer davantage celui pour lequel on doit haïr les autres choses. Or, on doit haïr le prochain à cause de Dieu, c'est-à- dire dans le cas où il nous éloignerait de lui, d'après ces paroles de l'Ecriture (Lc 19,26): Si quelqu'un vient à moi, et qu'il ne haïsse pas son père et sa mère, et son épouse et ses enfants, et ses frères et ses soeurs, il ne peut pas être mon disciple. Donc on doit aimer Dieu par charité plus que le prochain.

CONCLUSION. — Puisque Dieu est le premier principe de la béatitude, tandis que le prochain est seulement associé avec nous à la participation de cette même béatitude, il résulte de là évidemment qu'on doit aimer Dieu plus que le prochain.

Réponse Il faut répondre que chaque amitié se rapporte principalement à l'objet dans lequel se trouve principalement le bien sur la communication duquel elle est fondée. Ainsi l'amitié politique se rapportant principalement au chef de l'Etat duquel tout le bien général de la nation dépend, c'est à lui surtout que les citoyens doivent fidélité et obéissance. Or, l'amitié de la charité est fondée sur la communication de la béatitude, qui consiste en Dieu essentiellement, comme dans son premier principe, d'où elle découle sur tous ceux qui sont capables d'en jouir. C'est pourquoi on doit aimer Dieu principalement et par-dessus toutes choses par charité. Car on l'aime comme la cause de la béatitude, tandis qu'on aime le prochain parce qu'il le fait entrer avec nous en participation de cette même béatitude.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'une chose est cause de l'amour de deux manières : 1° comme étant le motif de l'amour. C'est ainsi que le bien est cause de l'amour, parce qu'on aime chaque être en raison de sa bonté. 2° Une chose est cause de l'amour parce qu'elle est un moyen de l'acquérir. C'est de la sorte que la vision est cause de l'amour ; ce qui ne signifie pas qu'une chose est aimable parce qu'elle est visible, mais que la vision nous mène à l'aimer. On ne doit donc pas conclure que plus une chose est visible, plus elle est aimable, mais seulement qu'elle s'offre la première à notre amour. Et c'est le raisonnement que fait l'Apôtre. Car, par là même que le prochain est visible pour nous, il se présente tout d'abord à notre affection. Et comme l'esprit apprend, par les choses qu'il connaît, à aimer celles qu'il ne connaît pas, selon la remarque de saint Grégoire (Hom. xi in ev.), il s'ensuit que si l'on n'aime pas le prochain, on peut conclure de là qu'on n'aime pas Dieu non plus. Ce n'est pas pour cela que le prochain soit plus aimable; mais c'est parce que c'est le premier objet qui s'offre à notre amour. Dieu est certainement plus aimable que le prochain, parce que sa bonté est infiniment plus grande (1).

2. Il faut répondre au second, que la ressemblance que nous avons avec Dieu est antérieure à la ressemblance que nous avons avec le prochain, et qu'elle en est la cause. Car nous ressemblons au prochain, parce que nous participons à Dieu de la même manière que le prochain y participe lui- même. C'est pourquoi, en raison de cette ressemblance, nous devons aimer Dieu plus que le prochain.

3. Il faut répondre au troisième, que Dieu, considéré substantiellement, est également dans tous les êtres, parce qu'il ne s'amoindrit pas par là même qu'il existe dans un sujet quelconque. Mais le prochain ne possède pas également la bonté de Dieu, comme Dieu la possède lui-même. Car Dieu la possède essentiellement, tandis que le prochain ne l'a que par participation.

il) Il est certain que l'on doit aimer Dieu plus que le prochain, dans le sens qu'il est bien plus digne de notre amour ; mais les théologiens examinent si l'amour que nous avons pour lui doit être nécessairement plus intense, plus ardent, plus démonstratif que celui que nous avons pour le prochain. La plupart reconnaissent qu'on ne pèche pas quand on a pour le prochain un amour plus sensible que pour Dieu.


ARTICLE III. — l'homme doit-il aimer dieu par charité plus que lui-même (1)?


Objections: 1. Il semble que l'homme ne doive pas aimer Dieu par charité plus que lui-même. Car Aristote dit (Eth. lib. ix, cap. 8) que l'amitié qu'on a pour autrui provient de l'amitié qu'on a pour soi-même. Or, la cause l'emporte sur l'effet. Donc l'amitié de l'homme pour lui-même est plus grande que l'amitié qu'il a pour tout autre. Par conséquent il doit s'aimer plus que Dieu.

2. on aime chaque chose en raison de sa bonté propre. Or, on aime plus ce qui est un motif d'amour que ce qu'on aime pour ce motif; comme on connaît mieux les principes qui sont un moyen de connaître (2). Donc l'homme s'aime lui-même plus que tout autre bien qu'il chérit; par conséquent, il n'aime pas Dieu plus que lui-même.

3. On aime Dieu selon qu'on aime à jouir de lui. Or, on aime à jouir de Dieu, selon qu'on s'aime soi-même, parce que c'est le souverain bien qu'on puisse se vouloir. Donc l'homme ne doit pas plus aimer Dieu par charité que soi-même.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De doct. christ, lib. i, cap. 27) : Si vous ne devez pas vous aimer vous-même à cause de vous, mais à cause de lui, puisque c'est là la fin la plus légitime de votre amour, qu'un autre homme ne se fâche pas de ce que vous l'aimez à cause de Dieu. Or, celui pour lequel on aime tout le reste est le plus aimé. Donc l'homme doit aimer Dieu plus que lui-même.

CONCLUSION. — Puisque la béatitude est eu Dieu comme dans le bien général, le principe et la source de tous ceux qui peuvent y participer, l'homme doit l'aimer plus que lui-même.

Réponse Il faut répondre que nous pouvons recevoir de Dieu deux sortes de bien : le bien de la nature et le bien de la grâce. L'amour naturel est fondé sur la communication des biens naturels que Dieu nous fait. Par cet amour, non- seulement l'homme dans l'état de nature intègre aime Dieu par-dessus toutes choses et plus que lui-même, mais encore toute créature l'aime ainsi à sa manière, c'est-à-dire d'un amour intellectuel, ou raisonnable, ou animal ou purement naturel (3), comme les pierres et les autres êtres dépourvus de connaissance ; parce que chaque partie aime naturellement le bien général du tout plus que le bien particulier qui lui est propre. C'est ce qui résulte manifestement de leur action. Car toute partie est principalement portée à agir de concert avec les autres dans l'intérêt du tout auquel elle appartient. C'est ce qu'on voit évidemment dans les vertus politiques ou sociales, qui portent quelquefois les citoyens à souffrir dans leurs intérêts et dans leur personne pour le bien général. — D'ailleurs cette proposition est encore plus vraie quand il s'agit de l'amitié de la charité, qui est fondée sur la communication des dons de la grâce. C'est pourquoi l'homme doit aimer par charité Dieu, qui est le bien commun de tous les êtres, plus que lui-même, parce que la béatitude réside dans Dieu, comme dans le principe général : et dans la source commune d'où elle, se répand sur tous ceux qui peuvent y participer.

Solutions: 1. faut répondre au premier argument, qu'Aristote parle de l'amitié qu'on a pour un autre, dans lequel le bien qui est l'objet de l'amitié n'existe que d'une manière particulière; mais il ne parle pas de l'amitié qui se rapporte à un autre être qui possède en lui le bien général et total (1).

2. Il faut répondre au second, que la partie aime le bien du tout selon qu'il lui convient ; non pas de telle façon qu'elle rapporte le bien du tout à elle- même, mais plutôt de telle sorte qu'elle se rapporte elle-même au bien du tout (2).

3. Il faut répondre au troisième, que quand on veut jouir de Dieu, on l'aime d'un amour qu'on appelle amour de concupiscence. Or, nous aimons Dieu d'un amour d'amitié plus que d'un amour de concupiscence, parce que la bonté de Dieu, considérée en elle-même, est plus grande que la bonté à laquelle nous pouvons participer en jouissant de lui. C'est pourquoi l'homme aime Dieu par charité absolument plus que lui-même.

(1) Cet article est l'explication de ces paroles de l'Evangile (Lc 14) : Si quis venit ad me, et non odit animam suam, non potest meus esse discipulus.
(5) L'amour, intellectuel est celui des anges, l'amour raisonnable celui de l'homme, l'amour animal celui des animaux, et l'amour naturel celui des êtres inanimés.
(2) Qu'on ne connaît les choses qu'ils nous font découvrir.



ARTICLE IV. — l'homme doit-il s'aimer lui-même par charité plus que le prochain?


Objections: 1. Il semble que l'homme ne doive pas s'aimer par charité plus que le prochain. Car l'objet principal de la charité, c'est Dieu, comme nous l'avons dit (art. 2 huj. quaest. et quest. xxv, art. 11 et 12). Or, parmi le prochain il y a quelquefois des personnes qui sont plus unies à Dieu qu'on ne l'est soi- même. Donc on doit aimer ces personnes plus que soi-même.

2. Nous évitons surtout la perte de ce que nous aimons le mieux. Or, l'homme souffre par charité qu'il éprouve des pertes dans l'intérêt de son prochain, suivant cette parole de l'Ecriture (Pr 12,26). Celui qui ne fait pas attention à la perte qu'il éprouve a cause de son ami, est juste. Donc l'homme doit par charité aimer les autres plus que lui-même.

3. Saint Paul dit (1Co 13,5) que la charité ne cherche pas son propre avantage. Or, nous aimons le plus celui dont nous recherchons l'avantage avec le plus d'ardeur. Donc par la charité on ne s'aime pas soi-même plus que le prochain.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Lv 19, et Mt 22,39) : Vous aimerez votre prochain comme vous-même. D'où il paraît que l'amour de l'homme pour lui-même est comme le modèle de l'amour qu'il a pour les autres. Or, le modèle l'emporte sur l'image qui le reproduit. Donc l'homme doit s'aimer lui-même par charité plus que le prochain.

CONCLUSION. — L'homme est tenu de s'aimer lui-même par charité plus que le prochain.

Réponse Il faut répondre que dans l'homme il y a deux choses, la nature spirituelle et la nature corporelle. Or, on dit que l'homme s'aime par là même qu'il s'aime relativement à sa nature spirituelle, comme nous l'avons dit (quest. xxv, art. 7). Sous ce rapport, l'homme doit s'aimer après Dieu plus que tout autre être. Ce qui est évident d'après le motif même de l'amour. Car, comme nous l'avons vu (quest. xxv, art. 1 et 12), Dieu est aimé, comme le principe du bien sur lequel l'amour de la charité est fondé, tandis que l'homme s'aime lui-même par charité, parla raison qu'il participe à ce bien suprême, et il aime son prochain, parce qu'il entre avec lui en jouissance de ce même bien. Or, cette association est un motif d'amour, parce qu'elle établit une certaine union avec Dieu. Par conséquent comme l'unité l'emporte sur l'union, de même la participation de l'homme à ce bien suprême est un motif d'amour qui l'emporte sur celui qui résulte de ce que l'on partage avec d'autres cette même jouissance. C'est pourquoi l'homme doit par charité s'aimer lui-même plus que le prochain. La preuve en est qu'il ne doit pas subir un détriment spirituel contraire à la participation de la béatitude, pour délivrer le prochain du péché (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'amour de la charité tire son étendue non-seulement de l'objet aimé qui est Dieu, mais encore du sujet qui aime, qui est l'homme en possession de la charité; et c'est ainsi que l'étendue d'une action quelconque dépend en quelque sorte du sujet lui- même. C'est pourquoi, quoique le prochain soit plus près de Dieu, quand il est vertueux, néanmoins il n'est pas aussi près de celui qui a la charité que ce dernier n'est près de lui-même. Par conséquent il ne s'ensuit pas que l'on doive dans ce cas aimer son prochain plus que soi-même.

2. Il faut répondre au second, que l'homme doit supporter des pertes corporelles pour son ami, et dans ce cas il s'aime davantage lui-même relativement à sa vie spirituelle, parce que c'est là ce qui constitue la perfection de la vertu qui est le bien de l'âme. Mais sous le rapport spirituel l'homme ne doit souffrir aucun dommage en péchant (2) pour délivrer du péché son prochain, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit saint Augustin dans sa règle (Ep. cix), ces paroles : La charité ne cherche pas soji propre avantage, signifient qu'elle préfère le bien général à son bien particulier. Or, le bien général est toujours plus digne d'être aimé de la part de chaque être que son bien propre, comme le bien du tout est pour la partie plus digne d'être aimé que son bien particulier (3), ainsi que nous l'avons dit (art. préc.).

(2) Ainsi la bonté participe de la nature et de la grâce, qui, en nous, est le motif de l'amour que nous avons pour Dieu.
(I) Nous devons aimer ainsi Dieu, parce que l'amour que nous avons pour lui est cause de l'amour particulier que nous avons pour nous-mêmes, ce que l'on ne peut pas dire de l'amour que nous avons pour les autres êtres

ARTICLE V. — l'homme doit-il plus aimer le prochain que son propre corps?

Objections: 1. Il semble que l'homme ne doive pas aimer le prochain plus que son propre corps. Car dans le prochain on comprend son corps. Si donc l'homme doit aimer son prochain plus que son propre corps, il s'ensuit qu'il doit aimer le corps du prochain plus que son corps propre.

2. L'homme doit plus aimer son âme que celle de son prochain, comme nous l'avons dit (art. préc.): Or, notre propre corps est plus près par rapport à notre âme que le prochain. Donc nous devons plus aimer notre propre corps que le prochain.

3. Chacun expose ce qu'il aime le moins pour ce qu'il aime le plus. Or, tout homme n'est pas tenu d'exposer son propre corps pour le salut du prochain ; c'est un conseil qui ne regarde que les parfaits, suivant cette parole de l'Evangile (Jn 15,13) : Il n'y a pas de charité plus grande que de donner sa vie pour ses amis. Donc l'homme n'est pas tenu par charité d'aimer le prochain plus que son propre corps.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De doct. christ, lib. i, cap. 27) que nous devons aimer le prochain plus que notre propre corps.

CONCLUSION. — Pour ce qui regarde le salut de l'âme les hommes sont tenus d'aimer par charité leur prochain plus que leur propre corps.

Réponse Il faut répondre qu'on doit aimer davantage par charité ce qui a une raison plus grave d'être aimé de cette manière, comme nous l'avons dit (quest. xxv, art. 12). Or, le partage de la participation pleine et entière de la béatitude qui nous fait aimer le prochain, est un motif d'amour plus puissant (1) que la participation de la béatitude par surabondance, qui est la raison pour laquelle nous devons aimer notre propre corps. C'est pourquoi nous devons aimer le prochain par rapport au salut de son âme (2) plus que notre propre corps.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que d'après Aristote (Eth. lib. ix, cap. 8) chaque être paraît être ce qu'il y a en lui de plus important. Ainsi quand on dit qu'on doit aimer le prochain plus que son propre corps, on entend cela de l'âme qui est sa partie principale.

2. Il faut répondre au second, que notre corps est plus près de notre âme que le prochain par rapport à la constitution de notre propre nature ; mais par rapport à la participation de la béatitude, notre âme est plus étroitement unie à celle du prochain qu'à notre propre corps.

3. Il faut répondre au troisième, que chaque homme est chargé du soin de son propre corps, mais chaque homme n'est pas chargé de veiller au salut du prochain, sinon dans le cas de nécessité. C'est pourquoi la charité ne contraint l'homme à exposer son propre corps pour le salut de son prochain, que lorsqu'il est tenu d'y pourvoir (3)-, mais il appartient à la perfection de la charité de s'offrir de soi-même dans une autre circonstance.

(f) Ainsi il n est jamais permis, serait-ce pour sauver le monde entier, de faire un péché mortel, ni même nn péché véniel. On ne peut pas non plus s'exposer au danger prochain de pécher pour sauver quelqu'un.
(2) Il est à remarquer que saint Thomas ajoute en péchant; car quand il s'agit d'oeuvres de subrogation, de pratiques de perfection, on peut les omettre dans l'intérêt du salut du prochain, parce que cette dernière action est plus agréable à Dieu que toute autre oeuvre de piété.
(3) Mais il ne résulte pas de là que nous devons aimer le bien spirituel du prochain plus que le nôtre.


ARTICLE VI. — dans le prochain y a-t-il des personnes que nous devons aimer plus que d'autres?


Objections: 1. Il semble qu'on ne doive pas aimer une personne plus qu'une autre. Car saint Augustin dit (De doct. christ, lib. i, cap. 28) : Il faut aimer également tous les hommes-, mais comme vous ne pouvez pas être utile à tous, il faut surtout songer aux intérêts de ceux avec lesquels vous êtes le plus étroitement uni en raison des lieux, des temps et des autres circonstances. Donc on ne doit pas aimer un individu plus qu'un autre.

2. Quand on n'a qu'une seule et même raison pour aimer différents individus, on doit les aimer tous également. Or, il n'y a qu'une seule raison qui nous porte à aimer nos semblables, c'est Dieu, comme on le voit dans saint Augustin (De doct. christ, lib. i, cap. 27). Donc nous ne devons pas aimer également tous les hommes.

3. Aimer, c'est vouloir du bien à quelqu'un, comme le prouve Aristote (Rhet. lib. ii, cap. 4). Or, nous voulons à tous les hommes un bien égal, c'est-à-dire la vie éternelle. Nous devons donc les aimer tous également.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Plus un être doit être aimé, et plus celui qui agit contrairement à son amour pèche grièvement. Or, celui qui manque d'aimer certaines personnes pèche plus grièvement que celui qui manque d'en aimer d'autres Ainsi il est ordonné (Lv 20,9) de punir de mort celui qui aura maudit son père et sa mère, et ce précepte n'existe pas à l'égard de ceux qui maudissent les autres hommes. Donc parmi nos semblables, il y en a que nous devons aimer plus que d'autres.

CONCLUSION. — Nous ne devons pas aimer par charité également tous nos semblables mais nous devons les aimer plus ou moins, selon qu'ils sont plus près de nous ou plus près de Dieu.

Réponse Il faut répondre qu'à ce sujet il y a deux sortes de sentiment. Il y a des auteurs qui ont dit qu'on devait également aimer par charité tous les hommes quant à l'affection, mais non quant à l'effet extérieur, et ils ont supposé que l'ordre d'amour devait s'entendre des bienfaits extérieurs que nous devons accorder à nos proches plutôt qu'aux étrangers, et qu'on ne devait pas appliquer cet ordre à l'affection intérieure qui doit être égale pour tous, même pour nos ennemis. Mais ce sentiment n'est pas raisonnable. Car l'affection de la charité qui est l'inclination de la grâce n'est pas moins bien ordonnée que l'appétit naturel qui est l'inclination de la nature, puisque ces deux inclinations procèdent l'une et l'autre de la sagesse divine. Or, nous voyons que dans l'ordre de la nature, l'inclination naturelle est proportionnée à l'acte ou au mouvement qui convient à la nature de chaque être ; ainsi la terre a un mouvement de gravité plus puissant que l'eau, parce qu'il est dans sa nature d'être sous cet élément. Il faut donc que l'inclination de la grâce qui est l'affection de la charité, soit aussi proportionnée à ce que l'on doit faire extérieurement, de telle sorte que nous ayons une affection de charité plus vive pour ceux auxquels nous devons de plus grands bienfaits. C'est pourquoi on doit dire que même sous le rapport de l'affection, nous devons aimer certaines personnes plus que d'autres. La raison en est que Dieu et celui qui aime étant le principe de l'amour, on doit avoir plus d'affection pour les individus, selon qu'ils se rapprochent davantage de l'un de ces principes (1). Car, comme nous l'avons dit (art. 1), partout où il y a un principe, l'ordre se considère par rapport à ce principe.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'amour peut être inégal de deux manières : 1° par rapport au bien que nous désirons à un ami ; en ce sens nous aimons également par la charité tous les hommes, parce que nous leur souhaitons à tous le même genre de bien, c'est-à-dire la béatitude éternelle; 2° on dit que l'amour est plus grand, parce que l'acte d'amour est plus intense : de cette manière il n'est pas nécessaire qu'on aime également tous les hommes. — Ou bien on peut dire que l'amour peut se rapporter inégalement aux individus de deux manières : 4° Parce qu'on aime les uns et qu'on n'aime pas les autres. On est obligé d'observer cette inégalité dans la bienfaisance, parce que nous ne pouvons pas être utiles à tout le monde (2); mais cette inégalité ne doit pas avoir lieu dans la bienveillance de l'amour. 2° Il y a une autre inégalité d'amour qui provient de ce qu'il y en a qu'on aime plus que d'autres. Saint Augustin n'a pas l'intention d'exclure cette dernière inégalité, mais la première, comme on le voit par ce qu'il dit de la bienfaisance.

2. Il faut répondre au second, que tous les hommes ne se rapportent pas à Dieu également; mais il y en a qui sont plus rapprochés de lui, parce qu'ils sont meilleurs, et on doit les aimer par charité plus que d'autres qui en sont moins rapprochés.

3. Il faut répondre au troisième, que cette objection repose sur l'étendue de l'amour considérée par rapport au bien que nous souhaitons à nos amis.

(I) Le motif est plus puissant, parce que la participation du prochain à la béatitude est directe, au lieu que celle du corps n'est qu'indirecte.
í2) Il est à remarquer qu'il ne s'agit ici que du salut spirituel du prochain ; car s'il s'agissait de son existence corporelle, la question serait toute différente. On ne pourrait pas établir en thèse générale que l'on doit aimer la vie du prochain plus que la sienne.
(3) Les théologiens distinguent trois sortes de nécessité : nécessité extrême, nécessité grave et nécessité commune. Il y a nécessité extrême quand le prochain est sur le point de périr éternellement, si on ne le secourt, comme l'enfant qui meurt sans baptême. Dans ce cas, on est tenu d'exposer sa propre vie pour le salut du prochain, si on a l'espérance de le sauver. Il y a nécessité grave quand le prochain pourrait se sauver absolument, mais très-difficilement, comme un moribond peut se sauver sans le sacrement de pénitence. Dans ce cas, c'est à ceux qui ont charge d'âmes à exposer leur vie. Les pasteurs doivent administrer les sacrements aux pestiférés. La nécessité commune est celle où se trouvent les pécheurs d'habitude. Dans ce cas, il n'y a pour personne obligation de s'exposer pour les tirer du péché.
(I) Ainsi les personnes qui nous sont les plus proches sont celles qui nous sont unies par les liens du sang et de l'amitié ; c'est pourquoi nous devons les aimer plus (pie les autres ; celles qui sont les plus rapprochées de Dieu ce sont les plus vertueuses et les plus parfaites. Elles méritent aussi nos préférences. Devons-nous aimer ces dernières plus que nos propres parents, c'est ce que saint Thomas examine dans l'article suivant.
(2) Il n'y a personne d'assez riche ni d'assez puissant pour faire du Lien à tout le monde.



II-II (Drioux 1852) Qu.25 a.12