II-II (Drioux 1852) Qu.32 a.4

ARTICLE  IV  - Les aumônes corporelles produisent-elles un effet spirituel ?


Objections: 1. Il semble que les aumônes corporelles n'aient pas d'effet spirituel. Car l'effet n'est pas plus noble que sa cause. Or, les biens spirituels l'emportent sur les biens corporels. Donc les aumônes corporelles n'ont pas d'effet spirituel.

2. Donner une chose matérielle pour une chose spirituelle, c'est de la simonie. Or, on doit éviter ce vice absolument. On ne doit donc pas faire des aumônes pour en obtenir un avantage spirituel.

3. En multipliant la cause, on multiplie l'effet. Par conséquent si une aumône corporelle produisait un effet spirituel, il s'ensuivrait qu'une plus grande aumône profiterait davantage spirituellement, ce qui est contraire au récit de l'Evangile (Lc 21), qui nous parle d'une veuve qui mit dans le tronc du temple deux petites pièces de monnaie, et qui, de l'avis de Notre- Seigneur, donna plus que tous les autres. L'aumône corporelle n'a donc pas un effet spirituel.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Si 16,48) : L'aumône de l'homme est devant Dieu comme un sceau; il conservera le bienfait de l'homme comme la prunelle de l'oeil.

CONCLUSION. — Quoique l'effet des aumônes corporelles ne soit pas de sa nature un effet spirituel, mais corporel, cependant par rapport au motif qui les inspire, qui est l'amour de Dieu et du prochain, on doit en attendre un avantage spirituel.

Réponse Il faut répondre que l'aumône corporelle peut se considérer de trois manières : 1° Selon sa substance. A ce point de vue, elle n'a qu'un effet corporel, c'est-à-dire qu'elle supplée aux besoins corporels du prochain. 2° On peut la considérer par rapport à sa cause, en ce sens qu'on fait une aumône corporelle à cause de l'amour qu'on a pour Dieu et le prochain. Dans ce cas elle produit un fruit spirituel, d'après ces paroles de l'Ecriture (Qo 29,13) : Sacrifiez votre argent pour votre frère, mettez votre trésor dans la loi du Très-Haut, et il vous sera plus utile que l'or. 3° On peut la considérer par rapport à son effet. Elle donne encore, dans cette hypothèse, un fruit spirituel, en ce sens que le prochain qui est secouru par une aumône corporelle est porté à prier pour son bienfaiteur. C'est pourquoi l'Ecriture ajoute: Renfermez votre aumône dans le sein du pauvre, et elle demandera pour vous que vous soyez exempts de tout mal.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce raisonnement s'appuie sur l'aumône corporelle considérée d'après sa substance.

2. Il faut répondre au second, que celui qui fait une aumône n'a pas l'intention d'acheter un bien spirituel par une chose matérielle, parce qu'il sait que les choses spirituelles l'emportent infiniment sur les choses corporelles; mais il a l'intention de mériter par un sentiment de charité un fruit spirituel (1).

3. Il faut répondre au troisième, que la veuve, qui a moins donné en quantité, a donné le plus proportionnellement; ce qui suppose en elle un plus grand sentiment de charité, et c'est de ce sentiment que l'aumône corporelle tire toute son efficacité spirituelle.

(1) Wiclef ayant avancé que tous ceux qui s'obligent à prier pour les autres en vue des bienfaits temporels qu'ils en ont reçus sont simoniaques, sa proposition a été condamnée formellement par le concile de Constance.


ARTICLE V. — est-il de précepte de faire l'aumône ?


Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas de précepte de faire l'aumône. Car les conseils se distinguent des préceptes. Or, la pratique de l'aumône est un conseil, d'après ces paroles du prophète (Da 4,24) : Que mon conseil plaise au roi : Rachetez vos péchés par des aumônes. Il n'est donc pas de précepte de faire l'aumône.

2. Il est permis à chacun de faire usage de ce qu'il possède et de le conserver. Or, en le conservant il ne fera pas l'aumône. Il est donc permis de ne pas faire l'aumône et par conséquent elle n'est pas de précepte.

3. Tout ce qui est de précepte oblige pour un temps, sous peine de péché mortel, parce que les préceptes affirmatifs obligent pour un temps déterminé. Par conséquent, si l'aumône était de précepte, il faudrait déterminer un temps où l'homme pécherait mortellement, s'il ne faisait pas l'aumône. Or, il semble qu'on ne puisse en déterminer un, parce qu'on peut toujours penser avec probabilité que le pauvre peut être secouru autrement, et que d'ailleurs ce qu'on donne en aumônes on peut en avoir besoin, soit pour le présent, soit dans l'avenir. Il semble donc qu'il ne soit pas de précepte de faire l'aumône.

4. Tous les préceptes reviennent au Décalogue. Or, parmi ces préceptes il n'est pas question de l'aumône. Elle n'est donc pas de précepte.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Personne n'est puni des peines éternelles pour l'omission d'une chose qui n'est pas de précepte. Or, il y en a qui sont punis des peines éternelles pour avoir négligé de faire l'aumône, comme le dit l'Evangile (Mt 25). Donc l'aumône n'est pas de précepte.

CONCLUSION. — Il est de précepte de faire l'aumône avec son superflu en faveur de celui qui est dans la nécessité, mais dans d'autres circonstances, l'aumône est plutôt de conseil que de précepte.

Réponse Il faut répondre que l'amour du prochain étant de précepte, toutes les choses sans lesquelles cet amour ne peut exister sont de précepte aussi. Or, il appartient à l'amour du prochain, non-seulement de lui vouloir du bien, mais encore de lui en faire, d'après ces paroles de saint Jean (1Jn 3,18): N'aimons pas en paroles et de bouche, mais par oeuvre et en vérité. Pour vouloir le bien de quelqu'un et pour le faire, il faut que nous le secourions dans sa misère, ce que nous faisons au moyen de l'aumône. Donc l'aumône est de précepte (1). Mais comme les préceptes ont pour objet les actes des vertus, il est nécessaire que le don de l'aumône soit de précepte à ce titre, et que, comme tous les actes qui sont de nécessité de vertu, il soit soumis à la droite raison, d'après laquelle on doit le considérer par rapport à celui qui donne et par rapport à celui qui reçoit l'aumône.— Par rapport à celui qui la donne, on doit observer qu'il est obligé de dépenser en aumônes son superflu, d'après ce mot de l'Evangile (Lc 11,41) : Faites l'aumône de ce qui vous reste. Et j'appelle superflu ce qui va au-delà du nécessaire, non-seulement par rapport à l'individu lui-même, mais encore par rapport aux autres personnes qui sont à sa charge et qui forment nécessairement son cortège, selon que la dignité dont il est revêtu l'exige (2). Car il faut avant tout qu'on songe à soi et aux personnes qu'on a à sa charge, et c'est avec ce qui reste qu'on vient ensuite au secours des besoins des autres (3). C'est ainsi que dans la nature, les êtres prennent d'abord, pour sustenter leur propre corps, ce qui est nécessaire aux fonctions de la puissance nutritive; puis ils emploient à la multiplication de leur espèce le superflu de leur propre substance. — Par rapport à celui qui reçoit, il faut qu'il soit dans la nécessité (4); autrement il n'y aurait pas de raison pour lui donner l'aumône. Mais comme le même homme ne peut pas secourir tous ceux qui sont dans la nécessité, toute nécessité ne constitue pas une obligation de précepte. Elle ne constitue une obligation que quand celui qui est dans la nécessité ne peut pas être sustenté par un autre (2). C'est alors que ces paroles de saint Ambroise sont applicables (De offic. lib. i, cap. 30) (3) : Donnez de la nourriture à celui qui meurt de faim ; si vous ne lui en donnez pas, vous le tuez. Ainsi donc il est de précepte de faire l'aumône de son superflu, et de la faire à celui qui est dans l'extrême nécessité. On conseille de faire d'autres aumônes, comme on donne tous les autres conseils, pour un plus grand bien.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que Daniel parlait à un roi qui n'était pas soumis à la loi de Dieu-, c'est pourquoi il devait lui proposer, sous forme de conseil, les choses qui sont de précepte d'après une loi qu'il ne professait pas. — Ou bien on peut dire qu'il parlait pour le cas où l'aumône n'est pas de précepte.

2. Il faut répondre au second, que les biens temporels que la Providence accorde à l'homme lui appartiennent en propriété; mais pour l'usage ils ne doivent pas seulement lui appartenir, ils appartiennent encore aux autres (4) qu'il peut sustenter par son superflu. C'est ce qui fait dire à saint Basile (Serm. ad div. avaros) : Si vous avouez que les biens temporels vous viennent de Dieu, Dieu est-il injuste en nous distribuant inégalement les richesses? Pourquoi êtes-vous dans l'abondance, tandis qu'un autre mendie? sinon pour que vous acquériez des mérites en faisant bon usage de vos richesses, et pour que l'autre se comble de gloire par la pratique de la patience? Le pain que vous tenez appartient à celui qui a faim; cette tunique que vous conservez dans votre garde-robe est à celui qui est nu; cette chaussure qui se perd est à celui qui n'en a pas; l'argent que vous possédez enfoui dans la terre est à l'indigent. C'est pourquoi vous faites autant de fautes qu'il y a de choses que vous pouvez donner. Saint Ambroise dit la même chose, comme on le voit (Decret. dist. 74, cap. Sicut in).

3. Il faut répondre au troisième, qu'il y a un temps de donner, pendant lequel on pèche mortellement, si on néglige de faire l'aumône. C'est par rapport à celui qui reçoit, quand il y a nécessité urgente et manifeste, et que pour le moment on ne voit personne qui lui vienne en aide. C'est par rapport à celui qui donne, quand il y a des choses superflues qui, dans l'état présent, ne lui sont pas nécessaires, du moins selon les conjectures les plus probables. Il n'est pas nécessaire que l'on considère tous les événements qui peuvent avoir lieu à l'avenir (5), car ce serait penser au lendemain, ce que le Seigneur défend (Mt 6). On doit juger du nécessaire et du superflu d'après les calculs les plus probables et les circonstances les plus communes. Il faut répondre au quatrième, que tout secours accordé au prochain revient au précepte qui nous ordonne d'honorer nos parents. Car c'est le sens que donne à ce précepte l'Apôtre, quand il dit (1Tm 4,8) : La piété est utile à tout, c'est à elle que les biens de la vie présente et ceux de la vie future ont été promis. Il parle ainsi, parce que Dieu a ajouté au précepte qui nous oblige d'honorer nos parents, la promesse de nous accorder une longue vie sur la terre (Ex 20,12). Par le mot piété on entend toute espèce d'aumône.

(1) Ce précepte est de droit naturel et de droit divin ; par conséquent il oblige les infidèles aussi.
(2) Il y a deux sortes de superflu : celui qui n'est pas nécessaire à l'homme pour vivre, lui et sa famille, et celui qui n'est pas nécessaire à sa condition, ce que les théologiens désignent par les mots superflua vitae; superflua statui.
(3) Ainsi l'aumône n'est pas de précepte pour celui qui n'a que le nécessaire pour lui et pour les siens.
(1) Les théologiens distinguent trois sortes de nécessité : la nécessité commune, qui est celle des mendiants; la nécessité grave, qui est celle d'un homme qui est en danger de tomber malade ; et la nécessité extrême, où l'on est exposé à mourir, si l'on ne reçoit de prompts secours.
(2) L'indigent n'a droit à être secouru que dans le cas de nécessité grave ou extrême, et lorsqu'il ne peut être sustenté par un autre.
(3) On a abusé dans ces derniers temps de ces passages des Pères que la saine théologie nous oblige d'entendre tel que saint Thomas les interprète ici.
(4) Il importe beaucoup de bien comprendre ces paroles, qui, si on ne les restreignait au cas de nécessité extrême, comme l'ont fait tous les docteurs, porteraient une atteinte grave au droit de propriété.
(5) On peut faire sur son revenu les réserves nécessaires pour faire face aux éventualités que l'on prévoit. Ainsi on peut se réserver quelque chose pour la vieillesse, pour élever ou doter ses enfants; saint Thomas ne condamne que ceux qui se créent une foule d'hypothèses chimériques pour se dispenser de donner. Car dans ce cas on se croirait toujours autorisé à garder ce que l'on a.


ARTICLE VI. — QUEL EST CELUI QUI DOIT FAIRE L'AUMONE AVEC SON NÉCESSAIRE ?


Objections: 1. Il semble qu'on ne doive pas faire l'aumône avec son nécessaire. Car l'ordre de la charité ne se considère pas moins d'après l'effet du bienfait que d'après l'affection intérieure. Or, celui qui trouble l'ordre de la charité, en mettant le premier ce qui devrait être le dernier, pèche, parce que cet ordre est de précepte. Par conséquent, puisque, d'après l'ordre de la charité, on doit s'aimer plus que le prochain, il semble qu'on pèche, si on se dépouille du nécessaire pour le donner à un autre.

2. Celui qui donne les choses qui lui sont nécessaires dissipe sa propre substance, ce qui est le fait du prodigue, comme le prouve Aristote (Eth. lib. iv, cap. 1). Or, on ne doit faire aucun acte vicieux. Il ne faut donc pas faire l'aumône avec son nécessaire.

3. L'Apôtre dit (1Tm 5,8) : Si quelqu'un n'a pas soin des siens, et particulièrement de ceux de sa maison, il a renoncé à la foi, et il est pire qu'un infidèle. Or, quand on donne de ce qui est nécessaire à soi ou aux siens, il semble qu'on déroge au soin qu'on leur doit et qu'on se doit à soi-même. Il semble donc que celui qui fait l'aumône de son nécessaire pèche grièvement.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le Seigneur dit (Mt 19,21) : Si vous voulez être parfait, allez, et vendez tout ce que vous avez, et donnez-le aux pauvres. Or, celui qui donne tout ce qu'il a aux pauvres, donne non-seulement le superflu, mais encore le nécessaire. On peut donc faire l'aumône avec son nécessaire.

CONCLUSION. — Pour ce qui est nécessaire absolument à la vie ou à l'état de la personne, on ne doit pas en faire l'aumône, sinon dans le cas où le bien général l'exigerait, quoiqu'il soit louable de s'en défaire en faveur des indigents.

Réponse Il faut répondre qu'une chose est nécessaire de deux manières : 1° Quand une chose ne peut pas exister sans elle. On ne doit point du tout toucher à ce nécessaire pour faire l'aumône. Par exemple, si quelqu'un, réduit à l'extrême nécessité, avait seulement de quoi se sustenter avec ses enfants et les autres personnes de sa maison, il ne pourrait rien donner; car en prenant quelque chose sur son nécessaire pour faire l'aumône, il ravirait la vie à lui et aux siens. Je ne fais d'exception que pour le cas où l'on se priverait pour donner à un personnage éminent qui serait le soutien de l'Eglise ou de l'Etat, parce qu'il y aurait du mérite à s'exposer à la mort avec tout ce que l'on a de plus cher pour le salut d'un pareil homme, puisqu'on doit préférer le bien général au bien particulier. 2° On appelle nécessaire ce sans quoi l'on ne peut passer sa vie d'une manière convenable à sa condition et au rang que l'on occupe soi-même et qu'occupent les personnes qu'on a à sa charge. Le terme de ce nécessaire ne consiste pas dans un point indivisible. On peut y ajouter beaucoup sans qu'on puisse dire qu'il est réellement dépassé, et on peut en retrancher beaucoup sans que l'on manque de quoi vivre d'une manière convenable pour sa position. Il est donc bien de prendre sur ce nécessaire pour faire l'aumône; toutefois, ce n'est pas un précepte, mais un conseil (1). Il y aurait désordre (2) si quelqu'un se privait de ses propres biens et les donnait aux autres au point de ne pas conserver de quoi vivre selon sa condition et faire face aux circonstances. Car personne n'est obligé de vivre en dérogeant ainsi à son rang. — Mais à ce sujet il y a trois exceptions à faire : la première, c'est quand on change d'état et qu'on entre par exemple en religion. Car alors, en entrant dans un autre état, celui qui donne tous ses biens pour l'amour du Christ fait une oeuvre de perfection. La seconde, c'est quand on peut facilement recouvrer les choses dont on se prive, quoiqu'elles soient nécessaires à la condition où l'on est, de telle sorte qu'il n'en résulte pas un grave inconvénient. La troisième, c'est quand un particulier se trouve dans une nécessité extrême, ou que l'Etat est en proie à de grands besoins. Car dans ces circonstances, celui qui retrancherait les dépenses que la dignité de sa position exige, pour subvenir à une nécessité plus pressante, serait digne d'éloges (3).

La réponse aux objections devient par là même évidente.

(1) La doctrine de saint Thomas sur cette question si délicate est d'une précision très- remarquable. Il condamne celui qui prendrait sur ce qui est nécessaire à sa vie et à ci lie de sa famille pour faire l'aumône ; il conseille de prendre sur ce qui est nécessaire à sa condition, à son état; mais il n'en fait pas un précepte. L’aumône n'est de précepte que pour celui qui a du superflu.
(2) La libéralité dans ce cas ne serait pas raisonnable, et saint Thomas la considère avec raison comme une faute.
(3) Il y a des théologiens qui ont pensé que le mot employé par saint Thomas, laudabiliter, indiquait qu'il regardait l'aumône dans cette circonstance comme étant de conseil et non de précepte. Nous ne sommes pas de ce sentiment, car plus haut il fait un devoir strict de donner même ce qui est nécessaire à la vie pour le bien général.


 ARTICLE VII.— peut-on faire l'aumône avec des biens injustement acquis?


Objections: 1. Il semble qu'on puisse faire l'aumône avec des biens injustement acquis. Car il est dit (Lc 16,9) : Faites-vous des amis avec vos richesses iniques. On peut donc se faire des amis spirituels avec les richesses qu'on a injustement acquises en les employant en aumônes.

2. Tout gain qui paraît être acquis illicitement est un gain honteux. Or, le gain qui vient de la prostitution est honteux aussi. C'est pourquoi on ne doit pas l'offrir à Dieu en oblation ou en sacrifice, d'après ces paroles de la loi (Dt 23,18) : Vous n'offrirez pas dans la maison de votre Dieu ce qui est le prix de la débauche. De même, on gagne honteusement ce que l'on gagne au jeu, parce que, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 1), les joueurs s'enrichissent aux dépens de leurs amis, c'est-à-dire de ceux à qui l'on doit plutôt faire des cadeaux. La simonie, par laquelle on fait injure à l'Esprit-Saint, est aussi un moyen d'acquérir qui est très-honteux. Cependant on peut faire l'aumône avec tous les biens acquis de ces différentes manières. On peut donc faire l'aumône avec du bien mal acquis.

3. On doit éviter les grands maux plutôt que les moindres. Or, c'est un péché moindre de retenir ce qui est à autrui que de commettre l'homicide dont on se rend coupable, si on ne vient pas au secours de celui qui est dans l'extrême nécessité, comme on le voit par ces paroles de saint Ambroise (loc. cit. art. 5) : Donnez à manger à celui qui meurt de faim, parce que si vous ne le nourrissez pas, vous serez cause de sa mort. Il y a donc un cas où l'on peut faire l'aumône avec des biens mal acquis.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de verb. Dom. serm. 35) : Faites l'aumône de ce que vous avez légitimement acquis par le travail. Car vous ne corromprez pas le Christ votre juge, de manière qu'il ne vous entende pas avec les pauvres auxquels vous enlevez ce qui leur appartient. Mais ne faites pas l'aumône avec les fruits de l'injustice et de l'usure : je parle aux fidèles auxquels nous donnons le corps du Christ.

CONCLUSION. — On ne peut pas faire l'aumône des biens qu'on a injustement acquis par le vol ou la rapine, mais on doit les restituer ; quant aux choses que l'on a acquises injustement, par simonie ou contrairement à la justice, on est tenu de les distribuer en aumônes; pour les gains honteux on peut avec justice les conserver et on a raison de les employer en aumônes.

Réponse Il faut répondre qu'on peut acquérir une chose illicitement de trois manières : 1° Il y a des choses qui sont acquises illicitement, de telle sorte qu'elles appartiennent néanmoins à celui à qui on les a prises, sans que l'acquéreur puisse les conserver. Il en est ainsi de tout ce qui est le fruit de la rapine, du vol et de l'usure. On ne peut pas faire l'aumône avec ces biens, puisqu'on est tenu de les restituer (1). 2° Il y a des choses qu'on acquiert illicitement, parce que celui qui les a acquises ne peut les conserver, et il ne doit pas néanmoins les rendre à celui qui les lui a cédées, parce que l'un les a achetées et l'autre les a vendues contrairement à la justice. C'est ce qui a lieu à l'égard delà simonie, où celui qui livre l'objet, comme celui qui l'accepte, agissent l'un et l'autre contre la justice de la loi de Dieu. On ne doit donc pas restituer la chose à celui qui l'a livrée, mais on doit en distribuer le prix en aumônes (2). On doit raisonner de même pour tous les cas où la vente et l'achat sont contraires à la loi. 3° Une chose est acquise illicitement, non parce que l'acquisition elle-même est illicite, mais parce que le moyen par lequel on l'a acquise est défendu. Tel est le cas où se trouve une femme qui acquiert une chose au moyen de la prostitution; c'est ce qu'on appelle, à proprement parler, un gain honteux. Car qu'une femme se livre à la débauche, elle agit honteusement et contrairement à la loi de Dieu ; néanmoins, en recevant ce qu'on lui donne, elle ne commet pas d'injustice et ne transgresse pas la loi. Par conséquent elle peut conserver ce qu'elle a acquis illicitement de cette manière et elle peut en faire des aumônes.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit saint Augustin (Lib. de verb. Dom. serm. 3u), il y en a qui, interprétant mal cette parole du Seigneur, ravissent le bien d'autrui pour en faire des aumônes aux pauvres, supposant par là qu'ils font ce qui est commandé. On doit redresser cette interprétation fausse. Mais on donne aux richesses l'épithète générale d'iniques, comme le dit le même docteur (De quaest. Evang. lib. ii, quaest. 34), parce qu'elles sont iniques pour tous les hommes injustes qui mettent en elles leur espérance. — Ou bien, d'après saint Ambroise (lib. vii in Luc. cap. ult.), on appelle iniques les richesses, parce que leurs divers attraits sont un piège pour nos affections. — Ou suivant saint Basile (In serm. de div. avar.), parce que dans la série de vos ancêtres dont vous avez reçu le patrimoine en héritage, il s'en trouve qui se sont emparés injustement du bien d'autrui, quoique vous ne les connaissiez pas. — Ou enfin on appelle toutes les richesses une source d'iniquités, c'est-à-dire d'inégalité, parce qu'elles n'ont pas été distribuées à tous les hommes également, les uns se trouvant dans l'indigence, tandis que les autres ont de tout en surabondance.

2. Il faut répondre au second, que nous avons déjà parlé de ce qui est le fruit de la prostitution et de la manière dont on peut l'employer en aumône (in corp. art.). On n'en fait pas un sacrifice et on ne l'offre pas sur l'autel, soit à cause du scandale, soit à cause du respect dû aux choses saintes. On peut aussi faire l'aumône du fruit de la simonie, parce qu'on ne doit pas le rendre à celui qui l'a donné ; il mérite de le perdre. Quant aux gains qui proviennent du jeu, il semble qu'il soit illicite de droit divin de gagner l'argent de ceux qui ne peuvent aliéner leurs biens, comme les mineurs (1) et les furieux, d'exciter les autres à jouer dans le désir de leur gagner quelque chose, et de le faire par tromperie. Dans ces circonstances on est tenu de restituer, par conséquent on ne peut faire l'aumône avec ce qu'on a gagné. Le droit civil positif qui défend ce gain en général paraît aller plus loin (2). Mais comme ce droit n'oblige pas tout le monde, mais seulement ceux qui sont soumis à ces lois particulières, et comme d'ailleurs il peut être abrogé, parce qu'il serait tombé en désuétude ; il s'ensuit que ceux qui sont soumis à ces lois sont tenus universellement à restituer ce qu'ils gagnent, à moins que la coutume contraire n'ait prévalu, ou à moins que l'on ait gagné celui par lequel on a été entraîné au jeu ; dans ce cas on n'est pas tenu de restituer, parce que celui qui a perdu n'est pas digne de recouvrer son argent. Et puisque d'ailleurs l'autre ne peut le garder, en vertu du droit positif qui existe, il s'ensuit qu'il doit alors l'employer à faire des aumônes.

3. Il faut répondre au troisième, que, dans le cas de nécessité extrême, tout est commun (3). Par conséquent il est permis à celui qui se trouve dans cette nécessité de prendre à autrui pour se sustenter, s'il ne trouve personne qui veuille lui donner. Pour la même raison, il est permis à celui qui a le bien d'autrui de le prendre pour en faire l'aumône, s'il ne peut pas venir autrement au secours de celui qui est dans un besoin extrême. Toutefois, s'il peut le faire sans péril, celui qui secourt ainsi un pauvre qui est dans l'extrême nécessité doit demander le consentement du maître auquel la chose appartient.

(1) Celui qui a des dettes ne doit pas faire l'aumône comme si ses biens lui appartenaient, il doit avant tout satisfaire ses créanciers, parce que la justice passe avant la charité.
(2) Par aumônes il faut entendre ici en général des oeuvres pies; car le fruit de la simonie ne doit pas toujours aller directement aux pauvres, il est des circonstances où il revient à l'Eglise même, qui a subi un dommage (Voy. quest. II-II II-II 100,6 II-II 100,6 ad 4).
(1) A moins qu'il ne s'agisse d'un gain peu considérable, qui n'excède pas les ressources dont ils peuvent disposer.
(2) Pour le droit actuel sur cette matière, voyez le Code civil (art. 1906 et suiv.).
(3) On doit bien remarquer que par nécessité extrême saint Thomas entend ici le danger de mort et qu'il suppose qu'il n'y a pas possibilité de demander le consentement du maître, ni d'éviter la mort par un autre moyen. C'est seulement dans ce cas que l'on peut user de la chose d'un autre, parce qu'on peut légitimement supposer son consentement.


ARTICLE VIII. — celui qui se trouve sous la puissance d'un autre peut-il faire l'aumône ?


Objections: 1. Il semble que celui qui est placé sous la puissance d'un autre puisse faire l'aumône. Car les religieux sont sous la puissance de leurs supérieurs, auxquels ils ont voué obéissance. Or, s'il ne leur était pas permis de faire l'aumône, l'état religieux leur serait funeste, parce que, comme le dit saint Ambroise (Sup. 1TM 4), la religion chrétienne consiste sommairement dans la piété qui se manifeste surtout par l'aumône. Donc ceux qui sont sous la puissance d'un autre peuvent faire l'aumône.

2. L'épouse est sous la puissance du mari, comme le dit la Genèse (Gn 3). Or, l'épouse peut faire l'aumône, quoiqu'elle soit associée à son mari. Ainsi il est dit de sainte Lucie qu'elle faisait des aumônes à l'insu de son époux. Par conséquent, de ce qu'un individu est établi sous la puissance d'un autre, il n'est pas dans l'impossibilité de faire des aumônes.

3. Les enfants sont naturellement soumis à leurs parents : c'est ce qui fait dire à l'Apôtre (Ep 6,1) : Enfants, obéissez à vos parents dans le Seigneur. Or, il semble que les enfants puissent faire des aumônes avec le bien de leurs parents, parce que ces biens leur appartiennent en quelque sorte, puisqu'ils en sont les héritiers. C'est pourquoi, par là même qu'ils peuvent s'en servir pour les besoins de leur corps, il semble qu'ils peuvent, à plus forte raison, en faire usage pour le bien de leur âme, en faisant des aumônes. Donc ceux qui sont placés sous la puissance d'un autre peuvent faire l'aumône.

4. Les serviteurs sont sous la puissance des maîtres, d'après ces paroles de l'Apôtre à Tite (Tt 2,9) : Les serviteurs doivent être soumis à leurs maîtres. Or, il leur est permis de faire quelque chose dans l'intérêt de leur maître, ce qu'ils font principalement en distribuant des aumônes. Par conséquent ceux qui sont placés sous la puissance d'autrui peuvent faire l'aumône.

En sens contraire Mais c'est le contraire. On ne doit pas faire des aumônes avec le bien d'autrui, mais chacun doit en faire avec le fruit légitime de son travail, comme dit saint Augustin (Lib. de verb. Dom. serai. 35, cap. 3). Or, si ceux qui sont sous la puissance d'un autre faisaient l'aumône, ce serait avec le bien d'autrui. Ils ne peuvent donc pas la faire.

CONCLUSION. — Celui qui est placé sous la puissance d'un autre ne peut faire licitement l'aumône qu'avec les biens dont il est le possesseur, il ne peut donner ce qui appartient à son maître, sinon dans le cas d'extrême nécessité.

Réponse Il faut répondre que celui qui est placé sous la puissance d'un autre doit se régler comme tel d'après l'autorité de son supérieur. Car l'ordre de la nature exige que les inférieurs soient réglés parleur supérieur. C'est pourquoi l'inférieur ne doit pas disposer des choses par rapport auxquelles il est soumis à un supérieur autrement que ce supérieur ne le lui permet. Par conséquent celui qui est placé sous la puissance d'un autre, ne doit pas faire l'aumône avec les choses à l'égard desquelles il est soumis à son supérieur, à moins que son supérieur ne l'en charge. Mais si l'on a quelque chose qui ne soit pas soumis à la puissance du supérieur, sous ce rapport on ne dépend pas de lui ; on jouit à ce sujet de toute la plénitude de son droit, et on peut en faire l'aumône.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'un moine (1) peut faire des aumônes avec les biens du monastère qui lui est confié si son supérieur l'a chargé de les distribuer. Mais s'il ne l'en n'a pas chargé, comme il ne possède rien en propre, alors il ne peut faire l'aumône sans la permission expresse ou probablement présumée de l'Abbé, sinon dans le cas de nécessité où il lui serait permis de voler pour donner l'aumône. Sa condition n'en est pas pire pour cela, parce que, comme le dit Gennade (Lib. de eccles. dogmat. cap. 71), il est bon de donner ses biens aux .pauvres en les leur dispensant par des aumônes, mais il est mieux encore, dans l'intention de suivre le Seigneur, de les donner tous à la fois, et de vivre avec le Christ exempt de toute inquiétude.

2. Il faut répondre au second, que si l'épouse a d'autres biens que sa dot, qui est destinée à supporter les charges du mariage, que ces biens soient le fruit de son propre gain, ou qu'ils viennent de toute autre cause légitime, elle peut en faire l'aumône sans demander l'assentiment de son mari, mais il faut que ces aumônes soient modérées, de peur que par leur excès elles n'appauvrissent trop le mari. Mais elle ne doit pas faire d'autres aumônes sans son consentement exprès ou présumé (2), sinon dans le cas de nécessité, comme nous l'avons dit du moine (in solut. praec.). Car, quoique la femme soit égale à l'homme dans l'acte du mariage, néanmoins, pour ce qui regarde la direction de la maison, l'homme est le chef de la femme, selon l'expression de l'Apôtre (1Co 11). Quant à sainte Lucie, elle avait un époux mais elle n'avait pas de mari (1). Par conséquent, du consentement de sa mère, elle pouvait faire l'aumône.

3. Il faut répondre au troisième, que ce qui appartient au fils de famille appartient aussi au père. C'est pourquoi il ne peut pas faire l'aumône, à moins qu'il ne s'agisse d'une aumône modique qu'il peut présumer être agréable à son père, ou à moins que le père lui-même ne l'en ait chargé. On doit en dire autant des serviteurs.

4. La réponse au quatrième argument est donc évidente.

(I) Les religieux qui avaient des bénéfices pouvaient employer en aumônes et en oeuvres pies les revenus de ces bénéfices, parce qu'ils en avaient la libre administration, mais ils ne pouvaient disposer des biens de leur propre monastère, sans le consentement du prieur ou de l'abbé.
(2) Cependant si le mari était avare et qu'il ne satisfit point au devoir de l'aumône, la femme pourrait donner quelque chose, mais il faudrait alors que ses dons fussent très-restreints, que le mari ne put pas s'en plaindre raisonnablement, et on devrait surtout avoir soin qu'il n'en résultat aucune querelle dans la famille.
(I) Elle avait été seulement promise en mariage, et elle dépendait par conséquent de sa mère et non de son mari, pour l'administration de ses biens.



II-II (Drioux 1852) Qu.32 a.4