II-II (Drioux 1852) Qu.32 a.9

ARTICLE IX. — devons-nous faire l'aumône de préférence a ceux qui nous sont les plus proches?


Objections: 1. Il semble que nous ne devions pas faire l'aumône de préférence à ceux qui nous sont les plus proches. Car il est dit (Qo 12,4) : Donnez à celui qui est miséricordieux et ne soutenez pas le pécheur ; faites du bien à celui qui est humble et ne donnez pas à l'impie. Or, il arrive quelquefois que nos proches sont des pécheurs et des impies. Ce n'est donc pas à eux que nous devons le plus faire l'aumône.

2. Nous devons faire des aumônes pour obtenir la récompense éternelle, d'après ces paroles de l'Evangile (Mt 6,18): Votre père qui voit ce qui est caché vous le rendra. Or, on acquiert la récompense éternelle surtout par les aumônes que l'on fait aux saints, suivant ces paroles de l'Evangile (Lc 16,9) : Faites-vous des amis avec l'argent de l'iniquité, afin que quand vous viendrez à manquer, ils vous reçoivent dans les demeures éternelles. Saint Augustin expliquant ce passage, s'écrie (Lib. de verb. Dom. serm. 35) : Quels sont ceux qui auront les demeures éternelles, sinon les saints de Dieu? Quels sont ceux qu'ils doivent recevoir dans ces demeures, sinon ceux qui viennent au secours de leur indigence? Nous devons donc faire l'aumône plutôt à ceux qui sont les plus saints qu'à ceux qui nous sont les plus proches.

3. On n'a personne de plus proche que soi. Or, on ne peut pas se faire l'aumône. Il semble donc que nous ne devions pas faire l'aumône de préférence à la personne qui nous est le plus unie.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (1Tm 5,8) : Si quelqu'un n'a pas soin des siens et particulièrement de ceux de sa maison, il a renoncé à la foi, et est pire qu'un infidèle.

CONCLUSION. — Si un personnage est beaucoup plus éminent en sainteté, qu'il soit dans une nécessité plus extrême et qu'il soit plus utile au bien général, on doit lui faire l'aumône plutôt qu'à une personne qui nous est plus proche, à moins que le lien de parenté ne soit très-étroit.

Réponse Il faut répondre que, comme le dit saint Augustin (De doct. christ, lib. i, cap. 28), ceux qui nous sont le plus unis sont en quelque sorte ceux que la Providence nous offre, pour que nous sachions pourvoir tout particulièrement à leurs besoins. Il y a toutefois ici une règle à établir selon les divers degrés d'union, de sainteté et d'utilité des personnes qu'il s'agit de secourir. Car on doit faire l'aumône à celui qui est beaucoup plus saint, qui se trouve dans une indigence plus extrême, et qui est plus utile au bien général, plutôt qu'à une personne qui nous est plus près, surtout si l'union que nous avons avec elle n'est pas intime, si nous ne devons pas en prendre un soin tout spécial, et si elle n'est pas réduite à la dernière extrémité.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on ne doit pas secourir le pécheur comme pécheur, c'est-à-dire de manière à l'exciter par là au péché, mais on doit le secourir comme homme, c'est-à-dire pour sustenter sa nature.

2. Il faut répondre au second, que l'aumône mérite les récompenses éternelles de deux manières : 1° par l'effet de la charité qui en est la racine. En ce sens, l'aumône est méritoire, selon qu'on observe en la faisant l'ordre delà charité qui exige que, toutes choses égales d'ailleurs, nous songions surtout aux besoins de ceux qui nous sont les plus proches. C'est ce qui fait dire à saint Ambroise (De offic. lib. i, cap. 30) qu'on doit approuver la libéralité qui nous porte à ne pas mépriser les hommes de notre sang, si nous savons qu'ils sont dans le besoin. Car il vaut mieux secourir les siens que la honte empêche de demander du secours aux autres. 2° L'aumône sert encore pour la vie éternelle, d'après le mérite de celui auquel on la fait, parce qu'il prie pour celui qui lui a donné, et c'est en ce sens qu'il faut entendre les paroles de saint Augustin.

3. Il faut répondre au troisième, que l'aumône étant une oeuvre de miséricorde, comme on n'exerce pas de miséricorde proprement dite envers soi-même, mais par analogie, comme nous l'avons dit (quest. xxx, art. 1); de même, à proprement parler, personne ne se fait l'aumône, sinon par l'intermédiaire d'une autre personne. Par exemple, quand quelqu'un est chargé par un autre de distribuer des aumônes, il peut en prendre pour lui, s'il est dans le besoin, au même titre qu'il les donne aux autres (1).

(I) Mais cette application de l'aumône à soi-même est une chose très-délicate, parce qu'on peut se faire illusion sur ses propres besoins, et que d'ailleurs on pourrait détourner l'intention du donateur. Nous ferons aussi observer qu'on ne doit pas faire l'aumône aux pauvres qui mendient par paresse ou qui en font un métier, et que celui qui reçoit des aumônes sans être réellement dans le besoin est tenu à restitution. C'est ce qu'exprime le catéchisme du concile de Trente (part. III, in sept, proecept. Decal. n° 7).


ARTICLE X. — doit-on donner beaucoup quand on fait l'aumône?


Objections: 1. Il semble qu'on ne doive pas faire l'aumône largement. Car on doit faire l'aumône surtout aux personnes avec lesquelles on est le plus uni. Or, on ne doit pas leur donner de manière à les rendre plus riches que soi, comme l'observe saint Ambroise (De offic. lib. i, cap. 30). On ne doit donc pas donner aux autres avec abondance.

2. Saint Ambroise dit (loc. cit.) qu'on ne doit pas verser tout à la fois toutes ses richesses, mais qu'on doit les distribuer. Or, l'abondance des aumônes conduirait à répandre sans mesure les richesses qu'on possède. On ne doit donc pas faire l'aumône de la sorte.

3. Saint Paul dit (2Co 8,13) : Je n'entends pas que les autres soient soulagés, c'est-à-dire qu'ils vivent dans l'oisiveté à vos dépens, tandis que vous serez surchargés, c'est-à-dire pauvres. Or, il en serait ainsi si on donnait l'aumône avec abondance. On ne doit donc pas ainsi la faire.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Tb 4,9) : Si vous avez beaucoup, donnez beaucoup.

CONCLUSION. — Il est louable de faire l'aumône abondamment quand l'indigence de celui qui la reçoit l'exige, et que d'ailleurs on a le moyen de la faire ; mais c'est une faute de donner beaucoup de telle sorte que celui qui reçoit ait du superflu.

Réponse Il faut répondre qu'on peut considérer l'abondance de l'aumône par rapport à celui qui donne et par rapport à celui qui reçoit. — Par rapport à celui qui donne, l'aumône est abondante quand on donne beaucoup en proportion de sa fortune. En ce sens, c'est une chose louable que de donner beaucoup (1). Ainsi le Seigneur (Lc 21) a loué la veuve d'avoir donné de son indigence même tout ce qui lui restait pour vivre. Toutefois on doit observer tout ce que nous avons dit de l'aumône (art. 6) pour le cas de nécessité. — Par rapport à celui qui reçoit, l'aumône est abondante de deux manières : 1° quand elle supplée suffisamment à son indigence. Il est encore louable de faire l'aumône abondamment de cette manière. 2° Quand elle dépasse le nécessaire et arrive au superflu. Dans ce cas, elle n'est plus louable (2), mais il vaut mieux qu'on donne à un plus grand nombre d'indigents. A propos de ces paroles de l'Apôtre (1Co 13,3) : Quand je distribuerais tous mes biens aux pauvres, la glose (interl.) dit que nous sommes par là engagés à faire l'aumône avec discrétion, de manière que nous ne donnions pas à un seul, mais à plusieurs, afin d'être utile à un plus grand nombre.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce raisonnement s'appuie sur l'abondance qui dépasse le nécessaire relativement à celui qui reçoit l'aumône.

2. Il faut répondre au second, que dans ce passage il est question de l'abondance de l'aumône relativement à celui qui donne. On doit entendre que Dieu ne veut pas qu'on se défasse tout à coup de toutes ses richesses, sinon pour changer d'état. Aussi saint Ambroise ajoute : A moins que ce ne soit comme Elisée, qui tua ses boeufs et qui nourrit les pauvres de ce qu'il possédait, afin de n'avoir plus le souci des affaires domestiques.

3. Il faut répondre au troisième, que quand il est dit dans le passage cité, qu'on ne doit pas être pour les autres une cause de relâchement ou de refroidissement, il est question de l'abondance de l'aumône qui dépasse le nécessaire de celui qui la reçoit. Car on ne doit pas donner à quelqu'un de quoi vivre avec luxe, mais seulement de quoi vivre. Néanmoins, à ce sujet, il faut faire la part des conditions diverses des individus : ceux qui ont été élevés avec plus de délicatesse ont besoin de nourritures meilleures ou d'habits plus commodes. C'est ce qui fait dire à saint Ambroise (De offic. lib. i, cap. 30), que quand on donne il faut considérer l'âge, la faiblesse et quelquefois la honte qui trahit une naissance élevée, ou bien il faut voir si quelqu'un est tombé de l'opulence dans la pauvreté, sans qu'il y ait de sa faute. — Quant à ce qu'on ajoute qu'il ne faut pas se surcharger soi-même, il s'agit de l'abondance relativement à celui qui donne. Aussi la glose fait remarquer que l'Apôtre ne dit pas qu'il serait mieux de donner abondamment, mais qu'il craint pour les faibles, et qu'il les engage à donner sans s'exposer à tomber eux-mêmes dans l'indigence.

(I) Il est de conseil de donner beaucoup, mais le précepte n'oblige à donner que ce qui est superflu à la vie et au rang que l'on doit tenir. Encore n'est-on pas tenu de donner tout son superflu, quand il ne s'agit que d'une nécessité commune. On peut en réserver une partie, dit Mgr Gousset, ou pour des oeuvres utiles à la religion ou à son pays, ou pour augmenter sou patrimoine et améliorer sa position et celle de ses enfants.
(2) Cette action cesse d'être louable, parce que celui qui la fait agit sans discernement, et aussi parce que celui qui reçoit l'aumône n'a plus le droit de la recevoir, du moins comme étant dans le besoin, puisqu'il est arrivé à une position aisée. Il doit remercier ceux qui lui apportent des secours, et les engager à s'adresser à d'autres qui en ont plus besoin que lui.





QUESTION XXXIII.

DE LA CORRECTION FRATERNELLE.


Après avoir parlé de l'aumône, nous avons à nous occuper de la correction fraternelle. — A ce sujet huit questions se présentent : 1° La correction fraternelle est- elle un acte de charité? — 2° Est-elle de précepte? — 3° Le précepte s'étend-il à tous les hommes ou seulement aux supérieurs? — 4° Les inférieurs sont-ils obligés par ce précepte à corriger ceux qui sont au-dessus d'eux ? — 5° Le pécheur peut-il faire la correction? — 6° Doit-on appliquer la correction à celui qu'elle rend pire? — 7° La correction secrète doit-elle précéder la dénonciation ? — 8° La production des témoins doit-elle précéder la dénonciation ?


ARTICLE I. — la correction fraternelle est-elle un acte de charité?


Objections: 1. Il semble que la correction fraternelle ne soit pas un acte de charité. Car la glose dit à l'occasion de ces paroles de saint Matthieu (Mt 18) : Si votre frère pèche contre vous, qu'on doit reprendre son frère d'après le zèle de la justice. Or, la justice est une vertu distincte de la charité. Donc la correction fraternelle n'est pas un acte de charité, mais de justice.

2. La correction fraternelle se fait au moyen d'une admonition secrète. Or, l'admonition est un conseil, ce qui appartient à la prudence. Car c'est à l'homme prudent à donner de bons conseils, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. S). La correction fraternelle n'est donc pas un acte de charité, mais de prudence.

3. Les actes contraires n'appartiennent pas à la même vertu. Or, supporter celui qui pèche, c'est un acte de charité, d'après ces paroles de l'Apôtre (Ga 6,2) : Supportez-vous les uns les autres, et vous accomplirez ainsi la loi du Christ, qui est une loi de charité. Il semble donc que corriger son frère qui pèche ne soit pas un acte de charité, parce que c'est un acte contraire à celui par lequel nous le supportons.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Corriger celui qui pèche, c'est faire une aumône spirituelle. Or, l'aumône est un acte de charité, comme nous l'avons dit (quest. xxxii, art. 1). Donc la correction fraternelle est un acte de charité.

CONCLUSION. — La correction par laquelle nous relevons la faute d'un de nos frères pour l'en détourner est un acte de miséricorde et de charité plutôt que les soins qu'on donne à un malade ou que le secours qu'on accorde à un indigent; mais la correction par laquelle on remédie à un mal qui est nuisible aux autres et au bien général, est plutôt un acte de justice.

Réponse Il faut répondre que la correction est un remède que l'on doit employer contre le péché. Or, on peut considérer le péché de deux manières : 1° selon qu'il est nuisible à celui qui pèche; 2° selon qu'il nuit aux autres, en les blessant par lui-même ou en les scandalisant, ou même selon qu'il nuit au bien général dont la justice est troublée par la faute d'un individu. Il y a donc deux sortes de correction : l'une qui remédie au péché, selon qu'il est nuisible à celui qui le commet; c'est la correction fraternelle proprement dite, qui a pour but l'amélioration de celui qui pèche. Or, le motif qui nous porte à éloigner de quelqu'un le mal qui le menace est absolument le même que celui qui nous porte à lui faire du bien. Et comme c'est la charité, par laquelle nous voulons et nous faisons le bien de nos amis, qui nous porte à faire le bien de nos frères, il s'ensuit que la correction fraternelle est un acte de charité, parce que par elle nous éloignons de notre frère le mal ou le péché, et ce service se rattache à la charité plus que celui qui a pour fin d'éloigner de lui une perte extérieure ou un dommage corporel ; car la vertu, qui est le bien contraire au péché, a plus d'affinité avec la charité que le bien du corps ou que le bien qui résulte des choses extérieures. La correction fraternelle est donc plutôt un acte de charité que les soins corporels qu'on accorde aux malades ou que les secours qu'on donne à celui qui est dans l'indigence. — L'autre correction est celle qui remédie au péché, selon qu'il est nuisible aux autres,, et surtout au bien général (1). Cette correction est un acte de justice, parce qu'elle a pour but de conserver la droiture de la justice entre les hommes.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette glose parle de la seconde correction qui est un acte de justice. — Ou bien, s'il est question de la première, la justice se prend là pour la vertu en général, et c'est dans ce même sens qu'il est dit que tout péché est une injustice ou une iniquité, selon l'expression de saint Jean (1Jn 3,4), parce que tout péché est contraire à la justice.

2. Il faut répondre au second, que la prudence, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 5,7 et 11), établit la droiture à l'égard des moyens qui sont l'objet du conseil et de l'élection. Néanmoins, quand nous faisons par prudence quelque action droite qui se rapporte finalement à une vertu morale quelconque, telle que la tempérance ou la force, cet acte appartient principalement à la vertu qu'il a pour fin. Par conséquent l'admonition qui a lieu dans la correction fraternelle ayant pour but de détourner un de nos frères du péché, ce qui est l'effet de la charité, il est évident que cette admonition est principalement l'acte de la charité, puisque c'est cette vertu qui la commande (2), et elle est secondairement l'acte de la prudence, puisque c'est cette vertu qui l'exécute et qui la dirige.

3. Il faut répondre au troisième, que la correction fraternelle n'est pas contraire à la vertu qui nous fait supporter le prochain, mais elle en est plutôt la conséquence. Car on supporte celui qui pèche quand on ne s'irrite pas contre lui, mais qu'on lui conserve de la bienveillance. Et c'est ce sentiment qu'on a pour lui qui nous porte à le corriger (3).

(1) Cette seconde correction est appelée la correction judiciaire.
(2) La correction fraternelle est un acte qui émane de la miséricorde, qui est commandé par la charité et qui doit être dirigé par la prudence.
(3) La patience avec laquelle nous supportons le prochain fait qu'on ne le corrige pas toujours immédiatement, mais qu'on attend le moment le plus favorable pour le faire.


ARTICLE II. — LA CORRECTION FRATERNELLE EST-ELLE DE PRÉCEPTE ?


Objections: 1. Il semble que la correction fraternelle ne soit pas de précepte. Car ce qui est impossible n'est pas l'objet d'un précepte, suivant ces paroles de saint Jérôme (Expos, symbol. ad Damaso.) : Maudit soit celui qui dit que Dieu a commandé l'impossible. Or, il est dit dans l'Ecriture (Qo 7,14) : Considérez les oeuvres de Dieu, et remarquez que nul ne peut corriger celui qu'il méprise. La correction fraternelle n'est donc pas de précepte.

2. Tous les préceptes de la loi divine reviennent aux préceptes du Décalogue. Or, la correction fraternelle n'est pas ordonnée par l'un de ces préceptes. Elle n'est donc pas de précepte.

3. L'omission d'un précepte divin est un péché mortel qu'on ne trouve pas dans les saints. Or, il y a des saints et des hommes spirituels qui omettent la correction fraternelle. Car saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. i, cap. 9) que non-seulement les hommes terrestres, mais encore ceux qui sont élevés parmi les fidèles à un degré supérieur, s'abstiennent de reprendre les autres, non par charité, mais parce qu'ils ont une certaine cupidité qui les arrête. La correction fraternelle n'est donc pas de précepte.

4. Ce qui est de précepte est une chose due. Par conséquent, si la correction fraternelle était de précepte, nous devrions corriger nos frères quand ils pèchent. Et comme celui qui doit à quelqu'un une dette matérielle, telle que de l'argent, ne doit pas se contenter d'attendre que son créancier vienne à lui, mais qu'il doit io chercher pour le payer, il faudrait donc que l'homme cherchât tous ceux qui ont besoin de correction pour les reprendre ; ce qui paraît absurde, soit à cause de la multitude des pécheurs qui est telle qu'un seul homme ne pourrait suffire à leur correction ; soit encore parce qu'il faudrait que les religieux sortissent du cloître pour corriger les gens du monde, ce qui est une autre absurdité. Donc la correction fraternelle n'est pas de précepte.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de verb. Domini, serm. 40, cap. 4) : Si vous négligez de corriger celui qui pèche, vous devenez pire que lui. Or, il n'en serait pas ainsi si par cette négligence on ne transgressait pas un précepte. La correction fraternelle est donc de précepte.

CONCLUSION. — Puisque la correction fraternelle a pour but l'amélioration de nos frères, elle est de précepte quand il est évident qu'ils profiteront de cette correction.

Réponse Il faut répondre que la correction fraternelle est de précepte (1). Mais il faut observer que comme les préceptes négatifs de la loi empêchent les actes coupables, de même les préceptes affirmatifs portent à faire des actes de vertu. Or, les actes coupables sont mauvais en eux-mêmes, et on ne peut les bien faire d'aucune manière, ni dans aucun temps, ni dans aucun lieu, parce qu'ils sont unis par eux-mêmes à une fin mauvaise, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. 6) ; c'est pourquoi les préceptes négatifs obligent toujours et à toujours. Quant aux actes de vertu, ils ne doivent pas être faits de toute espèce de manière; mais il faut observer toutes les circonstances requises pour qu'un acte soit vertueux, c'est-à-dire il faut qu'on les fasse où ils doivent être faits, quand on les doit faire et de la manière dont on les doit faire. Et parce que la disposition des moyens se considère par rapport à la fin, dans les circonstances de l'acte vertueux on doit considérer surtout la nature de la fin qui est le bien de la vertu. Par conséquent, si, à l'égard d'un acte vertueux, l'on omet une des circonstances essentielles et que cette omission détruise totalement le bien de la vertu, alors l'acte est contraire au précepte. Mais si l'on a omis une circonstance et que cette omission ne détruise pas totalement la vertu, quoique l'acte que l'on fait ne soit pas absolument parfait, il n'est pas néanmoins contraire au précepte. C'est dans ce sens qu'Aristote dit (Eth. lib. ii ad fin.) que si on s'écarte un peu du milieu on n'agit pas contre la vertu, mais que si on s'en écarte beaucoup, l'acte lui est contraire. Ainsi la correction fraternelle ayant pour but l'amélioration de nos frères, il s'ensuit qu'elle est de précepte toutes les fois qu'elle est nécessaire à cette fin ; mais cela ne signifie pas qu'en tout lieu et en tout temps on doive reprendre celui qui pèche (2).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que pour tous les biens qu'il doit faire l'action de l'homme n'est efficace qu'autant qu'elle est jointe au secours de Dieu ; cependant l'homme doit faire ce qui est en lui. Aussi saint Augustin dit (Lib. de corr. et grat. cap. 45) que, ne sachant pas quel est celui qui appartient au nombre des prédestinés et quel est celui qui n'y appartient pas nous devons tous avoir un sentiment de charité tel que nous souhaitions le salut de tout le monde. C'est pourquoi nous devons remplir envers tous les fidèles le devoir de la correction fraternelle dans l'espérance du secours de Dieu.

2. Il faut répondre au second, que, comme nous l'avons dit (quest. xxxii, art. 5 ad 4), tous les préceptes qui nous obligent à rendre quelque service au prochain reviennent au précepte qui nous commande d'honorer nos parents.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on peut omettre la correction fraternelle de trois manières : 1° D'une manière méritoire quand on néglige de le faire par charité. Car saint Augustin dit (De civ. lib. i, cap. 9): Si l'on remet la réprimande et la correction des pécheurs à un temps plus favorable (1), dans leur propre intérêt, de peur qu'ils ne deviennent pires ou qu'ils n'empêchent les faibles de se faire initier aux pratiques de la vertu et de la piété, en les opprimant et en les détournant de la vraie foi, il ne semble pas que ce soit ici un instinct de cupidité, mais un conseil de charité. 2° On omet la correction fraternelle, en péchant mortellement, quand on craint, comme le dit le même docteur, l'opinion publique, les peines corporelles ou la mort, et qu'on se laisse enchaîner par ces considérations humaines au point de les préférer à la charité fraternelle. C'est ce qui arrive quand quelqu'un présume d'un autre avec probabilité qu'il pourrait le retirer du péché, et que cependant il ne l'entreprend pas par crainte ou par cupidité. 3° Cette omission est un péché véniel, quand la crainte ou la cupidité rend l'homme plus lent à accomplir ce devoir, de telle sorte que s'il était sûr de pouvoir retirer son frère du péché, il ne l'y laisserait pas par crainte ou par cupidité, parce que dans son âme il met la charité fraternelle au-dessus de ces vices. C'est ainsi que quelquefois les saints négligent de reprendre ceux qui pèchent.

4. Il faut répondre au quatrième, que ce qu'on doit à une personne déterminée, qu'il s'agisse d'un bien corporel ou d'un bien spirituel, il faut qu'on le lui donne sans attendre qu'elle vienne à nous, c'est à celui qui lui doit à la rechercher. Ainsi, comme celui qui doit de l'argent à un créancier doit aller le trouver, quand le temps est venu, pour s'acquitter de sa dette, de même celui qui a le soin spécial d'un autre doit l'aller trouver pour le corriger du péché. Quant aux bienfaits qu'on ne doit pas à une personne en particulier, mais à tout le prochain en général, qu'il s'agisse de bienfaits corporels ou spirituels, nous ne sommes pas obligés d'aller chercher ceux près desquels nous devons nous en acquitter ; il suffit de le faire quand ils se présentent à nous. C'est une chose qui doit être en quelque sorte livrée au hasard des circonstances, comme le dit saint Augustin (De doct. christ. lib. i, cap. 28). C'est pourquoi le même docteur nous dit (Lib. de verb. Dom. serm. 25) que Notre-Seigneur nous avertit de ne pas négliger nos péchés les uns les autres sans chercher ce qu'il faut reprendre, mais en voyant ce qu'il y a à corriger. Autrement nous scruterions la vie des autres, contrairement à cette parole de l'Ecriture (Pr 24,10) : Ne cherchez pas l'impiété dans la maison du juste et ne troublez pas son repos. D'où il est manifeste qu'il n'est pas nécessaire que les religieux quittent leur cloître pour corriger ceux qui pèchent.

(1) Elle est de droit naturel et de droit divin, de sorte qu'avant la loi elle était obligatoire.
(2) Pour que la correction fraternelle soit obligatoire, il faut qu'il y ait matière suffisante, c'est-à-dire péché mortel ou qu'il y ait danger d'y tomber ; 2° que la faute soit certaine ; 3° qu'il y ait espérance d'amendement; 4° que la correction soit nécessaire, parce qu'il n'y a pas d'autres personnes pour la faire, et qu'il est probable que le pécheur ne se corrigera pas de lui-même; 5° qu'on puisse le faire sans de graves inconvénients. Ces conditions se rencontrant très-rarement, il s'ensuit que la correction fraternelle n'est pas souvent obligatoire (Voy. saint Alphonse de Liguori, Theol. mor. lib. ii, n° 54 et seq.).
(3) Il y a des théologiens qui disent que l'on peut même attendre une seconde rechute pour faire plus utilement la correction. Ce sentiment est probable, mais il est plus sûr dans la pratique de la faire auparavant, si on a l'espoir qu'elle produise un bon effet.


ARTICLE III. — la correction fraternelle n'appartient-elle qu'aux supérieurs ?


Objections: 1. Il semble que la correction fraternelle n'appartienne pas qu'aux supérieurs. Car saint Jérôme dit (I): Que les prêtres aient soin d'accomplir cette parole de l'Evangile : Si votre frère a péché contre vous, etc. Or, on a coutume de désigner sous le nom de prêtres les supérieurs qui ont la charge des autres. Il semble donc que la correction fraternelle n'appartienne qu'aux supérieurs.

2. La correction fraternelle est une aumône spirituelle. Or, c'est à ceux qui sont au-dessus des autres par les biens temporels, c'est-à-dire qui sont plus riches, à faire l'aumône corporelle. La correction fraternelle appartient donc aussi à ceux qui sont au-dessus des autres dans l'ordre spirituel, c'est-à- dire aux supérieurs.

3. Celui qui corrige un autre le porte par ses avertissements à devenir meilleur. Or, dans l'ordre naturel, les inférieurs sont mùs par les supérieurs. Donc, dans l'ordre de la vertu, qui suit l'ordre de la nature, il n'appartient qu'aux supérieurs de corriger les inférieurs.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (24, quest. m, art. 14) : Les prêtres aussi bien que les fidèles doivent tous avoir le plus grand soin de ceux qui périssent, afin que par suite de leur réprimande ils se corrigent du péché, ou qu'ils soient séparés de l'Eglise, s'il est démontré qu'ils sont incorrigibles.

CONCLUSION. — La correction qui est un acte de charité appartient non-seulement aux supérieurs, mais encore à tous ceux qui ont la charité; tandis que la correction qui est un acte de justice n'appartient qu'aux supérieurs et aux juges.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. I), il y a deux sortes de correction : L'une qui est un acte de charité et qui a spécialement pour but d'améliorer celui qui pèche au moyen d'une simple admonition. Cette correction appartient à tous ceux qui ont la charité, quels qu'ils soient, inférieurs ou supérieurs (2). L'autre qui est un acte de justice qui a pour but le bien général qu'on produit non-seulement par une simple admonition, mais quelquefois encore par un châtiment qui éloigne les autres du mal par la crainte. Cette correction (3) n'appartient qu'aux supérieurs, qui peuvent non-seulement avertir, mais encore corriger en punissant.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que même à l'égard de la correction fraternelle, qui est un devoir pour tout le monde, les supérieurs en sont plus spécialement chargés, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. i, cap. 9). Car, comme nous devons des bienfaits temporels plutôt à ceux dont l'existence matérielle est confiée à nos soins, de même aussi nous devons de préférence accorder les bienfaits spirituels, tels que la correction et l'enseignement, à ceux dont nous avons la charge spirituelle. Saint Jérôme n'a donc pas voulu dire que la correction fraternelle n'était de précepte que pour les prêtres, mais qu'elle leur appartenait spécialement (4).

2. Il faut répondre au second, que, comme celui qui a de quoi secourir quelqu'un corporellement est riche sous ce rapport, de même celui qui a un jugement sain et une raison droite qui le mettent à même de reprendre les fautes des autres, doit être considéré à cet égard comme supérieur.

3. Il faut répondre au troisième, que dans l'ordre de la nature il y a aussi des choses qui agissent mutuellement les unes sur les autres; parce que sous un rapport elles sont supérieures l'une à l'autre, de telle sorte qu'il en résulte que dans un sens elles sont en puissance, et que dans un autre sens elles sont en acte à l'égard d'une autre. De même quand quelqu'un juge sainement la question sur laquelle un autre pèche, Il peut le corriger sous ce rapport, quoiqu'il ne lui soit pas absolument supérieur.

(1) Ce passage attribué à saint Jérôme se trouve dans Origène (Hom. VII in Jos. circ. med.).
(2) C'est un précepte de la loi naturelle qui est commun à tous les hommes, et qui oblige même l'inférieur à l'égard de son supérieur.
(3) Ce n'est plus alors la correction fraternelle, mais c'est la correction judiciaire.
(4) Les pasteurs sont obligés à ce devoir, même au péril de leur vie, quand les fidèles sont dans une nécessité extrême ou dans une nécessité grave. C'est ce qu'enseigne plus loin saint Thomas lui-même (quest. clxxxv, art. 5).


ARTICLE IV. — est-on tenu de reprendre son supérieur?


Objections: 1. Il semble qu'on ne soit pas tenu de reprendre son supérieur. Car il est dit (Ex 19,12) : La bête qui aura touché la montagne sera lapidée. On voit au livre des Rois (2S 6) qu'Ozée fut frappé par le Seigneur pour avoir touché l'arche. Or, par l'arche et la montagne, on entend le supérieur. Les supérieurs ne doivent donc pas être repris par leurs inférieurs.

2. A l'occasion de ces paroles de l'Apôtre (Ga 2) : Je lui ai résisté en face, la, glose dit (Ordin. et interl.) : comme un égal. Par conséquent, puisque l'inférieur n'est pas l'égal de son supérieur, il ne doit pas le reprendre.

3. Saint Grégoire dit (Mor. lib. xxiii, cap. 8, et lib. xxvi, cap. 28) : Que personne n'ait la présomption de reprendre les saints, sinon celui qui se sent meilleur qu'eux. Or, on ne doit pas se croire meilleur que son supérieur. On ne doit donc pas le reprendre.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (In reg. epist, ccxi sub fin.) : Ayez pitié non-seulement de vous, mais encore de lui, c'est-à-dire du supérieur, car il est exposé à des périls d'autant plus grands qu'il occupe un poste plus élevé parmi vous. Or, la correction fraternelle est une oeuvre de miséricorde. Par conséquent, on doit reprendre ses supérieurs.

CONCLUSION. — Les inférieurs ne sont pas tenus à faire de leurs supérieurs la correction qui est un acte de justice, mais ils doivent leur faire celle qui est un acte de charité, en les avertissant avec respect, égard et douceur.

Réponse Il faut répondre que la correction qui est un acte de justice et qui inflige un châtiment ne convient pas à l'inférieur relativement à son supérieur (l); mais la correction fraternelle, qui est un acte de charité, appartient à chacun, à l'égard de toutes les personnes pour lesquelles on doit avoir de la charité, s'il y a en elles quelque chose à reprendre. Car l'acte qui procède d'une habitude ou d'une puissance s'étend à tout ce qui est compris sous l'objet de cette puissance ou de cette habitude, comme la vision s'étend à tout ce qui est compris sous l'objet de la vue. Mais comme tout acte vertueux doit être réglé selon les circonstances, il s'ensuit que dans la correction qu'un inférieur fait à son supérieur, il doit employer le mode convenable, c'est-à-dire qu'il ne doit pas le reprendre avec hauteur et dureté, mais avec douceur et respect (2). C'est ce qui fait dire à l'Apôtre (1Tm 5,1) : Ne reprenez pas les vieillards avec rudesse, mais avertissez-les comme des pères. C'est pourquoi saint Denis blâme le moine Démophile (Ep. viii) pour avoir repris un prêtre irrespectueusement en le frappant et en le chassant de l'église.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on s'attaque indiscrètement à un supérieur, quand on lui manque de respect en le reprenant, ou quand on lui ravit quelque chose de l'honneur qui lui est dû. C'est ce qu'exprime l'acte que Dieu condamne à l'occasion de celui qui a touché à la montagne ou à l'arche.

2. Il faut répondre au second, que quand on résiste en face en présence de tout le monde, on va au-delà des bornes de la correction fraternelle. C'est pourquoi saint Paul n'aurait pas repris ainsi saint Pierre, s'il n'avait été son égal sous un rapport, quant à la défense de la foi. Mais sans être l'égal d'une personne, on peut l'avertir en secret et respectueusement (1). C'est ainsi que l'Apôtre écrivant aux Colossiens (Col 4,17) ordonne aux fidèles d'avertir leur prélat: Dites à Archippe (qui était évêque) : Remplissez votre ministère. Toutefois il est à remarquer que, s'il y avait péril imminent pour la foi, les inférieurs devraient publiquement reprendre leurs supérieurs. C'est pourquoi saint Paul qui était inférieur à saint Pierre l'a repris publiquement, parce qu'il y avait danger qu'il y eût scandale par rapport à la foi. Et comme le dit la glose de saint Augustin (ex Epist, xix) à l'occasion de ce passage : Saint Pierre a appris par son exemple à ceux qui sont au premier rang que s'il leur arrivait par hasard d'abandonner la droite voie, ils ne rougissent pas d'être repris par ceux qui sont au-dessous d'eux.

3. Il faut répondre au troisième, que se croire absolument meilleur que son supérieur, c'est le fait d'un orgueil présomptueux; mais croire qu'on voit mieux que lui sur un point, ce n'est pas de la présomption, parce qu'il n'y a personne ici-bas qui n'ait quelque défaut. Il faut aussi observer que quand quelqu'un avertit charitablement son supérieur, il ne se croit pas pour cela au-dessus de lui, mais il vient en aide à celui qui est exposé à de plus grands dangers, par là même qu'il est plus haut placé, comme le dit saint Augustin dans sa règle (loc. cit.).

(1) Parce que l'inférieur n'a aucune juridiction sur son supérieur.
(2) Billuart fait observer qu'il ne faut pas employer pour produire ces remontrances ou ces corrections des hommes vulgaires, de moeurs grossières, parce qu'il en résulte pour l'autorité des conséquences fâcheuses.
(1) Il est bien à remarquer que, tout en reconnaissant aux inférieurs le droit de correction fraternelle, saint Thomas veut qu'ils l'exercent avec la plus grande discrétion et les plus grands égards, sans qu'il en résulte rien de fâcheux pour l'autorité. Ce sentiment n'a rien de commun avec celui de Viclef, qui prétendait que les sujets pouvaient à volonté se soustraire à l'autorité de leurs maîtres, refuser l'impôt, etc., ce que le concile de Constance a condamné.



II-II (Drioux 1852) Qu.32 a.9