II-II (Drioux 1852) Qu.34 a.3

ARTICLE III. — toute haine du prochain est-elle un péché?


Objections: 1. Il semble que toute haine du prochain ne soit pas un péché. Car parmi les préceptes ou les conseils de la loi de Dieu il n'y en a pas de criminels, d'après ces paroles de l'Ecriture (Pr 8,8) : Toutes ces paroles sont les miennes; il n'y a en elles rien de déréglé ni de pervers. Or, il est dit dans saint Luc (Lc 14,20) : Si quelqu'un vient à moi, et qu'il ne haïsse pas son père et sa mère, il ne peut être mon disciple. Toute haine du prochain n'est donc pas un péché.

2. On ne peut pas faire de péché en imitant Dieu. Or, si nous imitons Dieu, il y a des personnes que nous devons haïr, car il est dit (Rm 1,9) : Dieu hait les détracteurs. Nous pouvons donc avoir de la haine pour certaines personnes sans faire de péché.

3. Ce qui est naturel n'est pas un péché, parce que le péché s'éloigne de ce qui est conforme à la nature, comme le dit saint Jean Damascène (De orth. fid. lib. ii, cap. 4 et 30; et lib. iv, cap. 21). Or, il est naturel à une chose qu'elle haïsse ce qui lui est contraire, et qu'elle s'efforce de la détruire. Il semble donc que ce ne soit pas un péché de haïr-son ennemi.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (1Jn 2,9) : Celui qui liait son frère est dans les ténèbres. Or, les ténèbres spirituelles sont les péchés. Donc la haine du prochain ne peut exister sans péché.

CONCLUSION. — Quand on hait son frère comme tel, on pèche toujours.

Réponse Il faut répondre que la haine est opposée à l'amour, comme nous l'avons dit (1a 2", quest. xxix, art. 2). Par conséquent, la haine est aussi mauvaise que l'amour est bon. Or, on doit aimer son prochain selon ce qu'il a reçu de Dieu, c'est-à-dire suivant la nature et la grâce; mais on ne doit pas l'aimer pour ce qu'il possède de lui-même et ce qui provient du démon, c'est-à-dire parce qu'il pèche et qu'il manque de justice. C'est pourquoi il est permis de haïr le péché dans son frère et tout ce qui regarde son défaut de justice, mais on ne peut pas haïr sans péché (1) la nature et la grâce qui sont en lui. D'ailleurs, si nous haïssons dans un de nos frères le péché et le défaut de vertu, c'est par amour pour lui ; car c'est le même motif qui fait que nous voulons le bien d'un individu et que nous haïssons ce qui fait son mal (2). Par conséquent, quand on prend le mot haine dans son sens absolu, elle est toujours accompagnée de péché.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que d'après la loi de Dieu (Ex 20) nous devons honorer nos parents, parce qu'ils nous sont unis par la nature et par les liens du sang. Mais nous devons les haïr selon qu'ils nous empêchent d'arriver à la perfection de la justice divine.

2. Il faut répondre au second, que Dieu déteste dans les détracteurs leur péché, mais non leur nature. Nous pouvons haïr de la sorte les détracteurs sans faire de faute.

3. Il faut répondre au troisième, que les hommes ne nous sont pas contraires par suite des biens qu'ils ont reçus de Dieu. Par conséquent, sous ce rapport nous devons les aimer. Mais ils nous sont contraires en raison des inimitiés qu'ils exercent contre nous, ce qui constitue de leur part une faute. A ce point de vue on doit les haïr; car nous devons haïr en eux ce qui les rend nos ennemis.

(1) La haine du prochain est un péché mortel dans son genre ; cependant il peut devenir véniel, non-seulement par suite du défaut de consentement, mais par la légèreté de la matière. Par exemple, si l'on ne souhaite pas à quelqu'un un mal grave.
(2) Il n'est jamais permis de vouloir le mal de quelqu'un pour le mal même, mais on peut désirer la mort d'un brigand, dans l'intérêt du bien général, ou souhaiter à un pécheur une maladie dans l'ordre temporel, pour qu'il se convertisse. On peut se souhaiter la mort pour jouir de Dieu et ne plus l'offenser, et par conséquent pour être délivré des peines et des misères de cette vie.


ARTICLE IV. — la haine du prochain est-elle le plus grave des péchés qu'on commette contre lui?


Objections: 1. Il semble que la haine du prochain soit le plus grave des péchés qu'on commette contre lui. Car il est dit (1Jn 3,15) : Quiconque hait son frère est homicide. Or, l'homicide est le plus grave des péchés que l'on commette contre le prochain. Il en est donc de même de la haine.

2. Le pire est opposé au meilleur. Or, le meilleur des sentiments que nous puissions témoigner au prochain, c'est l'amour, car tout le reste revient à l'amour. Par conséquent le plus mauvais de tous les sentiments est la haine.

En sens contraire Mais c'est le contraire. On appelle mal ce qui nuit, comme le dit saint Augustin (Enchir. cap. 12). Or, on nuit au prochain par d'autres péchés plus que par la haine. Ainsi on lui nuit davantage par le vol, l'homicide et l'adultère. La haine n'est donc pas le péché le plus grave (1).

Saint Jean Chrysostome expliquant ce passage de saint Matthieu (Hom. x in Matth. in op. imperf.) (2) : Celui qui violera le moindre de ces commandements, dit : Les commandements de Moïse : Vous ne tuerez point ; vous ne ferez point d'adultère, sont peu récompensés quand on les observe, mais ils produisent de grandes fautes, quand on les transgresse. Au lieu que l'observation des commandements du Christ : Ne vous fâchez pas, n'ayez pas de convoitise, reçoit de grandes récompenses, tandis que leur transgression est peu coupable. Or, la haine se rapporte au mouvement intérieur, comme la colère et la concupiscence. La haine du prochain est donc un péché moindre que l'homicide.

CONCLUSION. — Si nous considérons le dommage porté à l'homme, il y a des péchés extérieurs pires que la haine intérieure; mais si nous considérons je dérèglement intérieur de la volonté, la haine du prochain est une faute plus grave que les autres.

Réponse Il faut répondre que le péché qu'on commet contre le prochain produit deux sortes de maux : l'un qui résulte du dérèglement de celui qui pèche; l'autre qui provient du dommage qu'il porte à celui contre lequel il pèche. Dans le premier sens, la haine est un péché plus grave que les actes extérieurs qui nuisent au prochain, parce que la haine trouble la volonté, qui est la faculté prédominante dans l'homme et la source du péché. Par conséquent, quand même les actes extérieurs seraient déréglés, si la volonté ne l'est pas, il n'y a pas de péché ; par exemple, lorsque quelqu'un tue un homme par ignorance ou par zèle pour la justice, Une pèche pas. Et s'il y a quelque chose de coupable dans les péchés extérieurs qu'on commet contre le prochain, il provient tout entier de la haine intérieure. Quant au dommage qu'on porte au prochain, il y a des péchés extérieurs qui sont pires que la haine intérieure (3).

La réponse aux objections est par là même évidente.

(I) Cette question pouvant se considérer sous deux aspects, ces objections, dirigées dans un sens opposé, ont quelque chose de vrai, comme te fait remarquer saint Thomas dans le corps de l'article.
(2) Cet ouvrage n'est pas de saint Chrysostome.
(3) C'est ainsi que le vol, l'homicide et l'adultère sont plus graves.


ARTICLE V. — la haine est-elle un vice capital ?


Objections: 1. Il semble que la haine soit un vice capital. Car la haine est directement contraire à la charité. Or, la charité est la première des vertus et la mère des autres. La haine est donc le plus grand vice capital et le principe de tous les autres.

2. Les péchés naissent en nous de l'inclination des passions, suivant ces paroles de l'Apôtre (Rm 7,5) : Les passions des péchés agissaient dans nos membres pour leur faire produire des fruits de mort. Or, parmi les passions de l'âme, toutes paraissent naître de l'amour et de la haine, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (I-II, quest. xxv, art. 1 et 2). Il faut donc compter la haine parmi les vices capitaux.

3. Le vice est un mal moral. Or, la haine se rapporte au mal plutôt qu'une autre passion. Il semble donc qu'on doive considérer la haine comme un vice capital.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire (Mor. lib. xxxi, cap. 17) ne compte pas la haine parmi les sept péchés capitaux.

CONCLUSION. — La haine étant le plus grave des péchés, et étant, précisément pour ce motif, plutôt le terme que le principe des fautes, on ne la compte point du tout parmi les vices capitaux.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (I-II, quest. lxxxiv, art. 3 et 4), un vice capital est celui duquel les autres vices découlent le plus souvent. Or, le vice est contraire à la nature de l'homme, parce que l'homme est un animal raisonnable. Ce qui est naturel est altéré insensiblement par ce qui est contre nature. Par conséquent, il faut que tout d'abord on s'écarte de ce qui est le moins conforme à la nature, et qu'en dernier lieu on s'éloigne de ce qui lui est le plus conforme. Car ce qui existe en premier lieu quand l'on construit est ce qui tombe le dernier quand on démolit. Or, ce qu'il y a de plus naturel à l'homme, et ce qui existe en lui avant tout, c'est d'aimer le bien, et surtout le bien divin et le bien du prochain. C'est pourquoi la haine, qui est contraire à cet amour, n'est pas ce qui contribue d'abord à la destruction de la vertu qui est l'oeuvre des vices, mais c'est ce qui vient en dernier lieu (1). C'est pour ce motif qu'elle n'est pas un vice capital.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit Aristote (Phys. lib. vii, text. 48), la vertu d'une chose consiste en ce qu'elle soit bien disposée conformément à sa nature. C'est pourquoi ce qu'il y a de premier et de principal dans la vertu doit tenir aussi le premier et le principal rang dans l'ordre naturel. C'est pour cette raison que la charité est la principale de toutes les vertus, et que la haine ne peut pas être au même titre le premier de tous les vices (2), comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que la haine du mal (3), qui est contraire au bien naturel, est la première des passions de l'âme, comme l'amour du bien naturel, liais la haine du bien naturel ne peut pas exister au début, elle n'existe au contraire qu'à la fin, parce que cette haine atteste une nature déjà corrompue, comme l'amour du bien extérieur.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il y a deux sortes de maux : l'un vrai, qui est contraire au bien naturel. La haine de ce mal peut tenir le premier rang parmi les passions. L'autre n'est pas véritable, mais apparent ; c'est au contraire le vrai bien, le bien naturel, mais on le considère comme un mal par suite de la corruption de la nature (4). La haine de ce mal ne doit exister qu'en dernier lieu. Cette haine est un vice, mais il n'en est pas de même de la première.

(I) Les autres vices démolissent d'abord l'édifice. On donne le nom de péchés capitaux à ceux qui commencent cette destruction et qui ont sous eux d'autres vices secondaires qui les aident. La haine étant opposée à l'amour, qui est le fondement de l'édifice, ne vient qu'en dernier lieu, quand l'édifice est déjà renversé et qu'il n'en reste plus que la base.
(2) L'ordre de destruction et celui de construction sont inverses. Pour élever un édifice on commence par la base ; pour le renverser on démolit d'abord le faite.
(3) Cette haine du mal n'est pas un vice, mais elle n'est que l'amour du bien appliqué à son contraire.
(4) C'est le dérèglement de notre imagination qui nous le représente tel.


ARTICLE VI.—la haine vient-elle de l'envie?


Objections: 1. Il semble que la haine ne vienne pas de l'envie. Car l'envie est une tristesse qu'on éprouve à l'occasion du bien d'autrui. Or, la haine ne vient pas de la tristesse, mais c'est plutôt le contraire. Car nous nous attristons de la présence des maux que nous haïssons. La haine ne vient donc pas de l'envie.

2. La haine est contraire à l'amour. Or, l'amour du prochain se rapporte a l'amour de Dieu, comme nous l'avons vu (quest. xxv, art. 1 ; quest. xxvi, art. 2). La haine du prochain se rapporte donc aussi à la haine de Dieu. La haine de Dieu n'est pas produite par l'envie ; car nous ne portons pas envie à ceux qui sont très-éloignés de nous, mais à ceux qui paraissent nos proches, comme le dit Aristote (Rhet. lib. ii, cap. 10). Par conséquent la haine n'est pas produite par l'envie.

3. Le même effet n'a qu'une seule et même cause. Or, la haine provient de la colère; car saint Augustin dit dans sa règle (Ep. cix) que la colère augmente la haine. La haine n'est donc pas l'effet de l'envie.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor. lib. xxxi, cap. 17) que la haine vient de l'envie.

CONCLUSION. — Comme la délectation produit l'amour, de même l'envie, qui est une tristesse intérieure que l'on éprouve du bien du prochain, produit la haine.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), la haine du prochain est le dernier terme que le péché atteigne, parce qu'elle est contraire à l'amour que nous avons naturellement pour nos semblables. Que si quelqu'un s'éloigne de ce qui est naturel, ceci provient de ce qu'il a l'intention d'éviter ce qu'il doit fuir naturellement. Or, tout animai fuit naturellement la tristesse, comme il recherche le plaisir, ainsi que le prouve Aristote (Phys. lib. vii, cap. 17, et Eth. lib. x, cap. 2). C'est pourquoi, comme l'amour est produit par la délectation, ainsi la haine a pour cause la tristesse. Par conséquent, comme nous sommes portés à aimer les choses qui nous font plaisir, parce que nous les tenons pour bonnes, de même nous sommes portés à haïr celles qui nous attristent, parce que nous les croyons mauvaises. Ainsi donc puisque l'envie est une tristesse que l'on éprouve à l'occasion du bien qui arrive au prochain, il s'ensuit que le bien du prochain nous devient odieux; d'où il résulte que l'envie produit la haine.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la puissance appétitive comme la puissance perceptive se réfléchissant sur ses actes, il s'ensuit que les mouvements de la puissance appétitive sont en quelque sorte circulaires. Ainsi, selon le premier mouvement appétitif, le désir naît de l'amour, et produit la délectation quand on a obtenu ce qu'on désirait. Et parce que le plaisir qu'on trouve dans le bien qu'on aime est une bonne chose, il en résulte que la délectation produit l'amour. Pour la même raison il arrive que la tristesse est cause de la haine (I).

2. Il faut répondre au second, qu'il n'en est pas de l'amour comme de la haine. Car l'objet de l'amour est le bien qui découle de Dieu sur les créatures ; c'est ce qui fait que l'amour commence par Dieu et finit par le prochain. Au contraire la haine a pour objet le mal qui n'existe pas en Dieu lui-même, mais dans ses effets. Aussi avons-nous dit (art. 1) qu'on ne hait Dieu qu'autant qu'on le considère dans ses effets. C'est pour ce motif qu'on hait le prochain avant de haïr Dieu. Ainsi donc puisque l'envie est la cause de la haine qu'on a pour le prochain, elle est par conséquent cause de la haine qu'on a pour Dieu.

3. Il faut répondre au troisième, que rien n'empêche qu'une chose ne vienne de différentes causes sous des rapports di vers. Ainsi la haine peut venir de la colère et de l'envie. Cependant elle vient plus directement de l'envie, qui fait que le bien du prochain nous attriste, et que par conséquent nous le haïssons. Mais la haine est augmentée par la colère. Car d'abord par la colère nous désirons le mal du prochain dans une certaine mesure, c'est-à- dire selon que la vengeance l'exige; ensuite quand la colère persévère, l'homme en vient à désirer le mal du prochain absolument, ce qui est de l'essence de la haine. D'où il est manifeste que la haine est formellement produite par l'envie selon la nature de son objet, mais que la colère y dispose.

 (I) L'envie ou la tristesse que l'on éprouve à l'occasion du bien du prochain peut naître de la haine, et la haine peut produire cette envie ou cette tristesse.




QUESTION XXXV.

DU DÉGOÛT DES CHOSES DIVINES.


Après avoir parlé de la haine qui est opposée à la charité, nous devons nous occuper des vices opposés à la joie de la charité qui a pour objet le bien divin et le bien du prochain. Ces vices sont : le dégoût des choses divines, qui est contraire à la joie qu'on a du bien divin, et l'envie, qui est opposée à la joie qu'on a du bien du prochain. Nous traiterons : 1° du dégoût ; 2° de l'envie. — Sur le dégoût quatre questions se présentent : 1° Le dégoût est-il un péché? — 2° Est-ce un vice spécial? — 3° Est-ce un péché mortel ? — 4° Est-ce un vice capital ?


ARTICLE I. — LE DÉGOÛT EST-IL UN PÉCHÉ (1)?


Objections: 1. Il semble que le dégoût ne soit pas un péché. Car les passions ne sont ni louables, ni blâmables, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. 5). Or, le dégoût est une passion; puisque c'est une espèce de tristesse, d'après saint Jean Damascène (De fid. orth. lib. ii, cap. 44), et ainsi que nous l'avons vu (I-II, quest. 35, art. 8). Le dégoût n'est donc pas un péché.

2. Aucun des défauts corporels qui arrive à une heure réglée n'est un péché. Or, il en est ainsi du dégoût, car Cassien dit (De inst. monast. lib. x, cap. 1) : C'est surtout vers la sixième heure que le dégoût tourmente le moine; il ressemble à une fièvre qui arrive à une époque réglée, et dont les accès enflamment d'autant plus vivement l'âme du malade aux heures accoutumées. Le dégoût n'est donc pas un péché.

3. Ce qui vient d'une bonne source ne paraît pas être un péché. Or, le dégoût vient d'une bonne source; car Cassien dit qu'il provient (ibid. cap. 2) de ce que le religieux gémit de ne posséder aucun fruit spirituel, et de ce qu'il exalte les monastères qu'il n'habite pas et qui existent au loin ; ce qui paraît se rapporter à l'humilité. Le dégoût n'est donc pas un péché.

4. On doit fuir tout péché, d'après ces paroles de l'Ecriture (Si 21,2) : Fuyez le péché comme vous fuiriez à la vue d'un aspic. Or, Cassien dit (lib. x, cap. ult.) que l'expérience a prouvé qu'on ne pouvait pas éviter de combattre le dégoût par la fuite, mais qu'on devait le vaincre par la résistance. Le dégoût n'est donc pas un péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Ce que l'Ecriture défend est un péché. Or, il en est ainsi du dégoût. Car nous lisons (Si 6,26) : Baissez votre épaule, et portez la sagesse spirituelle et ne vous ennuyez pas de ses liens. Le dégoût est donc un péché.

CONCLUSION. — Le dégoût étant une tristesse qu'on éprouve au sujet du bien divin que nous devons aimer par charité, il est nécessaire qu'il soit toujours un péché. Il faut répondre que le dégoût, d'après saint Jean Damascène (loc. cit.), est une tristesse accablante qui abat tellement le courage de l'homme Qu'il n'a déplaisir à rien, comme les choses qui sont acides (1) sont aussi froides. C'est pourquoi le dégoût implique une sorte d'éloignement pour toute espèce d'action (2), comme on le voit parce que dit la glose (ord. Aug.) sur ces paroles du Psalmiste (Ps 106): Leur âme a en abomination toute nourriture. Il y en a aussi qui définissent le dégoût une torpeur de l'âme qui néglige de commencer le bien. Cette tristesse est toujours mauvaise ; elle l'est tantôt en elle-même, tantôt dans ses effets. La tristesse mauvaise en elle-même est celle qui porte sur le mal apparent qui est véritablement un bien ; comme la délectation mauvaise est celle qui a pour objet le bien apparent qui est un mal véritable. Par conséquent puisque le bien spirituel est un bien véritable, la tristesse que l'on conçoit au sujet de ce bien est mauvaise en elle-même. Mais la tristesse qui a pour objet un mal véritable est mauvaise dans ses effets, si elle accable l'homme au point de l'empêcher totalement de faire des bonnes oeuvres» C'est pour cela que l'Apôtre ne veut pas (2Co 2) que le pénitent tombe par suite de son péché dans une trop grande tristesse. Ainsi donc le dégoût, tel que nous l'entendons ici, désignant la tristesse que l'on a du bien spirituel, est mauvais de deux manières-, il l'est en lui-même et dans ses effets; par conséquent c'est un péché. Car nous appelons péché le mal qui se rapporte aux mouvements appétitifs (3), comme on le voit d'après ce que nous avons dit (I-II, quest. lxxiv, art. 4, et quest. x, art. 2).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les passions ne sont pas en elles-mêmes des péchés, mais elles sont louables et blâmables selon qu'elles se rapportent au bien ou au mal. Ainsi la tristesse ne désigne donc par elle- même ni une chose louable, ni une chose blâmable; quand elle a le mal pour cause et qu'elle est modérée, elle est louable. Si elle se rapporte au bien, ou si tout en se rapportant au mal elle est immodérée, elle est blâmable. C'est dans ce dernier sens que le dégoût est un péché.

2. Il faut répondre au second, que les passions de l'appétit sensitif peuvent être en elles-mêmes des péchés véniels, et qu'elles portent l'âme au péché mortel. L'appétit sensitif ayant un organe corporel, il s'ensuit que l'homme est plus disposé à pécher par suite des affections corporelles qu'il éprouve. C'est pourquoi il peut se faire que par suite des changements que le corps éprouve à certaines époques, on soit plus exposé à tomber' dans certaines fautes. D'ailleurs tout défaut corporel dispose de soi â la tristesse. C'est pour cela que ceux qui jeûnent jusqu'à midi, quand ils commencent à souffrir du défaut de nourriture et de la chaleur du soleil, sont plus vivement attaqués par le dégoût (4).

3. Il faut répondre au troisième, que le propre de l'humilité, c'est de ne pas s'élever en considérant ses propres défauts ; mais ce n'est pas le fait de l'humilité, c'est plutôt celui de l'ingratitude que de mépriser les biens qu'on a reçus de Dieu ; c'est de ce mépris que le dégoût résulte. Car nous nous attristons au sujet de ces choses comme si, d'après notre sentiment, elles étaient mauvaises ou viles. Par conséquent il est donc nécessaire qu'on élève les biens des autres, sans mépriser toutefois les biens qu'on a reçus de Dieu, parce qu'alors on en éprouverait de la tristesse.

4. Il faut répondre au quatrième, qu'on doit toujours éviter le péché, mais on doit le combattre tantôt par la fuite et tantôt par la résistance. On doit le fuir, quand la pensée continue du péché enflamme la volonté, comme dans la luxure, selon ces paroles de l'Apôtre (1Co 6,48) : Fuyez la fornication. Il faut résister quand la pensée détruit par sa persévérance la cause même du péché, ce qui arrive quand le péché provient de la légèreté et de l'irréflexion. C'est ce qui a lieu dans le dégoût. Car plus nous pensons aux biens spirituels et plus ils nous plaisent, ce qui met fin au dégoût.

(I) Le mot acedia, que nous traduisons ici par dégoût, vient du grec xSjío? qui signifie défaut de soin ou de travail (cura, labor), et de a privatif. C'est pourquoi on peut aussi le traduire par le mot paresse (incuria).
(1) Acida, rapprochement étymologique de ce mot avec acedia, que dans certaines éditions on écrit mal à propos accidia.
(2) C'est ainsi qu'il se confond avec la paresse.
(3) Ces mouvements sont des péchés quand ils ne sont pas conformes à la raison.
(4) On conçoit que ce dégoût spirituel soit une des fautes auxquelles étaient le plus exposés les moines. C'est pour ce motif que Cassien en parle tout particulièrement (Inst. lih. S, cap. |).


ARTICLE II. — le dégoût est-il un vice spécial?


Objections: 1. Il semble que le dégoût ne soit pas un vice spécial. Car ce qui convient à tout vice ne constitue pas une espèce de vice particulière. Or, tout vice porte l'homme à s'attrister du bien spirituel qui lui est opposé. Car le luxurieux s'attriste de la vertu de la continence et le gourmand s'attriste de l'abstinence. Le dégoût étant une tristesse que l'on éprouve au sujet d'un bien spirituel, comme nous l'avons dit (art. préc.), il semble que ce ne soit pas un péché spécial.

2. Puisque le dégoût est une tristesse, il est contraire à la joie. Or, la joie n'est pas considérée comme une vertu spéciale. Le dégoût ne doit donc pas être non plus regardé comme un vice particulier.

3. Le bien spirituel étant un objet général que la vertu recherche et que le vice repousse, il ne constitue pas une raison spéciale de vice ou de vertu, à moins que quelque chose ne s'y ajoute. Or, il semble qu'il n'y ait que le travail qui mène au dégoût, si on fait du dégoût un vice spécial. Car on repousse les biens spirituels parce qu'ils sont pénibles, et c'est pour cela que le dégoût est une sorte d'ennui. Et comme il paraît qu'il appartient à la paresse de repousser le travail et de chercher le repos, il s'ensuit que le dégoût n'est rien autre chose que la paresse, ce qui semble être faux, puisque la paresse est contraire à la sollicitude, au lieu que c'est la joie qui est contraire au dégoût. Par conséquent le dégoût n'est pas un vice spécial.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire (Mor. lib. xxxi, cap. 47) distingue le dégoût (1) des autres vices. C'est donc un vice spécial.

CONCLUSION. — Le dégoût, qui est la tristesse qu'on éprouve du bien divin qu'on doit aimer par charité, est un vice spécial contraire à la charité; tandis que le dégoût par lequel nous nous attristons du bien d'une vertu quelconque est un vice général.

Réponse Il faut répondre que le dégoût étant une tristesse qu'on éprouve au sujet du bien spirituel, si on entend le bien spirituel d'une manière générale, ce dégoût n'a pas la nature d'un vice spécial (2) ; parce que, comme nous l'avons dit (I-II, quest. lxxi, art. 4), tout vice repousse le bien spirituel de la vertu qui lui est opposée. De même on ne peut pas dire que le dégoût soit un vice spécial, parce qu'il repousse le bien spirituel, comme étant difficile à acquérir, soit parce qu'il est pénible au corps, soit parce qu'il est un obstacle à ses jouissances. Car dans ce cas le dégoût ne se distinguerait pas des vices charnels par lesquels on recherche le repos et les plaisirs du corps. — Il faut donc dire que dans les biens spirituels il y a un ordre. Car tous les biens spirituels qui consistent dans des actes de vertus particulières se rapportent à un seul bien spirituel qui est le bien divin, et ce bien est l'objet d'une vertu spéciale qui est la charité. Ainsi il appartient à toute vertu de se réjouir du bien spirituel qui lui appartient et qui consiste dans son acte propre: mais la joie spirituelle par laquelle on se réjouit du bien divin appartient spécialement à la charité. Do même la tristesse que l'on conçoit au sujet du bien spirituel qui consiste dans des actes de vertus particulières n'appartient pas à un vice particulier, mais à tous les vices, tandis qu'il appartient à un vice spécial qu'on appelle dégoût, de s'attrister du bien divin dont la charité se réjouit (1).

La réponse aux objections est par là même évidente.

(I) Saint Grégoire n'emploie pas le mot acedia, mais celui de tristitia.
(2) C'est une circonstance qui accompagne toute espèce de vice ou de péché.
(I) Ce vice fait qu'on s'attriste de l'amitié de Dieu, et des movens nécessaires pour l'obtenir, comme les sacrements, les préceptes divins, les bonnes oeuvres, etc.


ARTICLE III. — LE DEGOUT EST-IL UN PÉCHÉ MORTEL?


Objections: 1. Il semble que le dégoût ne soit pas un péché mortel. Car tout péché mortel est contraire à un précepte de la loi de Dieu. Or, le dégoût ne paraît contraire à aucun de ces préceptes, comme on le voit en parcourant les préceptes du Décalogue les uns après les autres. Le dégoût n'est donc pas un péché mortel.

2. Le péché d'action n'est pas dans le même genre moindre que le péché du coeur. Or, ce n'est pas un péché mortel que de s'éloigner par ses actions d'un bien spirituel qui mène à Dieu; autrement on pécherait mortellement en n'observant pas les conseils évangéliques. On ne pèche donc pas en s'éloignant de coeur, au moyen de la tristesse, des oeuvres spirituelles ; et par conséquent le dégoût n'est pas un péché mortel.

3. Il n'y a pas de péché mortel dans les hommes parfaits. Or, les hommes parfaits éprouvent du dégoût. Car Cassien dit (De inst. coenob. lib. x, cap. 1) que ce sont les solitaires surtout qui éprouvent cette maladie, et que c'est un ennemi terrible qui attaque fréquemment ceux qui sont dans le désert. Le dégoût n'est donc pas toujours un péché mortel.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (2Co 7,20) : La tristesse du siècle opère la mort. Or, le dégoût est cette tristesse; car la mort n'est pas produite par la tristesse qui est selon Dieu, et qui se trouve en opposition avec la tristesse du siècle. Le dégoût est donc un péché mortel.

CONCLUSION. — Le dégoût complet, qui est une tristesse que l'on a du bien spirituel et divin, est un péché mortel dans son genre, puisqu'il est contraire à la charité ; mais il est constant que le dégoût imparfait qui résulte du mouvement des sens et auquel la raison ne donne pas son consentement est un péché véniel.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (I-II, quest. lxxxvih, art. i et 2), on appelle péché mortel celui qui détruit la vie spirituelle qui est l'effet de la charité, d'après laquelle Dieu habite en nous. Ainsi le péché, qui de lui- même et selon sa propre nature est contraire à la charité, est mortel dans son genre. Or, il en est ainsi du dégoût. Car l'effet propre de la charité est la joie que nous avons de Dieu, comme nous l'avons dit (quest. xxviii, art. 4). Par là même que le] dégoût est une tristesse que nous éprouvons au sujet du bien spirituel considéré comme un bien divin, il s'ensuit qu'il est un péché mortel dans son genre. Mais on doit observer que tous les péchés qui sont mortels dans leur genre, ne le sont qu'autant qu'ils sont parfaitement consommés. Car la consommation du péché consiste dans le consentement de la raison, puisque nous parlons ici du péché de l'homme, qui consiste dans un acte humain dont la raison est le principe. Par conséquent si le péché commence dans la région des sens et qu'il ne parvienne pas jusqu'au consentement de la raison, l'acte est un péché véniel à cause de son imperfection. C'est ainsi qu'en matière d'adultère la concupiscence qui s'arrête à la sensibilité seule est un péché véniel, et devient un péché mortel, si elle s'élève jusqu'au consentement de la raison. De même le dégoût, quand il se renferme dans la région des sens exclusivement et qu'il résulte de la lutte qui existe entre la chair et l'esprit, n'est qu'un péché véniel. Mais quand il parvient jusqu'à la raison, qui consent à fuir, à détester et à prendre en horreur le bien divin, alors la chair l'emporte absolument sur l'esprit, et dans ce cas il est évident que le dégoût est un péché mortel.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le dégoût est contraire à la loi de la sanctification du sabbat, qui nous ordonne comme précepte moral de reposer notre âme en Dieu ; l'âme fait le contraire quand elle s'attriste du bien divin.

2. Il faut répondre au second, que le dégoût n'est pas l'éloignement de l'esprit pour tout bien spirituel, mais pour le bien divin auquel l'âme doit s'attacher nécessairement (1). Par conséquent si une personne s'attriste de ce qu'on l'oblige à faire des oeuvres de vertu qu'elle n'est pas tenue de faire, elle ne tombe pas dans le péché de dégoût ou de paresse. Elle n'y tombe que quand elle s'attriste de faire pour la gloire de Dieu des choses auxquelles elle est obligée.

3. Il faut répondre au troisième, que dans les saints on trouve des mouvements imparfaits de dégoût et d'ennui, mais ils ne parviennent pas jusqu'au consentement de la raison.

(1) C'est-à-dire pour le bien qui est de devoir et que l'âme ne peut négliger sans pécher.


ARTICLE IV. — le dégoût est-il un vice capital (2)?


Objections: 1. Il semble que le dégoût ne doive pas être considéré comme un vice capital. Car on appelle vice capital celui qui nous porte à pécher, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 5, et I-II, quest. xxxiv, art. 4). Or, le dégoût ne nous porte pas à agir, mais il nous éloigne plutôt de l'action. On ne doit donc pas en faire un vice capital.

2. Un vice capital a une progéniture qui lui est attachée. Or, saint Grégoire assigne six filles à la tristesse (Mor. lib. xxxi, cap. 17), ce sont : la malice, la rancune, la pusillanimité, le désespoir, la torpeur à l'égard de ce qui est commandé, la légèreté d'esprit relativement aux choses défendues. Tous ces vices ne paraissent pas venir réellement du dégoût. Car la rancune paraît être la même chose que la haine qui vient de l'envie, comme nous l'avons vu (quest. préc. art. 6). La malice se prend en général pour tous les vices. De même la légèreté d'esprit qui porte sur ce qui est défendu existe aussi dans tous les vices. La torpeur qui se rapporte à ce qui est commandé paraît être la même chose que le dégoût. La pusillanimité et le désespoir peuvent venir de tous les péchés quels qu'ils soient. C'est donc à tort que l'on fait du dégoût un vice capital.

3. Saint Isidore distingue (Lib. de sum. bon. lib. ii, cap. 37) le vice du dégoût du vice de la tristesse en disant que la tristesse existe quand on s'éloigne des devoirs graves et difficiles auxquels on est tenu et qu'il y a dégoût quand on se livre à un repos illégitime. Il ajoute que la rancune, la pusillanimité, l'amertume et le désespoir naissent de la tristesse, et qu'il y a sept vices qui naissent du dégoût, ce sont: l'oisiveté, la somnolence, l’importunité de l'esprit, l'inquiétude du corps, l'instabilité, le bavardage, la curiosité. Il semble donc que saint Grégoire ou saint Isidore se soit trompé en désignant le dégoût comme un vice capital avec les vices qui en naissent.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (loc. cit.) que le dégoût est un vice capital et qu'il produit les défauts que nous avons énumérés.

CONCLUSION. — Puisque le dégoût est une tristesse qui a pour objet le bien spirituel et divin, c'est nécessairement un vice capital dont sont issus la malice, la rancune la pusillanimité, le désespoir, la torpeur à l'égard de ce qui est commandé, et la légèreté d'esprit.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (I-II quest. lxxxiv, art. 3 et 4), on appelle vice capital celui qui est de nature à produire d'autres vices comme cause finale. Ainsi comme les hommes font beaucoup de choses pour le plaisir, soit pour l'obtenir, soit parce que son ardeur les excite à faire certaines actions-, de même ils font beaucoup de choses à cause delà tristesse, soit qu'ils l'évitent, soit qu'elle les entraîne à quelques actes particuliers. Par conséquent le dégoût étant une tristesse, comme nous l'avons dit (art. 2, et I-II, quest. xxxv, art. 8), c'est avec raison qu'on en fait un vice capital.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le dégoût en appesantissant l'esprit empêche l'homme de faire ce qui est pour lui une cause de tristesse. Mais il le porte à faire des choses qui sont en harmonie avec la tristesse elle-même, comme répandre des larmes, ou il l'engage à faire des actions qui ont pour but d'éviter ce défaut (1).

2. Il faut répondre au second, que saint Grégoire énumère parfaitement les vices qui naissent du dégoût. Car, comme le dit Aristote (Eth. lib. viii, cap. 5 et 6), par là même que personne ne peut rester longtemps dans la tristesse sans délectation, il faut qu'on en sorte de deux manières : la première consiste en ce que l'homme s'éloigne des choses qui l'attristent ; la seconde, en ce qu'il pense à d'autres choses dans lesquelles il se délecte. Ainsi ceux qui ne peuvent pas trouver leur plaisir dans les jouissances spirituelles se livrent aux jouissances corporelles, comme le remarque le Philosophe (Eth. lib. x, cap. 6). Or, si l'on observe le mouvement par lequel l'homme fuit la tristesse, on voit qu'il évite d'abord les choses qui l'attristent et qu'en second lieu il les combat. Comme les biens spirituels dont le dégoût attriste embrassent la fin et les moyens, on fuit la fin par le désespoir (2). Pour les moyens qui se rapportent aux choses difficiles, qui sont l'objet des conseils, on les fuit par la pusillanimité ; s'ils se rapportent à la justice en général on les fuit par la torpeur qui a pour objet ce qui est commandé (3). L'attaque qu'on livre aux biens spirituels qui contristent se dirige tantôt contre les personnes qui nous excitent à faire ce bien, et alors c'est de la rancune ; tantôt elle s'étend aux biens spirituels eux- mêmes que l'on prend en aversion, et c'est de la malice proprement dite. Et quand, par suite de la tristesse que lui causent les choses spirituelles, un individu se porte vers les jouissances extérieures, il en résulte la légèreté d'esprit qui a pour objet ce qui est défendu (4). C'est ainsi que la réponse à toutes les objections devient évidente relativement à chacun des vices qui naissent du dégoût. Car la malice ne se prend pas ici pour le vice en général, mais elle s'entend telle que nous venons de le dire. La rancune (5) ne signifie pas non plus la haine, mais une certaine indignation, comme nous l'avons fait remarquer, et il en faut dire autant des autres vices.

3. Il faut répondre au troisième, que Cassien (loc. cit.) distingue la tristesse du dégoût, mais saint Grégoire (loc. cit.) désigne avec plus de raison le dégoût sous le nom de tristesse (1), parce que, comme nous l'avons dit (art. 2), la tristesse n'est pas un vice distinct des autres, quand elle consiste à s'éloigner de ce qui est grave et pénible ou quand on s'attriste pour d'autres causes quelles qu'elles soient. Elle n'est un vice particulier qu'autant qu'on s'attriste du bien divin, et c'est ce qui constitue le dégoût qui porte l'homme à un repos illégitime, en raison du mépris qu'il a pour les choses divines. Quant aux vices qui naissent d'après saint Isidore du dégoût et de la tristesse ils reviennent à ceux que saint Grégoire distingue. Car l'amertume qui d'après saint Isidore naît de la tristesse est un effet de la rancune. L'oisiveté et la somnolence reviennent à la torpeur qui a pour objet les choses commandées. Car à l'égard de ces choses, on peut être oisif en les omettant complétement, et l'on peut être somnolent, en les accomplissant avec négligence. Les cinq autres vices qu'il fait naître du dégoût se rapportent à la légèreté d'esprit touchant les choses défendues. Quand cette légèreté qui existe dans l'esprit consiste à se répandre hors de propos sur une foule de choses diverses, on l'appelle importunité d'esprit; si elle regarde la connaissance, on dit que c'est de la curiosité; si elle porte sur le discours, c'est du bavardage ; si elle ne permet pas au corps de rester un instant dans la même place, c'est de l'inquiétude corporelle : ce défaut existe lorsque par les mouvements déréglés des membres on indique une sorte de divagation dans les idées. — Si on tient à aller d'un lieu à un autre il y a de l'instabilité. On peut dire encore qu'on est inconstant, quand on change souvent de dessein.

(2) Dans l'énumération actuellement adoptée des péchés capitaux, ce vice est désigné sous le nom de paresse. D'après la définition que Bossuet donne de la paresse dans son catéchisme, on voit qu'il n'y a que le nom de changé. Il la définit : une langueur de l'âme qui nous empêche de goûter la vertu et nous rend lâches à la pratiquer (Edit. Vers., t. vi, p. 149).
(1) Cette tristesse ayant pour objet le bien spirituel, porte l'homme à l'aire ce qui est opposé à ce bien pour se distraire. C'est ainsi que celui que la grâce attriste se porte à la gourmandise, et que celui qui déteste les oeuvres spirituelles recherche les plaisirs sensuels.
(2) C'est la faute la plus grave.
(3) Ainsi la pusillanimité porte sur les conseils, et la torpeur sur les préceptes.
(4) Les choses extérieures illicites capables de le réjouir.
(5) En latin rancor.
(1) Saint Thomas explique ici pourquoi saint Grégoire emploie le mot tristitia au lieu de accedia, comme nous l'avons fait remarquer.





II-II (Drioux 1852) Qu.34 a.3