II-II (Drioux 1852) Qu.35 a.4


QUESTION XXXVI.

DE L'ENVIE.


Après avoir parlé du dégoût, nous avons à nous occuper de l'envie. — Sur l'envie il y a quatre questions à faire : 1° Qu'est-ce que l'envie ? — 2° Est-ce un péché ? — 3° Est-ce un péché mortel? — 4° Est-ce un vice capital et quels sont les défauts qu'il produit?



ARTICLE I. — l'envie est-elle la tristesse?


Objections: 1. Il semble que l'envie ne soit pas la tristesse. Car l'objet de la tristesse est le mal, tandis que celui de l'envie est le bien. C'est ce qui fait dire à saint Grégoire (Mor. lib. v, cap. 31) en parlant de l'envieux que son âme est tourmentée par la félicité d'autrui. Donc l'envie n'est pas une tristesse.

2. La ressemblance n'est pas cause de la tristesse, elle est plutôt cause de la délectation. Or, la ressemblance est cause de l'envie. Car Aristote dit (Rhet. lib. ii, cap. 10) qu'on porte envie à ceux auxquels on ressemble sous le rapport de la naissance, de la parenté, de l'âge, de la profession ou de la réputation. L'envie n'est donc pas une tristesse.

3. La tristesse est produite par un défaut quelconque. Par conséquent ceux qui manquent de beaucoup de choses sont enclins à la tristesse, comme nous l'avons dit en traitant des passions (I-II quest. xxxvi, et quest. xlvii, art. 3); tandis que les envieux sont ceux qui manquent de peu, qui sont ambitieux d'honneur et qui passent pour des sages, comme le prouve Aristote (loc. cit.). L'envie n'est donc pas la tristesse.

4. La tristesse est contraire à la délectation. Or, les contraires n'ont pas la même cause. Par conséquent puisque la mémoire des biens qu'on a possédés est la cause de la délectation, comme nous l'avons dit (I-II, quest. xxxii, art. 3), elle n'est pas cause de la tristesse. Cependant elle est cause de l'envie; car Aristote dit (Rhet. lib. ii, cap. 10) que les hommes portent envie à ceux qui possèdent ou qui ont possédé ce qui leur convenait ou ce qu'ils possédaient eux-mêmes autrefois. L'envie n'est donc pas la tristesse.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Jean Damascène (De fui. orth. lib. n), fait de l'envie une espèce de tristesse, et il dit que c'est une tristesse que l'on conçoit à l'occasion du bien des autres.

CONCLUSION. — L'envie consiste à s'attrister du bien du prochain comme s'il diminuait le nôtre et qu'il nous fit du mal.

Réponse Il faut répondre que l'objet de la tristesse est le mal qu'on éprouve. Or, il arrive que l'on peut considérer comme son propre mal le bien qui arrive à un autre et pour ce motif en concevoir de la tristesse. Il en est ainsi dans deux circonstances : 1° Quand on s'attriste du bien de quelqu'un, parce qu'il en résulte pour soi-même le danger d'un dommage éminent; comme quand un homme s'attriste de l'élévation de son ennemi parce qu'il craint qu'il ne lui nuise. Cette tristesse n'est pas de l'envie, c'est plutôt un effet de la crainte, selon la remarque d'Aristote (Rhet. lib. ii, cap. 9). 2° Nous considérons le bien d'un autre comme notre propre mal, parce qu'il diminue notre gloire ou notre supériorité ; c'est ainsi que l'envie s'attriste du bien des autres. C'est pourquoi les hommes sont surtout envieux des biens dans lesquels consiste la gloire et dont ils aiment à être loués et honorés par leurs semblables, comme le dit le philosophe (Rhet. lib. ii, cap. 10).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que rien n'empêche que ce qui est bon pour l'un ne soit considéré comme un mal pour un autre ; et c'est en ce sens qu'on peut s'attrister du bien, comme nous l'avons dit (in. corp. art. et I-II, quest. xxxix).

2. Il faut répondre au second, que l'envie qu'on porte à la gloire d'un autre provenant de ce que cette gloire diminue celle qu'on désire, il s'ensuit qu'on n'est envieux qu'à l'égard de ceux qu'on veut égaler ou surpasser. Or, nous n'avons pas ces sentiments relativement à ceux qui sont très-éloignés de nous. Car il n'y a qu'un insensé qui s'efforce d'égaler ou de surpasser en gloire ceux qui sont beaucoup au-dessus de lui. Ainsi un homme du peuple ne songe pas à s'égaler à un roi, ni un roi ne se compare pas à un homme du peuple auquel il est très-supérieur. C'est pourquoi l'homme ne porte pas envie à ceux qui sont très-éloignés sous le rapport des lieux, du temps ou des positions ; mais on porte envie à ses proches que l'on tâche d'égaler ou qu'on veut surpasser. Car, quand ils nous surpassent en gloire, c'est contrairement à notre volonté, et c'est ce qui nous cause de la tristesse. La ressemblance produit au contraire de la joie, parce qu'elle se trouve en harmonie avec ce que nous désirons.

3. Il faut répondre au troisième, que personne ne s'efforce d'atteindre les choses dont il se sent très-éloigné. C'est pourquoi quand quelqu'un excelle sous ce rapport, il ne lui porte pas envie. Mais s'il s'agit d'une chose qu'on soit près d'atteindre, il semble qu'on puisse y parvenir, et par conséquent on tâche d'y réussir. Si les efforts qu'on fait sont vains parce qu'on se voit dépassé par un autre, on s'attriste; c'est pour cela que les ambitieux sont les plus envieux. De même les pusillanimes le sont aussi beaucoup; parce que tout leur paraît grand, et quelque bien qu'il arrive à un autre, ils se croient tout à fait surpassés. C'est ce qui fait dire à Job (Jb 5,2) : L'envie tue le plus petit. Saint Grégoire ajoute (Mor. lib. v, cap. 31) que nous ne pouvons porter envie qu'à ceux que nous croyons supérieurs à nous sous certain rapport.

4. Il faut répondre au quatrième, que le souvenir des biens passés produit de la joie, quand on les considère comme des choses qu'on a possédées, mais il produit la tristesse, quand on les envisage comme perdus, et il a pour effet l'envie quand on les voit dans les mains des autres; parce que c'est là ce qui paraît le plus déroger à notre propre gloire. C'est pourquoi Aristote dit (Rhet. lib. ii, cap. 10) que les vieillards portent envie aux jeunes gens ; et que ceux qui se sont donné beaucoup de peine pour recueillir quelque chose, portent envie à ceux qui ont obtenu les mêmes avantages sans de grands efforts. Car ils gémissent de perdre leurs biens et de voir que d'autres les possèdent.


ARTICLE II. — l'envie est-elle en péché?


Objections: 1. Il semble que l'envie ne soit pas un péché. Car saint Jérôme (epist, i) dans sa lettre à Laeta sur l'éducation de sa fille dit : Qu'elle ait des compagnes avec lesquelles elle apprenne, auxquelles elle porte envie et dont les louanges la stimulent. Or, on ne doit exciter personne au péché. L'envie n'est donc pas un péché.

2. L'envie est une tristesse qu'on a du bien qui arrive à autrui, comme le dit saint Jean Damascène (De fid. orth. lib. n, cap. 14). Or, ce sentiment est louable quelquefois, car il est dit (Pr 29,2) : Quand les impies se seront emparés du pouvoir, le peuple gémira. L'envie n'est donc pas toujours un péché.

3. L'envie désigne un certain zèle. Or, le zèle est une bonne chose, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps 68,1) : Le zèle de votre maison me consume. L'envie n'est donc pas toujours un péché.

4. La peine se divise par opposition à la faute. Or, l'envie est une peine, car saint Grégoire dit (Mor. lib. v, cap. 31) : Quand l'envie a corrompu de son venin le coeur qu'elle a subjugué, il y a des signes extérieurs qui indiquent quels ravages cette passion produit dans l'âme. Car la couleur est effacée par la pâleur, les yeux se dépriment, l'esprit s'enflamme, les membres se refroidissent, la pensée devient furieuse, les dents se contractent. Donc l'envie n'est pas un péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Ga 5,26) : Ne devenons pas désireux de la vaine gloire, nous provoquant les uns les autres et nous portant mutuellement envie.

CONCLUSION. — La tristesse que l'on conçoit parce que le prochain excelle dans un bien quelconque est contraire à l'amour qu'on doit avoir pour lui ; d'où il suit que l'envie, qui est une tristesse de cette nature, est toujours un péché.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), l'envie est une tristesse que l'on éprouve au sujet du bien des autres. Or, cette tristesse peut se produire de quatre manières : 1° Quand quelqu'un gémit du bien d'un autre, parce qu'il craint qu'il ne lui nuise à lui-même ou qu'il ne soit funeste à d'autres personnes vertueuses. Cette tristesse n'est pas l'envie, comme nous l'avons dit (art. préc.) (1), et elle peut exister sans péché. C'est ce qui fait dire à saint Grégoire (Mor. lib. xxii, cap. 6) qu'il arrive souvent que sans perdre la charité, la ruine d'un ennemi nous réjouit, et que sans pécher par envie nous nous attristons de sa gloire, lorsque nous croyons que sa chute relève les bons et lorsque nous craignons que sa prospérité ne soit la cause injuste de l'oppression de plusieurs. 2° On peut s'attrister du bien d'un autre, non parce qu'il possède ce bien, mais parce que nous n'avons pas ce qu'il possède. Ce sentiment est le zèle proprement dit, comme l'observe Aristote (Rhet. lib. ii, cap. 11). Et si ce zèle a pour objet ce qui est honnête, il est louable, d'après ces paroles de l'Apôtre (1Co 14,1) : Ayez du zèle pour les choses spirituelles. Mais s'il se rapporte aux choses temporelles il peut être coupable, comme il peut ne l'être pas (1). 3° On s'attriste du bien d'un autre, parce qu'on le croit indigne des succès qu'il obtient. Cette tristesse ne peut résulter des biens honnêtes qui rendent l'homme juste-, mais, comme le dit Aristote (Rhet. lib. ii, cap. 9), elle porte sur les richesses et sur les biens que peuvent posséder ceux qui en sont dignes et ceux qui en sont indignes. Le philosophe donne à cette tristesse le nom de némésis (2) (indignation) et il en fait une puissance morale. Il parle ainsi parce qu'il considérait les biens temporels en eux-mêmes, selon l'importance qu'ils peuvent avoir aux yeux de ceux qui ne font pas attention aux biens éternels. Mais d'après l'enseignement de la foi, les biens temporels qui sont entre les mains d'hommes qui en sont indignes, sont ainsi dispensés par le juste jugement t de Dieu, soit pour leur correction, soit pour leur damnation (3) ; et ces biens ne sont rien comparativement aux biens futurs qui sont réservés aux bons. C'est pourquoi l'Ecriture condamne cette tristesse d'après ces paroles du Psalmiste (Ps 36,4) : Gardez-vous de porter envie aux méchants, n'ayez point de jalousie contre ceux qui commettent l'iniquité. Et ailleurs (Ps 72,2) : Mes pieds ont presque failli parce que j'ai eu de l'indignation contre la prospérité des méchants, et en voyant la paix des pécheurs. 4° On s'attriste du bien de quelqu'un quand il surpasse le nôtre. C'est ce qui constitue l'envie proprement dite-, ce sentiment est toujours mauvais, comme le dit Aristote (Rhet. lib. ii, cap. 40), parce que l'on s'attriste d'une chose dont on devrait se réjouir, c'est-à-dire du bien du prochain.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'envie se prend ici pour le zèle, par lequel on doit s'exciter à progresser avec ceux qui sont les plus avancés.

2. Il faut répondre au second, que ce raisonnement repose sur la tristesse que l'on a du bien des autres dans le premier sens (4).

3. Il faut répondre au troisième, que l'envie diffère du zèle, comme nous l'avons dit (in corp. art.). Par conséquent le zèle peut être bon, mais l'envie est toujours mauvaise.

4. Il faut répondre au quatrième, que rien n'empêche qu'un péché ne soit une peine en raison de ce qui lui est annexé, comme nous l'avons dit en traitant des péchés (I-II, quest. lxxxvii, art. 2).

(I) Elle est seulement un effet de la crainte.
(1) Il est coupable s'il est immodéré, mais il ne l'est pas, s'il est conforme à la raison.
(2) Cette vertu, dans la classification d'Aristote, a pour contraires l'envie et la malveillance.
(3) Ceux qui attaquent cette sorte de répartition pèchent, parce qu'ils paraissent s'en prendre ù la Providence elle-même.
(4) C'est-à-dire sur cette tristesse qui est l'effet de la crainte.



ARTICLE III. — l'envie est-elle un péché mortel?


Objections: 1. Il semble que l'envie ne soit pas un péché mortel. Car, par là même que l'envie est une tristesse, elle est une passion de l'appétit sensitif. Or, dans la région des sens, il n'y a pas de péché mortel, il n'y en a que dans la raison, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. xii, cap. 42). L'envie n'est donc pas un péché mortel.

2. Il ne peut pas y avoir de péché mortel dans les enfants, mais il peut y avoir de l'envie. Car saint Augustin dit (Conf. lib. i, cap. 7) : J'ai vu moi-même un petit enfant encore à la mamelle devenir tout pâle de la jalousie que lui causait un autre enfant qui tétait la même nourrice que lui, et ne le regarder qu'avec des yeux remplis de haine et de courroux. L'envie n'est donc pas un péché mortel.

3. Tout péché mortel est contraire à une vertu quelconque. Or, l'envie n'est pas contraire à une vertu, mais elle est contraire à la némésis, qui est une passion d'après Aristote (Rhet. lib. ii, cap. 9). Elle n'est donc pas un péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Jb 5,2) : L’envie tue le plus petit. Or, il n'y a que le péché mortel qui tue spirituellement. L'envie est donc un péché mortel.

CONCLUSION. — L'envie est un péché mortel, puisqu'elle est absolument contraire à la charité du prochain.

Réponse Il faut répondre que l'envie est un péché mortel dans son genre. — Le genre du péché se considère d'après son objet. Or, l'envie selon la nature de son objet est contraire à la charité qui est la cause de la vie spirituelle de l'âme, d'après ces paroles de l'Apôtre (1Jn 3,14) : Nous reconnaissons à L’amour que nous avons pour nos frères, que nous sommes passés de la mort à la vie. L'objet de la charité et celui de l'envie est donc le bien du prochain, mais considéré d'une manière opposée. Car la charité se réjouit du bien du prochain, tandis que l'envie s'en attriste, comme on le voit (art. 1). D'où il est évident que l'envie est un péché mortel dans son genre. Mais, comme nous l'avons dit (quest. xxxv, art. 4, et I-II, quest. lxxii, art. 5 ad 1), en tout genre de péché mortel, il y a des mouvements imparfaits qui existent dans la sensibilité et qui sont des péchés véniels. Tels sont, par exemple, dans le genre de l'adultère, le premier mouvement de la concupiscence, et dans le genre de I homicide, le premier mouvement de la colère. De même dans le genre de l'envie, il y a des mouvements premiers qui se trouvent quelquefois dans ceux qui sont parfaits et qui sont des péchés véniels.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le mouvement de l'envie, considéré comme une passion sensible, est quelque chose d'imparfait dans le genre des actes humains, dont la raison est le principe. Par conséquent, cette envie n'est pas un péché mortel. On doit raisonner de même sur l'envie des petits enfants qui n'ont pas l'usage de la raison.

2. La réponse au second argument est par là même évidente.

3. Il faut répondre au troisième, que l'envie, d'après Aristote (Rhet. lib. ii, cap. 9), est opposée à l'indignation (némésis) et à la miséricorde, mais sous des rapports différents. En effet elle est directement opposée à la miséricorde, parce que leur objet principal est contraire. Car l'envieux s'attriste du bien du prochain, tandis que le miséricordieux s'attriste du mal qui lui arrive ; par conséquent les envieux ne sont pas miséricordieux, ni réciproquement. Mais l'envie est opposée à l'indignation par rapport au bien dont l'envieux s'attriste. Car celui qui s'indigne s'attriste du bien de ceux qui se conduisent mal, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps 72,3) : J’ai eu de l'indignation contre la prospérité des méchants, en voyant la paix des pécheurs. L'envieux au contraire s'attriste du bien de ceux qui sont dignes de réussir. D'où il est évident que la première contrariété est plus directe que la seconde, et comme la miséricorde est une vertu et l'effet propre de la charité, il s'ensuit que l'envie est contraire à la miséricorde et à la charité.


ARTICLE IV. — l'envie est-elle un vice capital?


Objections: 1. Il semble que l'envie ne soit pas un vice capital. Car les vices capitaux, se distinguent des défauts qui en naissent. Or, l'envie est fille de la vaine gloire puisque Aristote dit (Rhet. lib. II, cap. 10) que ceux qui aiment les honneurs et la gloire sont les plus envieux. L'envie donc n'est pas un vice capital.

2. Les vices capitaux paraissent être moins graves que ceux qui en découlent. Car saint Grégoire dit (Mor. lib. xxxi, cap. 17) : Les premiers vices qui se glissent dans l'âme la trompent par une certaine apparence de raison, mais ceux qui viennent ensuite, par là même qu'ils l'entraînent à toute espèce de folie, la confondent par une sorte de clameur bestiale. Or, l'envie paraît être le péché le plus grave, puisque le même docteur ajoute (Mor. lib. v, cap. 31), que quoique tous les vices que l'on commet répandent dans le coeur de l'homme le poison de son ancien ennemi, néanmoins dans le péché d'envie le serpent réunit tout ce que ses entrailles peuvent distiller de venin et vomit cette peste affreuse. L'envie n'est donc pas un vice capital.

3. Il semble que saint Grégoire détermine mal les vices qui naissent de l'envie, quand il dit (Mor. lib. xxxi, cap. 17) que de l'envie naissent la haine, les murmures, les détractions, la joie qu'on éprouve du mal arrivé au prochain et l'affliction que l'on a de sa prospérité. Car la joie qu'on éprouve du mal du prochain et l'affliction que l'on ressent de sa prospérité paraissent être la même chose que l'envie, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. préc.). On ne doit donc pas considérer ces fautes comme issues de l'envie.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire (loc. cit.) fait de l'envie un vice capital et lui assigne la progéniture que nous avons énumérée.

CONCLUSION. — Le péché de l'envie est un vice capital duquel naissent la haine, le murmure, la médisance, la joie qu'on éprouve des maux du prochain et l'affliction qu'on ressent de sa prospérité.

Réponse Il faut répondre que, comme le dégoût est une tristesse qu'on éprouve à l'occasion du bien spirituel divin, de même l'envie est une tristesse que l'on conçoit au sujet du bien du prochain. Or, nous avons dit (quest. préc. art. 4) que le dégoût est un vice capital par la raison qu'il pousse l'homme à faire quelque chose, soit pour éviter la tristesse, soit pour la satisfaire. Donc, pour la même raison, l'envie est aussi un vice capital.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit saint Grégoire (Mor. lib. xxxi, cap. 17), les vices capitaux sont si étroitement unis que quelquefois l'un est produit par l'autre. Car le premier vice issu de l'orgueil est la vaine gloire, qui en corrompant l'esprit qu'elle oppresse produit l'envie ; parce que quand on désire la puissance d'un vain nom, on sèche dans la crainte qu'un autre ne puisse l'obtenir. Il n'est donc pas contraire à l'essence du vice capital de naître d'un autre vice; ce qui lui serait contraire, ce serait de ne pas produire de lui-même une foule de péchés de divers genres. Toutefois parce que l'envie vient manifestement de la vaine gloire, elle n'est considérée comme un vice capital, ni par saint Isidore (De sum. bon. lib. ii), ni par Cassien (1) (De inst. coenob. lib. v, cap. 1).

2. Il faut répondre au second, que ces paroles ne prouvent pas que l'envie soit le plus grand des péchés, mais que quand le diable produit dans l'homme ce vice, il verse dans son âme son principal sentiment, parce que, comme il est dit au même endroit: C'est par l'envie du diable que la mort est entrée dans l'univers (Sg 2,24). Il y a cependant une envie que l'on range parmi les péchés les plus graves; c'est celle qui a pour objet la grâce fraternelle et qui fait que nous nous affligeons non-seulement du bien du prochain, mais encore de l'augmentation de la grâce de Dieu en lui. C'est ce qui constitue le péché contre l'Esprit-Saint, parce que par ce vice l'homme porte envie en quelque sorte à l'Esprit-Saint qui est glorifié dans ses oeuvres.

3. Il faut répondre au troisième, que l'on peut se rendre compte du nombre des vices qui naissent de l'envie, en considérant que dans les efforts que ce vice suppose, il y a un commencement, un milieu et un terme. Le début consiste à diminuer la gloire des autres, soit secrètement et alors il y a murmure, soit manifestement et on tombe dans la détraction. Le milieu, c'est quand quelqu'un s'est appliqué à diminuer la gloire d'un autre-, s'il y réussit, il est dans l'allégresse en voyant le malheur de son rival ; s'il n'y réussit pas, il s'afflige de sa prospérité. Le terme se trouve dans la haine elle-même, parce que, comme le bien qui délecte produit l'amour, de même la tristesse produit la haine, comme nous l'avons dit (quest. xxxiv, art. 6).

-Quant à l'affliction qu'on éprouve de la prospérité du prochain, elle est dans un sens l'envie elle-même. Ainsi elle se confond avec elle, quand on s'attriste de la prospérité des autres, parce qu'ils ont une certaine gloire. Dans un autre sens elle est un effet de l'envie. Il en est ainsi, quand le prochain prospère contrairement aux efforts de l'envieux qui tâche de lui nuire. Mais la joie que l'on ressent du malheur des autres n'est pas directement la même chose que l'envie; elle en est la conséquence. Car c'est la tristesse que l'on a du bien du prochain, et qui n'est rien autre chose que l'envie, qui est cause de la joie que l'on ressent du mal qui lui arrive.

(1) Malgré le sentiment de ces deux auteurs, l'envie est placée dans la classification des péchés capitaux qui est actuellement admise. Cassien compte huit péchés capitaux : la gourmandise, la luxure, l'avarice, la colère, la tristesse, le dégoût, la vaine gloire et l'orgueil.




QUESTION XXXVII.

DE LA DISCORDE QUI EST OPPOSÉE A LA PAIX.


Après avoir parlé des vices opposés à la joie de la charité, nous avons à nous occuper per des défauts qui sont contraires à la paix. Nous traiterons : 1° de la discorde qui existe dans le coeur ; 2° de la contention qui est dans la bouche ; 3° de ce qui se rapporte à l'action, c'est-à-dire du schisme, de la querelle, de la guerre et de la sédition. - Touchant la discorde deux questions se présentent: 1° La discorde est-elle un péché? - 2° Est-elle fille de la vaine gloire?


ARTICLE I. — la discorde est-elle un péché?


Objections: 1. Il semble que la discorde ne soit pas un péché. Car être en désaccord avec quelqu'un, c'est s'éloigner de sa volonté. Or, cette discordance ne paraît pas un péché, parce que la volonté du prochain n'est pas la règle de la nôtre ; il n'y a que la volonté divine qui nous dirige. La discorde n'est donc pas un péché.

2. Celui qui excite un autre à pécher pèche aussi lui-même. Or, il ne semble pas que ce soit un péché d'exciter la discorde entre certaines personnes. Car nous lisons (Ac 23,6) : Que Paul sachant qu'une partie de ceux qui étaient là étaient saducéens (1) et l’autre pharisiens, il s'écria dans l'assemblée : Mes frères, je suis pharisien et fils de pharisien, et c'est à cause de l'espérance d'une autre vie et de la résurrection des morts que l'on veut me condamner. Dès qu'il eut dit ces paroles, il s'éleva une dissension entre les pharisiens et les saducéens. La discorde n'est donc pas un péché.

3. Le péché, surtout le péché mortel, ne se trouve pas dans les saints. Or, la discorde s'élève quelquefois entre eux. Car il est dit (Ac 15,39) : qu'il s'éleva entre Paul et Barnabé une contestation qui fut cause qu'ils se séparèrent l'un de l’autre. La discorde n'est donc pas un péché et surtout elle n'est pas un péché mortel.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Paul place les dissensions ou les discordes (Ga 5) parmi les oeuvres de la chair dont il dit : Que ceux qui font de pareilles actions n'arriveront pas au royaume de Dieu. Or, il n'y a que le péché mortel qui exclue l'homme du royaume de Dieu. La discorde est donc un péché de cette nature.

CONCLUSION. — La discorde, qui est par elle-même contraire à la concorde, est un péché mortel, à moins que l'imperfection de l'acte ne l'excuse.

Réponse Il faut répondre que la discorde est contraire à la concorde. Or, la concorde, comme nous l'avons dit (quest. xxix, art. 4 et 3), est produite par la charité en ce sens que la charité réunit tous les coeurs dans l'amour du bien divin qui est son objet principal et dans l'amour du bien du prochain qui est son objet secondaire. Pour cette raison la discorde est donc un péché, parce qu'elle est contraire à cette concorde. — Mais on doit savoir que la concorde est détruite par la discorde de deux manières : par elle-même, et par accident. 1° Quand il s'agit des actes humains et des moeurs, ce qui existe par soi-même, c'est ce qui est conforme à l'intention. Par conséquent un individu se met par lui-même en désaccord avec le prochain, quand sciemment et de son plein gré il s'éloigne du bien divin et du bien du prochain, dans lequel il doit être uni avec tout le monde. Cet acte est un péché mortel dans son genre, parce qu'il est opposé à la charité, quoique les mouvements premiers qui l'ont produit soient des péchés véniels par suite de leur imperfection. 2° Dans les actes humains on dit qu'une chose s'est faite par accident, quand elle est arrivée en dehors de l'intention de l'agent. Par conséquent, quand des individus se proposent un bien qui se rapporte à la gloire de Dieu ou à l'avantage du prochain, mais que l'un considère comme un bien ce que l'autre regarde comme un mal, alors la discorde qui éclate est contraire par accident au bien divin et au bien du prochain (1). Cette discorde n'est pas un péché, et ne répugne pas à la charité, à moins qu'elle ne soit accompagnée d'erreur sur les choses qui sont de nécessité de salut (2), ou qu'on ne la soutienne avec plus d'opiniâtreté qu'il ne convient; puisque nous avons vu (quest. xxix, art. 3) que la concorde, qui est l'effet de la charité, est l'union des volontés et non des opinions. D'où il est évident que la discorde résulte quelquefois de la faute d'un seul exclusivement, par exemple, quand l'un veut un bien auquel l'autre résiste sciemment (3). D'autres fois elle résulte de la faute des deux, par exemple, quand l'un et l'autre agissent contre le bien d'un tiers et qu'ils recherchent leur propre avantage.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la volonté d'un homme considérée en elle-même n'est pas la règle de la volonté d'un autre, mais qu'on doit se soumettre à la volonté du prochain, quand elle est conforme à la volonté de Dieu (4). C'est pourquoi c'est un péché de s'écarter de cette volonté, parce qu'on s'écarte par là même de la règle divine.

2. Il faut répondre au second, que, comme la volonté de l'homme qui s'attache à Dieu est une règle droite dont on ne peut s'écarter sans péché ; de même la volonté de l'homme qui est contraire à Dieu est une règle perverse qu'il est bon de ne pas suivre. Par conséquent, c'est un péché grave que d'exciter la discorde qui détruit la bonne harmonie que la charité produit. Ainsi il est dit (Pr 6,16) : Il y a six choses que le Seigneur hait, et son âme déteste la septième. Cette septième chose, d'après l'écrivain sacré : C'est celui qui sème la discorde parmi ses frères. Mais il est louable d'exciter la discorde qui détruit le mauvais accord, c'est-à-dire celui qui repose sur une volonté mauvaise. En ce sens saint Paul eut raison d'exciter la discorde parmi ceux qui s'accordaient dans le mal. Car le Seigneur dit de lui-même (Mt 10,34) : Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive.

3. Il faut répondre au troisième, que la discorde qui éclata entre Paul et Barnabé fut accidentelle et non absolue. En effet l'un et l'autre avaient le bien en vue, mais une chose paraissait bonne à l'un et l'autre en voulait un autre, ce qui tient à l'imperfection de la nature humaine (1). Car la controverse ne portait pas sur les choses qui sont de nécessité de salut; et même la divine providence permit cette dissension à cause de l'avantage qui en devait résulter pour l'Eglise.

(1) Les saducéens n'admettaient pas la résurrection.
(1) Il n'y a dans ce cas qu'une divergence d'opinions ; mais il n'y a de part et d'autre aucune faute, parce que la volonté reste droite.
(2) On entend par là les choses sans lesquelles il n'est pas possible d'arriver au ciel, comme le baptême.
(3) Il peut se faire qu'entre les deux contendants il n'y en ait qu'un dont l'intention soit droite, ou même qu'ils soient tous les deux répréhensibles, comme deux hérétiques qui se combattent sur un point de doctrine qu'ils n'entendent bien ni l'un ni l'autre.
(4) L'inférieur n'obéit au supérieur que parce que celui-ci tient la place de Dieu. D'homme à homme il y a égalité ; il ne peut y avoir subordination.
(1) Il n'y eut entre eux qu'une différence d'opinion dont la Providence tira le parti le plus avantageux, parce qu'en se séparant ils portèrent la bonne nouvelle, l'Evangile à un plus grand nombre d'hommes.


ARTICLE II. — la discorde est-elle fille de la vaine gloire?


Objections: 1. Il semble que la discorde ne soit pas issue de la vaine gloire. Car la colère est un autre vice que la vaine gloire. Or, la discorde paraît être fille de la colère, d'après ces paroles de l'Ecriture (Pr 15,18) : L'homme colère provoque les querelles. Elle n'est donc pas fille de la vaine gloire.

2. Saint Augustin, expliquant ce passage de saint Jean (Jn 7) : Nondum erat spiritus datus, dit (sup. Joan, tract. 32) que l'envie sépare et que la charité unit. Or, la discorde n'est rien autre chose qu'une séparation des volontés. Elle procède donc de l'envie plutôt que de la vaine gloire.

3. Ce qui est la source de beaucoup de maux paraît être un vice capital. Or, il en est ainsi de la discorde, parce qu'à l'occasion de ces paroles de l'Evangile (Mt 12) : Omne regnum contra se divisum desolabitur, saint Jérôme dit que la concorde fait croître et prospérer les petites choses, mais que la discorde renverse les plus grandes. On doit donc considérer la discorde comme un vice capital plutôt que comme une fille de la vaine gloire.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire l'établit (Mor. lib. xxxi, cap. 17).

CONCLUSION. — La discorde par laquelle chacun suit dérèglement son sentiment en s'éloignant de celui d'autrui est issue de la vaine gloire ou de l'orgueil.

Réponse Il faut répondre que la discorde implique une division de volontés, en ce sens que la volonté de l'un s'arrête à une chose, et la volonté de l'autre à une autre. Or, si la volonté de quelqu'un s'arrête à son sentiment propre, cette détermination provient de ce qu'il préfère ce qui lui appartient à ce qui appartient à un autre. Quand cette préférence est déréglée, elle se rapporte à l'orgueil et à la vaine gloire. C'est pourquoi la discorde par laquelle chacun suit son opinion propre et s'écarte de celle d'autrui est considérée comme issue de la vaine gloire.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la querelle n'est pas la même chose que la discorde. Car la querelle consiste dans un acte extérieur ; elle est donc produite avec raison par la colère qui porte l'âme à nuire au prochain. Mais la discorde consiste dans la division des mouvements de la volonté. Ce qui est l'effet de l'orgueil ou de la vaine gloire, pour la raison que nous avons dite (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que dans la discorde il y a une chose qu'on considère comme le point de départ ; c'est le mouvement par lequel on s'éloigne de la volonté d'un autre ; sous ce rapport, la discorde est l'effet de l'envie, mais il y en a une autre que l'on considère comme le but vers lequel on tend, c'est le mouvement par lequel on cherche le triomphe de son propre sentiment; sous cet autre rapport, elle est l'effet de la vaine gloire. Et parce que dans tout mouvement le point d'arrivée l'emporte sur le point de départ, puisque la fin l'emporte sur le commencement, il s'ensuit que la discorde est plutôt issue de la vaine gloire que de l'envie, quoiqu'elle puisse naître de ces deux vices sous des rapports différents, comme nous l'avons dit.

3. Il faut répondre au troisième, que la concorde fait croître les plus petites choses et que la discorde renverse les plus grandes ; parce qu'une puissance est d'autant plus forte qu'elle est plus unie, et que la séparation l'affaiblit, comme on le voit dans le livre des Causes (prop. xvii). D'où il est évident que cet affaiblissement est l'effet propre de la discorde, qui est la division des volontés ; mais il ne prouve nullement que la discorde enfante d'autres vices différents d'elle-même, et qu'à ce titre elle soit un vice capital.




II-II (Drioux 1852) Qu.35 a.4