II-II (Drioux 1852) Qu.81 a.8

ARTICLE VIII. — La religion est-elle la même chose que la sainteté?


Objections: 1. Il semble que la religion ne soit pas la même chose que la sainteté. Car la religion est une vertu spirituelle, comme nous l'avons vu (art. 4 huj. quaest.). Or, il est dit que la sainteté est une vertu générale, puisque c'est elle qui rend fidèle observateur des choses justes qui se rapportent à Dieu, d'après Andronic. La sainteté n'est donc pas la même chose que la religion.

2. La sainteté paraît impliquer la pureté ; car saint Denis dit (De div. nom. lib. xii) que la sainteté est exempte de toute souillure, qu'elle est la pureté parfaite et absolument sans tache. Or, la pureté paraît appartenir surtout à la tempérance qui exclut les souillures corporelles. Puisque la religion appartient à la justice, il semble donc que la sainteté ne soit pas la même chose que la religion.

3. Les choses qui se divisent par opposition ne sont pas identiques. Or, dans une énumération des parties de la justice, la sainteté se divise par opposition à la religion, comme nous l'avons vu (quest. lxxx). La sainteté n'est donc pas la même chose que cette dernière vertu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Lc 1,75) : Servons-le dans la sainteté et la justice. Or, le service de Dieu appartient à la religion, comme nous l'avons vu (art. 1 huj. quaest. ad 3, et art. 3 ad 2). La religion n'est donc pas la même chose que la sainteté.

CONCLUSION. — Quoique la religion et la sainteté soient essentiellement une même chose, cependant elles sont rationnellement distinctes, parce que l'esprit de l'homme s'applique à Dieu par la sainteté, tandis que par la religion ou le sert dans ce qui appartient spécialement à son culte.

Réponse Il faut répondre que le mot de sainteté paraît impliquer deux choses : 1° La pureté, et le mot grec se rapporte bien à cette signification, car on dit « agios » comme s'il y avait sans terre (2) (« a » privatif, « ge », terre). 2° Il implique la fermeté. C'est ainsi que les anciens appelaient saint ce qui était protégé par les lois et qu'on ne devait pas violer. D'où il est arrivé que l'on a appelé sanctionné (sancitum) ce qui a été confirmé par une loi. D'après les Latins le mot saint peut aussi se rapporter à la pureté (3). Ainsi sanctus peut signifier teint de sang (sanguine Unctus), parce qu'autrefois ceux qui voulaient être purifiés étaient marqués du sang de la victime (4), comme le dit saint Isidore (Etym. lib. x, ad litt. 5). — Dans ces deux sens il est convenable d'attribuer la sainteté à tout ce qui sert au culte divin; de telle sorte qu'on dit non-seulement que les hommes, mais encore que le temple, les vases et toutes les autres choses semblables sont sanctifiés par là même qu'on les a employés au culte divin. Car la pureté est nécessaire pour que l'âme s'élève à Dieu, parce qu'elle est souillée du moment qu'elle s'attache aux choses inférieures, comme tout être se souille en se mêlant à ce qui vaut moins que lui; tel que l'argent mêlé avec du plomb. Puisqu'il faut que l'âme se dégage des choses inférieures pour pouvoir s'unir à ce qui est plus élevé, il s'ensuit que sans la pureté elle ne peut pas s'attacher à Dieu. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre (He 12,14) : Tâchez d'avoir la paix avec tout le monde et de vivre dans la sainteté sans laquelle personne ne verra Dieu. La fermeté est nécessaire pour que l'âme adhère à Dieu; car elle s'attache à lui comme à sa fin dernière et à son premier principe, et il faut que ces bases soient absolument immuables. D'où l'Apôtre disait (Rm 8,38) : Je suis certain que ni la mort, ni la vie ne me séparera de la charité de Dieu. — Si donc on appelle sainteté la vertu par laquelle l'âme humaine s'unit à Dieu par elle- même et par ses actes, elle ne diffère pas de la religion essentiellement, elle n'en diffère que rationnellement. Car on appelle religion la vertu d'après laquelle on rend à Dieu le service qui lui est dû en ce qui concerne spécialement le culte divin, comme les sacrifices, les oblations, etc.; tandis qu'on donne le nom de sainteté à la vertu d'après laquelle l'homme ne rapporte pas seulement à Dieu ces choses, mais encore les oeuvres des autres vertus, ou bien la vertu d'après laquelle l'homme se dispose au culte divin par des bonnes oeuvres.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la sainteté est une vertu spéciale dans son essence, et sous ce rapport elle est en quelque sorte la même que la religion. Mais elle est générale en ce sens que par l'empire qu'elle exerce sur tous les actes des vertus, elle les rapporte au bien divin ; comme on dit que la justice légale est une vertu générale dans le sens qu'elle rapporte les actes de toutes les vertus au bien général.

2. Il faut répondre au second, que la tempérance opère la pureté, cependant elle n'a la nature delà sainteté qu'autant qu'elle se rapporte à Dieu. C'est ce qui fait dire à saint Augustin, à l'égard de la virginité (Lib. de virg. cap. 8), qu'on l'honore, non pour elle-même, mais parce qu'elle est consacrée à Dieu:

3. Il faut répondre au troisième, que la sainteté est distincte de la religion comme nous l'avons expliqué. Elles ne diffèrent donc pas en réalité, mais rationnellement, ainsi que nous l'avons dit (in corp. art.).

(2) Origène indique cette interprétation (Hom. II, in ), mais il ne la fait pas reposer sur l'étymologie de ce mot.
(3) C'est le sens que lui donnent Cicéron (De offic. lib. i) : Pietate ac sanctitate deos placatos reddi, et Virgile (Eneid. lib. xii) : Sancta ad vos anima atque istius inscid culpae descendam.
(4) Saint Isidore fait sans doute allusion à ces paroles de saint Paul : Et omnia pene in sanguine secundum legem mundantur, et sine sanguinis effusione non fit remissio.






QUESTION LXXXII.

DE LA DÉVOTION.



Nous avons maintenant à nous occuper des actes de religion, et d'abord des actes intérieurs qui sont les plus importants ; ensuite des actes extérieurs qui sont secondaires. Les actes intérieurs de la religion paraissent être la dévotion et la prière. Nous devons donc traiter : 1° de la dévotion ; 2° de la prière. — Sur la dévotion il y a quatre questions à examiner : 1° La dévotion est-elle un acte spécial ? — 2° Est-elle un acte de religion ? — 3° De la cause de la dévotion. — 4° De son effet.



ARTICLE I. — la dévotion est-elle un acte spécial?


Objections: 1. Il semble que la dévotion ne soit pas un acte spécial. Car ce qui est un mode d'autres actes ne paraît pas être un acte spécial. Or, la dévotion paraît appartenir au mode des autres actes. Car il est dit (2Ch 29,31) : Toute la multitude offrit des hosties, des louanges et des holocaustes avec un esprit rempli de dévotion. La dévotion n'est donc pas un acte spécial.

2. Aucun acte spécial ne se trouve dans divers genres d'actes. Or, la dévotion existe dans des actes de divers genres, dans les actes corporels aussi bien que dans les actes spirituels; car on dit qu'on médite dévotement et qu'on fait de môme une génuflexion. La dévotion n'est donc pas un acte spécial.

3. Tout acte spécial appartient à une puissance appétitive ou cognitive. Or, la dévotion n'est propre ni à l'une ni à l'autre, comme on le voit en passant en revue chacune des espèces d'actes de ces deux puissances que nous avons énoncées (part. I, quest. Lxxx,et I-II, quest. xxiii, art. 4). La dévotion n'est donc pas un acte spécial.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Nous méritons par nos actes, comme nous l'avons vu (I-II quest. xxi, art. 3 et 4). Or, la dévotion est une raison particulière de mérite. Elle est donc un acte spécial.

CONCLUSION. — La dévotion est un acte spécial de la volonté qui est toujours prête à faire immédiatement tout ce qui regarde le service et la gloire de Dieu.

Réponse Il faut répondre que le mot dévotion vient du mot dévouer. Ainsi on appelle dévots ceux qui se dévouent en quelque sorte à Dieu pour lui être totalement soumis. C'est pourquoi les gentils donnaient autrefois ce nom à ceux qui vouaient leur vie aux idoles pour le salut de leur armée, comme Tite Live le raconte des deux Décius (1) (Decad. 1, lib. viii, cap. 8, et lib. x, cap. 28). Par conséquent, la dévotion n'est rien autre chose que la volonté de se livrer immédiatement à ce qui regarde le service de Dieu. D'où il est dit (Ex 35,21) : Que la multitude des enfants d'Israël offrirent les prémices au Seigneur avec une volonté ardente et dévouée. Or, il est évident que la volonté empressée de faire ce qui appartient au service de Dieu est un acte spécial, et que par là même la dévotion est un acte spécial de la volonté.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le moteur impose au mouvement du mobile son mode ou sa mesure. Or, la volonté meut les autres puissances de l'âme pour qu'elles produisent leurs actes, et selon qu'elle est la fin, elle se meut elle-même vers les moyens, comme nous l'avons vu (I-II, quest. viii, art. 2). C'est pourquoi la dévotion étant un acte de la volonté de l'homme qui s'offre lui-même à Dieu pour le servir, selon qu'il est sa fin dernière, il s'ensuit qu'elle impose aux actes humains leur mesure, soit qu'ils appartiennent à la volonté qui a pour objet les moyens, soit qu'ils appartiennent aux autres puissances qu'elle meut.

2. Il faut répondre au second, que la dévotion se trouve dans divers genres d'actes, non comme l'espèce de ces genres, mais comme l'impulsion du moteur se rencontre virtuellement dans les mouvements des mobiles (2).

3. Il faut répondre au troisième, que la dévotion est un acte de la partie appétitive de l'âme et un mouvement de la volonté, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

(1) Décius le père, qui se dévoua dans un combat contre les Latins (lib. viii, cap. 9), et Décius le fils, qui suivit l'exemple du père dans une expédition contre les Gaulois (lib. x, cap. 28).
(2) Car la dévotion anime tous nos actes intérieurs et extérieurs, et les emploie au service de Dieu.



ARTICLE II. — La dévotion est-elle un acte de religion?



Objections: 1. Il semble que la dévotion ne soit pas un acte de religion. Car la dévotion, comme nous l'avons dit (art. préc.), consiste à se donner à Dieu. Or, on se donne à Dieu surtout par la charité, parce que, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4), l'amour divin produit l'extase, ne laissant pas à eux-mêmes ceux qui en sont embrasés, mais les livrant à ce qu'ils aiment. La dévotion est donc plutôt un acte de charité que de religion.

2. La charité précède la religion. Or, la dévotion paraît précéder la charité; parce que la charité est représentée dans les Ecritures par le feu (1) tandis que la dévotion l'est par la graisse (2) qui est la matière du feu (Ct 8,6 Ps 62,6). La dévotion n'est donc pas un acte de religion.

3. Par la religion l'homme ne se rapporte qu'à Dieu, comme nous l'avons dit (quest. préc., art. 1). Or, la dévotion se rapporte aussi aux hommes. Car il y en a qui sont dévots envers quelques saints ; et l'on dit aussi que les sujets sont dévoués (devoti) à leurs maîtres. C'est ainsi que le pape saint Léon dit (Serm. viii de Pass. Dom.) que les Juifs étant en quelque sorte dévoués aux lois romaines se sont écriés : Nous n'avons pas d'autre roi que César. La dévotion n'est donc pas un acte de religion.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le mot dévotion vient du mot devovere, faire voeu, comme nous l'avons dit (art. préc.). Or, le voeu est un acte de religion (3). Donc la dévotion aussi.

CONCLUSION. — Puisque c'est à la religion à faire ce qui regarde le culte divin, il est nécessaire que l'acte de dévotion, qui est la volonté de faire avec empressement ces mêmes choses, se rapporte à elle.

Réponse Il faut répondre qu'il appartient à la même vertu de vouloir faire une chose et d'avoir la volonté prête à l'exécuter ; parce que ces deux actes ont le même objet. C'est pourquoi Aristote dit (Eth. lib. v, cap. 1) que la justice est la vertu par laquelle les hommes veulent et font ce qui est juste. Or, il est évident que c'est à la religion qu'il appartient en propre de faire ce qui regarde le culte ou le service divin, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. préc. art. 1, 2 et 3). Par conséquent, c'est aussi à elle qu'il appartient d'avoir la volonté prête à exécuter ces choses ; ce qui constitue la dévotion. D'où il est évident que la dévotion est un acte de religion.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il appartient à la charité que l'homme se livre immédiatement à Dieu, en s'attachant à lui par l'union de son esprit (4) ; mais que l'homme se livre à Dieu pour faire les oeuvres de son culte, ceci appartient immédiatement la religion et médiatement à la charité qui est le principe de la religion.

2. Il faut répondre au second, que la graisse du corps est produite par la chaleur naturelle digestive, et elle conserve cette chaleur en lui servant, pour ainsi dire, d'aliment. De même la charité et la dévotion s'entretiennent mutuellement, dans le sens que l'amour nous rend plus empressés à servir un ami et que la dévotion alimente aussi la charité, comme toute amitié se conserve et s'augmente quand on s'exerce à en multiplier les actes et qu'on s'en occupe dans son esprit.

3. Il faut répondre au troisième, que la dévotion que l'on a pour les saints vivants ou morts ne s'arrête pas à eux, mais elle va jusqu'à Dieu, puisque c'est Dieu que nous vénérons dans ses serviteurs (5). Mais le dévouement que les serviteurs ont pour leurs maîtres temporels est d'une autre nature ; comme servir Dieu est tout autre chose que de servir les hommes.

(1) Lampades ignis atque flammarum (Ct 8,6).
(2) Sicut adipe et pinguedine repleatur anima mea (Ps 62,6).
(3) Venite et reddite Domino Deo vestro (Ps 75).
(4) Qui adhaeret Deo, unus spiritus est (1Co 6,17).
(5) Pour le culte des saints, voyez la question suivante (art. 4 et 11).



ARTICLE III. — La contemplation ou la méditation est-elle cause de la dévotion (6)?


Objections: 1. Il semble que la contemplation ou la méditation ne soit pas cause de la dévotion. Car aucune cause n'empêche son effet. Or, les méditations subtiles des choses intelligibles sont bien des fois des obstacles à la dévotion. La contemplation ou la méditation n'en est donc pas une cause.

2. Si la contemplation était une cause propre et directe de la dévotion, il faudrait que les choses qui sont de la plus haute contemplation excitassent davantage la dévotion. Or, c'est le contraire; car souvent la méditation de la passion du Christ et des autres mystères de son humanité excitent une dévotion plus grande que la méditation de la grandeur divine. La contemplation n'est donc pas la cause propre de la dévotion.

3. Si la contemplation était la cause propre de la dévotion, il faudrait que ceux qui sont plus aptes à la contemplation fussent aussi ceux qui le sont le plus à la dévotion. Or, l'expérience prouve le contraire; car la dévotion se trouve souvent dans des hommes simples et dans des femmes qui sont incapables de contempler. La contemplation n'est donc pas la cause propre de la dévotion.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le Psalmiste dit (Ps 38,4) : Dans ma méditation le feu s'embrasera. Or, le feu spirituel produit la dévotion. La méditation en est donc la cause.

CONCLUSION. — Quoique Dieu soit la cause extérieure de la dévotion, la méditation de sa divine bonté et la considération de notre faiblesse et de notre fragilité sont les causes intérieures qui y disposent le mieux.

Réponse Il faut répondre que la cause extrinsèque et principale de la dévotion, c'est Dieu. Saint Ambroise exprime ce sentiment quand il dit (Sup. Luc. cap. 9) que Dieu appelle ceux qu'il daigne appeler, qu'il rend religieux celui qu'il veut, et que s'il l'eut voulu, il aurait fait des samaritains qui étaient irréligieux des hommes dévots (1). Mais la cause intrinsèque doit être par rapport à nous la méditation ou la contemplation. Car nous avons dit (art. 1 huj. quaest.) que la dévotion est un acte de la volonté qui porte l'homme à se livrer avec empressement au service de Dieu. Or, tout acte de la volonté procède d'une considération quelconque, parce que le bien que l'intellect perçoit est l'objet de la volonté. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (De Trin. lib. xiv, cap. 8, et lib. x, cap. 1) que la volonté vient de l'intelligence. C'est pourquoi il est nécessaire que la méditation soit la cause delà dévotion, parce que c'est par la méditation que l'homme conçoit le dessein de se livrer au service de Dieu (2). — En effet il y est porté par deux considérations. La première résulte de la bonté de Dieu et de ses bienfaits, d'après cette parole de David (Ps 72,27) : Il m'est bon de m'attacher à Dieu et de mettre dans le Seigneur mon espérance. Cette considération excite l'amour qui est la cause prochaine de la dévotion. La seconde regarde l'homme qui observe ses défauts et qui sent par là même le besoin de s'appuyer sur Dieu, suivant ces autres paroles du même prophète (Ps 120,1) : J’ai levé les yeux vers les montagnes pour voir d'où il me viendra du secours. Mon secours vient du Seigneur qui a fait le ciel et la terre. Cette considération exclut la présomption, qui nous empêche de nous soumettre à Dieu, tant que nous nous appuyons sur nos propres forces.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'étude des choses qui sont faites pour exciter l'amour de Dieu produit la dévotion ; au lieu que la considération de toutes les choses étrangères à ce but, et qui en détournent l'esprit, l'empêche.

2. Il faut répondre au second, que les choses qui appartiennent à la Divinité sont par elles-mêmes les plus capables d'exciter l'amour, et par conséquent la dévotion, parce qu'on doit aimer Dieu par-dessus tout. Mais la faiblesse de notre nature fait que, comme nous avons besoin de signes sensibles pour arriver à la connaissance des choses divines, de même il nous faut des choses qui frappent nos sens pour exciter en nous l'amour divin, et la première de toutes ces choses est l'humanité du Christ, dont il est dit dans une préface (1), qu'elle a eu lieu pour qu'en connaissant Dieu visiblement, nous soyons portés par lui à l'amour des choses invisibles. C'est pourquoi ce qui appartient à l'humanité du Christ excite en nous, d'une manière presque sensible, la dévotion la plus vive; quoique la dévotion ait principalement pour objet ce qui regarde la Divinité.

3. Il faut répondre au troisième, que la science et tout ce qui appartient à la grandeur est une occasion pour que l'homme se fie en lui-même et que pour ce motif il ne se livre pas totalement à Dieu. De là il arrive que parfois ces avantages sont occasionnellement un obstacle à la dévotion ; chez les simples et les femmes la dévotion abonde, en comprimant l'orgueil. Si cependant l'on soumet parfaitement à Dieu la science et toutes les autres perfections, la dévotion en est par là même augmentée.

(6) La dévotion est nécessaire à tous les fidèles, niais clic l'est surtout aux ministres de Dieu, et saint Thomas indique dans cet article les moyens par lesquels on peut l'alimenter et l'accroître.
(1) Mais la grâce, malgré son efficacité, n'agit jamais sans le concours de la volonté.
(2) C'est en contemplant Dieu qu'on apprend à le connaître, et c'est la connaissance qu'on en a qui inspire cet amour héroïque que la Vraie dévotion suppose.


ARTICLE IV. — La joie est-elle un effet de la dévotion?


Objections: 1. Il semble que la joie ne soit pas un effet de la dévotion. Car, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 2), la passion du Christ appartient principalement à la dévotion. Or, quand on la médite, il en résulte dans l'âme une affliction profonde, d'après ces paroles du prophète (Lm 3,19) : Rappelez- vous ma pauvreté... l'absinthe et le fiel, ce qui se rapporte à la passion ; puis il ajoute : Je les rappellerai dans ma mémoire, et mon âme se desséchera en moi. La délectation ou bien la joie n'est donc pas un effet de la dévotion.

2. La dévotion consiste principalement dans le sacrifice intérieur de l'esprit. Or, il est dit (Ps 50,19) : Le sacrifice que Dieu demande, c'est un esprit affligé. L'affliction est donc plutôt l'effet de fa dévotion que l'allégresse ou la joie.

3. Saint Grégoire de Nysse dit (Lib. de Hom. cap. 12) que, comme le rire procède de la joie, de même les larmes et les gémissements sont les signes de la tristesse. Or, la dévotion est cause quelquefois que l'on répand des larmes. La joie ou l'allégresse n'est donc pas un effet de la dévotion.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Eglise nous fait dire (in Collecta) : Que la dévotion sainte réjouisse ceux que les jeûnes mortifient (2).

CONCLUSION. — Quoique la dévotion produise principalement et par elle-même la joie et l'allégresse, cependant il en résulte secondairement et par accident une tristesse selon Dieu, qui procède du sentiment de notre faiblesse.

Réponse Il faut répondre que la dévotion produit principalement et par elle-même la joie spirituelle de l'âme, mais secondairement et par accident elle cause la tristesse. En effet nous avons dit (art. préc.) que la dévotion procède de deux sortes de considération. Elle provient principalement de la contemplation de la bonté de Dieu. Cette contemplation appartenant en quelque sorte au terme du mouvement de la volonté qui se livre à Dieu, elle produit par elle- même une délectation, d'après ce mot du Psalmiste (Ps 76,4) : Je me suis souvenu de Dieu et j'ai été rempli de joie. Mais par accident elle produit au contraire une certaine tristesse dans ceux qui ne jouissent pas encore de Dieu pleinement, suivant ces autres paroles du roi-prophète (Ps 41,3) : Mon âme brûle de la soif ardente de jouir de Dieu, qui est pour elle comme une source d'eau vive: puis il ajoute : Mes larmes me servent de pain le jour et la nuit.-- La dévotion est produite secondairement par la considération de nos propres défauts. En effet cette considération a pour objet le terme dont l'homme s'éloigne par le mouvement de sa volonté que la dévotion anime, afin qu'il n'existe plus en lui-même, mais qu'il se soumette à Dieu. Elle a un caractère opposé à la première. Car par elle-même, elle est de nature à exciter la tristesse, en nous faisant réfléchir à nos propres défauts ; tandis que par accidentelle produit la joie, à cause de l'espérance que nous avons dans le secours divin. Ainsi il est évident que la délectation résulte en premier lieu et par elle-même de la dévotion, et que la tristesse qui est selon Dieu en provient secondairement et par accident (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que dans la méditation de la passion du Christ il y a quelque chose qui contriste, c'est le péché de l'homme qui pour être effacé a exigé que le Christ souffrit ; et il y a quelque chose qui réjouit, c'est la bonté de Dieu envers nous qui a pourvu à une pareille délivrance.

2. Il faut répondre au second, que l'esprit qui est affligé sous un rapport, à cause des misères de la vie présente, est réjoui sous un autre par le spectacle de la bonté divine et l'espérance du secours de Dieu.



QUESTION LXXXIII.

DE LA PRIÈRE.


Après avoir parlé de la dévotion, nous devons nous occuper de la prière, et à cet égard dix-sept questions sont à traiter : 1° La prière est-elle un acte de la puissance appétitive ou cognitive? — 2° Est-il convenable de prier Dieu? — 3° La prière est-elle un acte de religion ? — 4° N'y a-t-il que Dieu qu'on doive prier ? — 5° Doit-on préciser ce que l'on demande dans la prière? — 6° Devons-nous en priant demander des choses temporelles ? — 7° Devons-nous prier pour les autres ? — 8° Devons-nous prier pour nos ennemis? — 9° Des sept demandes de l'oraison dominicale. — 10° La prière est- elle le propre delà créature raisonnable ? — 11° Les saints prient-ils dans le ciel pour nous? — 12° La prière doit-elle être vocale? — 13° La prière requiert-elle l'attention ? — 14° La prière doit-elle être longue? — 15° La prière est-elle méritoire? — 16° Les pécheurs en priant obtiennent-ils de Dieu quelque chose? — 17° Des espèces de prière.


 ARTICLE I. — La prière est-elle un acte de la puissance appétitive (3)?



Objections: 1. Il semble que la prière soit un acte de la puissance appétitive. Car il appartient à la prière d'être exaucée. Or, le désir est ce que Dieu exauce, d'après ce mot du Psalmiste (Ps 9,17) : Le Seigneur a exaucé le désir des pauvres. La prière est donc un désir, et comme le désir est un acte de la puissance appétitive, il s'ensuit qu'il en est de môme de la prière.

2. Saint Denis dit (De div. nom. cap. 3) : Avant toutes choses, il est utile de commencer par la prière, en nous donnant à Dieu et en nous unissant à lui. Or, on s'unit à Dieu par l'amour qui appartient à la puissance appétitive. La prière y appartient donc aussi.

3. Aristote distingue dans la partie intellectuelle de l'âme deux opérations (De an. lib. iii, text. 21) : la première est l'intelligence des choses indivisibles, par laquelle nous percevons à l'égard de chaque être son essence; la seconde est la composition et la division, par laquelle nous percevons qu'une chose est ou n'est pas. On en ajoute une troisième qui est le raisonnement, qui consiste à aller du connu à l'inconnu. Or, la prière ne revient à aucune de ces opérations. Elle est donc un acte, non de la puissance intellectuelle, mais de la puissance appétitive.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Isidore dit (Etym. lib. x, ad litt. O) que prier c'est la même chose que parler. Or, la parole appartient à l'intellect. La prière n'est donc pas un acte de la puissance appétitive, mais de la puissance intellectuelle.

CONCLUSION. — Puisque la demande ou la supplication indique un ordre, et qu'il convient à la raison d'ordonner, on doit reconnaître que la prière est un acte de l'intelligence et non de la partie appétitive.

Réponse Il faut répondre que, d'après Cassiodore (sup. illud Ps 38 Exaudis orationem), la prière (oratio) est pour ainsi dire la raison qui s'explique par notre bouche (oris ratio). Or, la raison spéculative et la raison pratique diffèrent en ce que la raison spéculative ne fait que percevoir les choses ; tandis que la raison pratique ne les perçoit pas seulement, mais encore elle les produit. Or, une chose est cause d'une autre de deux manières : 1 ° d'une manière parfaite en la nécessitant; c'est ce qui arrive quand l'effet est totalement soumis à la puissance de la cause; 2° d'une manière imparfaite en la préparant seulement. Dans ce cas l'effet n'est pas complètement soumis à la puissance de la cause. — La raison est ainsi cause de certaines choses de ces deux manières : 1° Elle est cause nécessitante ; c'est de la sorte qu'il lui appartient de commander non-seulement aux puissances inférieures et aux membres du corps, mais encore aux hommes qui lui sont soumis, et elle le fait en leur intimant ses ordres. 2° Elle est cause préparatoire et pour ainsi dire excitante ; et c'est de cette façon qu'elle demande à ceux qui ne lui sont pas soumis de faire quelque chose; soit qu'ils soient ses égaux, soit qu'ils soient ses supérieurs. — Mais ces deux choses, commander et demander ou prier, impliquent l'une et l'autre une subordination, en ce sens que l'homme prépare une chose pour être faite par une autre; par conséquent elles se rapportent à la raison, à laquelle il appartient de tout régler. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. i, cap. ult.) que la raison nous invite aux actes les plus recommandables. Par conséquent puisque nous parlons ici de la prière, selon qu'elle signifie une supplication ou une demande, d'après saint Augustin qui la définit une demande (Lib. de verb. Dom. serm. v) et d'après saint Jean Damascène qui dit qu'elle consiste à demander à Dieu ce qui convient (De orth. fid. lib. iii, cap. 24), il s'ensuit évidemment qu'elle est un acte de la raison.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on dit que Dieu exauce le désir des pauvres, soit parce que le désir est la cause qui nous fait demander, puisque la demande est en quelque sorte l'expression du désir ; ou bien l'Ecriture parle ainsi pour montrer avec quelle rapidité ils sont exaucés; puisque du moment que les pauvres désirent une chose, Dieu les exauce avant qu'ils n'en aient fait la demande, d'après ce mot du prophète (Is 65,24) : On verra qu'avant qu'ils crient, je les exaucerai.

2. Il faut répondre au second, que, comme nous l'avons dit (part. I, quest. Lxxxn, art. 4, et I-II, quest. ix, art. 1 ad 3), la volonté porte la raison vers sa fin. Par conséquent rien n'empêche que, sous l'impulsion de la volonté, l'acte de la raison ne tende vers la fin de la charité qui est l'union avec Dieu. Or, la prière s'élève vers Dieu, mue en quelque sorte par la volonté de la charité de deux manières : 1° Relativement à ce qu'on demande, parce que ce qu'on doit principalement demander dans la prière c'est d'être uni à Dieu, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps 26,4) : Je n'ai demandé au Seigneur qu'une chose et je la lui demanderai toujours, c'est d'habiter dans sa maison tous les jours de ma vie. 2° De la part de celui qui demande. Il faut qu'il s'approche de celui auquel il adresse sa supplique; qu'il le fasse localement quand il s'agit d'un homme ou mentalement quand il s'agit de Dieu. C'est ce qui lui fait dire que quand nous invoquons le Seigneur dans nos prières, nous lui sommes présents par l'intelligence, et c'est aussi dans le même sens que saint Jean Damascène dit (loc. sup. cit.) que la prière est l'élévation de l'âme vers Dieu.

3. Il faut répondre au troisième, que ces trois actes appartiennent à la raison spéculative, mais il appartient de plus à la raison pratique d'être cause soit en ordonnant, soit en demandant, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

(3) Cet article est une explication raisonnée de la définition qu'on donne ordinairement de la prière quand on dit qu'elle est une élévation de l'esprit vers Dieu.



ARTICLE II. — Est-il convenable de prier (1)?



Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas convenable de prier. Car la prière paraît être nécessaire pour que nous fassions connaître à celui auquel nous l'adressons les choses dont nous avons besoin. Or, comme le dit saint Matthieu (Mt 6,32) : Votre Père sait ce dont vous avez besoin. Il n'est donc pas convenable de prier Dieu.

2. Par la prière on fléchit l'âme de celui qu'on prie pour qu'il fasse ce qu'on lui demande. Or, l'esprit de Dieu est immuable et inflexible, d'après ce mot de l'Ecriture (1S 15,29) : Celui à qui le triomphe est dû dans Israël ne se démentira point, et il demeurera inflexible sans se repentir de ce qu'il a fait. Il n'est donc pas convenable de prier Dieu.

3. Il est plus libéral de donner quelque chose à celui qui ne demande pas que de donner à celui qui demande; parce que, selon l'expression de Sénèque (De benef. lib. ii, cap. 1) : Il n'y a rien qui coûte plus cher que ce qu'on achète par des prières. Or, Dieu est infiniment libéral. Il ne convient donc pas qu'on le prie.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Lc 18,1) : Il faut toujours prier et ne point se lasser de le faire.

CONCLUSION. — Il n'est pas inutile, mais il est nécessaire de prier, non pour faire changer les desseins de Dieu, mais pour obtenir l'accomplissement de ce qu'il a résolu de faire par les prières des saints.

Réponse Il faut répondre qu'à l'égard de la prière les anciens sont tombés dans trois sortes d'erreurs. En effet, les uns ont supposé que les choses humaines ne sont pas régies par la providence de Dieu (2), d'où il résulte qu'il est absolument inutile de prier et d'avoir pour Dieu un culte. Le prophète parle de ces philosophes de cette manière (Ml 3,14) : Vous avez dit: c'est en vain que l’on sert Dieu. La seconde erreur fut celle de ceux: qui supposaient que dans les choses humaines tout arrivait fatalement (1), soit par suite de l'immutabilité de la providence divine, soit à cause de l'action nécessitante des astres, soit d'après l'enchaînement des causes. Dans leur sentiment la prière était aussi inutile. Enfin la troisième erreur a été celle de ceux qui supposaient que les choses humaines étaient régies par la Providence et qu'elles n'arrivent pas nécessairement, mais qui prétendaient que les desseins de la providence de Dieu sont variables et que les prières ainsi que les autres choses qui appartiennent au culte divin peuvent les faire changer (2). Toutes ces erreurs ont été déjà réfutées (part. I, quest. xix, art. 7 et 8, et quest. xxii, art. 2 et 4, et quest. cxv, art. 6, et quest. cxvi). C'est pourquoi il faut établir l'utilité de la prière, sans rendre nécessaires les choses humaines soumises à la providence divine, et sans considérer les desseins de Dieu comme étant changeants. — Pour rendre cette solution évidente, il faut observer que la providence a déterminé non-seulement les effets qui devaient avoir lieu, mais encore les causes et l'ordre d'après lesquels ils devaient être produits. Or, parmi les autres causes sont compris les actes humains, comme causes de certains effets. Il faut donc que les hommes agissent, non pour changer par leurs actes les desseins de Dieu, mais pour produire par là certains effets conformément à l'ordre établi par Dieu (3). Et il en est de même des causes naturelles. Il faut aussi faire le même raisonnement sur la prière. Car nous ne prions pas dans le but de changer les desseins de Dieu, mais pour obtenir ce que Dieu a résolu de nous accorder par la prière. Les hommes prient, dit saint Grégoire (Dialog. lib. i, cap. 8), afin qu'en demandant ils méritent de recevoir ce que le Seigneur tout-puissant a résolu de leur donner avant les siècles.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il n'est pas nécessaire de faire à Dieu des prières pour lui manifester nos besoins ou nos désirs, mais il le faut pour que nous considérions nous-mêmes que nous avons besoin à cet égard d'implorer son secours.

2. Il faut répondre au second, que, comme nous l'avons dit (in corp. art.), notre prière n'a pas pour but de changer les desseins de la Providence, mais d'obtenir ce que Dieu a résolu de nous accorder par ce moyen.

3. Il faut répondre au troisième, que Dieu nous accorde beaucoup de choses par sa libéralité, même sans que nous les lui demandions, mais il y en a qu'il veut nous accorder sur notre demande et cela dans notre intérêt ; c'est-à-dire pour qu'en recourant à lui nous excitions notre confiance et que nous reconnaissions qu'il est l'auteur de nos biens (4). C'est ce qui fait dire à saint Chrysostome (Hom. ii De orat, et Hom. xxx in Genes.) : Considérez combien grand est le bonheur que vous avez reçu, et combien grande la gloire qui vous a été accordée, de vous entretenir avec Dieu dans la prière, de converser avec le Christ, de lui demander ce que vous voulez et ce que vous désirez.

(I) Les déistes et les incrédules se sont attachés tout particulièrement à nier la nécessité et l'utilité de la prière. Voyez sur ce sujet dans Bossuet l'Instruction sur les états d'oraison.
(2) Indépendamment des impies de tous les temps qui ont nié la providence de Dieu, on peut citer parmi les hérétiques Marcion et Priscillien (Voy tom. I, pag. 217).
(1) Cette erreur a été celle des euchites, ainsi appelés parce qu'ils exagéraient la prière, de tous les philosophes fatalistes, et de Wiclef, qui fut condamné au concile de Constance.
(2) Cette erreur fut celle des Egyptiens, d'après Némésius (De nat. hom. cap. 36).
(3) La prière n'offre pas plus de difficulté à ce point de vue que l'action des causes secondes.
(4) La prière est comme le lien qui nous unit à Dieu. Du moment que l'on ne prie plus, il n'y a plus de communication entre l'homme et lui.




II-II (Drioux 1852) Qu.81 a.8