II-II (Drioux 1852) Qu.49 a.8


QUESTION L.

DES PARTIES SUBJECTIVES DE LA PRUDENCE.


Après avoir parlé des parties intégrantes de la prudence, nous avons à nous occuper de ses parties subjectives. Et comme nous avons déjà parlé de la prudence par laquelle on se dirige soi-même (quest. xlvii, art. io et 11), il nous reste maintenant à traiter des espèces de prudence par lesquelles la multitude est gouvernée. — A cet égard quatre questions se présentent : 1° L'art de régner est-il une espèce de prudence ? — 2° En est-il de même de la politique ? — 3° De l'économique ? — 4° De l'art militaire ?


ARTICLE I. — doit-on considérer l'art de régner comme une espèce de prudence (1)?


Objections: 1. Il semble qu'on ne doive pas considérer l'art de régner comme une espèce de prudence. Car l'art de régner a pour but la conservation delà justice, puisqu'il est dit (Eth. lib. v, cap. 6) que le prince est le gardien de la justice. L'art de régner appartient donc plutôt à la justice qu'à la prudence.

2. D'après Aristote (Pol. lib. iii, cap. b), la royauté est une des six espèces de gouvernement. Or, aucune espèce de prudence ne se distingue d'après les cinq autres formes de gouvernement, qui sont l'aristocratie, la timocratie, la tyrannie, l'oligarchie et la démocratie. On ne doit donc pas non plus faire de l'art de régner une espèce de prudence particulière.

3. Il n'appartient pas qu'aux rois de faire des lois; mais les autres chefs et le peuple lui-même en peuvent faire, comme on le voit (in Etym. lib. v, cap. 10). Or, Aristote (Eth. lib. vi, cap. 8) fait de l'art de légiférer une partie de la prudence. C'est donc à tort qu'on met à sa place l'art de régner.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Pol. lib. iii, cap. 3) que la prudence est la vertu propre au prince. L'art de régner doit donc être une prudence spéciale.

CONCLUSION. — Puisqu'il appartient à la prudence de régir et de commander, c'est avec raison qu'on distingue comme une espèce particulière de prudence l'art de régner qui est la prudence même du roi par laquelle il régit sa cité ou son royaume.

Réponse Il faut répondre que, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. xlvii, art. 8 et 10), il appartient à la prudence de régir et de commander. C'est pourquoi, dans les actes humains où il y a une raison spéciale de régir et de commander, il doit aussi y avoir une raison spéciale de prudence. Or, il est évident que, dans celui qui n'a pas seulement à se régir lui-même, mais qui a encore à gouverner une ville ou un Etat, il y a une raison spéciale et parfaite d'exercer son autorité. Car le gouvernement est d'autant plus parfait qu'il est plus universel, c'est-à-dire qu'il s'étend à un plus grand nombre de choses et qu'il atteint une fin plus élevée. C'est pour ce motif que le roi qui doit régir une cité ou un royaume doit avoir la prudence la plus excellente et la plus parfaite; et c'est ce qui fait qu'on regarde l'art de régner, comme une espèce de prudence particulière.

Réponse Il faut répondre au premier argument, que toutes les choses qui regardent les vertus morales appartiennent à la prudence, comme au principe qui les dirige. Aussi met-on la raison de la droite prudence dans la définition de la vertu morale, comme nous l'avons dit (quest. xlvii, art. 5 ad 1, et l* 2% quest. Lvni, art. 2 ad 4). C'est pourquoi l'exécution delà justice, selon qu'elle se rapporte au bien général qui appartient au devoir du roi, a besoin d'être dirigée par la prudence. D'où il résulte que ces deux vertus, la prudence et la justice, sont les plus propres au roi, d'après ces paroles du prophète (Jr 23,8): Le roi régnera, et il sera sage, et il agira avec équité et justice sur toute la terre. Mais parce qu'il appartient plutôt au roi de diriger, et que les sujets ne doivent qu'exécuter, il s'ensuit que l'art de régner est plutôt une espèce de prudence qu'une espèce de justice, parce que la prudence dirige et que la justice exécute.

2. Il faut répondre au second, que la royauté est de toutes les formes de gouvernement la meilleure (1), comme le dit Aristote (Eth. lib. viii, cap. 10). C'est pourquoi cette espèce de prudence doit plutôt tirer son nom de la royauté; pourvu cependant que sous la royauté on comprenne tous les autres gouvernements légitimes, mais non les gouvernements pervers (2), qui sont contraires à la vertu et qui n'appartiennent pas par conséquent à la prudence.

3. Il faut répondre au troisième, qu'Aristote désigne l'art de régner d'après l'acte principal du roi, qui consiste à faire des lois ; et quoique ce droit convienne à d'autres, il ne leur convient qu'autant qu'ils participent de quelque manière à l'autorité royale.


ARTICLE II. — la politique est-elle avec raison considérée comme une partie de la prudence (3)?


Objections: 1. Il semble que la politique ne soit pas regardée avec raison comme une partie de la prudence. Car l'art de régner est une partie de la prudence politique, ainsi que nous l'avons dit (art. préc.). Gr, on ne doit pas distinguer la partie par opposition au tout. On ne doit donc pas faire de la politique une nouvelle espèce de prudence.

2. Les espèces des habitudes se distinguent d'après la diversité des objets. Or, ce sont les mêmes choses que doit commander celui qui règne et que doivent exécuter les sujets. Donc la politique, selon qu'elle appartient aux sujets, ne doit pas être considérée comme une espèce de prudence distincte de l'art de régner.

3. Chaque sujet est une personne particulière. Or, tout individu peut suffisamment se diriger lui-même au moyen de la prudence en général. Il n'est donc pas nécessaire de distinguer une autre espèce de prudence qu'on appelle politique.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. vi, cap. 8) : A l’égard de la société civile, la prudence qui en dirige les ressorts, comme science principale, c'est la législation ; et celle qui préside aux détails de l'administration conserve le nom commun de politique.

CONCLUSION. — La politique est une partie spécifique de la prudence par laquelle les hommes se gouvernent eux-mêmes, en obéissant à leurs chefs pour le bien général.

Réponse Il faut répondre que le serviteur est mû par les ordres du maître, le sujet par ceux du prince, mais d'une autre manière que les choses irraisonnables et inanimées sont mues par leurs moteurs. Car les choses inanimées et irraisonnables sont seulement mues par un autre, mais elles ne se meuvent pas elles-mêmes, parce qu'elles ne sont pas maîtresses de leurs actes par le libre arbitre. C'est pourquoi la droiture de leur gouvernement n'est pas en elles, mais dans leurs moteurs exclusivement. Au contraire, les esclaves ou les sujets sont mus par les ordres des autres, mais de manière qu'ils se meuvent aussi eux-mêmes par leur libre arbitre. C'est pourquoi il faut qu'il y ait en eux une droiture de conduite par laquelle ils se dirigent eux-mêmes, tout en obéissant à ceux qui les commandent, et c'est ce qui constitue l'espèce de prudence qu'on appelle politique.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons dit (in corp. art. et art. préc.), l'art de régner est l'espèce de prudence la plus parfaite. C'est pourquoi la prudence des sujets, qui est inférieure à celle des rois, conserve le nom général de prudence; comme en logique le convertible qui n'exprime pas l'essence conserve le nom commun de propre (1).

2. Il faut répondre au second, que la raison diverse de l'objet change l'espèce de l'habitude, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. xlvii, art. 5). Or, les mêmes actions sont considérées par le roi sous une raison plus universelle que par le sujet qui lui obéit; car il y a beaucoup d'individus qui obéissent au même roi dans des emplois différents. C'est pourquoi l'art de régner est à la politique dont nous parlons ce que la science de l'architecte est à celle du manoeuvre.

3. Il faut répondre au troisième, que par la prudence en général l'homme se dirige lui-même par rapport à son bien propre ; mais que par la politique, dont nous parlons, il agit surtout par rapport au bien général.


(1) Par royauté Aristote entendait l'autorité établie sur les citoyens d'après leur consentement et exercée conformément à la loi. C'est le sens que Socrate attachait aussi à ce mot (Xénoph. Mèm, Socrat. lib. iv, cap. C, g 12).

qui n'ont d'autre règle que la volonté arbitraire du chef qui ne se conforme pas aux lois et qui n'a pas été consentie par les citoyens.

(5) Cette espèce de prudence est celle par laquelle les sujets se conduisent convenablement par rapport au bien général.
(2) Les gouvernements pervers, d'après saint Thomas, sont les gouvernements tyranniques d'animal, et que l'homme au contraire est désigné par celui de raisonnable.



ARTICLE III. — doit-on considérer l'économique comme une espèce de prudence (2)?


Objections: 1. Il semble qu'on ne doive pas faire de l'économique une espèce de prudence. Car, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 5), la prudence a pour objet tout ce qui intéresse le bonheur de la vie. Or, l'économique se rapporte à une fin particulière, c'est-à-dire aux richesses, selon la remarque du même philosophe (Eth. lib. i, cap. 1). L'économique n'est donc pas une espèce de prudence.

2. Comme nous l'avons vu (quest. xlvii, art. 13 et 14), la prudence n'existe que chez les bons. Or, l'économique peut se trouver chez les méchants; car il y a beaucoup de pécheurs qui entendent parfaitement l'administration de leurs biens. On ne doit donc pas considérer l'économique comme une espèce de prudence.

3. Comme il y a dans un royaume un chef et des sujets, de même dans une maison. Si donc l'économique est une espèce de prudence comme la politique, la prudence paternelle devrait en être une aussi, comme l'art de régner. Or, elle n'en est pas une. On ne doit donc pas considérer l'économique comme une espèce de prudence.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. vi, cap. 8) que les différentes espèces de prudence qui ont pour objet le gouvernement de la multitude sont : l'économique, la législation et la politique.

CONCLUSION. — L'économique est une espèce de prudence qui tient le milieu entre la politique et la prudence qui a pour objet la direction de l'individu.

Réponse Il faut répondre que la raison de l'objet étant changée par l'universel et le particulier ou par le tout et la partie, les arts et les vertus changent aussi de la même manière; et d'après cette diversité, une vertu est principale par rapport à l'autre. Or, il est évident qu'une maison tient le milieu entre un simple individu et une cité ou un royaume. Car comme l'individu est une partie de la maison, de même la maison est une partie de la cité ou de l'Etat. C'est pourquoi, comme la prudence commune qui dirige l'individu se distingue de la prudence politique, de même il faut que l'économique se distingue de l'une et de l'autre.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les richesses ne sont pas la fin dernière de l'économique, mais elles en sont des instruments, comme le dit Aristote (Pot. lib. i, cap. 5 et 7). Car la fin dernière de cette espèce de prudence, c'est que la famille entière vive honnêtement. Le philosophe (Eth. lib. i, cap. 1) dit que la richesse est le but de l'économique, parce que c'est surtout à cela que tendent les efforts de la plupart de ceux qui travaillent (1).

2. Il faut répondre au second, qu'il y a des pécheurs qui peuvent parfaitement pourvoir à quelques affaires de détail qui intéressent la famille, mais ils ne peuvent la faire vivre honnêtement (2), et c'est principalement là ce qu'exige la vie vertueuse.

3. Il faut répondre au troisième, que dans la famille l'autorité du père a de la ressemblance avec celle du roi, comme le dit Aristote (Eth. lib. viii, cap. 10) ; cependant il n'a pas cette puissance parfaite de gouvernement (3) qui distingue la royauté. C'est pourquoi on ne considère pas la puissance paternelle comme une espèce particulière de prudence, quoiqu'on considère de la sorte la puissance du prince.

(2) La prudence économique est celle qui a pour but les intérêts de la famille.
(I) La prudence du prince étant supérieure à celle du sujet reçoit un nom particulier, ce qui fait qu'on l'appelle royale ; au lieu que la prudence des sujets conserve son nom commun. C'est ainsi que la brute retient le nom commun



ARTICLE IV. — doit-on considérer la science militaire comme une espèce de prudence?


Objections: 1. Il semble qu'on ne doive pas considérer la science militaire comme une espèce de prudence. Car la prudence se distingue de l'art par opposition, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 4 et 5). Or, la science militaire paraît être un art qui a pour objet ce qui concerne la guerre, comme on le voit (Eth. lib. i, cap. 1). On ne doit donc pas considérer cette science comme une espèce de prudence.

2. Comme l'ordre politique embrasse les affaires militaires, de même il en embrasse une multitude d'autres. Ainsi il comprend celles des marchands, des artisans, etc. Or, on ne distingue pas des espèces particulières de prudence, en raison des autres affaires dont on s'occupe dans la cité. On ne doit donc pas non plus en distinguer une par rapport aux affaires militaires.

(i) c'est un fait malheureusement trop constant qu'Aristote cite, mais sans l'approuver.
(3) Dans la guerre, la force des soldats a beaucoup de puissance. Donc la science militaire appartient plutôt à la force qu'à la prudence.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Pr 24,6) : La guerre s'entreprend, lorsqu'on est disposé, et le salut se trouve où il y a beaucoup de conseillers. Or, il appartient à la prudence de prendre conseil. Donc dans la guerre il y a une espèce de prudence qui est absolument nécessaire, et que l'on appelle la prudence militaire.

CONCLUSION. — Indépendamment de la prudence politique qui dispose convenablement ce qui se rapporte au bien général, il y a encore la science militaire qui est une espèce de prudence par laquelle on repousse les attaques des ennemis.

Réponse Il faut répondre que les choses qui sont produites par l'art et la raison doivent être conformes à celles qui sont produites par la nature, et qui ont été établies par la raison divine. Or, la nature tend à deux choses: 1° à régir chaque être en lui-même ; 2° à résister à tous les ennemis extérieurs qui l'attaquent et le corrompent. C'est pourquoi elle n'a pas seulement donné aux animaux la puissance concupiscible qui les porte vers ce qui est utile à leur salut, mais elle leur a donné encore la puissance irascible par laquelle ils résistent à tous leurs agresseurs. Ainsi dans les choses morales qui sont conformes à la raison, il ne faut pas seulement la prudence politique pour disposer convenablement ce qui regarde le bien général, mais il faut encore la prudence militaire pour repousser les attaques des ennemis.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la science militaire peut être un art, dans le sens qu'elle a des règles positives pour déterminer la manière dont on doit se servir de certaines choses extérieures, comme les armes et les chevaux, etc.; mais quand on la considère selon qu'elle se rapporte au bien commun, elle a plutôt le caractère de la prudence (1).

2. Il faut répondre au second, que les autres affaires qui se passent dans la cité se rapportent à des intérêts particuliers, tandis que la science militaire a pour but la défense des intérêts généraux de l'Etat (2).

3. Il faut répondre au troisième, que l'exécution dans l'art militaire appartient à la force, mais la direction appartient à la prudence, surtout quand on la considère dans le chef de l'armée.

(2) Ils ne lui donnent pas les exemples et les leçons nécessaires pour lui inspirer le goût et l'amour de la vertu.
(3) La puissance parfaite de gouvernement dont il est ici question consiste à mettre à mort ceux qui le méritent, à destituer de leurs emplois ceux qui se conduisent mal, à les remplacer par d'autres personnes, comme le fait le roi. Le père de famille ne peut ainsi disposer de la vie de ses enfants et de ses serviteurs, les bannir de sa maison, en adopter d'autres, etc.




QUESTION LI.

DES VERTUS QUI SONT UNIES A LA PRUDENCE.


Après avoir parlé des parties subjectives de la prudence nous avons à nous occuper des vertus qui lui sont unies et qui en forment en quelque sorte les parties potentielles. — A ce sujet quatre questions se présentent : 1° Le bon conseil est-il une vertu? — 2° Est-ce une vertu spéciale distincte de la prudence ? — 3° Le discernement est-il une vertu spéciale? — 4° Le jugement en est-il une aussi ?


ARTICLE I. — le bon conseil est-il une vertu?


Objections: 1. Il semble que le bon conseil ne soit pas une vertu. Car, d'après saint Augustin (De lib. arb. lib. ii, cap. 19), personne ne fait mauvais usage des vertus. Or, on abuse quelquefois de la faculté de donner de bons conseils, soit parce que l'on invente des ruses pour arriver à des fins mauvaises, soit parce qu'on emploie des moyens coupables pour arriver à de bonnes fins,

2. comme celui qui vole pour faire l'aumône. Le bon conseil n'est donc pas une vertu.

3. La vertu est une perfection, comme le dit Aristote (Phys. lib. vii, text. 18).

Or, la faculté de donner de bons conseils implique le doute et la recherche, ce qui est une marque d'imperfection. Cette aptitude n'est donc pas une vertu.

3. Les vertus sont connexes entre elles, comme nous l'avons vu (1* 2% quest. lxv, art. I). Or, le bon conseil n'est pas nécessairement uni avec les autres vertus; car il y a beaucoup de pécheurs qui sont de bons conseillers, et il y a beaucoup de justes qui sont peu capables de donner de bons avis. Donc le bon conseil n'est pas une vertu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le bon conseil est la rectitude du jugement, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 9). Or, la droite raison perfectionne l'essence même de la vertu. Donc le bon conseil est une vertu.

CONCLUSION. — Le bon conseil ayant pour fonction de suggérer de bons avis, il est sans contredit une vertu de l'homme.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. xlvii, art. 4), il est de l'essence de la vertu humaine de rendre bon l'acte de l'homme. Or, entre toutes les actions de l'homme, une de celles qui lui sont propres, c'est de bien conseiller, parce que le conseil (implique une recherche de la raison à l'égard des choses pratiques qui constituent la vie humaine. Car la vie spéculative est au-dessus de l'homme (1), comme le dit Aristote (Eth. lib. x, cap. 7).- L'habitude dont il est ici question (eOSouXía) impliquant la bonté du conseil, puisque son nom vient du mot eù qui signifie bien et du mot pou),ía qui signifie conseil, comme si l'on disait bon avis ou plutôt bonne conseillère, il s'ensuit évidemment qu'elle est une vertu humaine.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le conseil n'est pas bon, quand on lui donne pour but une fin mauvaise ou quand on indique pour une bonne fin de mauvais moyens ; comme dans les sciences spéculatives un raisonnement ne vaut rien, si la conclusion est fausse ou si elle est vraie, mais déduite de prémisses fausses, parce que dans ce cas, on a eu recours à un mauvais moyen. C'est pourquoi ces deux hypothèses sont contraires à l'essence du bon conseil, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 9).

2. Il faut répondre au second, que quoiqu'une vertu soit essentiellement une perfection, il n'est cependant pas nécessaire que tout ce qui est la matière d'une vertu soit parfait. Car il faut que les vertus perfectionnent toutes les choses humaines et qu'elles se rapportent non-seulement aux actes delà raison, parmi lesquels-se trouve le conseil, mais encore aux passions de l'appétit sensitif qui sont beaucoup plus imparfaites. — Ou bien on peut dire que la vertu humaine est une perfection proportionnée à la nature de l'homme, qui ne peut percevoir avec certitude la vérité des choses simples par une pure intuition, surtout quand il s'agit des choses pratiques qui sont contingentes.

3. Il faut répondre au troisième, que, dans aucun pécheur considéré comme tel, on ne trouve le bon conseil. Car tout péché est contraire à la bonne voie que l'on doit suivre. En effet, le bon conseil n'exige pas seulement qu'on découvre ou qu'on imagine ce qu'il y a d'avantageux pour arriver à une fin, mais il embrasse encore d'autres circonstances, telles que la convenance du temps, de manière qu'on ne soit ni trop lent, ni trop prompt adonner son avis; le mode d'exprimer son sentiment, de sorte qu'on soit ferme dans le parti qu'on propose, et d'autres circonstances légitimes que les pécheurs n'observent pas quand ils pèchent. Mais tout homme vertueux est un bon conseiller à l'égard des choses qui se rapportent à la vertu comme à leur fin, quoiqu'il puisse ne pas donner de bons avis à l'égard de certaines affaires particulières ; comme le commerce, la guerre ou d'autres choses semblables (1).

(1) Parce que sous ce rapport elle n'est pas soumise ii «les règles fixes et certaines.
(2) C'est la raison qui en fait une espèce de prudence particulière. Son objet est matériellement le même que celui de la prudence économique et politique, mais il est formellement différent.


ARTICLE II. — LA VERTU DU BON CONSEIL EST-ELLE DISTINCTE DE LA PRUDENCE?


Objections: 1. Il semble que le bon conseil ne soit pas une vertu distincte delà prudence. Car Aristote dit (Eth. lib. vi, cap. 5) qu'il appartient à l'homme prudent de donner de bons conseils, et c'est là précisément ce qui est propre à la vertu dont nous nous occupons ici (art. préc.). Elle ne se distingue donc pas de la prudence.

2. Les actes humains auxquels les vertus humaines se rapportent tirent principalement leur espèce de leur fin, comme nous l'avons dit (I-II, quest. xviii, art. 4). Or, le bon conseil et la prudence se rapportent à la même fin, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. ii), et cette fin n'est pas une fin particulière, mais c'est la fin générale de la vie entière. Donc le bon conseil n'est pas une vertu distincte de la prudence.

3. Dans les sciences spéculatives, il appartient à la même science de faire des recherches et de prendre des décisions. Par conséquent, pour la même raison, dans la pratique, c'est la même vertu qui doit faire ces deux choses. Or le bon conseil fait les recherches, et la prudence arrête les déterminations, il ne forme donc pas une vertu distincte de la prudence elle-même.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La prudence commande, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 9). Or, il n'en est pas ainsi du bon conseil. Donc le bon conseil est une autre vertu que la prudence.

CONCLUSION. — Le bon conseil est une autre vertu que la prudence, parce qu'il donne de bons avis et qu'il dispose à la prudence qui est une vertu impérative.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), la vertu so rapporte, à proprement parler, à l'acte qu'elle rend bon. C'est pourquoi il faut que, selon la différence des actes, il y ait différentes vertus, et surtout quand ces actes n'ont pas la même raison de bonté. Car s'ils avaient la même raison formelle de bonté, malgré leur diversité (2), ils appartiendraient à la même vertu. Ainsi la bonté de l'amour, du désir et de la joie dépendant du même objet, il s'ensuit que toutes ces choses appartiennent à la même vertu de charité. Mais les actes de la raison qui se rapportent à l'action sont divers, et ils n'ont pas la même nature de bonté. Car ce n'est pas la même chose qui fait que l'homme est bon conseiller, qu'il juge bien et qu'il commande parfaitement-, ce qui est manifeste, puisqu'il arrive quelquefois que ces habitudes sont séparées les unes des autres (3). C'est pourquoi il faut que le bon conseil, qui a pour objet d'inspirer à l'homme de bons avis, soit une autre vertu que la prudence, qui le rend apte à bien commander. Et de même que le conseil se rapporte au commandement, comme à l'acte le plus important, ainsi l'habitude qui le produit se rapporte à la prudence comme à la vertu principale, sans laquelle elle ne serait pas une vertu. Car les vertus morales ne peuvent pas plus exister sans la prudence que les autres vertus (4) ne peuvent exister sans la charité.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'acte de bien conseiller appartient à la prudence par voie de commandement, mais il appartient au bon conseil comme à l'habitude qui le produit (5).

2. Il faut répondre au second, que les divers actes se rapportent suivant une certaine hiérarchie à une seule fin dernière, qui consiste à vivre honnêtement. Car le conseil précède, le jugement suit, et le commandement qui se rapporte immédiatement à la fin dernière vient en dernier lieu. Les deux autres actes s'y rapportent d'une manière éloignée. Toutefois ils ont des fins prochaines. Ainsi le bon conseil a pour fin de découvrir ce que l'on doit faire, et le jugement de produire la certitude. Il ne résulte donc pas de là que le bon conseil et la prudence ne soient pas des vertus diverses, mais que le bon conseil se rapporte à la prudence, comme une vertu secondaire se rapporte à une vertu principale.

3. Il faut répondre au troisième, que dans les sciences spéculatives la dialectique (1) qui a pour objet de découvrir la vérité est une autre science que la démonstration qui l'établit.

(1) Pour ces choses, l'habileté n'est pas ordinairement du côté des gens vertueux, d'après l'Evangile, qui dit que les enfants de ce siècle sont plus prudents que les enfants de lumière.
(5) Ainsi un homme peut être excellent pour le conseil et incapable de commander. (4) Les vertus surnaturelles ou infuses, (b) Il émane directement de cette habitude, mais la prudence le commande, comme elle commande tous les a des de vertu.
(2) Cette diversité ne, serait que matérielle, mais elle ne serait pas formelle.


ARTICLE III. — LE BON SENS EST-il UNE VERTU (2)?


Objections: 1. Il semble que le bon sens ne soit pas une vertu. Car les vertus ne sont pas naturellement en nous, comme le dit Aristote (lis, lib. ii, cap. i). Or, il y en a qui ont naturellement du bon sens, selon la remarque du même philosophe (Eth. lib. vi, cap. Ii). Le bon sens n'est donc pas une vertu.

2. Le bon sens, d'après Aristote (Eth. lib. vi, cap. dû), se borne à bien juger. Or, le jugement seul, sans le commandement, peut exister dans les méchants. Par conséquent puisque la vertu ne se trouve que dans les gens de bien il semble que le bon sens ne soit pas une vertu.

3. Le commandement n'est défectueux qu'autant que le jugement l'est, du moins dans les actions particulières à l'égard desquelles les méchants pèchent. Si donc le bon sens est une vertu qui nous porte à bien juger, il semble que nous n'ayons pas besoin d'une autre vertu pour bien opérer. Par conséquent la prudence sera superflue, ce qui répugne. Donc le bon sens n'est pas une vertu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le jugement est plus parfait que le conseil. Or, le bon conseil, qui est la faculté de donner de bons avis, est une vertu. Donc à plus forte raison le bon sens qui nous porte à bien juger en est-il une aussi.

CONCLUSION. — Indépendamment du bon conseil qui inspire à l'homme de bons avis, il y a encore la vertu de discernement qui doit régler les jugements de l'homme à l'égard de ce qu'il doit faire.

Réponse Il faut répondre que le bon sens implique un jugement droit, non par rapport aux choses spéculatives, mais par rapport aux choses pratiques qui sont l'objet de la prudence. Ainsi ceux qui ont cette vertu sont appelés en grec aúvet&i, c'est-à-dire sensés, ou eùtovetci, c'est-à-dire hommes de bon sens, tandis qu'au contraire ceux qui n'ont pas cette vertu sont appelés ácwvíTci, ou insensés. —Mais il faut qu'il y ait différentes vertus selon la différence des actes qui ne se rapportent pas à la même cause. Or, il est évident que la bonté du conseil et la bonté du jugement ne se rapportent pas à la même cause. Car il y en a beaucoup qui sont bons conseillers et qui cependant n'ont pas le jugement et le sens très-droit; comme dans les sciences spéculatives il y en a qui sont bons pour faire des recherches, parce que leur raison est prompte à discourir diversement, ce qui paraît provenir de la disposition de l'imagination qui peut facilement former des images différentes; et cependant quelquefois ces mêmes individus n'ont pas un jugement très-sûr, parce que leur intelligence est défectueuse, ce qui résulte surtout de la mauvaise disposition du sens commun qui ne juge pas sainement (i). C'est pourquoi il faut qu'indépendamment du bon conseil, il y ait une autre vertu qui règle le jugement, et c'est à cette vertu que nous donnons le nom de bon sens.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la droiture du jugement consiste en ce que la faculté cognitive perçoit une chose telle qu'elle est en elle-même-, ce qui provient de la bonne disposition de la puissance qui perçoit. C'est ainsi que les formes des corps se reflètent telles qu'elles sont dans un miroir, s'il est bien disposé, tandis que s'il l'est mal, les images paraissent défigurées et absolument dissemblables à leur objet. Mais pour que la puissance cognitive soit bien disposée pour recevoir les choses telles qu'elles sont, ceci dépend radicalement de la nature ; ensuite le travail et les dons de la grâce peuvent perfectionner cette disposition de deux manières : 4° directement par rapport à la faculté cognitive elle-même; par exemple, lorsque cette puissance n'est pas imbue d'idées fausses, mais qu'elle n'en a que de vraies et que de droites ; ce qui appartient au bon sens, considéré comme une vertu spéciale-, 2° indirectement d'après la bonne disposition de la puissance appétitive, qui fait que l'homme juge bien de toutes les choses qui sont l'objet de l'appétit (2). Ainsi la droiture de jugement résulte des habitudes de toutes les vertus morales, mais elle se rapporte à leurs fins, tandis que le bon sens a plutôt pour objet les moyens.

2. Il faut répondre au second, que les méchants peuvent avoir le jugement droit en général, mais dans les choses pratiques en particulier leur jugement est toujours corrompu (3), comme nous l'avons vu (quest. xlvii, art. 43).

3. Il faut répondre au troisième, qu'il arrive quelquefois que l'on diffère l'exécution de la résolution qu'on a prise, ou qu'on l'exécute négligemment, ou même à contretemps. C'est pourquoi indépendamment de la vertu qui règle les jugements, il est nécessaire qu'il y ait une vertu finale principale, qui règle le commandement, et c'est la prudence.

(2) Nous avons traduit par le mot bon sens le mot grec avvs'jiç que saint Thomas a traduit en latin par le mot bene judicativa ; ce qui correspond à ce qu'on appelait une bonne judiciaire.
(I) D'après Aristote la dialectique devait partir de propositions probables, sans doute dans le but d'arriver à quelques découvertes, en partant ainsi de certaines hypothèses.


ARTICLE IV. — le jugement est-il une vertu spéciale (4)?


Objections: 1. Il semble que le jugement ne soit pas une vertu spéciale distincte du bon sens. Car le bon sens porte à bien juger. Or, on ne peut pas être apte à bien juger, si l'on ne juge pas bien de tout. Donc le bon sens s'étend à toutes les choses que l'on doit juger, et par conséquent il n'y a pas une autre vertu qui dirige nos jugements.

2. Le jugement tient le milieu entre le conseil et le précepte. Or, il n'y a qu'une seule vertu qui soit bonne conseillère, c'est la vertu du bon conseil, et il n'y en a qu'une qui commande bien, et c'est la prudence. Donc il n'y a qu'une vertu qui se rapporte au jugement, et c'est le bon sens.

3. Les choses qui arrivent rarement et dans lesquelles il faut quelquefois s'écarter des lois générales paraissent être principalement des choses fortuites, dont la raison ne s'occupe pas, d'après Aristote (Phys. lib. ii, text. 48 et 57). Or, toutes les vertus intellectuelles appartiennent à la droite raison. Il n'y en a donc aucune qui règle ces choses fortuites.

En sens contraire Mais c'est 1e contraire. Aristote dit (Eth. lib. vi, cap. 11) que le jugement est une vertu spéciale.

CONCLUSION. — Indépendamment du bon sens qui nous fait bien juger de ce que nous avons à faire d'après des principes généraux, il y a le jugement qui est une vertu qui règle nos décisions en dehors des voies ordinaires.

Réponse Il faut répondre que les habitudes cognitives se distinguent d'après l'élévation plus ou moins grande de leurs principes. Ainsi dans les sciences spéculatives, la sagesse considère des principes plus élevés que la science, et elle en est pour cela distincte. Il en doit être de même dans les choses pratiques. Or, il est évident que ce qui ressort de l'ordre d'un principe inférieur ou d'une cause, se rapporte quelquefois à l'ordre d'une cause supérieure. C'est ainsi que les monstres qui se produisent dans le règne animal en dehors de l'ordre de la vertu active qui se trouve dans la semence génératrice, sont néanmoins compris dans l'ordre d'un principe supérieur, tel que le corps céleste, ou, en remontant plus haut, dans l'ordre de la providence divine- C'est pourquoi celui qui considérerait la vertu active dans le sperme ne pourrait pas juger certainement de ces monstres (1), et cependant on peut en juger en s'élevant jusqu'à la providence de Dieu. Or, il arrive quelquefois que l'on doit passer dans la pratique par-dessus les règles communes, par exemple on ne doit pas rendre aux ennemis de la patrie le dépôt qu'on en a reçu (2). Il faut donc dans ces circonstances juger d'après des principes plus élevés que ne le sont les règles communes sur lesquelles se guide le bon sens, et par rapport à ces principes il faut aussi une force d'intelligence supérieure, et c'est cette vertu qu'on appelle jugement, et qui implique une certaine pénétration d'esprit (3).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le bon sens juge véritablement de tout ce qui se fait selon les règles communes, mais il y a d'autres choses à juger et qui échappent à ces règles, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que le jugement doit se porter d'après les principes propres de la chose (4), tandis que la recherche se fait au moyen de principes généraux. Ainsi dans les sciences spéculatives la dialectique qui a pour objet les recherches procède de principes généraux, au lieu que la démonstration, qui a pour objet le jugement, procède de principes propres. C'est pourquoi le bon conseil auquel appartient la recherche est un pour toutes choses, tandis qu'il n'en est pas de même du bon sens qui préside au jugement. Mais le commandement n'a pour but en toutes choses qu'un seul genre de bien, et c'est pour cela qu'il n'y a qu'une seule prudence.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il n'appartient qu'à la providence divine d'embrasser toutes les choses qui peuvent arriver en dehors de l'ordre commun des êtres. Mais parmi les hommes celui qui a le regard le plus pénétrant, peut au moyen de la raison en connaître un certain nombre, et c'est là précisément l'office du jugement qui implique une certaine perspicacité d'intelligence.

(f) On les croirait impossibles.
(2) On ne devrait pas leur rendre ce dépôt, s'il consistait en armes ou en d'autres choses dont ils pourraient faire usage contre l'Etat.
(5) La vertu qui y correspond, c'est Yêpikie, d'après laquelle on suit l'esprit de la loi, au lieu de se conformer à la lettre, et cela dans l'intérêt d'un plus grand bien (Vov. t. III, p. 428).
(4) Ces principes sont de deux sortes; les uns sont communs et les autres plus élevés. C'est pour cela que l'on distingue à leur égard deux vertus, le bon sens elle .jugement.
(1) Le sens commun désigne ici le sens général qui embrasse tous les autres et qui compare et juge toutes les perceptions particulières.
(2) Il faut que la passion ne détourne pas la volonté du bien et ne suscite pas d'obstacle à l'acte propre de la raison.
(5) Ils s'égarent en faisant leur fin générale de certaines fins particulières, comme ceux qui s'arrêtent à la richesse, aux plaisirs sensuels, ou bien en se trompant sur le choix des moyens.
(4) Le bon sens est la vertu qui juge parfaitement d'après les lois communes; le jugement juge bien aussi, mais d'après des principes plus élevés, qui font qu'on s'écarte des lois communes.





II-II (Drioux 1852) Qu.49 a.8