II-II (Drioux 1852) Qu.53 a.4

ARTICLE IV. — l'inconsidération est-elle un péché spécial compris sous l'imprudence (2)?


Objections: 1. Il semble que l'inconsidération ne soit pas un péché spécial compris sous l'imprudence. Car la loi divine ne nous porte à aucun péché, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps 18,9) : La loi du Seigneur est sans tache. Mais elle nous engage à agir inconsidérément, d'après ce passage de l'Evangile (Mt 10,49) : Ne songez ni à la manière dont vous vous exprimerez, ni à ce que vous direz. L'inconsidération n'est donc pas un péché.

2. Celui qui donne un conseil doit considérer beaucoup de choses. Or, le défaut de conseil produit la précipitation et par suite l'inconsidération. La précipitation est donc comprise sous l'inconsidération, et par conséquent ce dernier défaut ne forme pas un péché spécial.

3. La prudence consiste dans les actes de la raison pratique, qui sont : le conseil, le jugement à l'égard du conseil et le commandement. Or, la considération précède tous ces actes, puisqu'elle appartient à l'intellect spéculatif. L'inconsidération n'est donc pas un péché spécial compris sous l'imprudence.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Pr 4,25) : Que vos yeux regardent droit devant vous et que vos paupières dirigent vos pas ; ce qui se rapporte à la prudence. Or, on fait le contraire quand on agit inconsidérément. L'inconsidération est donc un péché spécial contenu sous l'imprudence.

CONCLUSION. — L'inconsidération est un péché spécial contenu sous l'imprudence et par lequel on méprise ou on néglige ce qui contribue à la droiture du jugement.

Réponse Il faut répondre que la considération implique l'acte de l'intellect qui examine la vérité d'un objet. Or, comme la recherche appartient à la raison, de même le jugement appartient à l'intellect. C'est pourquoi, dans les sciences spéculatives, la démonstration est appelée une science de jugement, parce qu'en faisant tout remonter aux premiers principes intelligibles, elle juge de la vérité des choses que l'on recherche. C'est pour ce motif que la considération appartient surtout au jugement (3). Par conséquent le défaut de droiture dans le jugement résulte de l'inconsidération, dans le sens que quand on manque de porter un jugement vrai, cette faute provient de ce qu'on dédaigne ou qu'on néglige d'observer ce qui aurait conduit à un jugement plus sur. D'où il est évident que l'inconsidération est un péché.

Réponse Il faut répondre au premier argument, que le Seigneur n'empêche pas de considérer ce que l'on doit faire ou ce que l'on doit dire quand on le peut; mais il inspire de la confiance à ses disciples par les paroles que l'on a citées, afin que s'ils ne peuvent pas se préparer à parler, soit parce qu'ils n'ont pas l'habileté nécessaire, soit parce qu'ils sont subitement pris au dépourvu, ils se confient exclusivement dans le secours divin. Car quand nous ne savons pas ce que nous devons faire, il ne nous reste pas d'autre ressource que de diriger nos yeux vers Dieu, selon l'expression de l'Ecriture (2Ch 20,12). Autrement si l'homme négligeait de faire ce qu'il peut, attendant tout du secours céleste, il tenterait Dieu.

2. Il faut répondre au second, que toutes les choses que l'on considère dans le conseil ont pour but la rectitude du jugement; c'est pourquoi la considération trouve dans le jugement sa perfection. Par conséquent l'inconsidération est tout à fait opposée à la droiture du jugement.

3. Il faut répondre au troisième, que l'inconsidération se rapporte ici à une matière déterminée, c'est-à-dire aux actions humaines, dans lesquelles il y a beaucoup plus de choses à considérer pour la rectitude du jugement que dans les matières spéculatives, parce que les opérations sont individuelles (1).

2.(1) Elle peut provenir de l'impétuosité de la volonté et du mépris de la règle.
(2) Pour juger, on a besoin de considérer attentivement une chose et de l'envisager sous toutes ses faces.

L'Ecriture dit (Pr 14) : Sapiens timet et declinat à malo; stultus Irantilil et confidit



ARTICLE V. — l'inconstance est-elle un vice compris sous l'imprudence (2)?


Objections: 1. Il semble que l'inconstance ne soit pas un vice contenu sous l'imprudence. Car l'inconstance paraît consister en ce que l'homme ne persiste pas dans ce qui est difficile. Or, il appartient à la force de persister dans cette circonstance. L'inconstance est donc plutôt opposée à la force qu'à la prudence.

2. Saint Jacques dit (Jc 3,16) : Où il y a de la jalousie et un esprit de contention, il y a aussi de l'inconstance et toute sorte de mal. Or, la jalousie appartient à l'envie. L'inconstance se rapporte donc plutôt à l'envie qu'à l'imprudence.

3. Il paraît être inconstant celui qui ne persévère pas dans ce qu'il s'était proposé : ce qui appartient pour les plaisirs à l'incontinent, pour la tristesse à l'homme mou ou délicat, d'après la remarque d'Aristote (Eth. lib. vii, cap. 7). L'inconstance n'appartient donc pas à l'imprudence.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il appartient à la prudence de préférer un plus grand bien à un bien qui est moindre. Par conséquent il appartient à l'imprudence de se désister du bien qui est le meilleur. Et comme ce fait est de l'inconstance, il s'ensuit que l'inconstance appartient à l'imprudence.

CONCLUSION. — L'inconstance est un vice contenu sous l'imprudence et par lequel on ne daigne pas ordonner ce qui auparavant avait été jugé et proposé par la droite raison.

Réponse Il faut répondre que l'inconstance suppose qu'on renonce à une bonne résolution que l'on avait prise. Cette renonciation a son principe dans la puissance appétitive (3); car on ne s'éloigne du premier bien que l'on avait embrassé que par amour pour une autre chose que l'on aime dérèglement. Mais cette renonciation n'a lieu que par le défaut de la raison, qui s'abuse en rejetant ce qu'auparavant elle avait accepté à bon droit. Et puisque la raison peut résister aux assauts des passions, si elle ne le fait pas, c'est un effet de sa faiblesse qui l'empêche de s'attacher fermement au bien qu'elle a résolu de faire. C'est pourquoi l'inconstance consommée se rapporte au défaut de raison. Or, comme la droiture de la raison pratique appartient toujours de quelque manière à la prudence, de même tous les défauts de cette raison se rapportent à l'imprudence. C'est pour ce motif que l'inconstance, quand elle est consommée, appartient à ce dernier vice. Et de même que la précipitation provient du défaut de conseil, l'inconsidération du défaut de jugement ; ainsi l'inconstance provient du défaut de commandement. Car on dit qu'un homme est inconstant par là même que la raison manque d'ordonner ce qui a été arrêté par le conseil et le jugement.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que toutes les vertus morales participent au bien de la prudence ; et sous ce rapport la persévérance dans le bien appartient à toutes ces vertus, mais principalement à la force (1) qui supporte les assauts les plus violents.

2. Il faut répondre au second, que l'envie et la colère qui est un principe de discorde nous rendent inconstants de la part de la puissance appétitive, d'où provient originairement l'inconstance (2), comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que la continence et la persévérance ne paraissent pas exister dans la puissance appétitive, mais seulement dans la raison-, carie continent souffre, à la vérité, de mauvaises convoitises, et celui qui persévère éprouve de grandes tristesses (ce qui marque le défaut de la puissance appétitive), mais la raison demeure toujours ferme, celle du continent résiste aux convoitises, et celle du persévérant aux tristesses. Ainsi la continence et la persévérance paraissent être des espèces de la constance qui appartient à la raison, et c'est à cette même faculté (3) que l'inconstance se rapporte.

(2) Il est dit (Si 27) : Stultus ut luna vocatur.
(5) C'est elle qui nous porte vers le bien sensible, qui est inférieur au bien de la raison.
(M) Los choses spéculatives sont universelles et nécessaires, au lieu que les actions sont particulières, variables, accompagnées d'une foule de circonstances qui ne permettent pas de porter facilement un jugement.


ARTICLE VI. — les vices précédents proviennent-ils de la luxure ?


Objections: 1. Il semble que les vices précédents ne proviennent pas de la luxure; car l'inconstance vient de l'envie, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 2). Or, l'envie est un vice distinct de la luxure. Ces vices ne viennent donc pas d'elle.

2. Saint Jacques dit (Jc 1,8) : L'homme double est inconstant dans toutes ses voies. Or, la duplicité ne paraît pas appartenir à la luxure, mais elle appartient plutôt à la fourberie, qui est fille de l’avarice, d'après saint Grégoire (Mor. lib. xxxi, cap. 17). Les vices que nous avons énumérés ne viennent donc pas de la luxure.

3. Ces vices appartiennent au défaut de raison. Or, les vices spirituels sont plus rapprochés de la raison que les vices charnels. Les vices dont nous venons de parler viennent donc plutôt des vices spirituels que des vices charnels.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor. lib. xxxi, cap. 17) que les vices que nous avons énumérés viennent de la luxure.

CONCLUSION. — La précipitation, l'inconsidération et l'inconstance viennent de la luxure.

Réponse Il faut répondre que, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. b, et lib. vu, cap. II), la délectation corrompt tout particulièrement le jugement de la prudence, et surtout la délectation qui consiste dans les plaisirs charnels, et qui absorbe l'âme entièrement en la plongeant dans les jouissances sensibles. Au contraire, la perfection de la prudence et de toutes les vertus intellectuelles consiste à faire abstraction de toutes les choses sensibles. Par conséquent, puisque les vices dont nous avons parlé appartiennent au manque de prudence et de raison pratique, comme nous l'avons vu (art. 2 et 5 huj. quaest.), il s'ensuit qu'ils proviennent surtout de la luxure.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'envie et la colère produisent l'inconstance en entraînant la raison à autre chose (I) ; tandis que la luxure produit l'inconstance, en éteignant totalement le jugement de la raison. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. vu, cap. 6) que celui qui se laisse aller à la colère écoute imparfaitement la raison, tandis que celui qui n'est pas maître de ses concupiscences ne l'entend pas du tout.

2. Il faut répondre au second, que la duplicité du coeur est une conséquence de la luxure aussi bien que l'inconstance ; dans le sens que la duplicité implique la versatilité (2) du caractère qui se porte vers des choses diverses. C'est ce qui fait dire à Térence (Eunuq. act. i, sc. I) que dans l'amour il y a la guerre, puis la paix et des trêves d'un moment.

3. Il faut répondre au troisième, que les vices charnels éteignent d'autant plus le jugement de la raison qu'ils éloignent d'elle davantage (3).

(I) L'inconstance est indirectement opposée à la force.
(2) Mais, par rapport à sa consommation, l'inconstance appartient à l'imprudence
(3)Seulement cette faculté se trouve faussée.




QUESTION LIY.

DE LA NÉGLIGENCE.


Apres avoir parlé de l'imprudence nous avons à nous occuper de la négligence. — A cet égard trois questions se présentent : 1° La négligence est-elle un péché spécial? — 2° A quelle vertu est-elle opposée ? — 3° La négligence est-elle un péché mortel ?


ARTICLE I. — la négligence est-elle un péché spécial (4) ?


Objections: 1. Il semble que la négligence ne soit pas un péché spécial ; car la négligence est opposée à la diligence. Or, il faut de la diligence dans toutes les vertus. La négligence n'est donc pas un péché spécial.

2. Ce qui se rencontre dans toute espèce de péché n'est pas un péché spécial. Or, la négligence se trouve dans tous les péchés, parce que tous ceux qui pèchent négligent ce qui pourrait les éloigner du péché, et celui qui persévère dans le péché néglige la contrition qu'il en devrait avoir. La négligence n'est donc pas un péché spécial.

3. Tout péché spécial a une matière déterminée. Or, la négligence ne paraît pas avoir une matière déterminée; car elle n'a pas pour objet ce qui est mal ou indifférent, parce qu'on ne considère pas comme négligent celui qui omet ces choses; et elle ne se rapporte pas non plus à ce qui est bien, parce que quand on fait une action avec négligence elle n'est plus bonne. Il semble donc que la négligence ne soit pas un vice spécial.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Les péchés que l'on commet par négligence se distinguent des péchés que l'on commet par mépris.

CONCLUSION. — La négligence est un vice spécial qui implique le défaut du soin que l'on doit avoir.

A autre chose que ce qui doit être l'objet de ses réflexions.

Cette versatilité est aussi le caractère de la luxure, qui est volage et changeante.

Ils plongent complétement l'homme dans les plaisirs des sens. L'Ecriture dit (Prov. O : Despexistis omne consilium meum, et increpationes meas neglexistis.

Réponse Il faut répondre que la négligence implique le défaut du soin que l'on doit avoir. Or, toutes les fois qu'on ne fait pas un acte que l'on doit faire, il. y a péché. D'où il est manifeste que la négligence est un péché; et comme le soin est un acte spécial de vertu, il est nécessaire que la négligence soit aussi un péché spécial. Car il y a des péchés qui sont spéciaux, parce qu'ils ont pour objet une matière spéciale, comme la luxure a pour objet les plaisirs charnels; et il y en a d'autres qui sont aussi spéciaux, parce que la spécialité de leurs actes s'étend à toute matière. Tels sont les vices qui ont pour objet un acte de la raison. Car tout acte de la raison s'étend à toute matière morale. C'est pourquoi le soin étant un acte spécial de la raison, comme nous l'avons vu (quest. xlvii, art. 9), il s'ensuit que la négligence qui implique le défaut de soin est un péché spécial.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la diligence paraît être la même chose que le soin; car nous apportons du soin dans toutes les choses que nous aimons (diligimus). Ainsi la diligence, aussi bien que le soin, est requise pour toute vertu, parce que dans toute vertu il faut nécessairement observer tous les actes convenables de la raison (1).

2. Il faut répondre au second, que dans tout péché il doit y avoir nécessairement un défaut relativement à un acte quelconque de la raison; par exemple, un défaut de conseil et d'autres choses semblables. Par conséquent, comme la précipitation est un péché spécial, parce qu'elle omet un acte spécial de la raison, le conseil, quoiqu'elle puisse se trouver dans tous les genres de péché; de même la négligence est un péché spécial, parce qu'elle implique le défaut d'un acte spécial de la raison, qui est le soin, quoiqu'elle se trouve d'une certaine manière dans tous les péchés.

3. Il faut répondre au troisième, que la négligence a pour matière propre les bonnes actions que l'on doit faire, non que ces actions soient bonnes, quand on les fait négligemment, mais parce que la négligence produit en elles un défaut de bonté, soit que l'on omette totalement l'acte que l'on doit faire par défaut de soin, soit que l'on omette seulement des circonstances qui lui sont nécessaires.


ARTICLE II. — la négligence est-elle contraire à la prudence (2)?


Objections: 1. Il semble que la négligence ne soit pas contraire à la prudence; car la négligence paraît être la même chose que la paresse ou la torpeur, qui appartient au dégoût, comme on le voit dans saint Grégoire (Mor. lib. xxxi, cap. 17). Or, le dégoût n'est pas opposé à la prudence, mais plutôt à la charité, comme nous l'avons dit (quest. xxxv, art. 2). La négligence n'est donc pas opposée à la prudence.

2. Tout péché d'omission paraît appartenir à la négligence. Or, le péché d'omission n'est pas opposé à la prudence, mais il l'est plutôt aux vertus morales exécutives. La négligence n'est donc pas opposée à la prudence.

3. L'imprudence a pour objet un acte de raison. Or, la négligence n'implique pas un défaut à l'égard du conseil, ce qui constitue la précipitation, ni à l'égard du jugement, ce qui produit l'inconsidération, ni à l'égard du précepte, ce qui mène à l'inconstance. La négligence n'appartient donc pas à l'imprudence.

4. Il est dit (Eccles, vu, 19) : Celui qui craint Dieu ne néglige rien. Or, chaque péché est principalement exclu par la vertu qui lui est opposée. La négligence est donc plutôt opposée à la crainte qu'à la prudence.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est écrit (Qo 20,7) : V homme léger et imprudent n'observe point les temps. Or, ceci appartient à la négligence. La négligence est donc contraire à la prudence.

CONCLUSION. — La négligence est un vice contenu sous l'imprudence, d'où il résulte qu'elle est opposée à la prudence.

Réponse Il faut répondre que la négligence est directement opposée au soin ; car le soin appartient à la raison et sa bonne direction à la prudence. Par conséquent, par opposition, la négligence appartient à l'imprudence. C'est d'ailleurs une chose évidente d'après le nom lui-même; car, comme le dit saint Isidore (Etym. lib. x ad litt. N) : le mot négligent (negligens) signifie ne choisissant pas (nec eligens). Et comme c'est à la prudence qu'il appartient de bien choisir les moyens, il s'ensuit que la négligence se rapporte à cette vertu.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la négligence consiste dans le défaut de l'acte intérieur auquel l'élection appartient; tandis que la paresse et la torpeur appartiennent plutôt à l'exécution, mais de telle sorte que la paresse tarde à exécuter et la torpeur implique un certain relâchement dans l'exécution elle-même. C'est pourquoi la torpeur vient du dégoût, parce que le dégoût est une tristesse appesantissante, c'est-à-dire qui empêche l'esprit d'agir (1).

2. Il faut répondre au second, que l'omission appartient à l'acte extérieur; car il y a omission quand on ne fait pas ce que l'on doit faire. C'est pourquoi elle est opposée à la justice (2), et elle est l'effet de la négligence, comme l'exécution d'une oeuvre juste est l'effet de la droite raison.

3. Il faut répondre au troisième, que la négligence a pour objet l'acte du commandement auquel le soin appartient. Cependant celui qui est négligent pêche d'une autre manière que celui qui est inconstant; car celui qui est inconstant ne commande pas une chose, parce qu'il en est empêché par une autre (3), tandis que celui qui est négligent ne le fait pas, parce qu'il manque d'activité dans la volonté.

4. Il faut répondre au quatrième, que la crainte de Dieu nous porte à éviter toute espèce de péché, parce que, comme le dit l'Ecriture (xv, 27) : Tout le monde s'éloigne du mal par suite de la crainte de Dieu. C'est pourquoi la crainte nous fait éviter la négligence ; ce n'est pas toutefois que la négligence soit directement opposée à la crainte, mais c'est parce qu'elle excite l'homme à agir conformément à la raison. C'est ce qui fait, comme nous l'avons vu en traitant des passions (I-II, quest. xliv, art. 2), que la crainte nous porte à prendre conseil.

(1) Il faut faire tous les actes que la raison prescrit.
(2) La négligence prise en général est opposée h la vertu dont elle empêche de produire les actes. Ainsi la négligence à restituer est contraire à la justice.



ARTICLE III. — la négligence peut-elle être un péché mortel?


Objections: 1. Il semble que la négligence ne puisse pas être un péché mortel. Car à l'occasion de ces paroles de Job : Ferebar omnia opera mea (Jb 9), la glose de saint Grégoire dit (Mor. lib. ix, cap. 17) que l'amour de Dieu quand il est faible augmente la négligence. Or, partout où il y a péché mortel, l'amour de Dieu est totalement détruit. La négligence n'est donc pas un péché mortel.

2. Sur ces paroles (Si 7) : De negligentia tua purga te, la glose (ordin. ex Rabano) dit que quoique l'offrande soit petite, elle efface les négligences d'une multitude de fautes. Or, il n'en serait pas ainsi, si la négligence était un péché mortel. Elle n'en est donc pas un.

3. Dans la loi ancienne il y avait des sacrifices établis pour les péchés mortels, comme on le voit (). Or, on n'en avait pas établi pour la négligence. Elle n'est donc pas un péché mortel.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est écrit (Pr 19,16) : Celui qui se néglige dans sa voie tombera dans la mort.

CONCLUSION. — La négligence qui provient du relâchement de la volonté à l'égard des choses que l'on doit faire et qui sont de nécessité de salut, ainsi que celle qui est tellement grande pour les choses de Dieu qu'elle détruit complétement la charité, est un péché mortel, autrement elle est un péché véniel.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc. ad. 3), la négligence provient d'un relâchement de la volonté qui fait que la raison ne prend pas soin de commander les choses qu'elle doit commander ou de les commander comme elle le doit (1). Il peut arriver de deux manières que la négligence soit un péché mortel : 1° par rapport à la chose que l'on omet négligemment. Si elle est de nécessité de salut, que ce soit un acte ou une circonstance, il y a péché mortel. 2° Par rapport à la cause. Car si la volonté est tellement relâchée pour les choses de Dieu qu'elle manque totalement de la charité divine, cette négligence est un péché mortel. C'est ce qui arrive surtout quand la négligence résulte du mépris. Autrement si la négligence consiste dans l'omission d'un acte ou d'une Circonstance qui n'est pas de nécessité de salut, et qu'elle ne provienne pas du mépris (2), mais d'un défaut de ferveur qui est quelquefois l'effet d'un péché véniel, alors elle n'est pas un péché mortel, mais un péché véniel.

2. Il faut répondre au premier argument, que la faiblesse de l'amour que nous avons pour Dieu s'entend de deux manières : 1° Il peut signifier un défaut de ferveur, et c'est ainsi que se produit la négligence qui est un péché véniel. 2° Il peut signifier aussi un défaut de charité, comme quand on n'aime Dieu que d'un amour naturel. Et alors la négligence qu'il produit est un péché mortel.

2. Il faut répondre au second, qu'une légère offrande faite avec humilité et avec un pur amour, efface non-seulement les péchés véniels, mais encore les péchés mortels, comme il est dit (ibid.).

3. Il faut répondre au troisième, que quand la négligence consiste dans l'oubli des choses qui sont de nécessité de salut, alors on est entraîné à un autre genre de faute plus manifeste (3). Car les péchés qui consistent dans les actes intérieurs sont plus cachés, et c'est pour cela qu'il n'était pas enjoint dans la loi d'offrir pour eux des sacrifices *, parce que l'offrande des sacrifices était une protestation publique du péché qu'on ne devait pas faire à l'égard d'un péché secret.

(2) C'est pour ce 'motif que dans la classification des péchés capitaux, on a exprimé le dégoût (acedia) par le mot paresse.
(5) Il en est détourné par ses passions, au lieu que le négligent n'en est empêché que par son défaut de volonté.
(3) Qui comprend tout ce qui est dû.
(!) C'est-à-dire promptement et exactement.
(5) La faute devient publique, et c'était pour les péchés de cette nature qu'on offrait des sacrifices sous l'ancienne loi.
(2) Cette condition est essentielle, parce que le mépris de la loi ou du législateur peut faire d'un péché qui est véniel en lui-même un péché mortel.



QUESTION LY.

DES VICES OPPOSÉS A LA PRUDENCE SELON LA RESSEMBLANCE.


Nous avons maintenant à nous occuper des vices opposés à la prudence et qui ont de l'analogie avec elle. — A cet égard huit questions se présentent : 1° La prudence de la chair est-elle un péché? — 2° Est-elle un péché mortel ? — 3° L'astuce est-elle un péché spécial ? — 4° Du dol. — 5° De la fraude. — 6° De la sollicitude des choses temporelles. — 7° De la sollicitude des choses futures. — 8° De l'origine de ces vices.


ARTICLE I. — la prudence de la chair est-elle un péché?


Objections: 1. Il semble que la prudence de la chair ne soit pas un péché. Car la prudence est une vertu plus noble que les autres vertus morales, puisqu'elle les régit toutes. Or, il n'y a pas de justice ou de tempérance qui soit un péché. Il n'y a donc pas de prudence non plus qui en soit un.

2. Ce n'est pas un péché d'agir prudemment pour une fin que l'on aime licitement. Or, on aime la chair licitement ; car personne n'a jamais haï sa chair, comme le dit l'Apôtre (Ep 5,29). La prudence de la chair n'est donc pas un péché.

3. Comme l'homme est tenté par la chair, de même il est aussi tenté par le monde et par le démon. Or, on ne met pas au nombre des péchés la prudence du monde, ni celle du démon. On ne doit donc pas non plus y mettre la prudence de la chair.

En sens contraire Mais c'est le contraire. On n'est ennemi de Dieu qu'à cause de l'iniquité, d'après ces paroles du Sage (Sg 14,9) : Dieu hait également l'impie et son impiété. Or, comme le dit l'Apôtre (Rm 8,7) : La prudence de la chair est ennemie de Dieu. Cette prudence est donc un péché.

CONCLUSION. — La prudence de la chair par laquelle l'homme met sa fin dernière dans les choses charnelles est un péché.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. xlvii, art. 13), la prudence a pour objet ce qui se rapporte à la fin de la vie entière. C'est pourquoi la prudence de la chair est à proprement parler celle qui nous fait considérer les biens charnels, comme la fin dernière de notre existence. Or, il est évident que c'est un péché. Car dans ce cas l'homme est déréglé par rapport à sa fin dernière, qui ne consiste pas dans les biens du corps, comme nous l'avons vu (I-II, quest. xi, art. 5). Cette prudence est donc un péché.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la justice et la tempérance impliquent dans leur essence ce qui rend la vertu digne d'éloges, c'est-à- dire l'égalité et la modération dans les désirs. C'est pourquoi on ne les prend jamais en mauvaise part. Mais le nom de la prudence (prudentia) vient du mot prévoyance (providentia), comme nous l'avons dit (quest. xlvii, art. 1, et quest. xlix, art. 6), ce qui peut s'étendre à des choses mauvaises. C'est pour ce motif que bien que la prudence, absolument parlant, se prenne en bonne part, cependant en v ajoutant quelque chose (1), elle peut s'entendre en mauvaise part, et c'est ce qui fait dire que la prudence de la chair est un péché.

2. Il faut répondre au second, que la chair existe pour l'âme, comme la matière pour la forme, l'instrument pour l'agent principal. C'est pourquoi il est permis d'aimer la chair pour la rapporter au bien de l'âme, comme à sa fin.

Mais si l'on met sa fin dernière dans le bien même de la chair, alors cet amour devient déréglé et illicite, et c'est ainsi que la prudence de la chair se rapporte à l'amour charnel (1).

3. Il faut répondre au troisième, que le diable ne nous tente pas, comme s'il était aimable par lui-même, mais il a recours à des suggestions. C'est pourquoi la prudence se rapportant à une fin qui excite nos désirs, on ne dit pas la prudence du démon, comme on se sert du mot prudence, relativement à la fin mauvaise par laquelle le monde et la chair nous tentent, en nous mettant sous les yeux des biens capables d'enflammer nos désirs. C'est pourquoi on dit la prudence de la chair, et la prudence du monde, d'après ces paroles de l'Evangile (Lc 16,8) : Les enfants de ce siècle sont plus prudents, etc. Saint Paul a compris toutes ces choses dans la prudence de la chair, parce que nous ne recherchons les biens extérieurs du monde que pour la chair. — On peut cependant dire que la prudence ayant une certaine analogie avec la sagesse, comme nous l'avons vu (quest. xlvii, art. 2 ad 1), on peut distinguer trois sortes de prudence correspondant aux trois tentations. C'est ainsi que d'après saint Jacques (3) il y a la sagesse terrestre, animale et diabolique (2), comme nous l'avons dit en traitant de la sagesse (quest. xlv, art. 1 ad 4).

(I) Quand on y ajoute quelque chose qui peut la corrompre, comme quanti on y joint l'amour des choses sensibles; ce qui constitue la prudence de la chair.



ARTICLE II. — la prudence de la chair est-elle un péché mortel?


Objections: 1. Il semble que la prudence de la chair soit un péché mortel. Car c'est un péché mortel que de se révolter contre la loi divine, parce qu'on méprise Dieu par là même. Or, la prudence de la chair n'est pas soumise à la loi de Dieu, comme le dit saint Paul (Rm 8,7). Elle est donc un péché mortel.

2. Tout péché contre l'Esprit-Saint est mortel. Or, la prudence de la chair paraît être un péché contre l'Esprit-Saint; car elle ne peut être soumise à la loi de Dieu, d'après l'Apôtre (Rm 8), et par conséquent elle paraît être un péché irrémissible, ce qui est le propre du péché contre l'Esprit-Saint. Elle est donc un péché mortel.

3. Le plus grand mal est opposé au plus grand bien, comme on le voit (Eth. lib. viii, cap. 10). Or, la prudence de la chair est opposée à la prudence qui est la première des vertus morales. Elle est donc le plus grave des péchés mortels.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Ce qui diminue le péché n'est pas de soi un péché mortel essentiellement. Or, les mesures que l'on prend pour pourvoir à ce qui regarde le soin de la chair diminuent le péché, et c'est cependant en cela que consiste la prudence charnelle. Elle n'implique donc pas essentiellement le péché mortel.

CONCLUSION. — La prudence de la chair est un péché mortel quand elle place absolument sa fin dernière dans les choses charnelles, mais elle est un péché véniel quand elle ne met pas sa fin dernière dans ces jouissances.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. xlvii, art. 2 ad 1, et art. 13), on dit d'un homme qu'il est prudent de deux manières : 1° absolument, par rapport à la fin dernière de toute la vie; 2° relativement, par rapport à une fin particulière. C'est ainsi qu'on dit qu'il est prudent dans le commerce ou dans d'autres affaires. — Si donc la prudence de la chair s'entend de l'essence absolue de la prudence, de telle sorte qu'on mette la fin dernière de toute la vie dans le soin du corps, alors elle est un péché mortel, parce que l'homme est par là détourné de Dieu, puisqu'il est impossible qu'il y ait plusieurs fins dernières (1), comme nous l'avons vu (I-II, quest. i, art. 5). Mais si la prudence de la chair se considère selon la nature d'une prudence particulière, dans ce cas elle est un péché véniel. Car il arrive quelquefois qu'on s'attache dérèglement aux jouissances de la chair, sans qu'on soit détourné de Dieu par le péché mortel. Alors on ne place pas dans la délectation charnelle la fin de sa vie entière. Par conséquent c'est un péché véniel que de s'appliquer à obtenir cette délectation ; ce qui appartient à la prudence charnelle. Mais si on rapporte à une fin honnête le soin qu'on prend de sa chair, par exemple, si on a soin de manger pour soutenir son corps, ce n'est plus ce qu'on appelle la prudence charnelle, parce que dans ce cas l'homme ne soigne son corps qu'en vue d'une fin légitime.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'Apôtre parle de la prudence de la chair selon qu'elle établit la fin de toute la vie humaine dans les biens du corps, et alors elle est un péché mortel.

2. Il faut répondre au second, que la prudence de la chair n'implique pas le péché contre l'Esprit-Saint. Car, quand on dit qu'elle ne peut pas être soumise à la loi de Dieu, cela ne signifie pas que celui qui a la prudence de la chair ne puisse pas se convertir et obéir à la loi de Dieu ; mais cela signifie que cette prudence même ne peut pas être soumise à la loi divine ; comme l'injustice ne peut pas être juste, la chaleur ne peut pas être froide, quoique ce qui est chaud puisse devenir froid ensuite (2).

3. Il faut répondre au troisième, que tout péché est opposé à la prudence, comme la prudence entre dans toutes les vertus. Mais il ne s'ensuit pas nécessairement que tout péché opposé à la prudence soit le plus grave-, il n'est le plus grave que quand il est contraire à la prudence jointe à la plus grande des vertus.

(2) C'est celle qui agit par malice.
(I) La prudence charnelle met sa fin dans les jouissances sensibles, et elle consiste à prendre les meilleurs moyens pour atteindre cette fin.



II-II (Drioux 1852) Qu.53 a.4