II-II (Drioux 1852) Qu.55 a.3

ARTICLE III. — l'astuce est-elle un péché spécial?


Objections: 1. Il semble que l'astuce ne soit pas un péché spécial. Car les paroles de la sainte Ecriture ne portent pas quelqu'un à pécher. Cependant elles nous portent à être astucieux, d'après ce passage des Proverbes (1, 4) : Pour donner V astuce aux jeunes gens. L'astuce n'est donc pas un péché.

2. Il est dit encore (Pr 13,10) : Celui qui est astucieux fait tout avec conseil. Or, il agit pour une bonne fin ou pour une mauvaise. S'il agit pour une bonne fin, il ne semble pas qu'il y ait péché. S'il agit pour une fin mauvaise, cette faute paraît appartenir à la prudence de la chair ou du siècle. L'astuce n'est donc pas un péché spécial distinct de la prudence de la chair.

3. Saint Grégoire (Mor. lib. x, cap. 10), expliquant ces paroles de Job (12) : Deridetur justi simplicitas, dit que la sagesse de ce monde a pour but de voiler le coeur par la fourberie, de dissimuler ses pensées par la parole, de montrer comme vrai ce qui est faux, et comme faux ce qui est vrai. Puis il ajoute que les jeunes gens apprennent cette prudence par l'usage, et qu'on l'enseigne aux enfants pour de l'argent. Or, tous ces caractères paraissent appartenir à l'astuce. L'astuce ne se distingue donc pas de la prudence de la chair ou du monde, et par conséquent elle ne paraît pas être un péché spécial.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (2Co 4,2) : Nous sommes bien éloignés de rechercher les ténèbres qu'affectent ceux qui rougissent, ne nous conduisant point avec astuce et n'altérant point la parole de Dieu. L'astuce est donc un péché.


CONCLUSION. — L'astuce est un péché opposé à la prudence, par lequel on ne se sert pas de moyens vrais, mais de moyens faux et dissimulés pour arriver à une fin, bonne ou mauvaise.

Réponse Il faut répondre que la prudence est la droite raison des choses que l'on doit faire, comme la science est la droite raison des choses que l'on doit savoir. Or, dans les choses spéculatives, on peut s'écarter de la vraie science de deux manières : 1° quand la raison est amenée à une conséquence fausse qui lui semble vraie; 2° quand elle part de principes faux qui lui paraissent vrais pour arriver à une conséquence qui est vraie ou fausse (I). De même un péché peut être contraire à la prudence et cependant lui ressembler de deux manières : 1° quand la raison se rapporte à une fin qui n'est pas véritablement bonne, mais qui paraît telle, et c'est là ce qui constitue la prudence de la chair ; 2° quand, pour obtenir une fin bonne ou mauvaise, on ne marche pas dans le vrai chemin, mais on se sert de voies dissimulées et qui ont une apparence de droiture, et c'est là ce qui se rapporte à l'astuce (2). D'où il suit qu'elle est un péché opposé à la prudence et distinct de la prudence charnelle.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, d'après saint Augustin (Cont. Jul. lib. iv, cap. 3), comme la prudence se prend quelquefois abusivement en mauvaise part, de même l'astuce ou la finesse se prend quelquefois en bonne part, et cela à cause de la ressemblance qui se trouve entre ces deux choses. Toutefois l'astuce proprement dite s'entend toujours en mauvaise part, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 12).

2. Il faut répondre au second, qu'on peut conseiller l'astuce pour une bonne ou pour une mauvaise fin ; mais on ne doit pas tendre à une bonne fin par des moyens faux et dissimulés, il ne faut employer que des moyens vrais. Par conséquent l'astuce, quand même elle se rapporterait à une bonne fin (3), est un péché.

3. Il faut répondre au troisième, que sous la prudence du monde saint Grégoire a compris tout ce qui peut appartenir à la fausse prudence. Par conséquent il a également compris l'astuce.

(1) On ne peut servir deux maîtres, dit l'Evangile. Celui qui fait de son corps une idole ne peut rendre à Dieu le culte qui lui est dû.
(2) Ces paroles doivent se prendre dans le sens composé et non dans le sens divisé. Cette équivoque donne lieu aux sophismes que l'Ecole distingue sous les noms de fallacia compositionis et fallacia divisionis. Voyez la Logique de Port-Royal (part, ni, cap. 19).



ARTICLE IV. — le dol est-il un péché qui appartienne à l'astuce?


Objections: 1. Il semble que le dol ne soit pas un péché qui appartienne à l'astuce. Car le péché, et surtout le péché mortel, ne se trouve pas dans les hommes qui sont parfaits, tandis que le dol existe en eux, d'après ces paroles de l'Apôtre (2Co 12,10) : Etant astucieux, j'ai usé du dol pour vous prendre. Le dol n'est donc pas toujours un péché.

2. Le dol paraît appartenir principalement à la langue, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps 5,11) : Ils étaient fourbes dans leurs discours (A). Or, l'astuce, aussi bien que la prudence, réside dans l'acte même de la raison. Le dol n'appartient donc pas à l'astuce.

3. Il est dit (Pr 12,20) : Le dol se trouve dans le coeur de tous ceux qui ont de mauvaises pensées. Or, toutes les pensées mauvaises n'appartiennent pas à l'astuce. Le dol ne paraît donc pas lui appartenir non plus.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'astuce a pour but de circonvenir, d'après ce mot de l'Apôtre (Ep 4,14) : L'astuce les circonvient et les fait tomber dans l'erreur. Le dol ayant le même but, il s'ensuit qu'il appartient à l'astuce.

CONCLUSION. — Le dol est un péché qui a pour objet l'exécution de ce que l'astuce a médité.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. prée.), il appartient à l'astuce de prendre des voies qui ne sont pas vraies, mais feintes, et qui ont une apparence de vérité, pour arriver à une fin bonne ou mauvaise. On peut considérer ces voies que l'on prend de deux manières : 1° dans la pensée de celui qui les prend, et cet acte appartient à l'astuce proprement dite, comme il appartient à la prudence de s'arrêter aux voies droites qui mènent à une fin légitime ; 2° on peut les considérer par rapport à l'exécution, et alors c'est le fait du dol. C'est pourquoi le dol implique l'exécution de l'astuce, et à ce titre il se rapporte à ce vice.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que comme l'astuce se prend en mauvaise part dans son sens propre, et en bonne part abusivement, ainsi il en est du dol (I), qui est son exécution.

2. Il faut répondre au second, que l'astuce exécute le dessein qu'elle a de tromper principalement par les paroles qui tiennent le premier rang parmi les signes, au moyen desquels 1 homme communique à ses semblables sa pensée, comme on le voit dans saint Augustin (De doct. christ, cap. 3), et c'est pour ce motif que l'on attribue tout particulièrement le dol au langage. Cependant il arrive que le dol existe aussi dans les actions, d'après ces paroles (Ps 105,25) : Ils ont pratiqué le dol contre leurs serviteurs. Il existe également dans le coeur, puisqu'il est dit (Qo 19,23) qu'il y en a dont le fond du coeur est plein de tromperie. C'est ce qui fait qu'il y a des individus qui ne rêvent que tromperie, suivant ce mot du Psalmiste (Ps 37,13) : Ils méditaient des fourberies tout le jour.

3. Il faut répondre au troisième, que ceux qui pensent à faire une action mauvaise doivent nécessairement imaginer les moyens d'arriver à l'accomplissement de leur projet, et le plus souvent ils inventent des voies trompeuses pour arriver plus facilement à leur fin : quoiqu'il arrive quelquefois que sans astuce et sans dol on fasse le mal ouvertement et par la violence. Mais parce que la difficulté est plus grande, ce cas se rencontre plus rarement.

(I) Dans la science, on peut se tromper sur les principes ou sur les conséquences ; à l'égard delà prudence, on peut errer sur la fin et sur les moyens.
(2) L'astuce ou la finesse pèche contre les moyens, la prudence charnelle contre la fin.
(5) Rien n'est souvent plus funeste à la vérité que de la servir par de pareils moyens. (4) Linguis suis dolose agebant.



ARTICLE V. — LA FRAUDE APPARTIENT-ELLE A L'ASTUCE ?


Objections: 1. Il semble que la fraude n'appartienne pas à l'astuce. Car il n'est pas louable de se laisser tromper, ce qui est le but de V astuce, tandis qu'il est louable de supporter la fraude, d'après ces paroles de l'Apôtre (1Co 6,7) : Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt la fraude? La fraude n'appartient donc pas à l'astuce.

2. Il y a fraude quand on accepte ou qu'on retient illicitement les choses extérieures. Car il est dit (Ac 5,1) qu'un homme appelé Ananie vendit avec Saphire, sa femme, un fonds de terre, et qu'il en retint une partie du prix. Or, c'est une injustice ou une illibéralité que de retenir ou d'usurper illicitement les biens extérieurs. La fraude n'appartient donc pas à l'astuce, qui est contraire à la prudence.

3. Personne ne fait usage de l'astuce contre lui-même. Or, il y a des fraudes que l'on commet contre soi-même, puisqu'il est dit (Pr 1,18) de quelques hommes qu'ils trament des fraudes contre leurs âmes. La fraude n'appartient donc pas à l'astuce.
(O) Dans ce cas, l'astuce est de la circonspection, et le dol est du tact, de l'habileté qui n'a rien de répréhensible.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La fraude a pour but de tromper, d'après ce mol de Job (Jb 13,9) : Sera-t-il trompé, comme l'homme, par vos fraudes ? Or, l'astuce a le même but. Donc la fraude se rattache à elle.

CONCLUSION. — Comme le dol est l'exécution de l'astuce par des paroles ou par des actes, de même la fraude s'y rapporte selon que l'astuce accomplit son oeuvre par des actes seulement.

Réponse Il faut répondre que, comme le dol consiste dans l'exécution de l'astuce, de même aussi la fraude. Mais ces deux choses paraissent différer en ce que le dol appartient universellement à l'exécution de l'astuce, soit qu'elle ait lieu par des paroles, soit qu'elle ait lieu par des actes ; tandis que la fraude appartient plutôt à l'exécution de l'astuce, quand elle a lieu par des actes.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'Apôtre n'engage pas les fidèles à se laisser induire en erreur, mais il les engage à supporter patiemment le tort qu'on leur a causé frauduleusement.

2. Il faut répondre au second, que les projets de l'astuce peuvent être exécutés par d'autres vices, comme les desseins de la prudence sont exécutés par d'autres vertus. Ainsi rien n'empêche que la fraude n'appartienne à l'avarice ou à l'illibéralité.

3. Il faut répondre au troisième, que ceux qui font des fraudes n'ont pas l'intention d'agir contre eux-mêmes ou contre leurs âmes ; mais il arrive, par un juste jugement de Dieu, que ce qu'ils méditent contre les autres se retourne contre eux, d'après ce mot du Psalmiste (Ps 7,16) : Le pécheur tombe dans la fosse qu'il a creusée.



ARTICLE VI. — est-il permis de prendre soin des choses temporelles?


Objections: 1. Il semble qu'il soit permis d'avoir de la sollicitude pour les choses temporelles. Car il appartient au chef de prendre soin des choses confiées à son autorité, suivant cette parole de l'Apôtre (Rm 12,8) : Que celui qui a la conduite des autres s'en acquitte avec soin. Or, d'après] l'ordre de Dieu, l'homme est placé au-dessus de toutes les choses temporelles (Ps 8,8) : Vous avez tout placé sous ses pieds, les brebis, les boeufs, etc. L'homme doit donc avoir soin des choses temporelles.

2. Chacun s'inquiète du but pour lequel il agit. Or, il est permis à l'homme d'agir pour les biens temporels par lesquels il soutient son existence ; d'où l'Apôtre dit (2Th 3,10) : Si quelqu'un ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas. Il est donc permis de s'inquiéter des biens temporels.

3. Il est louable de s'occuper avec soin des oeuvres de miséricorde, puisque l'Apôtre loue Onésiphore (2Tm 1,17) de l'avoir cherché avec sollicitude à son arrivée à Rome. Or, le soin des choses temporelles appartient quelquefois aux oeuvres de miséricorde, par exemple, quand on s'occupe de soigner les intérêts des pupilles et des pauvres. La sollicitude des choses temporelles n'est donc pas défendue.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le Seigneur dit (Mt 6,31) : Ne dites point avec inquiétude : Que mangerons-nous, que boirons-nous ou de quoi nous vêtirons-nous? Et cependant ce sont là les choses les plus nécessaires.

CONCLUSION. — La sollicitude des choses temporelles est illicite, si on les recherche comme sa fin dernière, ou si pour se les procurer on se donne trop de peine, ou si l'on craint trop de les perdre et de tomber dans la nécessité.

Réponse Il faut répondre que la sollicitude implique un certain zèle, que l'on déploie pour arriver à une fin. Or, il est évident que le zèle qu'on déploie est plus grand, quand on a la crainte de manquer, et que la sollicitude est moindre par là même qu'on est sûr d'obtenir ce qu'on désire. Ainsi donc, la sollicitude des choses temporelles peut être illicite de trois manières : 1° Par rapport à l'objet dont nous nous inquiétons, si nous faisons des choses temporelles notre fin dernière (I). C'est pourquoi saint Augustin dit (Lib. de op. monach. cap. 26) que ces paroles du Seigneur: Nolite solliciti, esse, etc., ont pour but de nous empêcher d'arrêter nos regards sur les biens temporels, et de faire pour eux tout ce que l'Evangile nous ordonne. 2° La sollicitude des choses temporelles peut être illicite, parce que nous apportons trop de soin à nous les procurer ; ce qui détourne l'homme des biens spirituels (2) qui doivent plus principalement le préoccuper. C'est pourquoi il est dit (Mt 13,22) que la sollicitude du siècle étouffe la parole de Dieu. 3° Elle peut être illicite par suite de la crainte excessive que nous avons de perdre ces biens, comme quand on craint en accomplissant son devoir de manquer du nécessaire; ce que le Seigneur a défendu pour trois raisons. D'abord, parce que la Providence a accordé à l'homme les plus grands biens sans qu'il s'en occupe, le corps et l'âme. En second lieu, parce qu'elle vient au secours des animaux et des plantes, proportionnellement à leur nature, sans que l'homme ait à y contribuer. Enfin, en troisième lieu, parce que les gentils s'occupaient tout particulièrement d'amasser des biens temporels par suite de l'ignorance où ils étaient du soin que la Providence prend de nous. C'est pourquoi Notre-Seigneur conclut que notre sollicitude doit avoir principalement pour objet les biens spirituels, et nous devons espérer que les biens temporels ne nous feront jamais défaut, si nous remplissons tous nos devoirs (3).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les biens temporels sont soumis à l'homme, pour qu'il en use selon ses besoins, mais non pour qu'il mette en eux salin et qu'il s'en inquiète excessivement.

2. Il faut répondre au second, que la sollicitude de celui qui travaille à la sueur de son front pour gagner son pain n'est pas excessive, mais modérée. C'est pour cela qu'à l'occasion de ces paroles de l'Evangile : Ne solliciti sitis (Mt 6), saint Jérôme dit qu'on doit travailler, mais qu'on ne doit pas avoir d'inquiétude, du moins de ces inquiétudes extrêmes qui troublent l'esprit.

3. Il faut répondre au troisième, que la sollicitude des biens temporels dans les oeuvres de miséricorde a pour fin la charité. C'est pourquoi elle n'est pas illicite, si elle n'est excessive.



ARTICLE VII. — doit-on s'inquiéter de l'avenir (4)?


1 Il semble qu'on doive s'inquiéter de l'avenir. Car il est dit (Pr 6,6) : Allez à la fourmi, ô paresseux ; considérez sa conduite et devenez sage. Elle n'a ni chef ni maître; elle fait néanmoins sa provision pendant l'été et amasse durant la moisson de quoi se nourrir. Or, c'est là s'inquiéter de l'avenir. Cette inquiétude est donc louable.

2. La sollicitude appartient à la prudence. Or, la prudence a principalement pour objet l'avenir; car sa partie principale est la prévoyance des choses futures, comme nous l'avons dit (quest. xlix, art. tí). C'est donc une vertu que de songer à l'avenir.

3. Celui qui met quelque chose en réserve pour le lendemain s'inquiète de l'avenir. Or, il est dit (Jn 12) que le Christ avait une bourse pour conserver de l'argent, et que Judas la portait. Les apôtres aussi conservaient le prix des héritages qu'on déposait à leurs pieds, comme on le voit (Ac 4). Il est donc permis de s'inquiéter de l'avenir.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le Seigneur dit (Mt 6,34) : Ne soyez pas inquiets pour te lendemain. Or, le lendemain se prend ici pour l'avenir, d'après la remarque de saint Jérôme (in hunc /oc.).

CONCLUSION. — Il faut que l'homme s'inquiète de l'avenir dans le temps convenable et opportun, mais il ne doit pas s'en inquiéter hors de là.

Réponse Il faut répondre qu'aucune action ne peut être vertueuse, si elle n'est revêtue de toutes les circonstances qu'elle doit réunir. Une de ces circonstances, c'est la convenance du temps, d'après ce mot de l'Ecriture (Qo 8,6) : Toutes les affaires ont leur temps et leurs règles; ce qui s'applique non-seulement aux actes extérieurs, mais encore à la sollicitude intérieure. Car il y a pour chaque temps une sollicitude propre. Ainsi, dans la saison de l'été, on doit avoir le soin de moissonner, et dans celle de l'automne, le soin de vendanger. Si quelqu'un s'inquiétait de la vendange en été, il s'inquiéterait de l'avenir d'une manière superflue (1). C'est cette espèce de sollicitude vaine que le Seigneur nous défend quand il dit : Ne vous inquiétez pas du lendemain. Aussi ajoute-t-il : Car le lendemain se mettra en peine pour lui-même, c'est-à-dire qu'il aura sa sollicitude propre qui suffira pour affliger l'âme. C'est pourquoi ii dit encore : A chaque jour suffit sa peine, c'est-à-dire sa part d'affliction et de sollicitude.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la fourmi a la sollicitude qui convient au temps, et c'est pour cela qu'elle nous est proposée pour modèle.

2. Il faut répondre au second que la prudence comprend la prévoyance que l'on doit avoir de l'avenir. La prévoyance ou la sollicitude serait déréglée, si l'on cherchait, comme sa fin, les choses temporelles à l'égard desquelles il y a un passé et un avenir, ou si on cherchait des choses superflues au-delà de la nécessité de la vie présente, ou si l'on anticipait sur le temps de la sollicitude.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit saint Augustin (Lib. II de serm. Dom. in monte, cap. 17), quand nous voyons un serviteur de Dieu se pourvoir afin que le nécessaire ne lui manque pas, nous ne disons pas qu'il s'inquiète du lendemain; car le Seigneur a daigné lui-même avoir de l'argent, pour nous en donner l'exemple, et nous lisons dans les Actes des apôtres qu'on avait mis en réserve les choses nécessaires à la vie, à cause delà famine, qui était imminente. Le Seigneur ne désapprouve donc pas ceux qui se procurent ces choses selon les lois humaines, mais il condamne ceux qui abandonnent le service de Dieu à cause des biens matériels.

(1) Dans ce cas, nous préférons les choses temporelles à Dieu.
(2) Nous paraissons alors mettre les biens temporels au-dessus des biens spirituels.
(3) Le travail est le premier de ces devoirs, ensuite la sobriété et la modération dans les désirs. Si l'on retranchait d'un côté le vice de la paresse et de l'autre la prodigalité et le défaut d'économie, il v aurait bien peu d'individus sur la terre qui manqueraient du nécessaire.
(i) Il y a à cet égard un double excès à craindre. Saint Thomas nous montre la ligne que la sagesse du chrétien doit suivre.



ARTICLE VIII. — tous ces vices viennent-ils de l'avarice?


Objections: 1. Il semble que ces vices ne viennent pas de l'avarice. Car, comme nous l'avons dit (quest. xliii, art. 6), par la luxure la raison a beaucoup à souffrir dans sa droiture. Or, ces vices sont opposés à la droite raison, c'est-à- dire à la prudence. Ils viennent donc principalement de la luxure, et c'est ce qu'Aristote exprime quand il dit (Eth. lib. vii, cap. 5) que Vénus est habile à ourdir des trames perfides (2) et que l'incontinent agit insidieusement.

2. Les vices dont nous avons parlé ont une certaine analogie avec la prudence, comme nous l'avons dit (art. 3 huj. quaest. et quest. xlvii, art. 13). Or, ce sont les vices les plus spirituels, comme l'orgueil et la vaine gloire qui paraissent se rapprocher le plus de la prudence, puisqu'elle existe dans la raison. Ces vices paraissent donc venir plutôt de l'orgueil que de l'avarice.

3. L'homme tend des embûches non-seulement pour ravir aux autres ce qu'ils possèdent, mais encore pour les faire périr. Le premier de ces faits se rapporte à l'avarice, le second à la colère. Or, il appartient à l'astuce, au dol et à la fraude, de tendre des embûches. Ces vices ne viennent donc pas seulement de l'avarice, mais encore de la colère.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor. lib. xxxi, cap. 17) que la fraude est fille de l'avarice.

CONCLUSION. — La prudence de la chair, l'astuce, le dol et la fraude et la sollicitude excessive des choses temporelles viennent principalement de l'avarice.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 3 huj. quaest. et quest. xlvii, art. 13), la prudence de la chair, l'astuce, le dol et la fraude ressemblent d'une certaine manière à la prudence en ce qu'elles sont accompagnées de l'usage de la raison. Or, l'usage de la droite raison se manifeste surtout, entre les autres vertus morales, dans la justice (1) qui réside dans l'appétit rationnel. C'est pourquoi l'usage de cette faculté, quand il n'est pas ce qu'il doit être, se manifeste principalement dans les vices opposés à la justice. Et comme le vice qui lui est le plus opposé, c'est l'avarice, il s'ensuit que les vices dont nous parlons tirent tout particulièrement de là leur origine.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la luxure, par la force de la délectation et de la concupiscence, opprime totalement la raison et l'empêche d'agir, tandis que dans les vices dont nous parlons, la raison agit, bien qu'elle le fasse dérèglement. Par conséquent, ces vices ne viennent pas directement de la luxure. Quand Aristote dit que Vénus est perfide, ii le dit par analogie, dans le sens qu'elle s'empare des hommes tout à coup, comme on le ferait avec des filets. Cette passion n'agit cependant pas par la ruse, mais elle agit plutôt par la violence du désir et de la jouissance. C'est pour cela qu'il ajoute qu'elle ravit l'intelligence à celui dont la sagesse est la plus consommée (2).

2. Il faut répondre au second, qu'il y a de la pusillanimité à tendre des embûches. Car celui qui est magnanime veut agir ouvertement, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 3). C'est pourquoi l'orgueil ayant ou feignant une certaine ressemblance avec la magnanimité, il s'ensuit qu'il ne produit pas directement les vices qui ont recours à la fraude et au dol. C'est plutôt le fait de l'avarice, qui recherche son utilité propre (3) et qui estime peu la prééminence et l'éclat.

3. Il faut répondre au troisième, que la colère a un mouvement subit ; par conséquent elle agit précipitamment, et dérèglement, mais elle ne prend pas conseil, comme le font les vices qui nous occupent. Ainsi quand on tend des embûches pour faire périr les autres, cet acte n'est pas le fruit de la colère, mais plutôt de la haine, parce que celui qui est irrité désire que le tort qu'il cause soit connu, comme le dit Aristote (líhet. lib. ii, cap. 4).

(1) Parce que la justice a pour but d'établir l'égalité, après avoir comparé entre eux les droits de chacun ; ce qui est un acte de raison.
(3) L'avarice ne tient qu'à arriver à ses fins ; elle est peu délicate sur le choix des moyens, et elle recherche plutôt l'obscurité que l'éciat.
(2) Iliad. (ch. xiv, v. 214 217).
(I) Cette espèce de sollicitude ne fait que paralyser les forces de l’âme, et souvent elle influe d'une manière très-fâcheuse sur le caractère. (2) Expressions d'un poète inconnu (Thui ot).




QUESTION LVI.

DES PRÉCEPTES QUI REGARDENT LA PRUDENCE.


Nous avons enfin à nous occuper des préceptes qui regardent la prudence. — A cet égard deux questions se présentent. Nous traiterons : 1° des préceptes qui regardent la prudence ; — 2° des préceptes qui ont pour objet les vices opposés.



 ARTICLE I. — devait-il y avoir dans le décalogue un précepte à l'égard de la prudence?


Objections: 1. Il semble que dans le Décalogue on aurait dû mettre un précepte sur la prudence. Car les préceptes principaux doivent se rapporter à la vertu principale. Or, les préceptes du Décalogue sont les principaux préceptes de la loi, et comme la prudence est la première des vertus morales, il semble que le Décalogue aurait dû renfermer un précepte qui se rapportât à elle.

2. La doctrine évangélique renferme la loi surtout par rapport aux préceptes du Décalogue. Or, dans l'Evangile il y a un précepte qui a pour objet la prudence (Mt 10,16) : Soyez prudents, a-t-il dit, comme des serpents. Dans le Décalogue on aurait donc dû commander la pratique de cette même vertu.

3. Les autres parties de l'Ancien Testament se rapportent aux préceptes du Décalogue. C'est ce qui fait dire au prophète (Ml 4,4) : Souvenez-vous de la loi de Moïse, mon serviteur, que je lui ai donnée sur le mont Horeb. Or, dans les autres endroits de l'Ancien Testament on fait un devoir de la prudence. Ainsi il est dit (Pr 3,5) : Ne vous appuyez pas sur votre prudence, et plus loin (Pr 4,15) : Que vos regards précèdent vos pas. On aurait donc dû dans la loi faire un précepte à l'égard de cette vertu, et surtout le mentionner dans le Décalogue.

En sens contraire Mais c'est le contraire. En énumérant les préceptes du Décalogue, on voit qu'il n'y est pas question de la prudence.

CONCLUSION. — Quoique tous les préceptes du Décalogue se rapportent à la prudence, parce que c'est à elle à diriger tous les actes de vertu, cependant on n'a pas dû faire un précepte spécial à son égard.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (I-II, quest. c, art. 1) en traitant des préceptes, le Décalogue ayant été donné à tout le peuple, ne devait comprendre que les préceptes qui tombent sous le bon sens de chacun, et qui appartiennent en quelque sorte à la raison naturelle. Or, le dictamen de la raison naturelle embrasse principalement les fins de la vie humaine, qui sont pour la pratique ce que les principes que l'on connaît naturellement sont pour les sciences spéculatives, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. xlvii, art. 5). La prudence n'ayant pas pour -objet la fin, mais les moyens, comme nous l'avons vu (ibid.), il s'ensuit qu'il n'eût pas été convenable de mettre dans le Décalogue un précepte qui appartint directement à la prudence. Toutefois tous les préceptes du Décalogue se rapportent à cette vertu, selon qu'elle dirige tous les actes vertueux (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quoique la prudence soit, absolument parlant, la première de toutes les vertus morales, néanmoins la justice se rapporte plus principalement à la nature de ce qui est dû (2), et c'est là ce que le précepte requiert, comme nous l'avons dit (quest. xliv, art. 1, et V 2", quest. lx, art. 3). C'est pourquoi les principaux préceptes de la loi, qui sont les préceptes du Décalogue, ont dû plutôt appartenir à la justice qu'à la prudence.

2. Il faut répondre au second, que la doctrine de l'Evangile est une doctrine de perfection. C'est pourquoi il a fallu qu'elle instruisît parfaitement les hommes de tout ce qui regarde la droiture de la conduite, qu'elle embrassât les fins aussi bien que les moyens (1). Il a donc fallu pour ce motif qu'elle donnât des préceptes à l'égard de la prudence.

3. Il faut répondre au troisième, que les autres enseignements de l'Ancien Testament se rapportant aux préceptes du Décalogue comme à leur fin, il était par conséquent convenable qu'ils apprissent aux hommes la pratique de la prudence qui a pour objet les moyens (2).

(I) Ils s'y rapportent par conséquent d'une maniéré indirecte.
(2) Ce qui est dû frappe plus le vulgaire que toute autre considération qui implique aussi obligation.


 ARTICLE II. — ÉTAIT-IL CONVENABLE QU'IL Y EUT DANS L'ANCIENNE LOI DES PRÉCEPTES POUB DÉFENDRE LES VICES OPPOSÉS A LA PRUDENCE?


Objections: 1. Il semble qu'il ne devait pas v avoir dans l'ancienne loi des préceptes prohibitifs à l'égard des vices opposés à la prudence. Car les vices qui sont directement contraires à la prudence (comme l'imprudence et ses parties) ne lui sont pas moins opposés que ceux qui ont de l'analogie avec elle (comme l'astuce et les autres vices qui lui font cortège). Or, ces vices sont défendus dans la loi; puisqu'il est dit (Lv 19,13) : Vous ne ferez pas de calomnie contre votre prochain. Et ailleurs (Dt 25,13) : Vous n'aurez point divers poids, l'un plus petit, l'autre plus grand. On aurait donc dû établir aussi des préceptes prohibitifs à l'égard des vices qui sont directement contraires à la prudence.

2. La fraude peut avoir lieu dans beaucoup d'autres choses que dans les achats et les ventes. C'est donc à tort que la loi n'a défendu la fraude que quand on vend ou qu'on achète.

3. C'est la même raison qui fait commander un acte de vertu et défendre l'acte du vice opposé. Or, la loi n'ordonne pas d'actes de prudence. Elle n'aurait donc pas dû défendre les vices opposés.

En sens contraire Mais le contraire est manifeste d'après les préceptes que la loi renferme et que nous avons cités (arg. 1).

CONCLUSION. — Les préceptes prohibitifs que la loi ancienne renferme à l'égard des vices opposés à la prudence, ayant pour objet d'extirper l'astuce selon qu'elle est contraire à la justice, on a donc eu raison, sans aucun doute, de les établir.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), la justice se rapporte principalement à la raison du devoir que le précepte requiert; parce que la justice consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû, comme nous le verrons (quest. lviii, art. 1). Or, l'astuce, quant à l'exécution, s'exerce surtout sur ce qui est l'objet de la justice, comme nous l'avons dit (quest. lv, art. 3). C'est pourquoi il a été convenable qu'il y eût dans la loi des préceptes prohibitifs à l'égard de la pratique de ce vice, parce que dans ses suites il favorise l'injustice ; comme quand au moyen du dol ou de la fraude, on calomnie quelqu'un ou qu'on lui ravit ses biens.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ces vices qui sont directement opposés à la prudence, d'une contrariété manifeste, ne se rapportent pas à l'injustice, comme l'exécution de l'astuce s'y rapporte. C'est pourquoi la loi ne les défend pas de la même manière (1) que la fraude et le dol qui sont des injustices.

2. Il faut répondre au second, que par la défense de la calomnie (Lv 19) on peut regarder comme défendus tout dol ou toute fraude commise à l'égard des choses qui se rapportent à l'injustice. Mais parce que la fraude et le dol s'exercent ordinairement dans les achats et les ventes, d'après ce mot de l'Ecriture (Si 26,28) : Celui qui vend du vin ne se justifiera pas des péchés de la langue; la loi a spécialement défendu de tromper quand on achète et qu'on vend.

3. Il faut répondre au troisième, que tous les préceptes de la loi qui portent sur des actes de justice appartiennent à l'exécution de la prudence ; comme les préceptes prohibitifs qui ont pour objet le vol, la calomnie et les ventes frauduleuses appartiennent à l'exécution de l'astuce (2).

(I) Dans le Nouveau Testament, les préceptes qui regardent la prudence sont très-nombreux (Mt 10) : Estote prudentes sicut serpentes. (Tt 2) : Loquere quae decent sanam doctrinam, senes ut sobrii sint, pudici, prudentes (1P 4) : Estote prudentes.
(2) Ainsi il est dit (Pr 4) : In omni possessione tua acquire prudentiam (Is 16) : Acquire prudentiam, quae est pretiosior auro.
(1) Elle ne les défend pas d'une manière aussi expresse, mais elle les défend néanmoins d'une manière générale.
(2) Ici se termine le traité de la prudence, qui est la première des vertus cardinales.




QUESTION LVII.

DU DROIT.


Apres avoir parlé de la prudence, nous devons nous occuper de la justice. A cet égard quatre espèces déconsidération se présentent. Nous traiterons: 1° de la justice; 2° de ses parties ; 3° du don qui lui appartient ; 4° des préceptes qui la concernent. — Sur la justice il y a quatre choses à examiner: 1° le droit; 2° la justice elle-même; 3° l'injustice; 4° le jugement. — Sur le droit quatre questions se présentent : 1° Le droit est-il l'objet delà justice? — 2° Le droit se divise-t-il convenablement en droit naturel et positif ? — 3° Le droit des nations est-il le même que le droit naturel ? — 4° Doit- on distinguer spécialement l'autorité du maître et celle du père?




II-II (Drioux 1852) Qu.55 a.3