II-II (Drioux 1852) Qu.57 a.1

ARTICLE I. — LE DROIT EST-IL L'OBJET DE LA JUSTICE?


Objections: 1. Il semble que le droit ne soit pas l'objet de la justice. Car le jurisconsulte Celse (Lib. 1 de just. et jure) dit que le droit est l'art du bien et de l'équité. Or, l'art n'est pas l'objet de la justice, mais il est par lui-même une vertu intellectuelle. Le droit n'est donc pas l'objet de la justice.

2. La loi, comme le dit saint Isidore (Etym. lib. v, cap. 3), est une espèce de droit. Or, la loi n'est pas l'objet de la justice, mais elle est plutôt celui de la prudence; c'est ce qui fait dire à Aristote que l'art de légiférer est une partie de la prudence (Eth. lib. vi, cap. 8). Le droit n'est donc pas l'objet de la justice.

3. La justice soumet principalement les hommes à Dieu, car saint Augustin dit (Lib. de mor. Eccles. cap. 15) que la justice n'est que l'amour qui obéit à Dieu et qui commande par là même parfaitement à toutes les choses qui sont soumises à l'homme. Or, le droit n'appartient pas aux choses divines, mais seulement aux choses humaines ; puisque saint Isidore dit (Etym. lib. v, cap. 2) que ce qui est licite (fas) est la loi divine, et que le droit (jus) est la loi humaine. Le droit n'est donc pas l'objet de la justice.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Isidore dit dans le même livre (cap. 3) que le droit est ainsi appelé (jus) parce qu'il est juste. Or, ce qui est juste est l'objet de la justice. Car Aristote dit (Eth. lib. v, cap. 1) que tout le monde appelle justice la disposition qui nous porte à agir d'une manière conforme à l'équité. Le droit est donc l'objet de la justice.

CONCLUSION. — Le droit, ou ce qui est juste, est attribué à la justice comme son objet spécial.

Réponse Il faut répondre que le propre de la justice, entre les autres vertus, c'est de régler l'homme dans ses rapports avec les autres. Car elle implique une certaine égalité, comme son nom l'indique, puisqu'on appelle justes, vulgairement, les choses qui sont égales, et l'égalité se rapporte à un autre objet. Au contraire les autres vertus ne perfectionnent l'homme que par rapport aux choses qui lui conviennent, considéré en lui-même. Par conséquent ce qu'il y a de droit dans les oeuvres des autres vertus, la chose à laquelle tend l'intention de la vertu comme à son objet propre, ne se considère que relativement à l'agent, tandis que ce qu'il y a de droit dans l'oeuvre de la justice ne dépend pas de son rapport avec l'agent, mais de son rapport avec le droit d'autrui. Car dans nos actions on appelle juste ce qui répond à une autre chose d'après une certaine égalité, tel que, par exemple, le rapport qu'il y a entre la récompense que l'on doit et le service qu'on a reçu. On dit donc qu'une chose est juste quand elle a cette droiture que tout acte de justice a pour terme, sans faire attention à la manière dont l'agent l'exécute (1). Mais dans les autres vertus on ne détermine ce qui est droit que d'après la manière dont l'action est produite par l'agent (2). C'est pourquoi la justice tire son nom plus spécialement que les autres vertus de ce qu'on appelle le juste (justum), c'est-à-dire le droit (jus). D'où il est évident que le droit est son objet.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'ordinairement les mots sont détournés du premier sens qu'on leur a donné pour recevoir d'autres significations. C'est ainsi que le mot médecine, qui a d'abord été employé pour désigner un remède qui se donne à un malade pour le guérir, a ensuite servi à désigner l'art qui prépare le remède. De même le mot droit (jus), qui a été primitivement formé pour signifier une chose juste, a été ensuite appliqué à l'art (3) au moyen duquel on connaît en quoi consiste la justice; puis il a exprimé le lieu où la justice se rend, puisqu'on dit comparaître en justice (jus), et enfin on a dit que le droit était rendu par celui qui a pour fonction de juger (4), quoique ses décrets puissent être injustes.

2. Il faut répondre au second, que, comme pour les oeuvres d'art, il y a dans l'esprit de l'artiste une raison préexistante qui est la règle de l'art lui-même ; de même pour toute action juste que la raison détermine, il y a préalablement dans l'esprit une raison préexistante qui est comme une règle de prudence. Si on l'écrit, on lui donne le nom de loi; car, d'après saint Isidore (.Etym. lib. v, cap. 3), la loi est la constitution écrite. C'est pourquoi la loi n'est pas le droit lui-même, à proprement parler, mais une raison du droit (5).

3. Il faut répondre au troisième, que la justice impliquant l'égalité, nous ne pouvons rendre à Dieu l'équivalent de ce que nous en avons reçu ; d'où il suit que nous ne pouvons rendre à Dieu ce qui est juste dans le sens propre du mot. C'est pour ce motif que l'on n'appelle pas droit (jus) la loi divine proprement dite, mais qu'on l'appelle ce qui est licite (fas), parce qu'il suffit à Dieu que nous fassions ce que nous pouvons. Toutefois la justice tend à ce que l'homme rende à Dieu ce qu'il lui doit, autant que possible, en lui soumettant totalement son âme.

(1) Ainsi, quand on donne à quelqu'un ce qu'on lui doit, qu'on le fasse volontairement ou involontairement, la justice n'en est pas moins satisfaite.
(2) La tempérance et les autres vertus exigent du sujet certaines dispositions sans lesquelles il n'exécute pas leurs actes.
(3) On dit étudier son droit.
(4) Quand une cause est jugée, la partie satisfaite dit qu'on lui a fait droit.
(5) Elle en est l'expression.


ARTICLE II.  Le droit est-il convenablement divisé en droit naturel et en droit positif?


Objections: 1. Il semble que le droit ne soit pas convenablement divisé en droit naturel et en droit positif; car ce qui est naturel est immuable et le même chez tous les hommes. Or, on ne trouve pas dans les choses humaines quelque chose de semblable; parce que toutes les règles du droit humain font défaut dans certaines circonstances et qu'elles n'ont pas partout la même force. Il n'y a donc pas de droit naturel.

2. On appelle positif ce qui procède de la volonté humaine. Or, une chose n'est pas juste, parce qu'elle procède de la volonté de l'homme, autrement notre volonté ne pourrait être injuste. Par conséquent puisque le juste (justum) est la même chose que le droit (jus), il semble qu'il n'y ait pas de droit positif.

3. Le droit divin n'est pas le droit naturel, puisqu'il surpasse la nature humaine; il n'est pas non plus le droit positif, parce qu'il ne repose pas sur l'autorité humaine, mais sur l'autorité divine. C'est donc à tort qu'on divise le droit en droit naturel et en droit positif.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. v, cap. 7) :La justice politique se divise en deux espèces ; l'une est naturelle et l'autre légale, c'est-à- dire positive.

CONCLUSION. — Il est convenable de diviser le droit en droit naturel et en droit positif.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), le droit ou le juste est une oeuvre adéquate à une autre, suivant un certain mode d'égalité. Or, une chose peut être adéquate à un individu de deux manières : 1° d'après la nature même de la chose, par exemple, quand un individu donne autant qu'il reçoit, et c'est ce qu'on appelle le droit naturel. 2° Une chose est adéquate ou correspondante à une autre, d'après une convention ou un arrangement pris, par exemple, quand un individu se déclare satisfait d'une chose qu'il a reçue en échange d'une autre. Ce qui peut arriver de deux façons : 1° par suite d'un contrat privé, comme quand il y a un traité passé entre des particuliers; 2° par l'effet d'une convention publique, comme quand tout un peuple consent à recevoir une chose comme étant d'un prix égal à une autre qu'il cède; ou bien quand la même transaction est faite par le prince qui a soin des intérêts de la nation et qui la représente. Et c'est là ce qu'on appelle le droit positif (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce qui est naturel à celui qui a une nature immuable, doit être toujours et partout le même. Mais la nature de l'homme est changeante ; c'est pourquoi ce qui est naturel à l'homme peut quelquefois varier. Ainsi d'après l'égalité naturelle on doit rendre au dépositaire son dépôt. Si la nature humaine était toujours droite, on devrait toujours observer ce principe ; mais, parce qu'il arrive quelquefois que la volonté de l'homme est dépravée, il y a des cas où l'homme ne doit pas rendre un dépôt, dans la crainte que celui dont la volonté est pervertie n'en fasse un mauvais usage; par exemple, on ne doit pas rendre à un furieux ou à un ennemi de l'Etat des armes qu'on aurait reçues de lui en dépôt (2).

2. Il faut répondre au second, que d'après une convention générale, la volonté humaine peut déterminer ce qui est juste dans les choses qui par elles- mêmes ne répugnent pas à la justice naturelle ; et c'est ce qui constitue le droit positif. C'est pourquoi Aristote dit (Eth. lib. v, cap. 7) que la justice légale a pour objet les choses qui sont indifférentes en elles-mêmes, dans le principe, mais qui cessent de l'être dès que la loi est portée. Mais si une chose répugne par elle-même au droit naturel, la volonté humaine ne peut faire qu'elle soit juste; comme si, par exemple, on venait à établir qu'il est permis de voler ou de commettre l'adultère. C'est ce qui fait dire au prophète (Is 10,1) : Malheur à ceux qui font des lois iniques.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on appelle droit divin celui qui est promulgué par Dieu. Il a pour objet d'une part les choses qui sont naturellement justes, mais dont les hommes ne connaissent pas la justice, et d'autre part celles qui deviennent justes par l'institution divine (1). On peut donc le distinguer en deux parties aussi bien que le droit humain. Car il y a dans la loi divine des choses qui sont commandées parce qu'elles sont bonnes, et des choses défendues parce qu'elles sont mauvaises (2), et il y en a d'autres qui sont bonnes parce qu'elles sont commandées, et mauvaises parce qu'elles sont défendues.

(1) Cette division se rapporte au droit considéré comme une chose juste. On doit d'ailleurs le diviser de même, soit qu'on le prenne pour la loi, soit qu'on l'envisage comme la faculté légitime de faire, d'acquérir, de posséder ou de vendre une chose.
(2) Dans ce cas, ce n'est pas le droit naturel considéré en lui-même qui change, mais c'est la matière du précepte qui change en raison des circonstances.
(1) C'est-à dire que la loi divine se rapporte eu partie au droit naturel, et en partie au droit positif. C'est pourquoi on peut diviser le droit divin comme le droit humain en droit naturel et en droit positif.
(2) Celles-là appartiennent au droit naturel, les autres au droit positif.



ARTICLE III. — LE DROIT DES GENS EST-IL LE MÊME QUE LE DROIT NATUREL ?


Objections: 1. Il semble que le droit des gens soit le même que le droit naturel. Car tous les hommes ne sont d'accord que sur ce qui leur est naturel. Or, ils sont tous d'accord sur le droit des gens; puisque Ulpien dit (De just. et jur. lib. ix) que le droit des gens est celui dont toutes les nations font usage. Le droit des gens est donc le droit naturel.

2. La servitude est naturelle parmi les hommes ; car il y en a qui sont naturellement serfs, comme le prouve Aristote (Pol. lib. i, cap. 3, 4). Or, la servitude appartient au droit des gens, d'après saint Isidore (Etym. lib. v, cap. 6). Le droit des gens est donc le droit naturel.

3. Le droit, comme nous l'avons dit (art. préc.), se divise en droit naturel et positif. Or, le droit des gens n'est pas un droit positif; car toutes les nations ne se sont jamais réunies pour déterminer de concert un droit quelconque. Le droit des gens est donc un droit naturel.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Isidore dit (Etym. lib. v, cap. 4) qu'il y a le droit naturel, le droit civil et le droit des gens. Ainsi le droit des gens se distingue du droit naturel.

CONCLUSION. — Puisque le droit naturel est commun à tous les animaux, et que le droit des gens ne se rapporte qu'aux hommes, il est par là même évident qu'il y a une différence entre le droit naturel et le droit des gens.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), le droit ou le juste naturel est une chose qui par sa nature est adéquate ou commensurable à une autre. Ce qui peut avoir lieu de deux manières : 1° dans un sens absolu; c'est ainsi que le mâle et la femelle sont par nature dans une juste proportion pour féconder l'espèce. Il en est de même de la mère à l'égard de l'enfant pour le nourrir. 2° Une chose peut être naturellement proportionnée à une autre, non d'une manière absolue, mais par rapport à ce qui s'ensuit. Telle est, par exemple, la propriété des possessions. Car si on considère un champ absolument, il n'y a pas de motif pour qu'il appartienne à l'un plutôt qu'à l'autre; mais si on le considère relativement aux soins qu'exige sa culture et à l'usage pacifique qu'on en doit faire, à ce point de vue il y a une raison qui demande qu'il soit à l'un et non à l'autre (1), comme le prouve Aristote (Pol. lib. ii, cap. 3). Absolument parlant, il n'y a pas que l'homme qui puisse prendre quelque chose, c'est un droit qu'ont encore les autres animaux. C'est pourquoi le droit qu'on appelle naturel, pris dans le premier sens, nous est commun avec eux. Par conséquent le droit des gens se distingue du droit naturel ainsi entendu, parce que, comme le dit le jurisconsulte (Lib. i ff. de just. et de jur.), celui-ci est commun à tous les animaux, tandis que l'autre ne regarde que les hommes. Mais considérer une chose en la comparant à ce qui s'ensuit, c'est le propre de la raison. C'est pourquoi on dit naturel à l'homme ce que la raison naturelle proclame. C'est ce qui a fait dire au jurisconsulte Caius (2) (lib. ix) que la raison naturelle a établi entre tous les hommes ce qui est observé chez toutes les nations et qui constitue ce qu'on appelle le droit des gens.

Solutions: 1. La réponse au premier argument est évidente.

2. Il faut répondre au second, qu'absolument parlant, la raison naturelle ne détermine pas que l'un soit esclave ou serviteur plutôt qu'un autre, mais cela résulte seulement de l'intérêt général. Car il est utile à l'un qu'il soit dirigé par un plus sage que lui, et à l'autre qu'il soit aidé par celui qu'il dirige, comme le dit Aristote (Pol. lib. i, cap. 5). C'est pourquoi la servitude (3) qui appartient au droit des gens est naturelle dans le second sens, mais elle ne l'est pas dans le premier.

3. Il faut répondre au troisième, que la raison naturelle promulguant ce qui appartient au droit des gens (4) comme des choses dont l'équité est évidente, il s'ensuit qu'elles n'ont pas besoin d'être spécialement enseignées, mais que la raison naturelle les établit, comme nous l'avons vu dans le passage que nous avons cité (in corp. art.).

(1) Aristote examinant le principe de la propriété, la fonde sur ces raisons d'intérêt général.
(2) Ce jurisconsulte de l'ancienne Rome avait composé des Institutes, dont Justinien a tiré un très-grand profit pour composer l'ouvrage qui porte ce même titre.
(3) Aristote a soutenu la nécessité de l'esclavage; saint Thomas dit seulement qu'il doit v avoir inégalité dans les conditions, de manière que l'un commande et que les autres obéissent.
(4) Ce droit des gens n'est cependant pas le même que le droit naturel, mais il est contenu dans le droit positif, comme le dit lui-même saint Thomas (I-II, quest. xcv, art. 4).


ARTICLE IV. — doit-on spécialement distinguer le droit du seigneur et le droit du père (5)?


Objections: 1. Il semble qu'on ne doive pas spécialement distinguer le droit du père et le droit du seigneur. Car il appartient à la justice de rendre à chacun ce qui lui appartient, d'après Ambroise (De offic. lib. i, cap. 24). Or, le droit est l'objet de la justice, comme nous l'avons vu (art. 1 huj. quaest.). Le droit appartient donc également à chacun, et par conséquent on doit spécialement distinguer le droit du père et le droit du maître.

2. La raison du juste est la loi, comme nous l'avons dit (art. 1  huj. quaest. ad 2). Or, la loi se rapporte au bien général de la cité et de l'Etat, comme nous l'avons vu (I-II, quest. xc, art. 2), mais elle ne se rapporte pas au bien particulier d'une seule personne ou d'une seule famille. Il ne doit donc pas y avoir un droit spécial pour le seigneur et pour le père, puisque le seigneur et le père appartiennent à la famille, selon la remarque d'Aristote (Pol. lib. i, cap. 3).

3. Il y a parmi les hommes beaucoup d'autres différences de positions ; par exemple, les uns sont soldats, les autres prêtres, les autres princes. On devrait donc déterminer à leur égard un droit particulier.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. v, cap. 6) qu'on distingue du droit politique le droit du seigneur et le droit du père.

CONCLUSION. — C'est avec raison qu'on distingue le droit qui ne se rapporte pas absolument à autrui, en droit paternel qui regarde le père et le fils et en droit seigneurial qui regarde le serviteur et le maître.

Réponse Il faut répondre que le droit ou le juste se dit d'une chose qui est commensurable par rapport à une autre. Or, cette autre chose peut s'entendre de deux manières. 1° On peut la prendre dans un sens absolu ; comme quand il s'agit de deux individus, indépendants entre eux, mais qui sont soumis l'un et l'autre au même prince. Dans ce cas la justice est pure et simple, comme le dit Aristote (Eth. lib. v, cap. 6). 2° Une personne peut être autre, mais non dans un sens absolu, parce qu'elle peut être une partie de celle qui traite avec elle. C'est ainsi que dans les choses humaines le fils est quelque chose du père, parce qu'il est pour ainsi dire sa partie (Eth. lib. viii, cap. 11 et 12), selon l'expression d'Aristote. Le serviteur est aussi quelque chose du maître, parce qu'il est son instrument (4), d'après ce même philosophe (Pol. lib. i, cap. 3 et 4). C'est pourquoi les rapports du père au fils ne sont pas ceux que l'on a avec une personne absolument étrangère. C'est ce qui fait que le juste n'est pas ici absolu, mais qu'il y a une justice ou un droit particulier qui est le droit paternel. Pour le même motif le juste pur et simple n'existe pas entre le seigneur et le serf, mais il y a entre eux le droit seigneurial. — Quant à la femme, quoiqu'elle soit quelque chose du mari, puisqu'elle l’a pour chef, d'après l'Apôtre (Ep 5), cependant elle est plus distincte de lui que le fils ne l'est du père ou le serf du maître; car le mari l'a choisie pour sa compagne et l'a associée aux intérêts de la famille. C'est pour, quoi, comme le dit Aristote (Eth. lib. v, cap. 6 in fin.), entre l'homme et la femme, le juste règne d'une façon plus stricte qu'entre le père et le fils, entre le seigneur et le serf. Toutefois, parce que l'homme et la femme ont un rapport immédiat avec la communauté domestique, comme on le voit (Pol. lib. i, cap. 3), il s'ensuit que la justice politique n'existe pas absolument entre eux, mais qu'ils ont plutôt pour règle la justice économique (2).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il appartient à la justice de rendre à chacun ce qui lui est dû, en supposant toutefois qu'il y a diversité entre celui qui donne et celui qui reçoit. Car si quelqu'un se donne à lui-même ce qu'il se doit, ce n'est pas là ce qu'on entend par le juste, à proprement parler. Et parce que ce qui appartient au fils appartient au père, et ce qui appartient au serf appartient au seigneur; il n'y a pas de justice proprement dite du père au fils ou du seigneur au serf.

2. Il faut répondre au second, que le f ils, considéré comme tel, est quelque chose du père ; de même Je serviteur, comme tel, est quelque chose du maître ; mais l'un et l'autre, si on le considère comme homme, est en soi quelque chose de subsistant qui est distinct de tous les autres. C'est pourquoi la justice a lieu à leur égard d'une certaine manière, si on les considère comme hommes (3). C'est ce qui fait qu'il y a des lois qui règlent les rapports du père au fils, ou du maître au serviteur en les considérant tous deux comme une partie de celui qui les commande. Ace titre la raison parfaite du juste ou du droit n'est pas applicable dans cette circonstance.

3. Il faut répondre au troisième, que toutes les autres distinctions de personnes qui existent dans l'Etat se rapportent immédiatement à la communauté de l'Etat et à son chef. C'est pourquoi le juste se considère à leur égard selon la raison parfaite de la justice. Toutefois on distingue ce droit d'après les divers emplois. Ainsi on dit le droit militaire, le droit des magistrats ou des prêtres, non qu'ils s'écartent de la justice absolue, comme le doit paternel et seigneurial; mais parce qu'on doit quelque chose à chaque personne de condition, selon l'office particulier qu'elle remplit.

(5) Cet article est un commentaire de la dernière partie du ch. 6 du liv. v de la Morale d'Aristote.
(1) Il ne s'agit pas ici du domestique à gage, mais des serviteurs inféodés à leur maître de manière qu'ils n'ont aucun droit, comme autrefois les serfs attachés à la glèbe, les captifs, les infidèles achetés par les chrétiens.
(2) Aristote appelle ainsi la justice qui règle les affaires de famille.
(3) A la vérité, il n'y a pas une justice parfaite du père au fils, du maître au serviteur, mais il y a néanmoins une justice véritable. Sylvius prouve que c'est le sens de saint Thomas. Nous ferons observer qu'il s'agit ici du fils qui est encore sous la puissance du père ; car, quand le fils est émancipé, il y a un rapport parfait de justice entre lui et son père, lorsqu'ils font ensemble des contrats civils.



QUESTION LVIII.

DE LA JUSTICE.


Après avoir parlé du droit, nous avons à nous occuper de la justice. — A cet égard douze questions se présentent : 1° Qu'est-ce que la justice ? — 2° La justice se rapporte- t-elle toujours à une personne étrangère? — 3° Est-elle une vertu? — 4° Existe-t-elle dans la volonté comme dans son sujet? — 5° Est-elle une vertu générale ? — 6° Comme vertu générale se confond-elle dans son essence avec toute vertu? — 7° Y a-t-il une justice particulière? — 8° La justice particulière a-t-elle une matière propre? — 9° A-t-elle pour objet les passions ou les opérations seulement ? — 10° Le milieu de la justice est-il un milieu réel? — 11° L'acte de la justice consiste-t-il à rendre à chacun le sien ? — 12° La justice est-elle la principale de toutes les vertus morales?


ARTICLE I. — est-il convenable de définir la justice : la volonté constante et perpétuelle de rendre à chacun ce qui lui revient (1)?


Objections: 1. Il semble que les jurisconsultes aient eu tort de dire (De just. et jur. lib. x) que la justice est la volonté constante et perpétuelle de rendre à chacun ce qui lui revient. Car la justice, d'après Aristote (Eth. lib. v, cap. 1), est l'habitude qui nous porte à agir d'une manière conforme à l'équité, à faire et à vouloir en tout ce qui est juste. Or, la volonté désigne dans cette définition la puissance ou même l'acte. C'est donc à tort qu'on dit que la justice est la volonté.

2. La droiture de la volonté n'est pas la volonté elle-même-, autrement si la volonté était sa droiture, il s'ensuivrait qu'il n'y aurait pas de volonté perverse. Or, d'après saint Anselme (Lib. de verit. cap. 13), la justice est la droiture. La justice n'est donc pas la volonté.

3. Il n'y a que la volonté de Dieu qui soit perpétuelle. Si donc la justice est une volonté perpétuelle, elle n'existe qu'en Dieu.

4. Tout ce qui est perpétuel est constant, parce qu'il est immuable. Il était donc inutile de mettre dans la définition de la justice ces deux mots : perpétuel et constant.

5. Il appartient au prince de rendre à chacun ce qui lui est dû. Par conséquent si la justice consiste à accorder à chacun ce qui lui revient, il s'ensuit qu'elle n'existe que dans le prince ; ce qui répugne.

6. D'après saint Augustin (De mor. Eccl. cap. 15), la justice est un amour qui ne sert que Dieu. Elle ne rend donc pas à chacun le sien.

CONCLUSION. — La justice est la volonté perpétuelle et constante qui accorde à chacun ce qui lui revient, ou bien elle est une habitude d'après laquelle on accorde d'une volonté constante et perpétuelle à chacun ce qui lui est dû ; ou bien elle est une habitude d'après laquelle on fait par choix ce qui est équitable.

Réponse Il faut répondre que cette définition de la justice est bonne, pourvu qu'on l'entende dans son vrai sens. Car toute vertu étant une habitude qui est le principe d'une bonne action, il est nécessaire qu'on la définisse au moyen de l'acte bon qui est sa matière propre. Or, la justice a pour objet ce qui se rapporte à autrui; c'est là sa matière propre, comme nous le verrons (art. seq.). C'est pourquoi on désigne l'acte delà justice par rapport à sa matière propre ou à son objet quand on dit: qu'elle accorde à chacun ce qui lui est dû. Car, selon la remarque de saint Isidore (Etym. lib. x ad litt. I), on appelle juste celui qui observe le droit. — Mais pour qu'un acte qui se rapporte à une matière quelconque soit vertueux, il faut qu'il soit volontaire et qu'il soit ferme et stable; parce que, d'après Aristote (Eth. lib. ii. cap. 4), pour qu'un acte soit vertueux il faut : 1° qu'en l'exécutant, on sache ce que l'on fait; 2° qu'il soit le résultat d'une détermination réfléchie, et qu'on le fasse pour une fin légitime; 3° qu'il soit l'effet d'une disposition ferme et immuable. La première de ces conditions est renfermée dans la seconde, parce que ce qu'on fait par ignorance est involontaire, d'après ce même philosophe (Eth. lib. m, cap. 4). C'est pour cette raison que dans la définition de la justice on met d'abord la volonté, pour montrer que l'acte de cette vertu doit être volontaire. On ajoute que la volonté doit être constante et perpétuelle pour indiquer la fermeté de l'acte. — La définition précitée est donc une définition complète de la justice; si ce n'est que l'acte est pris pour l'habitude qu'il spécifie; car c'est par l'acte que l'habitude s'exprime. Si on voulait ramener cette définition à une forme plus méthodique, on pourrait donc dire que la justice est une habitude par laquelle on accorde d'une volonté constante et perpétuelle à chacun ce qui lui est dû. Cette définition revient à celle que donne Aristote quand il dit (Eth. lib. v, cap. 5) que la justice est une habitude d'après laquelle on fait par choix ce qui est équitable.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le mot volonté désigne ici l'acte, non la puissance. Les philosophes ont la coutume de définir les habitudes parles actes, comme le remarque saint Augustin (Sup. Joan. Tract, lxxix), quand il dit que la foi consiste à croire ce qu'on ne voit pas.

2. Il faut répondre au second, que la justice n'est pas la droiture par essence, mais elle en est seulement la cause : car elle est une habitude d'après laquelle les actions et les volitions sont droites.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on peut dire que la volonté est perpétuelle de deux manières : 1° par rapport à l'acte qui dure perpétuellement : il n'y a que la volonté de Dieu qui soit perpétuelle de cette manière ; 2° par rapport à l'objet, parce qu'on veut perpétuellement faire une chose. C'est là ce qui est nécessaire à l'essence même de la justice. En effet il ne suffit pas pour être essentiellement juste qu'on veuille à une heure donnée, dans une affaire quelconque, observer la justice ; car on trouverait à peine un homme qui voulût être injuste en toutes choses, mais il faut que l'on ait perpétuellement et en toutes circonstances la volonté de faire ce qui est juste.

4. Il faut répondre au quatrième, que le mot perpétuel ne s'entendant pas de la durée perpétuelle de l'acte de la volonté, il n'est pas inutile d'ajouter le mot constant ; afin que par le mot perpétuel on indique la disposition où l'on est d'observer perpétuellement la justice, et que par le mot constant on montre que l'on persévère fermement dans cette disposition.

5. Il faut répondre au cinquième, que le juge rend aux autres ce qui leur est dû, dans le sens qu'il ordonne de le faire et qu'il dirige cet acte, parce qu'il est en quelque sorte la justice vivante, et que le prince est le gardien de l'équité, selon l'observation d'Aristote (Eth. lib. v, cap. 4 et 6). Au lieu que les sujets rendent à chacun ce qui leur appartient dans le sens qu'ils exécutent la justice (I).

6. Il faut répondre au sixième, que comme l'amour de Dieu renferme l'amour du prochain, ainsi que nous l'avons dit (quest. xxv, art. 1), de même dans le service de Dieu se trouve comprise pour l'homme l'obligation de rendre à chacun ce qu'il lui doit.

(1) Cette définition revient à ces paroles de l'Apôtre (Rm 13) : Reddite omnibus debita: cui tributum, tributum ; cui vectigal, vectigal; cui timorem, timorem; cui honorem, honorem.
(I) Les uns observent la justice en commandant, les autres en obéissant.


ARTICLE II. — la justice se rapporte-t-elle toujours à une personne étrangère ?


Objections: 1. Il semble que la justice ne se rapporte pas toujours à un autre. Car l'Apôtre dit (Rm 3,22) : La justice de Dieu existe par la foi de Jésus-Christ. Or, la foi ne suppose pas le rapport d'un homme avec un autre. Donc la justice non plus.

2. D'après saint Augustin (Lib. de mor. Eccl. cap. 45), il appartient à la justice de servir Dieu et de bien commander à toutes les choses qui nous sont soumises. Or, l'appétit sensitif est soumis à l'homme, comme on le voit par ces paroles de la Genèse (Gn 4,7) : Le désir du péché sera sous vous et vous le dominerez. Il appartient donc à la justice de dominer notre propre appétit, et par conséquent il y a une justice qui se rapporte à nous- mêmes.

3. La justice de Dieu est éternelle. Or, il n'y a rien autre chose que Dieu qui soit éternel. Il n'est donc pas de l'essence de la justice de se rapporter à un autre.

4. Comme les opérations qui se rapportent à autrui ont besoin d'être rectifiées, de même les opérations qui se rapportent à nous-mêmes. Or, la justice rend droites nos actions, d'après ce mot de l'Ecriture (Pr 11,5) : La justice de l'homme innocent rend droite sa conduite. Elle n'a donc pas seulement pour objet ce qui se rapporte à autrui.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Cicéron dit (De offic. lib. i) que la justice est le lien qui soutient la société des hommes entre eux et le commerce de la vie. Or, cette fonction demande qu'elle se rapporte à autrui. Elle n'embrasse donc que les choses qui ont ce caractère.

CONCLUSION. —La justice impliquant l'égalité se rapporte toujours à autrui ; mais par métaphore on peut exercer la justice envers soi-même.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 1 et 2), le nom de la justice impliquant l'égalité, cette vertu se rapporte essentiellement à autrui. Car une chose n'est pas égale à elle-même, mais à une autre. De plus, la justice ayant pour objet de rectifier les actes humains, comme nous l'avons dit (quest. lvii, art. 1, et I-II, quest. cxin, art. 4), il est nécessaire que l'égalité qu'elle requiert se rapporte à différents individus capables d'agir. Car les actions appartiennent aux suppôts et aux êtres complets; on ne les attribue pas, à proprement parler, aux parties et aux formes ou aux puissances. Ainsi on ne dit pas, à proprement parler, que la main frappe, mais bien que l'homme frappe par la main; on ne dit pas que la chaleur échauffe, mais le feu au moyen de la chaleur. Cependant on dit ces mêmes choses par analogie. Par conséquent, la justice proprement dite exige la diversité des suppôts, et elle n'existe qu'autant qu'un homme traite avec un autre. — Mais par analogie on distingue dans un seul et même homme divers principes d'action, qui sont en quelque sorte des agents différents; comme la raison, 1 irascible et le concupiscible. C'est pourquoi métaphoriquement on dit que la justice existe dans un seul et même homme, selon que la raison commande à l'irascible et au concupiscible, selon que ces puissances lui obéissent, et en général selon que l'homme attribue à chacune des parties de son être ce qui lui convient. C'est ce qui fait qu'Aristote (Eth. lib. v, cap. ult.) donne à cette vertu le nom de justice par métaphore (I).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la justice qui est produite en nous par la foi est celle qui justifie l'impie. Elle consiste dans la subordination légitime des parties de l'âme, comme nous l'avons dit (I-II, quest. cxui, art. I) en traitant de la justification de l'impie. Mais ceci se rapporte à la justice prise dans un sens métaphorique, et qui peut se trouver dans celui qui mène une vie solitaire.

2. La réponse au second argument est par là même évidente. Il faut répondre au troisième, que la justice de Dieu existe éternellement dans sa volonté et son dessein, qui sont éternels ; et c'est surtout dans ces deux choses que la justice consiste ; quoique par rapport à l'effet elle ne soit pas éternelle, parce qu'il n'y a rien qui soit coéternel à Dieu.

4. Il faut répondre au quatrième, que les actions de l'homme envers lui- même sont suffisamment rectifiées par la droiture que les autres vertus morales impriment aux passions. Mais les rapports que nous avons avec les autres ont besoin d'une rectitude toute spéciale, non-seulement relativement à l'agent, mais encore relativement à celui avec lequel il traite. C'est pourquoi il y a une vertu spéciale qui a ces relations pour objet, et c'est la justice.

(I) Billuart observe que ceci est vrai des hommes ordinaires dans lesquels il n'y a pas diversité de natures sous un seul et même suppôt, mais que le Christ, comme homme, a satisfait à lui-même comme Dieu, selon la justice.




II-II (Drioux 1852) Qu.57 a.1