II-II (Drioux 1852) Qu.60 a.2

ARTICLE II. — est-il permis de juger (1)?


Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas permis de juger. Car on n'est puni que pour une chose illicite. Or, ceux qui jugent sont frappés d'une peine qu'évitent ceux qui ne jugent pas, d'après ces paroles de l'Evangile (Mt 7) : Ne jugez pas pour que vous ne soyez pas jugés. Il est donc défendu de juger.

2. Saint Paul dit (Rm 14,4) : Qui êtes-vous pour juger le serviteur d'autrui ? C’est à son maître à voir s'il demeure ferme ou s'il tombe. Or, le maître de tous, c'est Dieu. Il n'est donc permis à aucun homme de juger.

3. Aucun homme n'est sans péché, d'après ces paroles de l'Apôtre (1Jn 1,8) : Si nous disons que nous n'avons pas de péchés, nous nous trompons nous-mêmes. Or, il n'est pas permis à celui qui pèche de juger, suivant cette parole de saint Paul (Rm 2,4) : Vous êtes inexcusable, vous qui jugez : car en jugeant les autres vous vous condamnez vous-même, puisque vous faites ce que vous jugez. Il n'est donc permis à personne de juger.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Dt 16,48) : Vous établirez des juges et des magistrats à toutes vos portes, afin qu'ils jugent le peuple d'après un juste jugement (2).

CONCLUSION. — Il est toujours défendu de juger une chose avec injustice, présomption et témérité ; mais il est permis, sans aucun doute, de porter un jugement qui est un acte de justice.

Réponse Il faut répondre que le jugement n'est licite qu'autant qu'il est un acte de justice. Mais, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. préc.), pour qu'un jugement soit un acte de justice, il faut trois choses : 4° qu'il procède de l'inclination de la justice; 2° qu'il provienne de l'autorité du chef; 3° qu'il soit prononcé selon la raison droite de la prudence. Toutes les fois que l'une de ces conditions manque, le jugement est vicieux et illicite. Il l'est d'abord quand il est contraire à la droiture de la justice ; c'est ce qu'on appelle un jugement pervers ou injuste (3). Il l'est ensuite quand l'homme juge dans le cas où il n'a pas autorité pour le faire : c'est ce qu'on appelle un jugement usurpé (4). Enfin il l'est quand on le prononce sans avoir la certitude de la raison, comme quand on juge des choses douteuses ou cachées d'après de légères conjectures; alors on dit que le jugement est soupçonneux ou téméraire.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le Seigneur, en cet endroit (5), nous défend le jugement téméraire qui porte sur les intentions du coeur ou sur d'autres choses incertaines, comme le dit saint Augustin (De serm. Dom. in mont. lib. ii, cap. 18); ou bien il nous défend de juger des choses divines que nous ne devons pas juger, puisqu'elles sont au-dessus de nous, mais que nous devons croire simplement, comme le dit saint Hilaire (Sup. Matth. cap. 5); ou bien il nous défend le jugement qui vient non de la bienveillance, mais de l'amertume du coeur, d'après saint, Chrysostome (Hom. xvii in op. imper f. circ. princ.).

2. Il faut répondre au second, que le juge est établi comme le ministre de Dieu. Aussi, après avoir dit (Dt 1,16) : Jugez ce gui est juste, on ajoute : parce que c'est le jugement de Dieu.

3. Il faut répondre au troisième, que ceux qui sont dans des péchés graves ne doivent pas juger ceux qui font les mêmes fautes ou qui en font de moindres, comme le dit saint Chrysostome, à l'occasion de ce passage de l'Evangile (Mt 7) : Nolite judicare (Hom. xxiv op. imp.). Ces paroles sont surtout applicables quand les péchés sont publics, parce qu'il en résulte du scandale pour les autres. S'ils ne sont pas publics, mais occultes, et qu'il y ait nécessité de  juger parce que c'est un devoir, on peut reprendre ou juger avec humilité et avec crainte. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (De serm. Dom. in mont. lib. ii, cap. 19) : Si nous trouvons que nous avons le même vice, excitons-nous à faire les mêmes efforts. Toutefois l'homme ne se condamne pas lui-même pour cela, de telle sorte qu'il en résulte pour lui un nouveau motif de condamnation (1), mais en condamnant les autres, il montre qu'il est lui-même condamnable pour le même péché ou pour un péché semblable.

(1) Cet article est une réfutation des vaudois et des anabaptistes, qui prétendaient que les chrétiens n'avaient pas le droit de rendre des jugements.
(2) Saint Pierre a .jugé Ananie et Saphire (Ac 5), saint Paul l'incestueux de Corinthe (1Co 5), et dès les temps apostoliques, l'Eglise avait un tribunal auquel furent déférées les causes ecclésiastiques, puis les causes séculières, comme on le voit (lib. II, Const. apost, cap. 37).
(3) Le jugement est pervers, s'il est rendu, non d'après l'amour de la justice, mais par un motif humain, comme la colère, la haine, l'avarice, etc. Dans ce cas il est vicieux, mais il peut se faire qu'il ne soit pas injuste. Il n'est injuste qu'autant qu'il est contraire à la justice.
(4) Cette condition ne regarde que les jugements publics, parce qu'entre particuliers le jugement peut être vrai sans qu'on ait autorité pour le porter.
(5) Les hérétiques ont abusé de ces paroles de Notre-Seigneur, et c'est là ce qui les a jetés dans l'erreur.
(1) Dans cette hypothèse, il n'y a rien de coupable dans le jugement que le juge prononce. Saint Thomas avait enseigné d'abord le contraire (IV. dist. 19, quest. ii, art. 2, quest. il), mais Cajetan et ses autres commentateurs observent qu'il s'est rétracté non-seulement ici, mais dans ses commentaires (Lect. in cap. viii Joan, et in cap. ii ).


ARTICLE III. — le jugement qui vient d'un soupçon est-il illicite (2)?


Objections: 1. Il semble que le jugement qui provient d'un soupçon ne soit pas illicite. Car un soupçon paraît être une opinion incertaine au sujet d'une chose mauvaise. D'où Aristote dit (Eth. lib. vi, cap. 3) que le soupçon se rapporte au vrai et au faux. Or, à l'égard des choses contingentes, on ne peut avoir qu'une opinion incertaine. Par conséquent, puisque le jugement humain se rapporte à des actes humains qui consistent dans des choses particulières et contingentes, il semble qu'il ne serait jamais permis de juger, si on ne pouvait le faire d'après un soupçon.

2. Par un jugement illicite on fait injure au prochain. Or, le mauvais soupçon ne consiste que dans l'opinion d'un homme, et par conséquent il ne paraît pas faire injure à autrui. Le jugement soupçonneux n'est donc pas défendu.

3. S'il est illicite, il faut qu'il soit une chose injuste, parce que le jugement est un acte de justice, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest.). Or, l'injustice est toujours dans son genre un péché mortel, comme nous l'avons vu (quest. lix, art. i). Le jugement de suspicion serait donc toujours un péché mortel, s'il était illicite. Mais il n'en est pas ainsi, parce que nous ne pouvons éviter les soupçons, comme le dit la glose de saint Augustin (Ord. tract, xc in ) à l'occasion de ces paroles de saint Paul (1Co 4) : Ne jugez pas avant le temps. Le jugement soupçonneux ne paraît donc pas être illicite.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Chrysostome, à l'occasion de ces paroles de l'Evangile (Mt 7): Nolite judicare, dit (alius auctor Hom. xvii in op. imperf.) que par ce précepte le Seigneur ne nous défend pas de reprendre les autres chrétiens par bienveillance, mais il nous défend de faire jactance de nos vertus et de mépriser les autres en les haïssant et en les condamnant sur de simples soupçons.

CONCLUSION. — C'est un péché mortel que de juger et de condamner les autres sur de simples soupçons; c'est une chose légère que de commencer à douter de la probité d'un autre d'après de légers indices ; mais le sentiment de celui qui juge les autres sur des preuves légères s'aggrave en raison de la gravité de la matière qui en fait l'objet.

Réponse Il faut répondre que, comme le dit Cicéron, le soupçon implique une mauvaise opinion des autres fondée sur des preuves légères. Il provient de trois sources : 1° de ce qu'un individu est mauvais en lui-même, et par là même qu'il a le sentiment de sa perversité, il croit facilement le mal des autres, suivant cette parole de l'Ecriture (Qo 10,3) : L'insensé manifeste sa folie dans la voie la plus unie, et comme il est insensé, il croit que tous les autres le sont aussi. 2° Il provient de ce qu'on est mal disposé à l'égard d'un autre. Car quand on méprise ou qu'on hait quelqu'un, quand on est fâché contre lui ou qu'on lui porte envie, on en pense mal sur le moindre indice, parce qu'on croit facilement ce qu'on désire. 3° Il provient d'une longue expérience. Ainsi Aristote remarque (Rhet. lib. ii, cap. 13) que les vieillards sont les plus soupçonneux, parce qu'ils ont maintes fois éprouvé les défauts des autres. — Les deux premières de ces causes appartiennent évidemment à la dépravation de la volonté ; mais la troisième affaiblit la nature du soupçon lui-même (1), parce que l'expérience mène à la certitude, qui est contraire à l'essence même du soupçon. C'est pourquoi le soupçon implique un vice, et plus il est développé, plus il est vicieux. Or, il y a dans le soupçon trois degrés. Le premier, c'est que sur de légers indices on commence à douter de la bonté de quelqu'un (2). Cette faute est légère et vénielle, car elle appartient à la tentation humaine, dont la vie ne peut être exempte, comme on le voit dans la glose (Ord. Aug. cit. in arg. 3) à l'occasion de ces paroles de saint Paul (1Co 4): Ne jugez pas avant le temps. Le second degré, c'est quand on regarde comme certaine la malice d'autrui d'après des preuves légères. S'il s'agit de quelque chose de grave (3), il y a péché mortel, parce qu'on ne fait pas cela sans mépriser le prochain. C'est pourquoi la glose ajoute : Si nous ne pouvons éviter les soupçons parce que nous sommes des hommes, nous devons du moins retenir nos jugements, c'est-à-dire ne pas porter de sentences fermes et définitives. Le troisième degré, c'est quand un juge s'appuie sur un soupçon pour condamner quelqu'un (4). Cet acte appartient directement à l'injustice, et par conséquent il y a là un péché mortel.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il y a pour les actes humains une certitude (5) qui n'est pas comme celle qui existe dans les sciences démonstratives, mais qui est en rapport avec cette matière. C'est celle qu'on obtient au moyen de la preuve testimoniale.

2. Il faut répondre au second, que par là même qu'on a une mauvaise opinion d'un autre sans cause suffisante, on le méprise injustement, et c'est pour ce motif qu'on lui fait injure.

3. Il faut répondre au troisième, que la justice et l'injustice se rapportant aux opérations extérieures, comme nous l'avons dit (quest. lviii, art. 9, et quest. i.ix, art. 2), alors le jugement soupçonneux appartient directement à l'injustice quand il en vient à l'acte extérieur, et dans ce cas il est un péché mortel, comme nous l'avons vu (in corp. art.). Mais le jugement intérieur appartient à l'injustice selon qu'il se rapporte au jugement extérieur, comme l'acte intérieur à l'acte extérieur, comme la concupiscence à la fornication, et la colère à l'homicide.

(2) Saint Thomas comprend sous le nom général de soupçon le doute et le jugement téméraire.
(1) Le cloute que l'expérience inspire est ordinairement le doute négatif qui, au lieu d'être une faute, est un acte de prudence. Ainsi il est nécessaire que les maîtres, les pères de famille, les supérieurs, soupçonnent la conduite de ceux qui leur sont confiés; que celui qui reçoit un inconnu dans sa maison prenne des précautions pour mettre ce qui lui appartient en sûreté.
(2) Dans ce cas, le doute n'est pas pleinement délibéré, comme l'observent Sylvius et les autres interprètes de saint Thomas.
(3) Il y a des théologiens qui prétendent que le soupçon téméraire, quand il se borne au doute et à l'opinion, n'est pas un péché mortel dans son genre. Cajétan, Lessius, La Cruz et plusieurs autres, sont de ce sentiment. Sylvius, Bannès, Médina, Molauus, Billuart, sont du sentiment opposé. Nous croyons que ces derniers ont le mieux saisi la pensée de saint Thomas.
(4) Un juge ne doit faire reposer sa sentence que sur des preuves certaines. Dans une affaire criminelle, s'il n'a que des preuves douteuses, il doit prononcer en faveur de l'accusé.
(5) La certitude morale ne peut pas avoir le caractère apodictique de la certitude métaphysique.

ARTICLE IV. — les choses douteuses doivent-elles être interprétées dans le meilleur sens?


Objections: 1. Il semble qu'on ne doive pas interpréter ce qui est douteux dans le meilleur sens. En effet, le jugement doit plutôt se porter sur ce qui arrive le plus souvent. Or, il arrive le plus souvent qu'on agit mal. Car le nombre des insensés est infini, d'après l'Ecriture (Qo 1,15), et il est dit ailleurs (Gn 8,21) que les sens de l'homme sont portés au mal dès sa jeunesse. Nous devons donc plutôt interpréter ce qui est douteux en mal qu'en bien.

2. Saint Augustin dit (De doct. christ, lib. i, cap. 27) que c'est vivre selon la piété et la justice que d'apprécier sainement les choses sans pencher ni d'un côté, ni de l'autre. Or, celui qui prend dans le meilleur sens ce qui est douteux, penche d'un côté plus que d'un autre. On ne doit donc pas le faire.

3. L'homme doit aimer le prochain comme lui-même. Or, l'homme doit à l'égard de lui-même interpréter ce qui est douteux dans le sens le plus défavorable, d'après ce mot de Job (Jb 9,28) : Je craignais toutes mes oeuvres. Il semble donc que ce qui est douteux à l'égard du prochain doive se prendre au pire.

En sens contraire Mais c'est le contraire. A l'occasion de ces paroles de saint Paul (Rm 14) : Qui non manducat, manducantem non judicet, la glose dit (Ord. Aug. lib. ii, De serm. Dom. in mont. cap. 48) qu'on doit interpréter dans le meilleur sens ce qui est douteux.

CONCLUSION. — Les preuves douteuses sur la perversité d'un autre doivent toujours s'interpréter delà meilleure part.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 2), par là même qu'on a une mauvaise opinion d'un autre sans cause suffisante, on lui fait injure et on le méprise. Or, on ne doit mépriser personne et on ne doit faire aucun tort, si on n'y est contraint. C'est pourquoi dès que nous n'avons pas de preuves évidentes de la malice de quelqu'un, nous devons le considérer comme bon, en interprétant dans le meilleur sens ce qui est douteux (4).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il peut se faire que celui qui interprète les choses en bonne part se trompe le plus souvent. Mais il vaut mieux qu'on se trompe souvent en pensant bien d'un méchant que de se tromper quelquefois en pensant mal d'un homme de bien ; parce que dans le second cas on fait injure à quelqu'un, et il n'en est pas de même dans le premier (1).

2. Il faut répondre au second, qu'autre chose est de juger des choses et autre chose de juger des hommes. Quand nous jugeons des choses, nous ne considérons pas le bien ou le mal relativement à la chose elle-même qui nous occupe et qui est indifférente à l'égard de la manière dont on la juge. On ne considère alors que le bien de celui qui juge, si son jugement est vrai, ou le mal, si son jugement est faux. Car le vrai est le bien de l'intellect, tandis que le faux est son mal, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 2). C'est pourquoi chacun doit s'efforcer de juger des choses d'après ce qu'elles sont. Mais quand nous jugeons des hommes, le bien et le mal se considèrent surtout relativement à celui qui est jugé. Il passe pour honorable, du moment qu'on le juge bon, et il est méprisable si on le juge mauvais. C'est pourquoi dans ce jugement nous devons plutôt chercher à juger l'individu favorablement, si nous n'avons pas la preuve évidente du contraire. Et quand l'homme se trompe, en jugeant bien d'un autre, cette erreur ne fait ni bien ni mal à son intelligence qui n'a pas à connaître en soi la vérité des choses contingentes, mais elle prouve plutôt la bonté de ses dispositions.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on peut interpréter une chose de deux manières en bonne ou en mauvaise part. 1° Par supposition (2). Ainsi quand nous devons employer un remède contre un mal qui est en nous ou dans les autres, il convient, pour appliquer ce remède avec plus de sécurité, que nous supposions que ce qui est efficace contre un grand mal, l'est beaucoup plus encore contre un mal moindre. 2° Nous interprétons une chose en bien ou en mal, en la définissant ou en la déterminant. Quand il s'agit des choses on doit s'efforcer d'interpréter chacune d'elles comme elle est; mais s'il s'agit des personnes, on doit tout interpréter dans le meilleur sens, comme nous l'avons dit (in corp. art. et ad 2).

(I) Les théologiens distinguent deux sortes d'interprétation, l'une négative, qui empêche de prendre la chose au pire, et l'autre positive, qui la fait considérer au mieux. Ils reconnaissent qu'on ne doit pas la juger au pire, car ce serait tomber dans le jugement téméraire, mais ils croient qu'on ne doit pas la juger de la manière la plus favorable, à moins qu'on ne soit obligé .d'agir. Dans d'autres cas on peut garder la plus stricte neutralité. C'est le sentiment de Cajétan et de la plupart des théologiens.
(1) Quid, perdo, ti credo quod bonus est? dit saint Augustin (Ps 147). Il ne peut en résulter au plus qu'un mal matériel, qui n'est rien comparativement au mal moral.
(2) Dans ce cas, on peut prendre la chose au pire, pour ne pas se trouver au dépourvu.



ARTICLE V. — doit-on toujours juger d'après les lois écrites?


Objections: 1. Il semble qu'on ne doive pas toujours juger d'après les lois écrites. Car il faut toujours éviter les jugements injustes. Or, quelquefois les lois écrites renferment des injustices, d'après cette parole du prophète (Is 10,1) : Malheur à ceux qui établissent des lois iniques et qui ont rendu des ordonnances injustes. On ne doit donc pas toujours juger d'après les lois écrites.

2. Il faut que le jugement porte sur chaque événement en particulier. Or, aucune loi écrite ne peut comprendre tous les faits particuliers, comme on le voit (Eth. lib. v, cap. 10). Il semble donc qu'on ne doive pas toujours juger d'après les lois écrites.

3. La loi est écrite pour manifester le sentiment du législateur. Or, quelquefois il arrive que si le législateur était présent, il jugerait autrement. On ne doit donc pas toujours juger d'après les lois écrites.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de ver. relig. cap. 31) : Pour les lois temporelles, quoique les hommes en soient juges quand ils les établissent, cependant une fois qu'elles sont instituées et confirmées, il n'est pas permis aux juges de les juger, mais ils doivent s'y conformer.

CONCLUSION. — Il est nécessaire qu'on juge toujours selon la lettre de la loi.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest.), le jugement n'est rien autre chose qu'une définition ou une détermination de ce qui est juste. Or, une chose devient juste de deux manières : 1° d'après la nature même de la chose, et c'est ce qu'on appelle le droit naturel; 2° d'après une certaine convention humaine, et c'est ce qu'on appelle le droit positif, comme nous l'avons vu (quest. lvii, art. 2). Les lois sont écrites pour la manifestation de ces deux espèces de droit, mais d'une manière différente. Car la loi écrite contient le droit naturel, mais elle ne l'établit pas, parce qu'il ne tire pas sa force de la loi, mais de la nature. Au contraire le droit positif renferme la loi écrite et l'établit en lui donnant toute son autorité. C'est pourquoi il faut que le jugement soit conforme aux lois écrites; autrement il s'écarterait de la justice naturelle ou de la justice positive.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme la loi écrite ne donne pas de force au droit naturel, de même elle ne peut pas non plus l'affaiblir ou le détruire; parce que la volonté de l'homme ne peut changer la nature. C'est pourquoi si la loi écrite renferme quelque chose qui soit contraire au droit naturel, elle est injuste et n'est pas obligatoire. Car le droit positif n'est applicable que quand il est indifférent au droit naturel qu'une chose soit faite de telle ou telle manière, comme nous l'avons vu (quest. lvii, art. 2 ad 2). C'est pourquoi ces ordonnances sont beaucoup moins des lois que des altérations de la loi, comme nous l'avons dit (I-II, quest. xcv, art. 2). Par conséquent on ne doit pas y conformer ses jugements.

2. Il faut répondre au second, que, comme les lois iniques sont par elles- mêmes toujours contraires au droit naturel ou qu'elles le sont le plus souvent ; de même les lois positives qui sont justes peuvent s'écarter de l'équité dans certaines circonstances, au point que si on les suivait, on irait contre le droit naturel. Dans ce cas on ne doit pas juger selon la lettre de la loi, mais on doit revenir à l'équité que le législateur avait en vue. C'est ce qui fait dire au jurisconsulte Modestinus (in Hep. lib. viii ex quo refertur in ff. lib. I, tit. iii, leg. 25) que la raison du droit ou la bienveillance de l'équité ne souffre pas que ce qui a été introduit dans l'intérêt des hommes, soit interprété d'une manière trop dure et trop sévère contrairement à leur avantage. Dans ces circonstances le législateur jugerait lui-même autrement, et s'il eût prévu le cas, il l'aurait déterminé dans sa loi (1).

3. La réponse au troisième argument est par là même évidente.

(1) On doit dans ce cas user de l’èpikie, Nous avons dit dans quelles circonstances on devait faire usage de ce droit (tom. III, p. 429, not. 1). Dans lu doute, il faut consulter le législateur, si la chose est possible ; mais si on ne le peut sans de graves inconvénients, on peut agir contrairement aux paroles de la loi, s'il est probable qu'il n'a pas eu l'intention d'obliger dans cette circonstance.



ARTICLE VI. — le jugement usurpé est-il mauvais?


Objections: 1. Il semble que le jugement usurpé ne soit pas mauvais. Car la justice est la droiture des actions. Or, il importe peu à la vérité par qui elle soit proclamée, mais elle doit être acceptée de tout le monde. Il est donc indifférent à la justice que ce soit une personne ou une autre qui détermine ce qui est juste; ce qui est de l'essence du jugement.

2. Il appartient au jugement de punir les péchés. Or, il y en a qui sont loués pour avoir puni des fautes et qui n'avaient cependant pas d'autorité sur les prévaricateurs. C'est ainsi qu'on impute à justice à Moïse d'avoir tué un Egyptien (Ex 2) et qu'on exalte Phinées, le fils d'Eléazar (Ps 105), pour avoir tué Zambri, le fils de Salum (Nb 25). L'usurpation du jugement n'est donc pas une injustice.

3. La puissance spirituelle est distincte de la puissance temporelle. Or, quelquefois les prélats qui ont la puissance spirituelle se mêlent de ce qui regarde la puissance séculière. Le jugement usurpé n'est donc pas illicite.

4. Comme l'autorité est nécessaire pour bien juger, de même il faut à celui qui juge la justice et la science, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. 2 huj. quaest.). Or, on ne dit pas qu'un jugement est injuste, si on le prononce sans avoir l'habitude de la justice ou sans avoir la science du droit. Le jugement usurpé qu'on porte sans en avoir l'autorité n'est donc pas toujours injuste.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Rm 14,4) : Qui êtes-vous pour juger le serviteur d'autrui?

CONCLUSION. — Comme on fait une in justice en forçant quelqu'un à observer une loi qui n'est pas revêtue de l'autorité publique, de même on pèche grièvement en jugeant un individu qu'on n'a pas le droit de juger, ou en usurpant la puissance judiciaire.

Réponse Il faut répondre que puisqu'on doit juger d'après les lois écrites, comme nous l'avons dit (art. préc.), celui qui porte un jugement, interprète d'une certaine façon le texte de la loi, en l'appliquant à une affaire particulière. Or, puisqu'il faut la même autorité pour interpréter la loi que pour la faire, il s'ensuit que comme on ne peut faire la loi que par l'autorité publique, de même on ne peut porter un jugement qu'au même titre; et cette autorité s'étend sur tous ceux qui font partie de la société. C'est pourquoi comme il serait injuste de forcer un autre individu à observer une loi qui n'aurait pas été sanctionnée par l'autorité publique; de même il est injuste de forcer quelqu'un à subir un jugement qui n'est pas prononcé au nom de cette même autorité.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que celui qui nous dit la vérité ne nous contraint pas à la recevoir (1), chacun reste libre de l'accepter ou de ne pas l'accepter comme il le veut; au lieu qu'un jugement implique une contrainte. C'est pourquoi il est injuste qu'on soit jugé par celui qui n'a pas légalement le droit de le faire.

2. Il faut répondre au second, que Moïse paraît avoir reçu par inspiration divine le pouvoir de tuer l'Egyptien, comme on le voit par ces paroles de l'Ecriture (Ac 7,24) qui rapporte qu'il frappa l'Egyptien parce qu'il croyait que ses frères comprendraient que le Seigneur devait délivrer Israël par son ministère. — Ou bien on peut dire qu'il défendait avec la modération d'une juste protection celui de ses frères que l'Egyptien injuriait. C'est l'interprétation de saint Ambroise (De offic. lib. i, cap. 36), qui dit que celui qui ne met pas son compagnon à l'abri de l'injure, quand il le peut, est aussi coupable que celui qui l'injurie, et il cite à cette occasion l'exemple de Moïse. — On peut encore répondre avec saint Augustin (Quaest. Exod. lib. ii, quest. ii, et lib. xxii cont. Faust, cap. 70) que comme on loue la fertilité d'une terre qui produit des herbes inutiles avant d'avoir reçu de bonnes semences; ainsi cet acte de Moïse qui était coupable est loué, parce qu'il était un indice de la séve puissante qu'il y avait en lui; dans le sens qu'il révélait la vertu par laquelle il devait délivrer son peuple. — A l'égard de Phinées on doit dire qu'il agit sous l'inspiration divine, poussé par le zèle de Dieu; ou bien quoiqu'il ne fut pas grand prêtre, il était cependant le fils du grand prêtre; et il lui appartenait de juger cette action aussi bien qu'aux autres juges qui en étaient chargés (2).

3. Il faut répondre au troisième, que la puissance séculière est soumise à la puissance spirituelle, comme le corps à l'âme : c'est pourquoi il n'y a pas usurpation, si le chef spirituel se môle des choses temporelles relativement aux affaires pour lesquelles la puissance séculière lui est soumise, ou que cette puissance lui abandonne.

4. Il faut répondre au quatrième, que l'habitude de la science et de la justice sont des perfections propres à chaque individu. C'est pourquoi quand elles font défaut on ne dit pas que le jugement est usurpé (I), comme on le dit, quand on n'a pas l'autorité publique à laquelle le jugement emprunte sa force coactive.

(1) Ainsi le jurisconsulte est parfaitement en droit de donner une décision spéculative sur telle ou telle affaire qui lui est soumise, mais il n'y a que le juge qui puisse rendre une décision pratique qui soit obligatoire pour les parties.
(2) D'ailleurs la loi s'exprimait ainsi; Occidet unusquisque proximos suos, qui initiati sunt Beelphegor.
(I) Le jugement peut être faux, parce que celui qui l'a prononcé n'avait pas les lumières suffisantes, mais il n'est pas usurpé.




QUESTION LXI.

DES PARTIES DE LA JUSTICE.


Après avoir parlé de la justice, de l'injustice et du jugement, nous devons nous occuper des parties de la justice; et d'abord des parties subjectives qui sont les différentes espèces de justice, la justice distributive et la justice commutative ; ensuite de ses parties intégrantes ; enfin de ses parties potentielles, ou des vertus qui lui sont adjointes. Sur le premier point il y a deux sortes de considérations qui se présentent. La première a pour objet les parties mêmes de la justice et la seconde les vices qui lui sont opposés. Et comme la restitution paraît être un acte de la justice commutative, nous traiterons : 1° de la distinction de la justice commutative et distributive; 2° de la restitution. — A l'égard de la première de ces deux considérations quatre questions se présentent : 1° Y a-t-il deux espèces de justice, la justice distributive et la justice commutative? — 2° Leur milieu se prend-il de la même manière? — 3° Leur matière est-elle uniforme ou multiple ? — 4° D'après une de ces espèces est-il juste de souffrir soi-même ce qu'on a fait souffrir aux autres ?



ARTICLE I. — est-il convenable de distinguer deux espèces de justice, la justice commutative et la justice distributive ?


Objections: 1. Il semble qu'on distingue à tort deux espèces de justice, la justice distributive et la justice commutative. En effet, il ne peut pas y avoir une espèce de justice qui nuise à la multitude ; puisque la justice se rapporte au bien général. Or, il est contraire au bien général de la société de distribuer entre plusieurs les biens qui sont communs, parce que d'une part on épuise les richesses communes, et que de l'autre on corrompt les moeurs des hommes. Car Cicéron dit (De ofíic. lib. ii) que celui qui reçoit devient pire, et qu'il est toujours plus disposé à attendre la même faveur. Cette distribution n'appartient donc pas â une espèce de justice.

2. L'acte de la justice consiste à rendre à chacun le sien, comme nous l'avons vu (quest. lvui, art. 2). Or, dans la distribution on ne rend pas à chacun le sien, mais on s'approprie ce qui était commun. Ce n'est donc pas une chose qui appartienne à la justice.

3. La justice n'existe pas seulement dans le prince, mais encore dans les sujets, comme nous l'avons vu (quest. lviii, art. 6). Or, c'est au prince qu'il appartient toujours de distribuer. Cet acte ne se rapporte donc pas toujours à la justice.

4. La justice distributive a pour objet les biens qui sont communs, comme on le voit (Eth. lib. v, cap. 2 et 3). Or, les biens communs appartiennent à la justice légale. Donc la justice distributive n'est pas une espèce de justice particulière, mais une espèce de justice légale.

5. L'unité et la pluralité ne changent pas l'espèce de la vertu. Or, la justice commutative consiste en ce qu'on rend quelque chose à un seul homme; et la justice distributive en ce qu'on donne quelque chose à plusieurs. Il n'y a donc pas là deux espèces de justice différente.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote distingue dans la justice deux parties (Eth. lib. v, cap. 2), et il dit que l'une dirige les distributions et l'autre les échanges.

CONCLUSION. — Il y a deux espèces de justice : l'une commutative qui dirige l'homme dans les conventions qui se font entre particuliers, et l'autre distributive qui distribue les choses communes dans une certaine proportion.

Réponse IL faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest lviii, art. 7 et 8), la justice particulière se rapporte à l'individu qui est à la société ce que la partie est au tout. Or, à l'égard d'une partie il peut y avoir deux espèces de rapport. Il y a celui de la partie à une autre partie, et c'est cette espèce de rapport qui existe entre un individu et un autre. Il est dirigé par la justice commutative qui consiste dans les échanges réciproques que se font deux personnes. L'autre rapport existe entre le tout et les parties, et il a pour analogue le rapport qu'il y a entre ce qui est général et chacun des individus (1). Ce rapport a pour règle la justice distributive qui répartit proportionnellement les choses qui sont communes. C'est pourquoi il y a deux espèces de justice, la justice distributive et la justice commutative.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme dans les largesses des particuliers on loue la modération et l'on blâme la profusion ; de même dans la distribution des biens communs on doit y mettre un mode et une proportion, et c'est en cela que la justice distributive sert de règle.

2. Il faut répondre au second, que, comme la partie et le tout sont en quelque sorte une même chose ; de même ce qui appartient au tout appartient d'une certaine manière à la partie; par conséquent, quand on distribue quelque chose des biens communs à certains individus, ils reçoivent tous en quelque façon ce qui est le leur (2).

3. Il faut répondre au troisième, que l'acte de la distribution qui a les biens communs pour objet, n'appartient qu'à celui qui est à la tête de ces biens ; mais la justice distributive existe néanmoins dans les sujets auxquels on les distribue, dans le sens qu'ils sont contents de cette juste distribution. D'ailleurs cette distribution des biens communs se fait quelquefois, non pas à un Etat, mais à une seule famille; dans ce cas, elle peut être faite par l'autorité d'une personne privée.

4. Il faut répondre au quatrième, que le mouvement tire son espèce de son but (ad quem). C'est pourquoi il appartient à la justice légale de rapporter au bien général ce qui est propre aux personnes privées; tandis qu'au contraire c'est à la justice particulière à rapporter le bien général à de simples individus en le leur distribuant.

5. Il faut répondre au cinquième, que la justice distributive et la justice commutative ne se distinguent pas seulement d'après l'unité et la pluralité, mais d'après la nature différente de la chose due (3). Car on ne doit pas à quelqu'un ce qui est commun de la même manière et au même titre que ce qui lui est propre.

(1) Ce rapport est celui du prince aux sujets. C'est au chef de l'Etat à répartir les charges, les honneurs, les peines et les récompenses sur les particuliers.
(2) Mais il y a entre eux une inégalité de droits fondée sur l'inégalité de leurs mérites.
(3) Le droit que l'on a aux emplois et aux récompenses publiques n'est pas un droit strict comme celui du créancier à l'égard de son débiteur. C'est pourquoi, quand on pèche contre la justice distributive. on n'est pas tenu, à ce titre, à restituer, comme quand on pèche contre la justice commutative.




II-II (Drioux 1852) Qu.60 a.2