II-II (Drioux 1852) Qu.61 a.2

ARTICLE II. — le milieu s'entend-il de la même manière dans la justice distributive et dans la justice commutative.


Objections: 1. Il semble que le milieu s'entende de la même manière dans la justice distributive et dans la justice commutative. Car elles sont l'une et l'autre comprises sous la justice particulière, comme nous l'avons dit (art. préc.). Or, le milieu se considère de la même manière dans toutes les parties de la tempérance ou de la force. On doit donc le considérer aussi de la même façon dans la justice distributive et commutative.

2. La forme de la vertu morale consiste dans un milieu qui est déterminé conformément à la raison. Par conséquent, puisque la même vertu n'a qu'une forme, il semble qu'on doive dans ces deux espèces de justice considérer le milieu de la même manière.

3. Dans la justice distributive on considère le milieu d'après la dignité différente des personnes. Or, on considère aussi la dignité des personnes dans la justice commutative ; par exemple pour les punitions. Car on punit plus celui qui frappe un prince que celui qui frappe une personne privée. Le milieu se considère donc de la même manière dans ces deux espèces de justice.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. v, cap. 3) que dans la justice distributive, on considère le milieu d'après une proportion géométrique, tandis que dans la justice commutative, on le considère d'après une proportion arithmétique.

CONCLUSION. — Dans la justice distributive, le milieu se prend d'après une proportion géométrique, tandis que dans la justice commutative, il se considère d'après une proportion arithmétique.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), dans la justice distributive on donne quelque chose à un individu, en tant que ce qui appartient au tout est dû à la partie. Or, ce qui est dû est d'autant plus grave que la partie a dans le tout une plus grande importance. C'est pourquoi dans la justice distributive, on donne une part des biens communs d'autant plus forte à un individu qu'il joue un rôle plus considérable dans la société. Ce rôle s'apprécie dans un Etat aristocratique (I) d'après la vertu; dans une oligarchie d'après les richesses, dans une démocratie d'après la liberté (2), et dans d'autres gouvernements d'une autre manière. C'est pour ce motif que dans cette justice le milieu ne se prend pas selon l'égalité d'une chose à une autre, mais selon la proportion des choses aux personnes; de telle sorte que, comme une personne en surpasse une autre, de même la chose qui est donnée à l'une surpasse celle qui est donnée à une autre. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. v, cap. 3) que ce milieu est en rapport avec la proportion géométrique, dans laquelle l'égalité se considère non d'après la quantité, mais d'après la proportion, comme si nous disions que : six sont à quatre ce que trois sont à deux (3). Il y a là une proportion dont le quotient est I 1/2, parce que le nombre le plus élevé renferme 1 fois 4/2 le plus petit. Mais il n'y a pas égalité dans l'excédent sous le rapport de la quantité ; parce que 6 surpassent 4 de deux et 3 surpassent 2 seulement d'une unité. — Au contraire, dans les échanges on rend quelque chose à une personne à cause de ce qu'on en a reçu, comme on le voit principalement à l'égard de l'achat et de la vente qui. sont les contrats dans lesquels on trouve l'essence première de l'échange. C'est pourquoi il faut qu'il y ait égalité entre une chose et une autre, de telle sorte que quand on a d'un autre plus que le sien, on doit le rendre dans la même quantité à celui à qui il appartient. L'égalité a donc lieu alors d'après le milieu arithmétique, qui se considère selon l'excédent égal de la quantité. C'est ainsi que le nombre cinq tient le milieu entre six et quatre, parce qu'il surpasse et il est surpassé d'une unité. Par conséquent, si au début, deux individus possédaient cinq, et que l'un ait pris une unité à l'autre, il s'est trouvé avec six, tandis que l'autre n'avait plus que quatre. La justice consiste donc à les ramener l'un et l'autre au milieu, en prenant un à celui qui a six et en le donnant à celui qui a quatre. Car alors ils auront l'un et l'autre cinq, ce qui est le milieu.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que dans les autres vertus morales on considère le milieu d'après la raison et non d'après la chose ; mais dans la justice on considère le milieu de la chose, c'est pour cela qu'on le considère d'une manière différente, selon que les choses sont diverses.

2. Il faut répondre au second, que la forme générale de la justice est l'égalité qui est commune à la justice distributive et à la commutative -, mais elle existe dans l'une selon la proportion géométrique, tandis qu'elle existe dans l'autre selon la proportion arithmétique.

3. Il faut répondre au troisième, que dans les actions et les passions la condition de la personne influe sur la quantité de la chose : car l'injure est plus grande, si l'on frappe un prince, que si l'on frappe une personne privée. C'est pourquoi la condition de la personne se considère en elle-même dans la justice distributive ; au lieu que dans la justice commutative on ne la considère que selon qu'elle change les choses.

(1) Le mot aristocratie se prend ici dans toute la rigueur de son étymologie grecque, et signifie le gouvernement des meilleurs. On peut voir sur ces différentes formes de gouvernement ce qu'en dit Aristote dans sa Politique (liv. 1 v). Saint Thomas suit ici ses idées.
(2) D'après Aristote, c'est la pauvreté qui donne naissance à la démocratie (Pol. lib. iv, cap. 3).
(3) La récompense est ainsi proportionnée au mérite, d'après la raison géométrique.



ARTICLE III. — La matière de ces deux espèces de justice est-elle différente?


Objections: 1. Il semble que la matière de ces deux espèces de justice ne soit pas différente. Car la diversité de la matière produit la diversité de la vertu, comme on le voit pour la tempérance et la force. Si donc la matière de la justice distributive et de la justice commutative est différente, il semble qu'elles ne soient pas contenues toutes les deux sous une seule vertu, c'est- à-dire sous la justice.

2. La distribution qui appartient à la justice distributive a pour objet l'argent, l'honneur, ou les autres choses que l'on peut répartir entre ceux qui l'ont partie de la même société, comme le dit Aristote (Eth. lib. v, cap.2). C'est sur ces mêmes choses que portent les échanges qui ont lieu entre les individus et qui constituent la justice commutative. La matière delà justice distributive et commutative n'est donc pas différente.

3. Si la matière de la justice distributive est autre que la matière de la justice commutative, parce qu'elles diffèrent d'espèce, là où il n'y aura pas différence d'espèce, il ne devra pas y avoir diversité de matière. Or, Aristote (loc. cit.) fait une seule espèce de la justice commutative qui a cependant une matière multiple. Il ne semble donc pas que la matière de ces espèces soit multiple.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. v, cap. 2) qu'il y a une espèce de justice pour diriger les distributions, et une autre espèce pour régler les échanges.

CONCLUSION. — La matière de la justice distributive et de la justice commutative n'est pas la même, mais elle est différente ; puisque l'une a pour objet les distributions et l'autre les échanges.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. lvii, art. 9 ad 2, et art. 40), la justice a pour objet les opérations extérieures, c'est-à-dire les distributions et les échanges qui consistent dans l'usage de ce qui est extérieur ; des choses, des personnes ou des oeuvres : des choses, comme quand on ravit ou qu'on rend à un autre ce qui est le sien; des personnes, comme quand on fait injure à une personne en la frappant ou en l'injuriant, ou quand on lui témoigne du respect; des oeuvres, quand on exige d'un autre ou qu'on lui accorde un travail à juste titre. Si donc nous considérons comme la matière de ces deux espèces de justice les choses, dont on fait usage, elles ont l'une et l'autre la même matière (1) ; car les choses peuvent être distribuées par l'autorité publique aux particuliers, et elles peuvent être échangées d'individu à individu, et les travaux peuvent être également l'objet d'une répartition et d'une récompense (2). — Mais si nous considérons comme la matière de ces deux espèces de justice, les actions principales par lesquelles nous employons les personnes, les choses et les oeuvres, nous trouverons que cette matière n'est pas de part et d'autre la même. Car la justice distributive dirige les répartitions, et la justice commutative règle les commutations qui peuvent se faire entre deux individus, et parmi ces commutations, les unes sont involontaires et les autres volontaires. Elles sont involontaires quand on se sert de la chose d'un autre, de sa personne ou de son oeuvre, malgré lui; ce qui arrive quelquefois secrètement par la fraude et d'autres fois ouvertement par la violence. Or, il peut se faire qu'on attaque un individu de ces deux manières, dans sa chose ou dans la personne qui lui est unie. Pour sa chose, si on la prend à la dérobée, on appelle cela un vol; si on la prend ouvertement, on dit que c'est une rapine. Sa propre personne peut être atteinte ou dans son existence même ou dans sa dignité. On l'attaque dans son existence d'une manière occulte en le frappant ou en le tuant perfidement, et en l'empoisonnant; on l'attaque ouvertement, en le mettant à mort devant tout le monde, en l'incarcérant, en le fustigeant ou en le mutilant. On le blesse dans sa dignité en lui nuisant en secret par de faux témoignages ou des détractions qui lui enlèvent sa réputation, et par d'autres moyens semblables; ou en l'accusant ouvertement en justice et en le couvrant d'injures. Relativement aux personnes qui lui sont unies, on le blesse secrètement dans son épouse, quand on en abuse par l'adultère ; dans son serviteur, quand on le séduit pour l'éloigner de lui, et ces mêmes actes peuvent se faire ouvertement. Il faut faire le même raisonnement sur les autres personnes unies à un individu et que l'on peut injurier de toutes les manières dont on injurie la personne principale. Mais l'adultère et la séduction du serviteur sont des injures propres qui ont pour objet ces personnes. Toutefois, comme le serf (3) est la possession du maître, cette dernière injure revient au vol. — Les commutations sont volontaires quand un individu cède volontairement sa chose à un autre. Si on la donne simplement à un autre sans la lui devoir, comme dans la donation, ce n'est pas un acte de justice, mais un acte de libéralité. La cession volontaire n'appartient à la justice qu'autant qu'elle constitue une dette. Ce qui arrive de plusieurs façons. 1° Quand on cède absolument sa chose à un autre pour recevoir en retour une autre chose, comme il arrive dans les ventes et les achats. 2° Quand on transmet sa chose à un autre et qu'on lui en accorde l'usage avec l'obligation de la rendre. Si on lui accorde gratuitement cet usage, on l'appelle usufruit, pour les choses qui fructifient^), ou simplement prêt ou commodat, pour celles qui ne fructifient pas, comme l'argent, des vases, etc. Mais si on n'en accorde pas gratuitement l'usage, on lui donne le nom de location, de bail. 3° On donne sa chose sans l'aliéner, non pour qu'on en fasse usage, mais pour qu'on la garde, comme quand on fait un dépôt, ou à titre d'obligation, comme quand on laisse une chose en gage ou quand on est garant pour un autre. Dans toutes ces actions volontaires ou involontaires, le milieu doit être considéré sous le même rapport, c'est-à-dire selon l'égalité de la compensation (2). C'est pourquoi elles appartiennent toutes à la même espèce de justice, qui est la justice commutative.

La réponse aux objections est par là même évidente.

(1) Elles ont l'une et l'autre la même matière éloignée, mais elles n'ont pas la même matière prochaine.
(2) Il appartient à la justice distributive de répartir, et à la justice commutative de récompenser.
(3) Le mot servus est pris ici dans le sens qu'on attachait au mot serf dans le moyen âge.
(1) Comme un pré, une vigne.
(2) C'est-à-dire qu'il faut que chacun ait exactement ce qui lui revient.





ARTICLE IV. — Est-il juste absolument que l'on souffre soi-même ce que l'on a fait souffrir aux autres (3)?


Objections: 1. Il semble qu'il soit juste de souffrir absolument ce que l'on a fait souffrir aux autres. Car le jugement de Dieu est juste absolument. Or, la forme du jugement de Dieu est telle que l'on souffre d'après le mal qu'on a fait, suivant ces paroles de l'Evangile (Mt 7,2): Vous serez jugés selon que vous aurez jugé, et on se servira envers vous de la mesure dont vous vous serez servis. Il est donc juste absolument qu'on souffre ce qu'on a fait souffrir aux autres.

2. Dans les deux espèces de justice, on donne quelque chose à quelqu'un d'après une certaine égalité. On regarde à la dignité de la personne dans la justice distributive, et il semble qu'on doive apprécier son mérite en raison des services qu'elle rend à la société ; au lieu que dans la justice commutative, on regarde à la chose dans laquelle on a éprouvé du dommage. Or, suivant ces deux sortes d'égalité, on souffre en raison de ce que l'on fait. Il semble donc juste absolument qu'on souffre ce qu'on a fait souffrir aux autres.

3. Il semble que si on ne devait pas souffrir selon le mal qu'on a fait, ce serait surtout à cause de la différence qu'il y a entre le volontaire et l'involontaire; car celui qui a fait une injure involontairement est moins puni. Or, le volontaire et l'involontaire qui se considèrent par rapport à nous, ne changent pas le milieu de la justice, qui est le milieu de la chose, et non un milieu relatif. Il paraît donc absolument juste qu'on souffre ce qu'on a fait souffrir aux autres.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. v, cap. 5) qu'il y a des circonstances où il n'est pas juste qu'on souffre ce qu'on a fait souffrir (4).

CONCLUSION. — Dans la justice commutative on doit souffrir ce qu'on a fait souffrir, mais il n'en est pas de même dans la justice distributive.

Réponse Il faut répondre que ce qu'on appelle contrepassion (5) implique une juste correspondance entre la passion et l'action antérieure qui l'a déterminée ; ce qui, dans le sens le plus propre, s'entend des passions et des actions injurieuses, par lesquelles on blesse la personne du prochain; comme quand celui qui frappe est à son tour frappé. La loi détermine cette espèce de justice quand elle dit (Ex 21,23) qu'on rendra âme pour âme, oeil pour oeil, etc. Et parce que c'est une injustice que d'enlever le bien d'autrui, on a secondairement fait l'application de cette maxime au voleur, dans le sens que celui qui a fait du tort doit lui-même en subir dans ses biens. La loi renferme aussi cette juste compensation ; car il est dit (Ex 22,1) : Si un homme a volé un boeuf ou une brebis, et qu'il l'ait tué ou vendu, il rendra cinq boeufs pour un et quatre brebis pour une. Enfin on a appliqué en troisième lieu cette expression aux échanges volontaires dans lesquels il y a de part et d'autre action et passion, mais où le volontaire diminue la nature de la passion, comme nous l’avons dit (quest. lix, art. 3). Dans toutes ces circonstances, d'après la nature de la justice commutative, il doit y avoir égalité de correspondance, de manière que la passion soit égale à l'action. Mais cette égalité n'aurait pas toujours lieu, si l'on éprouvait dans l'espèce le même mal que celui qu'on a produit. Car quand on injurie une personne qui est plus élevée que soi, l'action l'emporte sur la passion delà même espèce que l'on pourrait subir. C'est pourquoi celui qui frappe un prince n'est pas seulement frappé de la même manière, mais il est beaucoup plus puni. De même quand on fait du tort involontairement à quelqu'un dans ses biens, l'action l'emporterait sur la passion, si on se contentait de reprendre à l'individu la chose qui n'est pas à lui, parce que celui qui a fait tort à l'autre ne perdrait rien dans la réalité. C'est pourquoi, pour le punir, on exige qu'il rende davantage, parce qu'il n'a pas seulement fait du tort à un simple particulier, mais encore à l'Etat, en méconnaissant l'assurance que donne sa protection. De même dans les échanges volontaires la passion ne serait pas toujours égale, si l'on donnait sa chose en retour de celle d'un autre, parce que la chose de l'autre peut mieux valoir que la sienne. C'est pourquoi il faut dans ces échanges égaler la passion à l'action d'après une certaine mesure proportionnelle, et c'est pour cela que la monnaie a été inventée (1). La contrepassion a donc lieu dans la justice commutative. — Mais elle n'est pas applicable dans la justice distributive. Car dans cette justice on ne considère pas l'égalité selon la proportion d'une chose à une autre ou de la passion à l'action, d'où est venue la contrepassion, mais on la considère selon le rapport des choses aux personnes, comme nous l'avons dit (art. 2 huj. quaest.).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette forme du jugement de Dieu se considère suivant l'essence de la justice commutative, c'est-à-dire selon le rapport qu'il doit y avoir entre les mérites et les récompenses, entre les supplices et les péchés.

2. Il faut répondre au second, que si l'on accordait à celui qui aurait servi la société une récompense pour les services qu'il lui aurait rendus, cet acte n'appartiendrait pas à la justice distributive, mais à la justice commutative. Car dans la justice distributive on ne considère pas l'égalité de la chose reçue à la chose donnée, mais on ne considère que le mérite et la condition des personnes.

3. Il faut répondre au troisième que quand l'action injurieuse est volontaire l'offense est plus grande, et la chose par conséquent est considérée comme plus grave. Il faut donc qu'elle soit punie davantage, ce qui ne repose pas sur une différence relative, mais sur une différence réelle.


(3) Saint Thomas examine ici la loi ou la peine du talion, qui n'a pas seulement été en vigueur chez les Juifs, mais qui a été aussi admise chez un grand nombre de peuples anciens. Elle est mentionnée dans la loi des douze tables, et on peut voir à ce sujet les réflexions du philosophe Favorinus dans Aulu Gelle (Noct. AtticAih. XX, cap. -J).
(4) Les pythagoriciens définissaient la justice : une action par laquelle on fait souffrir à un autre ce qu'on a souffert soi-même. C'était aussi une des maximes de Rhadamante, d'après Aristote (Eth. lib. V, cap. 5).
(5) Ce mot, imaginé par de Marand, est ici employé pour rendre l'expression d'Aristote "autipepontos" qui n'a pas de terme correspondant en français. M. Thurotle traduit par réciprocité d'action. JV. sa traduction de la Morale d'Aristote.)
(I) On peut voir sur l'origine de la monnaie ce qu'en disent Aristote (Pol. lib. i, cap. 3) et Averroës dans son commentaire sur la République de Platon (p. 336 et 343).





QUESTION LXII.

DE LA RESTITUTION.


Nous devons maintenant nous occuper de la restitution. — A cet égard huit questions se présentent : 1° De quelle espèce de justice est-elle l'acte? — 2° Est-il nécessaire au salut de restituer tout ce qu'on a volé ? — 3° Faut-il restituer plus qu'on a pris ? — 4° Doit-on restituer ce qu'on n'a pas ravi? — 5° Faut-il restituer l'objet à celui auquel il a été ravi? — 6° Faut-il que celui qui possède l'objet le restitue? — 7° Y en a-t-il d'autres qui y soient tenus? — 8° Doit-on restituer immédiatement?


ARTICLE I. — La restitution est-elle un acte de la justice commutative?


Objections: 1. Il semble que la restitution ne soit pas un acte de la justice commutative. Car la justice a pour objet ce qui est dû. Or, comme la donation peut avoir pour objet ce qu'on ne doit pas, de même aussi la restitution. La restitution n'est donc l'acte d'aucune des parties de la justice.

2. On ne peut pas restituer ce qui est passé et ce qui ne subsiste plus. Or, la justice et l'injustice ont pour objet les actions et les passions qui ne subsistent pas, mais qui passent. La restitution ne paraît donc pas être l'acte d'une des parties de la justice.

3. La restitution est une réparation qui a pour but de rendre ce qu'on a soustrait. Or, on peut soustraire quelque chose à un individu non-seulement dans les échanges, mais encore dans les répartitions, comme quand on donne à quelqu'un moins qu'il ne doit avoir. La restitution n'est donc pas plus l'acte de la justice commutative que de la justice distributive.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Restituer, c'est le contraire de ravir. Or, ravir la chose d'autrui est un acte d'injustice qui a pour objet les échanges. La restitution est donc l'acte de la justice commutative qui règle ces transactions.

CONCLUSION. — La restitution est un acte de la justice commutative.

Réponse Il faut répondre que restituer ne paraît être rien autre chose que de mettre de nouveau quelqu'un en possession de sa chose. Ainsi dans la restitution l'égalité de la justice se considère d'après le rapport qu'il y a d'une chose à une autre ; ce qui appartient à la justice commutative. C'est pourquoi la restitution est un acte de cette justice, quand la chose de l'un est retenue par un autre, soit volontairement comme dans le prêt ou dans le dépôt ; soit involontairement comme dans la rapine ou le vol (I).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce qu'on ne doit pas à un autre, n'est pas à lui, à proprement parler, quoiqu'il lui ait appartenu à une époque. C'est pourquoi quand on rend à un autre ce qu'on ne lui doit pas, il y a plutôt une donation nouvelle qu'une restitution. Cependant il y a là une apparence de restitution, parce que la chose est matériellement la même; mais elle ne l'est pas selon la raison formelle que la justice a pour objet et qui consiste à rendre à chacun le sien. Il n'y a donc pas de restitution proprement dite.

2. Il faut répondre au second, que le mot restitution, selon qu'il implique la rentrée en jouissance, suppose l'identité de la chose. C'est pourquoi, selon la première acception de ce mot, la restitution paraît avoir lieu surtout pour les choses extérieures, qui en restant les mêmes substantiellement et par rapport au droit de propriété, peuvent passer de l'un à l'autre. Mais comme le mot de communication est passé de ces choses aux actions ou aux passions qui ont pour objet le respect ou l'injure des personnes ; ce qui leur nuit ou ce qui leur est avantageux; de même le mot de restitution a été employé pour des choses qui, quoiqu'elles ne subsistent pas réellement, subsistent cependant dans leur effet corporel, comme quand on a été blessé par les coups qu'on a reçus, ou dans l'opinion, comme quand un homme reste diffamé par les paroles injurieuses qu'on a dites sur son compte, ou lorsqu'il a été atteint dans son honneur (1).

3. Il faut répondre au troisième, que la récompense accordée par le distributeur à quelqu'un qui a reçu de lui moins qu'il ne devait lui donner, repose sur le rapport d'une chose à une autre-, de telle sorte qu'on doit donner d'autant plus à quelqu'un qu'il a reçu moins qu'il ne devait avoir. C'est pourquoi cet acte appartient à la justice commutative (2).

(I) Les théologiens définissent la restitution : Rei acceptae redditio, vel damni illati compensatio.
(1) Cette réparation que l'on fait à l'honneur de l'offensé est plutôt une satisfaction qu'une restitution, surtout quand on s'en acquitte en s'humiliant et en faisant ses excuses.
(2) Il est rare que la justice commutative ne se trouve pas ainsi annexée à la justice distributive.


ARTICLE II. — Est-il de nécessité de salut qu'on restitue ce qu'on a dérobé (3)?


Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas nécessaire au salut qu'on restitue ce qu'on a dérobé. Car ce qui est impossible n'est pas de nécessité de salut. Or, il est quelquefois impossible de restituer ce qu'on a pris-, par exemple, quand on a enlevé à quelqu'un un membre ou la vie. Il ne semble donc pas qu'il soit de nécessité de salut qu'on rende à un autre ce qu'on lui a ravi.

2. Il n'est pas de nécessité de salut qu'on fasse un péché, parce qu'alors l'homme serait perplexe. Or, quelquefois on ne peut pas rendre à autrui ce qu'on lui a enlevé sans péché : par exemple, quand on a enlevé à quelqu'un sa réputation en disant la vérité. Il n'est donc pas de nécessité de salut qu'on rende ce qu'on a pris.

3. Il ne peut pas se faire que ce qui a été fait ne l'ait pas été. Or, quelquefois un individu perd toute sa dignité personnelle par là même qu'il s'est laissé blâmer injustement par quelqu'un. On ne peut donc pas lui rendre ce qu'on lui a ravi, et par conséquent il n'est pas de nécessité de salut qu'on le fasse.

4. Celui qui empêche quelqu'un d'arriver à un avantage paraît le lui enlever, parce qu'une différence légère paraît être nulle, comme le dit Aristote (Phys. lib. ii, text. 56). Or, quand on empêche quelqu'un d'obtenir une prébende ou quelque autre avantage semblable, il ne semble pas qu'on soit tenu de le lui restituer, parce que quelquefois on ne le pourrait pas. Il n'est donc pas nécessaire au salut de rendre ce qu'on a pris.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (EP ad Maced. cliii) : Si on peut rendre le bien d'autrui pour lequel on a péché et qu'on ne le rende pas, la pénitence n'est pas réelle, mais feinte. Si au contraire on agit sincèrement, le péché n'est remis qu'autant qu'on a restitué ce qu'on a pris, quand on peut le faire (4).

CONCLUSION. — Il est de nécessité de salut de restituer ce qu'on a dérobé injustement.

Réponse Il faut répondre que la restitution, comme nous l'avons dit (art. préc.), est un acte de la justice commutative qui consiste dans une certaine égalité. C'est pourquoi pour restituer, il faut rendre la chose qu'on a injustement ravie. Car en la reproduisant on répare l'égalité qui avait été troublée. Mais si l'objet a été enlevé à juste titre, l'égalité existe ; c'est pourquoi il n'est pas nécessaire qu'il y ait restitution, puisque la justice consiste dans l'égalité. Par conséquent puisque pour être sauvé il est nécessaire d'observer la justice, il s'ensuit qu'il est nécessaire au titre même de rendre ce que l'on a pris injustement.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quand on ne peut pas rendre l'équivalent, il suffit de rendre ce qu'on peut, comme on le voit à l'égard des honneurs qui se rapportent à Dieu et aux parents, selon la remarque d'Aristote (Eth. lib. viii, cap. ult.). C'est pourquoi quand ce qu'on a ravi ne peut pas être restitué sur le pied de l'égalité, on doit faire ce qu'il est possible. Ainsi quand on a ravi à quelqu'un un membre, on doit lui faire une compensation en argent ou en dignité selon la condition des personnes, suivant l'arbitrage d'un homme de bien.

2. Il faut répondre au second, qu'on peut enlever à quelqu'un sa réputation de trois manières : 1° en disant la vérité et en la disant à bon droit, comme quand on fait connaître les vices d'un individu, en observant toutes les règles qu'on doit observer en pareil cas ; et alors on n'est pas tenu à rétablir la réputation qu'on a ainsi compromise; 2° en disant des choses fausses et en le faisant injustement. Dans ce cas on est tenu de rétablir la réputation en avouant que l'on a dit des faussetés; 3° en disant vrai, mais injustement, comme quand on révèle les fautes d'un autre sans en avoir le droit. On est tenu alors de réparer sa réputation autant qu'on le peut, mais sans dire de mensonge (1) ; par exemple, on peut dire qu'on a mal parlé, ou qu'on l'a diffamé injustement (2). Ou bien si on ne peut rétablir sa réputation, il faut user autrement de compensation à son égard, comme nous l'avons dit pour les autres circonstances (in solut. praec.).

3. Il faut répondre au troisième, qu'il ne peut pas se faire que l'action de celui qui injurie n'ait pas existé; mais il peut se faire que son effet, c'est-à-dire la perte que devait subir la dignité de la personne dans l'opinion des hommes, soit réparée par le respect qu'on lui témoigne.

4. Il faut répondre au quatrième, qu'on peut empêcher quelqu'un d'avoir une prébende de beaucoup de manières : 1° justement, si pour la gloire de Dieu ou l'utilité de l'Eglise on la fait obtenir à une autre personne qui en est plus digne, et alors on n'est tenu d'aucune manière à lui restituer ou à l'indemniser ; 2° injustement, par exemple si on a voulu nuire à l'individu par haine, par vengeance, ou de quelque autre manière. Dans ce cas si on empêche de donner la prébende à celui qui la mérite, en conseillant de ne pas la lui donner, avant qu'on ne fût bien décidé à le faire, on est tenu à une indemnité, selon la condition des personnes et de l'affaire appréciée par un homme sage. On n'est pas toutefois tenu à lui donner ce que valait la prébende, parce qu'il ne l'avait pas encore obtenue et que bien des choses pouvaient l'empêcher de l'avoir. Mais s'il était décidé qu'on donnerait une prébende à quelqu'un et que sans de justes motifs on vînt à faire révoquer cet arrêt, c'est comme si on lui ravissait la prébende elle-même-, c'est pourquoi on est tenu de lui restituer une valeur égale (1), toutefois selon ses moyens.

(3) L'Ecriture est formelle à cet égard (Mt 22,21) : Reddite ergo quae sunt Caesaris Coesari. (Rm 13,7) : Reddite ergo omnibus debita.
(4) L'obligation de restituer est de droit naturel, de droit divin et de droit humain. Elle n'est pas de nécessité de moyen pour être sauvé, mais elle est de nécessité de précepte.
(1) Ce serait réparer un mal par un autre mal ; ce qui n'est jamais permis.
(2) On peut dire de lui tout le bien qu'on en sait, afin de lui faire regagner l'estime et la considération qu'on lui a ravies. Mais souvent ces moyens sont insuffisants ; ce qui prouve combien l'on doit veiller sur soi-même pour éviter la médisance, puisque cette faute peut être irréparable.
(1) Cette obligation passe aux héritiers, d'après de Lugo, Lessius, Laynann, les conférences d'Angers (Vid. saint Alphonse de Liguori, lib. III, n* 996).




ARTICLE III. — Suffit-il de restituer uniquement ce que l'on a pris injustement ?



Objections: 1. Il semble qu'il ne suffise pas de restituer simplement ce que l'on a pris injustement. Car il est dit (Ex 22,4) : Si on a volé un boeuf ou une brebis, et qu'on lait tué ou vendu, on rendra cinq boeufs pour un seul et quatre brebis pour une. Or, tout le monde est tenu d'observer les préceptes de la loi divine. Celui qui vole est donc tenu de restituer le quadruple ou le quintuple.

2. Ce qui est écrit Va été pour notre enseignement, comme le dit l'Apôtre (Rm 15,4). Or, Zachée dit au Seigneur (Lc 19,8) : Si j'ai pris quelque chose, je rends le quadruple. L'homme doit donc rendre plus qu'il n'a reçu injustement.

3. On ne peut pas enlever justement à quelqu'un ce qu'il ne doit pas donner. Or, le juge fait rendre à bon droit au voleur pour l'amende plus qu'il n'a pris. On doit donc payer ce surcroît, et par conséquent il ne suffit pas de rendre simplement ce qu'on a pris.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La restitution ramène à l'égalité ce qui a été enlevé inégalement. Or, en rendant simplement ce qu'on a reçu on revient à l'égalité. On est donc tenu seulement de restituer autant qu'on a reçu.

CONCLUSION. — Avant la condamnation du juge on n'est pas tenu de rendre plus qu'on a reçu, mais en punition de l'injustice qu'on a faite on est tenu de restituer conformément à sa sentence.

Réponse Il faut répondre que quand on ravit injustement le bien d'autrui, il y a là deux choses à considérer: l'une est l'inégalité de la part de la chose, qui est quelquefois sans injustice, comme on le voit à l'égard du prêt (2); l'autre est le péché d'injustice qui peut exister, quoique l'égalité de la chose n'ait pas été troublée (3), comme quand on cherche à faire violence à quelqu'un, mais qu'on n'y parvient pas (4). — On remédie à la première chose par la restitution, dans le sens qu'elle répare l'égalité. A cet égard il suffit de rendre à autrui autant qu'on en a reçu. Mais on remédie à la faute par la peine qu'il appartient au juge d'infliger. C'est pourquoi avant d'avoir été condamné par le juge, on n'est pas tenu de rendre plus qu'on a reçu (5), mais après la condamnation il faut subir sa peine.

Solutions: 1. La réponse au premier argument est par là même évidente, parce que cette loi qui détermine la peine que le juge doit infliger, ne doit plus être observée maintenant, puisque personne n'est tenu d'observer les préceptes judicieux depuis l'avènement du Christ, comme nous l'avons dit (I-II, quest. civ, art. 3). Cependant une loi humaine peut établir la même prescription ou une prescription semblable.

2. Il faut répondre au second, que Zachée a ainsi parlé parce qu'il avait l'intention de faire des oeuvres de subrogation (i). C'est pourquoi il avait dit auparavant : Je donne aux pauvres la moitié de vies biens.

3. Il faut répondre on troisième, que le juge peut à juste titre condamner le coupable à quelque chose de plus qu'il n'a pris, sous forme d'amende ; mais cela n'était pas dû avant qu'il n'eût porté sa condamnation.

(2) Dans le prêt ou le dépôt, on reçoit et l'on conserve la chose d'autrui sans commettre la moindre injustice.
(3) Ainsi on peut avoir l'intention de ravir à un autre ce qui lui appartient. Cette intention est une faute, cependant elle ne cause au prochain aucun tort tant qu'elle n'est pas réalisée
(4) Mais il y a tout à la fois faute et dommage causé, quand on ravit injustement à quelqu'un ce qui lui appartient.
(5) Ainsi, par exemple, s'il est défendu de vendre le blé au-delà de 3 francs, sous peine d'une amende de 200 francs, et qu'on le vende 5 francs, on ne doit restituer que 2 francs à l'acheteur. On n'est obligé à donner les 200 francs qu'autant qu'on a été trouvé en faute par le pouvoir civil et qu'on a été condamné à cette amende.
(1) Ce que Zachée fit est de conseil, mais non de précepte.




II-II (Drioux 1852) Qu.61 a.2