II-II (Drioux 1852) Qu.62 a.4

ARTICLE IV. — Doit-on restituer ce qu'on n'a pas pris?


Objections: 1. Il semble qu'on doive restituer ce qu'on n'a pas pris. Car celui qui fait du tort à quelqu'un est tenu de le réparer. Or, quelquefois on fait tort à quelqu'un au-delà de ce qu'on lui a pris. Ainsi celui qui prend des semences fait tort à celui qui les a semées de toute la moisson qu'il aurait récoltée. Il semble donc que dans ce cas il soit tenu de la lui restituer et par conséquent de lui rendre ce qu'il ne lui a pas enlevé.

2. Celui qui retient l'argent d'un créancier au-delà du terme fixé, paraît lui faire tort de tout ce qu'il aurait pu gagner avec cet argent, et cependant il ne le lui enlève pas. Il semble donc qu'on soit tenu de restituer ce qu'on n'a pas enlevé.

3. La justice humaine vient de la justice divine. Or, on doit rendre à Dieu plus qu'on en a reçu, d'après ces paroles (Mt 25,26) : Vous saviez que je moissonne où je n'ai pas semé, et que je recueille où je n'ai rien mis. Il est donc juste de rendre à un homme ce qu'on n'en a pas reçu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La restitution appartient à la justice dans le sens qu'elle produit l'égalité. Or, si on restituait ce qu'on n'a pas reçu, il n'y aurait pas d'égalité. Par conséquent il n'est pas juste que cette restitution se fasse.

CONCLUSION. — On n'est pas tenu de restituer ce qu'on n'a pas enlevé.

Réponse Il faut répondre que celui qui fait du tort à quelqu'un semble lui enlever l'objet sur lequel porte le dommage qu'il lui cause ; car il y a perte par là même qu'on a moins qu'on ne doit avoir, d'après Aristote (Eth. lib. v, cap. 4). C'est pourquoi on est tenu à restituer le dommage qu'on a causé à quelqu'un. Or, on nuit ainsi à quelqu'un de deux manières : 1° parce qu'on lui enlève ce qu'il possédait actuellement. Cette perte doit toujours être réparée par une compensation égale. Par exemple, si on a fait tort à quelqu'un en renversant sa maison, on est tenu à lui en rendre la valeur. 2° On peut faire tort à quelqu'un en l'empêchant d'acquérir ce qu'il était en voie de posséder. Cette perte ne doit pas être compensée par une valeur égale, parce que posséder une chose virtuellement c'est moins que de la posséder en acte. Or, celui qui est en voie d'obtenir une chose ne la possède que virtuellement ou en puissance. C'est pourquoi si on lui rendait de quoi posséder la même chose en acte, on ne lui restituerait pas simplement ce qu'on lui a ravi, mais davantage, ce qui n'est pas nécessaire à la restitution, comme nous l'avons dit (art. préc.). On est tenu cependant à une indemnité proportionnée à la condition des personnes et des affaires (2).

Solutions: 1. La réponse au premier et au second argument est par là même évidente. Car celui qui a ensemencé un champ ne possède pas encore la moisson en acte (3), il ne l'a que virtuellement. De même celui qui a de l'argent, n'a pas encore en acte le profit qu'il en espère, il ne l'a qu'en puissance; et ces deux choses peuvent ne pas réussir pour une foule de motifs.

3. Il faut répondre au troisième, que Dieu n'exige pas de l'homme autre chose que le bien qu'il a semé en nous. C'est pourquoi cette parole doit s'entendre selon l'opinion fausse du serviteur paresseux qui prétendait n'avoir rien reçu de personne ; ou bien elle signifie que Dieu exige de nous les fruits de ses dons qui sont de lui et de nous, quoiqu'il nous accorde ses dons sans nous.

(2) Dans ce cas, il faut s'en rapporter au jugement des personnes prudentes et probes pour faire apprécier la somme que l'on doit restituer.
(3) Celui qui couperait ou qui foulerait des grains encore en herbes ne devrait donc pas rendre le prix qu'ils auraient produit au temps de la moisson.




ARTICLE V. — faut-il toujours restituer à celui dont on a reçu quelque chose?


Objections: 1. Il semble qu'il ne faille pas restituer à celui dont on a reçu quelque chose. Car nous ne devons nuire à personne. Or, quelquefois on nuirait à un individu, si on lui rendait ce qu'on a reçu de lui, ou l'on nuirait aux autres ; par exemple si l'on rendait à un furieux le glaive qu'il a mis en dépôt. On ne doit donc pas toujours restituer à quelqu'un ce qu'on en a reçu.

2. Celui qui a donné quelque chose illicitement ne mérite pas de le recouvrer. Or, quelquefois on donne illicitement ce qu'un autre reçoit de même; comme on le voit à l'égard de celui qui donne et de celui qui reçoit quelque chose par simonie. On ne doit donc pas toujours restituer à celui dont on a reçu.

3. Personne n'est tenu à l'impossible. Or, il est quelquefois impossible de restituer à celui dont on a reçu, soit parce qu'il est mort, soit parce qu'il est trop éloigné, soit parce qu'il est inconnu. On ne doit donc pas toujours restituer à celui auquel on a pris quelque chose.

4. L'homme doit une plus grande récompense à celui dont il a reçu un plus grand bienfait. Or, l'homme a reçu des autres personnes, par exemple de ses parents, un bienfait plus grand que de celui qui lui a fait un prêt ou un dépôt. On doit donc quelquefois secourir une autre personne plutôt que de restituer à celle dont on a reçu.

5. Il est inutile de restituer ce qui reviendra par la restitution dans la main de celui qui restitue. Or, si un prélat a soustrait quelque chose injustement à l'Eglise et qu'il le lui restitue, l'objet restitué reviendra dans ses mains, parce qu'il est le conservateur des biens ecclésiastiques. Il ne doit donc pas restituer à l'Eglise qu'il a frustrée, et par conséquent on ne doit pas toujours restituer à celui qu'on a dépouillé.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (Rm 13,7) : Rendez à chacun ce qui lui est dû, le tribut à qui vous devez le tribut, l’impôt à qui vous devez l'impôt.

CONCLUSION. — On doit toujours restituer à celui dont on a reçu, puisque ce qu'on en a reçu est à lui.

Réponse Il faut répondre que par la restitution on revient à l'égalité de la justice commutative qui consiste dans l'égalité des choses, comme nous l'avons dit (art. 2 huj. quaest. et quest. lviii, art. 10). Cette égalité ne peut exister qu'autant qu'on ajoute ce qui manque à celui qui a moins que le sien. Et pour y ajouter, il est nécessaire qu'on lui restitue ce qu'on en a reçu.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quand la chose que l'on doit restituer paraît être gravement nuisible à celui auquel on doit la rendre ou à un autre (1), on ne doit pas alors la lui remettre ; parce que la restitution se fait dans l'intérêt de celui auquel on restitue, puisque tout ce qu'on possède revient à l'utile. Cependant celui qui retient la chose d'autrui ne doit pas se l'approprier, mais il doit ou la mettre en réserve pour la rendre dans le temps convenable, ou la remettre à un autre pour qu'elle soit plus en sûreté.

2. Il faut répondre au second, qu'on donne quelque chose illicitement de deux manières : 1° Parce que le don lui-même est illicite et contraire à la loi, comme cela est évident pour celui qui fait un don simoniaque. Dans ce cas on mérite de perdre ce qu'on a donné. Il n'y a donc pas de restitution à faire envers le donateur. Et parce que celui qui a reçu, l'a fait contre la loi, il ne doit rien conserver pour lui, mais il doit tout employer en bonnes oeuvres. 2° On donne illicitement, parce qu'on donne pour une chose qui est défendue, quoique le don ne le soit pas lui-même; comme quand on donne à une femme publique en vue du crime. La femme peut conserver pour elle ce qu'on lui a donné; mais si elle avait extorqué quelque chose de plus par le dol ou par la fraude, elle serait tenue.de le restituer.

3. Il faut répondre au troisième, que si celui auquel on doit restituer est absolument inconnu, on doit restituer comme on le peut, c'est-à-dire en faisant des aumônes pour son salut (i) (qu'il soit mort ou vivant), mais on a dû auparavant s'informer avec soin et rechercher la personne à laquelle on doit faire la restitution. Si cette personne est morte, on doit restituer à ses héritiers qui sont considérés comme ne formant qu'une même personne avec elle. Si elle est très-éloignée, on doit lui faire passer ce qu'on lui doit, surtout si c'est une chose d'une grande valeur et qu'on puisse facilement la lui transmettre; autrement on doit déposer cet objet dans un lieu sûr pour qu'on le lui conserve et indiquer à qui il appartient.

4. Il faut répondre au quatrième, qu'on doit de préférence avec son propre bien soutenir ses parents, ou ceux dont on a reçu les plus grands bienfaits; mais on ne doit pas soulager un bienfaiteur avec l'argent d'autrui; ce qui arriverait si ce que l'on doit à l'un, on le restituait à un autre ; il n'y a d'exception que pour le cas de nécessité extrême où 1 on pourrait et l'on devrait employer l'argent d'autrui pour secourir son père (2).

5. Il faut répondre au cinquième, qu'un prélat peut enlever le bien de l'Eglise de trois manières : 1° S'il prend une chose qui ne lui est pas destinée et qu'il s'en empare; par exemple si l’évêque venait à prendre ce qui appartient au chapitre. Alors il est évident qu'il doit restituer, en remettant cette chose dans les mains de ceux auxquels elle appartient de droit. 2° S'il transfère une chose qui est confiée à sa garde sous le domaine d'un autre, d'un parent ou d'un ami, par exemple : dans ce cas il doit la restituer à l'Eglise et avoir soin qu'elle passe à son successeur. 3° Le prélat peut ravir les biens de l'Eglise par son intention seule, dès qu'il commence à avoir la pensée de les posséder comme siens, et non au nom de l'Eglise. Alors il doit restituer, en quittant cette intention.

(1) Ainsi on ne pourrait pas sans injustice rendre à quelqu'un de l'argent qu'on en a reçu, si l'on savait qu'il doit l'employer à faire de l'usure ou de la simonie, à moins qu'en refusant de le lui rendre on ne soit exposé à quelques dangers, ou que l'on n'y soit contraint par les voies judiciaires.
(I) Soto et quelques autres théologiens prétendent que l'on peut conserver l'objet et le considérer comme une chose abandonnée, mais les théologiens suivent en général le sentiment de saint Thomas.
(2) Dans ce cas, on devrait se borner à lui procurer le strict nécessaire, et faire tous les efforts possibles pour ne pas le laisser ainsi à la charge des autres.



ARTICLE VI. — Celui qui a reçu est-il toujours tenu de restituer?


Objections: 1. Il semble que celui qui a reçu ne soit pas toujours tenu de restituer. Car par la restitution on répare l'égalité de la justice qui consiste à retirer à celui qui a plus et à donner à celui qui a moins. Or, il arrive quelquefois que celui qui soustrait une chose à quelqu'un ne l'a pas, mais qu'elle passe aux mains d'un autre. Ce n'est donc pas celui qui a reçu la chose, mais c'est celui qui la possède qui est tenu de restituer.

2. Personne n'est tenu de découvrir son crime. Or, quelquefois en faisant une restitution on découvre son crime, comme on le voit à l'égard du vol. Celui qui a enlevé une chose n'est donc pas toujours tenu de la restituer.

3. On ne doit pas restituer la même chose plusieurs fois. Or, quelquefois il y a beaucoup d'individus qui ont pris ensemble une chose et l'un d'eux l'a rendue intégralement. Celui qui a reçu n'est donc pas toujours tenu de restituer.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Celui qui a péché est tenu à satisfaire. Or, la restitution appartient à la satisfaction. Celui qui a enlevé une chose est donc tenu de la rendre.

CONCLUSION. — Celui qui a reçu injustement la chose d'un autre ou qui la retient contre le gré du maître, est toujours tenu à restituer; mais celui qui a reçu la chose d'un autre sans lui faire injure et non pour son utilité, n'est point tenu de la rendre, si elle lui a été ravie sans qu'il y ait de sa faute.

Réponse Il faut répondre qu'à l'égard de celui qui a reçu ce qui est à autrui il y a deux choses à considérer : l'objet que l'on a reçu et son acceptation. Relativement à la chose, on est tenu de la rendre tant qu'on la possède (1), parce que ce qu'on a au-delà de ce qu'on doit avoir, on est tenu de l'abandonner pour qu'on le donne à celui qui n'a pas ce qu'il lui faut, selon les règles de la justice commutative. Quant à la réception ou à l'acceptation de la chose d'autrui, elle peut avoir lieu de trois manières. En effet : 1° elle est quelquefois injurieuse, c'est-à-dire contraire à la volonté de celui qui est le maître de l'objet, comme dans le vol et la rapine. On est tenu alors à la restitution non-seulement en raison de la chose, mais encore en raison de l'injure qui a été faite (2), quand même on ne serait plus possesseur de ce qu'on a pris. Car comme celui qui frappe quelqu'un est tenu de l'indemniser pour l'injure qu'il lui a faite, quoiqu'il n'en ait retiré aucun profit-, de même celui qui fait un vol ou une rapine, est tenu de compenser le tort qu'il cause, quand même il n'aurait retiré de ces actes aucun avantage; et il doit même être puni ultérieurement pour l'injure qu'il a faite. 2° On reçoit la chose d'autrui pour son avantage personnel sans injure, c'est-à-dire du consentement même du maître, comme on le voit à l'égard du prêt. Alors celui qui l'a reçue est tenu à la restituer à celui de qui il la tient, non-seulement en raison de la chose elle-même, mais en raison de l'acceptation (3), s'il vient à la perdre. Car on est tenu de récompenser celui qui accorde une faveur; ce qui n'aurait pas lieu, s'il venait à subir une perte. — 3° On reçoit le bien d'un autre sans lui faire injure, mais sans en tirer aucun avantage, comme on le voit à l'égard des dépôts. Celui qui l'a reçu à ce titre n'est tenu à rien en raison de son acceptation, et même en le recevant il fait un acte de complaisance. Mais il est obligé de le rendre en raison de la chose elle-même. C'est pourquoi si la chose vient à lui être ravie sans qu'il y ait de sa faute, il n'est pas tenu de la restituer; mais il en serait autrement, s'il perdait l'objet qu'il a reçu en dépôt et que ce fût absolument par sa faute (4).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la restitution n'a pas principalement pour but de retrancher quelque chose à celui qui a plus qu'il ne doit avoir ; mais elle a lieu pour suppléer à celui qui a moins. Par conséquent à l'égard des choses que l'un peut recevoir d'un autre, sans faire tort à ce dernier, la restitution n'est pas applicable; comme quand on reçoit la lumière du flambeau d'un autre. C'est pourquoi, bien que celui qui a ravi l'objet ne l'ait plus ou qu'il soit passé entre les mains d'un autre; cependant parce que le possesseur est privé de son bien, ils sont tenus tous les deux de le lui rendre. Celui qui a pris l'objet y est tenu en raison de l'injure qu'il lui a faite, et celui qui le possède en raison de la chose elle-même.

2. Il faut répondre au second, que quoique l'homme ne soit pas tenu de découvrir son crime à ses semblables, il est cependant tenu de le découvrir à Dieu dans la confession ; par conséquent il peut restituer au moyen du prêtre auquel il a fait l'aveu de sa faute.

3. Il faut répondre au troisième, que la restitution ayant principalement pour but de réparer la perte de celui qui a été injustement lésé; il s'ensuit que quand l'un a fait une restitution suffisante, les autres ne sont plus tenus de restituer; mais ils doivent plutôt dédommager celui qui a restitué; toutefois ce dernier peut les en dispenser.

(I) Si on n'a pas l'objet même, on doit rendre sa valeur.
(2) Saint Thomas suppose ici que la faute est mortelle. Quand la faute est vénielle, parce qu'elle n'est pas parfaitement volontaire, il y a controverse parmi les théologiens. Saint Alphonse de Liguori, Navarre, Sanchez, de Lugo, Lessius, Azor, Vogler, Itoncaglia, Sa, Viva, Sales, etc., croient qu'on n'est tenu à rien; Billuart, Sylvius, Soto, pensent le contraire.
(3) Dans ce cas, il y a un contrat, et l'emprunteur, en vertu de l'engagement qu'il a pris, doit rendre ce qu'il a emprunté.
(4) Le dépositaire doit soigner la chose qui lui a été confiée, comme si elle lui appartenait. Il devrait même la soigner davantage s'il avait reçu de l'argent pour la garder.



ARTICLE VII. — Ceux qui n'ont pas reçu sont-ils tenus à restituer?


Objections: 1. Il semble que ceux qui n'ont pas reçu ne soient pas tenus à restituer. Car la restitution est le châtiment de celui qui reçoit. Or, on ne doit être puni qu'autant qu'on a péché. Il n'y a donc que celui qui a reçu qui doive restituer.

2. La justice n'oblige pas quelqu'un à augmenter le bien d'un autre. Or, si on obligeait à restituer non-seulement celui qui a reçu, mais encore ceux qui ont coopéré à son action, celui qui a été volé y gagnerait, soit parce qu'on lui restituerait plusieurs fois la même chose, soit parce qu'il y en a qui travaillent à voler une chose à quelqu'un sans y réussir. Les autres ne sont donc pas tenus à la restitution.

3. Personne n'est tenu de s'exposer à un péril pour sauver le bien d'un autre. Or, quelquefois en faisant connaître un voleur ou en lui résistant, on s'exposerait au danger de mort. On n'est donc pas tenu à la restitution, parce qu'on ne fait pas connaître le voleur ou qu'on ne lui résiste pas.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (Rm 1,32) : Ils sont dignes de mort non-seulement ceux qui agissent, mais encore ceux qui consentent à l'action. Donc, pour la même raison, ceux qui consentent à recevoir sont tenus de restituer.

CONCLUSION. — Non-seulement ceux qui ont ravi le bien d'autrui, mais encore ceux qui ont été cause qu'on l'a reçu injustement de quelque manière, sont tenus de le restituer, quoiqu'ils ne l'aient pas reçu.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), un individu est tenu à restituer non-seulement en raison de la chose étrangère qu'il a reçue, mais encore en raison de l'injure qu'il a faite en la recevant. C'est pourquoi quiconque est cause de l'acceptation injuste d'une chose est tenu de la restituer; ce qui arrive de deux manières : directement et indirectement. Directement, quand on porte un autre à recevoir; et cela de trois façons : 1° de la part de la réception, en l'excitant à recevoir, ce qui se fait principalement en ordonnant, en conseillant, en y consentant expressément et en le louant comme un homme habile d'avoir reçu ce qui est à autrui; 2° de la part de celui qui reçoit, parce qu'on le recèle ou qu'on lui prête secours de quelque manière; 3° de la part de la chose reçue, en participant au vol ou à la rapine, comme étant complice du méfait. — Indirectement, quand on n'empêche pas lorsqu'on pourrait et qu'on devrait empêcher, soit qu'on ne donne ni ordre ni conseil pour empêcher le vol et la rapine, soit qu'on ne donne pas le secours qu'il faudrait pour pouvoir résister au mal, soit qu'on cache le fait après qu'il est commis. Toutes ces circonstances ont été renfermées dans les vers suivants : Iussio, consilium, consensus, palpo, recursus, Participans, mutus, non obstans, non manifestans.

Il est à remarquer que dans cinq de ces cas on est toujours tenu à la restitution. On y est obligé : 1° par l'ordre (1), parce que celui qui ordonne est le moteur principal ; il est, par conséquent, tenu principalement à la restitution ; 2° par le consentement, lorsqu'il porte sur une chose sans laquelle le vol n'aurait pu avoir lieu (2); 3° par la protection, quand on recèle un voleur et qu'on le patronne; 4° par la participation, quand on participe au crime du voleur et à son butin (3); 5° par le défaut d'opposition, quand on ne résiste pas, quoiqu'on y soit tenu (4). Ainsi, les princes qui sont chargés de faire respecter la justice sur la terre sont tenus de restituer, si, par leur faute, les voleurs se multiplient ; parce que les revenus qu'on leur fait sont une espèce de solde qui a été établie pour qu'ils fissent observer la justice dans les contrées soumises à leur juridiction. Dans les autres cas, la restitution n'est pas toujours obligatoire; car le conseil ou l'adulation, ou les autres circonstances, ne sont pas toujours une cause efficace de rapine. Par conséquent, le conseiller et le flatteur ne sont tenus à restituer que quand on peut penser probablement qu'ils ont été la cause d'une action injuste.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que non-seulement celui qui exécute le péché est coupable, mais encore celui qui en est cause de quelque façon, soit par ses conseils, soit par ses ordres, soit de toute autre manière (5).

2. Il faut répondre au second, que celui qui a le plus de part à l'action est celui qui est tenu principalement à restituer. Ainsi, c'est d'abord celui qui ordonne, ensuite celui qui exécute, puis les autres par ordre; mais quand l'un a restitué à celui qui a souffert le dommage, un autre n'est pas tenu de restituer au même. Ceux qui ont pris le plus de part à l'action et qui ont participé à la chose doivent restituer à ceux qui ont fait la restitution. Si quelqu'un ordonne de prendre quelque chose injustement et qu'on ne le fasse pas, il ne doit pas restituer, puisque la restitution a principalement pour but de rétablir dans la possession de sa chose celui qui a subi une perte injustement.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on n'oblige pas toujours à restituer celui qui ne fait pas connaître le voleur, ni celui qui ne s'oppose pas à lui ou qui ne le reprend pas; on n'y oblige seulement que ceux qui en sont chargés par devoir, comme les princes de la terre, qui peuvent le faire d'ailleurs sans grand péril; parce qu'on leur a mis les forces publiques en main pour qu'ils soient les gardiens de la justice.

(1) Que l'ordre soit explicite ou implicite, il oblige également à restituer.
(2) Pour que le consentement oblige à restituer, il faut qu'il soit la cause efficace du dommage. Celui qui ne fait qu'applaudir à une mesure injuste n'est pas tenu à la restitution. Les théologiens examinent si dans une assemblée où l'on vote une chose injuste, celui qui donne sa voix après le nombre suffisant de suffrages est tenu à restituer. Saint Alphonse de Liguori, de Lugo, Lessius, Laymann, Sylvius, Vasquez, Vogler, disent qu'il n'y est pas tenu; Hennot, Billuart, Haberi, Collet, Dens, pensent le contraire.
(3) Quand on a reçu simplement une portion du butin, on est tenu seulement à rendre la portion qu'on a reçue. Si on participe à un crime en aidant à le commettre, on est coupable en raison de l'influence que la coopération a eue sur l'action.
(4) La loi civile rend les parents responsables du dommage causé par leurs enfants mineurs, les instituteurs et les artisans de ce que font les élèves ou apprentis placés sous leur surveillance (Cod. Civ. 1584).
(5) Pour savoir si l'on est tenu à restituer, il faut voir si l'on a été de quelque manière cause influente et efficace du dommage. Tout repose sur ce principe : Tenentur omnes illi qui, quoquo modo, sunt causa influens et efficax damni illati; ac qui ex officio et obligatione justitioe obligati cavere damnum, non caverunt. Mgr Bouvier, Vogler, Sanchez, etc.



ARTICLE VIII. — est-on tenu de restituer immédiatement ou si l'on peut différer la restitution?


Objections: 1. Il semble qu'on ne soit pas tenu de restituer immédiatement, mais qu'on peut plutôt différer licitement la restitution; car les préceptes affirmatifs n'obligent pas à toujours (ad semper). Or, c'est un précepte affirmatif qui nous force à restituer; par conséquent, on n'est pas obligé de le faire immédiatement.

2. Personne n'est tenu à l'impossible. Or, quelquefois on ne peut pas restituer immédiatement. On n'est donc pas tenu de le faire aussitôt.

3. La restitution est un acte de vertu ou de justice. Or, le temps est une des circonstances que les actes de vertu requièrent. Par conséquent, puisque les autres circonstances ne sont pas déterminées dans les actes de vertu, mais que c'est à la prudence à le faire, il semble que le temps ne soit pas non plus déterminé pour la restitution, et qu'on ne soit pas tenu de la faire immédiatement.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il semble qu'on doive suivre la même ligne de conduite pour toutes les restitutions qui sont à faire. Or, celui qui loue des mercenaires ne peut pas différer de leur rendre ce qui leur est dû, comme on le voit par ces paroles de la loi (Lv 19,13) : Vous ne devez pas conserver près de vous te travail du mercenaire jusqu'au matin. On ne doit donc pas non plus différer les autres restitutions, mais on est obligé de les faire immédiatement.

CONCLUSION. — Celui qui a reçu une chose doit la rendre immédiatement, s'il le peut, ou bien il doit demander un délai à celui qui peut lui en accorder l'usage.

Réponse Il faut répondre que comme c'est un péché contraire à la justice de recevoir le bien d'autrui, de même c'en est un de le retenir; parce que par là même qu'on retient le bien d'autrui malgré son maître, on l'empêche d'en faire usage, et par conséquent on lui fait injure (1). D'ailleurs il est évident qu'on ne peut rester dans le péché, même pendant un temps court, mais qu'on est tenu de le quitter immédiatement (2), d'après ces paroles de l'Ecriture (Qo 21,1) : Fuyez le péché comme à la vue du serpent. C'est pourquoi on est tenu de restituer immédiatement, si on le peut, ou de demander un délai à celui qui peut accorder l'usage de la chose (3).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le précepte de la restitution, quoiqu'il soit affirmatif dans la forme, implique cependant en lui- même un précepte négatif (4) qui nous empêche de retenir ce qui est à autrui.

2. Il faut répondre au second, que quand on ne peut pas restituer immédiatement, l'impuissance (I) même délivre de l'obligation de le faire à l'instant, comme on en est quitte absolument si on ne le peut pas du tout; cependant on doit demander, par soi-même ou par un autre, un délai ou la remise de la dette à celui auquel on doit.

3. Il faut répondre au troisième, que l'omission d'une circonstance étant contraire à la vertu, on doit regarder comme une chose déterminée la nécessité où l'on est d'observer cette circonstance. Et parce qu'en différant la restitution on retient injustement le bien d'autrui, ce qui est contraire à la justice, il s'ensuit qu'il faut que le temps soit déterminé pour que la restitution se fasse immédiatement.

(1) Si en différant la restitution il en résultait pour celui qui a été volé un dommage grave, il y aurait péché mortel à la différer ; autrement le péché n'est que véniel.
(2) Cette expression doit s'entendre dans un sens moral, c'est-à-dire qu'on est tenu de restituer le plus tôt possible.
(3) Si on a besoin d'un délai, on le ferait demander par un tiers, car on n'est pas obligé de se diffamer.
(4) Ce qu'il y a de négatif, c'est qu'il nous ordonne de ne pas retenir ce qui est à autrui.
(1) Les théologiens distinguent l'impuissance physique ou absolue et l'impuissance morale, qui consiste dans une grande difficulté de certitude. Celle-ci excuse également quand on ne peut restituer sans tomber dans une extrême nécessité, sans perdre son honneur et sans exposer sa famille aux plus grands désastres.




QUESTION LXIII.

DE L'ACCEPTION DES PERSONNES.


Après avoir parlé de la justice distributive et de la justice commutative, nous avons à nous occuper des vices opposés à ces deux espèces de justice ; nous traiterons : 1° de l'acception des personnes qui est contraire à la justice distributive ; 2° des péchés qui sont opposés à la justice commutative. — Sur le premier point quatre questions se présentent : 1° L'acception des personnes est-elle un péché? — 2° A-t-elle lieu dans la dispensation des biens spirituels ? — 3° Dans les honneurs que l'on rend? — 4° Dans les jugements ?



ARTICLE I. — L'acception des personnes est-elle un péché (2)?


Objections: 1. Il semble que l'acception des personnes ne soit pas un péché; car par le nom de la personne on entend sa dignité. Or, il appartient à la justice distributive de considérer la dignité des personnes. Leur acception n'est donc pas un péché.

2. Dans les affaires humaines les personnes sont plus importantes que les choses, parce que les choses sont pour les personnes et non réciproquement. Or, puisque l'acception des choses n'est pas un péché, l'acception des personnes l'est encore moins.

3. En Dieu il ne peut y avoir ni iniquité, ni péché. Or, Dieu paraît faire acception des personnes, parce que quelquefois de deux hommes de la même condition il élève l'un par la grâce et laisse l'autre dans le péché, d'après cette parole de l'Evangile (Lc 17,34) : De deux hommes qui seront dans le même lit, l'un sera pris et l'autre laissé. L'acception des personnes n'est donc pas un péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La loi de Dieu ne défend que ce qui est un péché. Or, elle défend ces préférences, puisqu'il est dit (Dt 1,17) : Vous ne ferez aucune acception de personnes. C'est donc un péché.

CONCLUSION. — L'acception des personnes étant contraire à la justice distributive, est nécessairement un péché.

Réponse Il faut répondre que l'acception des personnes est contraire à la justice distributive; car l'égalité de la justice distributive consiste à accorder des choses différentes aux différentes personnes, proportionnellement à leurs mérites. Si donc on considère le caractère de la personne qui fait que ce qu'on lui accorde lui est dû, il n'y a pas acception de personne, mais de cause. C'est ce qui fait dire à la glose (interl.), à l'occasion de ces paroles de saint Paul (Ep 6) : En Dieu il n'y a pas acception de personnes, que Dieu est un juste juge qui discerne les causes, mais non les personnes. Par exemple, si on donne à quelqu'un un titre dans l'enseignement, parce qu'il a la science suffisante, dans ce cas c'est la cause légitime, mais non la personne que l'on considère. Au contraire, si dans l'individu auquel on accorde une faveur on considère, non le rapport qu'il y a entre ses titres légitimes et la chose qu'on lui donne, mais qu'on ne fasse attention qu'à l'homme lui-même, par exemple à Pierre et à Martin, alors il y a acception de personne; parce qu'on ne lui accorde pas une chose en raison de ce qu'il en est digne, mais simplement parce qu'il porte tel ou tel nom. La personne comprend ici tous les motifs qui influent sur une faveur et qui sont étrangers au mérite de l'individu qui la reçoit ; comme quand on élève quelqu'un à une prélature ou à une chaire, parce qu'il est riche ou parce que c'est un parent. Dans toutes ces circonstances il y a acception de personne. — Cependant il arrive que la condition d'une personne la rend digne par rapport à une chose et non par rapport à une autre. Ainsi la parenté fait qu'un individu est digne d'être institué l'héritier d'un patrimoine, mais non de recevoir un bénéfice ecclésiastique. C'est pourquoi la même condition personnelle, considérée dans une affaire, fait qu'il y a acception de personne, tandis qu'il n'en est pas ainsi dans une autre. Il est donc évident que l'acception des personnes est opposée à la justice distributive, en ce qu'elle trouble la proportion qu'on doit observer. Et comme il n'y a que le péché qui soit opposé à la vertu, il s'ensuit que l'acception des personnes en est un (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que dans la justice distributive on considère les conditions des personnes qui les rendent dignes de la chose qu'elles doivent recevoir et qui font qu'elles y ont droit ; mais quand il y a acception de personnes on s'arrête à des conditions étrangères à ce mérite, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que les personnes doivent le mérite qui les rend dignes des faveurs qu'on leur donne, à des choses qui appartiennent à leur condition. C'est pourquoi on doit regarder ces conditions comme le fondement même de leurs droits. Mais quand on considère les personnes elles-mêmes, ce ne sont pas leurs titres qu'on observe comme tels ; c'est pourquoi il est évident que quoique les personnes soient plus dignes absolument (2), elles ne le sont pas relativement.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il y a deux sortes de don. L'un appartient à la justice, et consiste à donner à quelqu'un ce qui lui est dû : à l'égard de ces dons, il est possible qu'il y ait acception de personnes. L'autre appartient à la libéralité, et il consiste à donner gratuitement à quelqu'un ce qu'on ne lui doit pas. Telle est la collation des dons de la grâce par laquelle Dieu élève les pécheurs. Dans ce cas il n'est pas possible qu'il y ait acception de personnes; parce que tout le monde peut donner du sien au tant qu'il veut et à qui il veut sans injustice, d'après ces paroles de l'Evangile (Mt 20,14-15) : Ne m'est-il pas permis de faire ce que je veux? Prenez ce qui est à vous et allez.

(2) Billuart définit l'acception des personnes : Injustitia qua in rebus communibus ex justitia distribuendis, non attenditur ad proportionem meritorum vel idoneitatis eorum quibus dantur, sed ad aliquam causam huic rei impertinentem.
(1) Elle est un péché mortel, parce que la justice distributive est plus élevée que la justice commutative, et que d'ailleurs en péchant contre la justice distributive on pèche toujours contre cette dernière. Cependant ce péché peut être véniel en raison de la légèreté de sa matière.
(2) L'homme est plus que la chose absolument parlant, mais c'est la chose qui le rend digne de tel ou tel honneur. Ainsi la science est la condition essentielle pour arriver au doctorat, quoique l'homme considéré dans sa nature soit supérieur à la science.




II-II (Drioux 1852) Qu.62 a.4