II-II (Drioux 1852) Qu.63 a.2

ARTICLE II. — L'acception des personnes a-t-elle lieu dans la dispensation des choses spirituelles (1)?


Objections: 1. Il semble que l'acception des personnes n'ait pas lieu dans la dispensation des choses spirituelles. Car il semble qu'il y ait acception de personnes quand on confère une dignité ecclésiastique ou un bénéfice à quelqu'un, parce que c'est un parent -, puisque la parenté n'est pas une cause qui rende l'individu digne d'un bénéfice ecclésiastique. Or, il semble qu'il n'y ait pas là de péché, puisque les prélats le font ordinairement. L'acception des personnes ne paraît donc pas avoir lieu dans la dispensation des biens spirituels.

2. Il semble qu'on fasse acception des personnes en préférant le riche au pauvre, comme on le voit (Jc 2). Or, on dispense plus facilement les riches et les puissants que les autres du degré défendu pour le mariage. Il ne semble donc pas que l'acception des personnes soit une faute dans la dispensation des choses spirituelles.

3. D'après le droit (in Glos. in cap. Custos) il suffit de choisir ce qui est bon, mais il n'est pas nécessaire qu'on se décide pour ce qu'il y a de mieux. Or, quand on choisit ce qu'il y a de moins bon au lieu de ce qu'il y a de plus élevé, il semble qu'il y ait acception de personnes. Ce n'est donc pas un péché que de faire une acception de personnes en matière spirituelle.

4. D'après les lois de l'Eglise (cap. Cum dilectus, de Electione), on doit élire quelqu'un du sein de l'Eglise où il y a une place vacante. Or, il semble qu'il y ait en cela une acception de personnes, parce que quelquefois on trouverait ailleurs des sujets plus capables. L'acception des personnes n'est donc pas répréhensible dans les choses spirituelles.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'apôtre saint Jacques dit (Jc 2,4) : Ne faites point d'acception de personnes, vous qui avez la foi de la gloire de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Et à cette occasion saint Augustin s'écrie (Epist, ad Hier, clxvii): Qui pourrait supporter qu'on élevât un riche sur le siège d'honneur de l'Eglise au mépris d'un pauvre qui serait plus saint et plus instruit.

CONCLUSION. — Dans les choses spirituelles, l'acception des personnes est un péché d'autant plus grave que les biens spirituels l'emportent sur les biens temporels.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), l'acception des personnes est un péché, selon qu'elle est contraire à la justice. Par conséquent le péché est d'autant plus grave que l'on transgresse la justice dans des points plus importants. Ainsi les biens spirituels l'emportant sur les biens temporels, on pèche plus grièvement en faisant acception des personnes dans la dispensation des choses spirituelles que dans celle des choses temporelles (2). Comme il y a acception de personnes quand on donne à un individu quelque chose qui n'est pas en rapport avec son mérite ou sa dignité, il est à remarquer que l'on peut apprécier la dignité d'une personne de deux manières : 1° Absolument et en soi. A ce point de vue celui qui est le plus digne, c'est celui qui possède avec la plus grande abondance les dons spirituels de la grâce. 2° Par rapport au bien général. Car il arrive quelquefois que quelqu'un qui a moins de savoir et de sainteté peut contribuer davantage au bien général, à cause de sa puissance ou de son habileté dans le monde, ou pour d'autres motifs semblables. Et, parce que la dispensation des choses spirituelles a principalement pour but l'intérêt général, d'après ces paroles de l'Apôtre (1Co 12,7) : Les dons visibles de l'Esprit-Saint ne sont donnés à chacun que pour Futilité de tous, il s'ensuit que, sans qu'il y ait acception de personnes, on préfère quelquefois dans la dispensation des biens spirituels ceux qui sont moins parfaits absolument à ceux qui le sont davantage; comme Dieu accorde lui-même quelquefois les grâces gratuitement données aux individus qui sont moins bons.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'à l'égard des parents d'un prélat il faut distinguer. Car quelquefois ils sont moins dignes et absolument et par rapport au bien général. Alors s'il les préfère à d'autres qui sont plus dignes, il y a acception de personnes, et il pèche dans la dispensation des biens spirituels (1). L'évêque n'est pas le maître des biens de l'Eglise pour pouvoir les donner à qui il lui plaît; mais il en est le dispensateur, d'après ces paroles de l'Apôtre (1Co 4,1) : Que Von nous considère comme les ministres du Christ, et les dispensateurs des mystères de Dieu. D'autres fois les parents de l'évêque sont aussi dignes que les autres ; il peut alors, sans faire acception de personnes, les préférer aux autres licitement; parce qu'ils lui offrent du moins cet avantage, c'est qu'il pourra compter davantage sur eux, pour traiter d'un commun accord avec lui toutes les affaires de l'Eglise. Cependant il devrait s'en abstenir à cause du scandale, si d'autres s'autorisaient de cet exemple pour donner les biens de l'Eglise à leurs parents, sans que ceux-ci en fussent dignes.

2. Il faut répondre au second, que les dispenses de mariage sont accordées principalement pour affermir la paix : ce qui est plus nécessaire au bien général quand il s'agit de personnes éminentes. C'est pour ce motif qu'on accorde plus facilement ces dispenses aux grands, sans qu'il y ait en cela acception de personnes.

3. Il faut répondre au troisième, que pour qu'on ne puisse pas attaquer une élection devant le tribunal ecclésiastique, il suffit que celui qui a été élu soit homme de bien (2) ; il n'est pas nécessaire qu'il soit le meilleur; parce que dans ce cas toute élection pourrait être contestée. Mais pour la sécurité de la conscience de celui qui élit, il est nécessaire qu'il choisisse celui qui est le mieux, absolument ou par rapport au bien général ; parce que si l'on peut avoir un sujet plus méritant pour une dignité, et que cependant on lui préfère un autre, il faut que ce soit pour un motif. Si ce motif se rapporte à la nature de la charge, celui qui est choisi est par là même le plus apte à la chose; mais si on se décide par un motif étranger, il y a évidemment acception de personnes.

4. Il faut répondre au quatrième, que le sujet pris dans le sein de l'Eglise est ordinairement celui qui convient le mieux dans l'intérêt général, parce qu'il aime davantage l'Eglise où il a été élevé, et c'est pour cette raison qu'il est dit (Dt 17,18) : Vous ne pourrez prendre pour roi un homme d'une autre nation, et qui ne soit pas votre frère.

(1) Le concile de Trente fait un devoir de choisir les hommes les plus dignes pour les élever aux premières fonctions de l'Eglise (sess. xxiv, cap. I et cap. 18). Voyez à cet égard le droit canon (cap. unic. Ut ecclesiastica beneficia, extra, lib. iii , tit. Tt 12, num. 5).
(2) Quand on donne les bénéfices ou les emplois ecclésiastiques à des hommes qui en sont indignes, il peut en résulter les plus graves inconvénients : la dépravation des moeurs, la perte de la foi, la négligence du culte, la dissipation des biens ecclésiastiques, etc.
(1) Quand un ecclésiastique indigne a été élevé à un poste important, son promoteur et lui sont tenus de réparer les dommages que l'Eglise a eu à souffrir par suite de ce mauvais choix.
(2) Dans ce cas, l'élection est valide ; mais pour qu'elle soit licite, il faut que le promoteur ait choisi celui qui est le plus digne relativement, sinon absolument.



ARTICLE III. — l'acception des personnes peut-elle être un péché à l'égard de l'honneur et du respect que nous témoignons aux autres (1)?


Objections: 1. Il semble qu'on ne puisse pécher en faisant acception de personnes par un témoignage d'honneur et de respect. Car l'honneur ne paraît pas être autre chose que le respect qu'on manifeste pour quelqu'un en témoignage de sa vertu, comme on le voit (Eth. lib. i, cap. 5 et 42). Or, on doit honorer les prélats et les princes, même quand ils sont méchants, aussi bien que les parents dont il est dit (Ex 20,42) : Honorez votre père et votre mère. Les maîtres doivent être également honorés par leurs serviteurs, quand même ils seraient vicieux, d'après cette parole de l'Apôtre (1Tm 6,4) : Que tous ceux qui sont sous le joug de la servitude sachent qu'ils sont obligés de rendre toute sorte d'honneurs à leurs maîtres. Il paraît donc que l'acception des personnes ne soit pas un péché, quand on rend des hommages aux autres.

2. La loi dit (Lv 19,32) : Levez-vous devant celui qui a les cheveux blancs, et honorez la personne du vieillard. Or, il semble qu'il y ait en cela acception de personnes; puisque quelquefois les vieillards ne sont pas vertueux, suivant ces mots du prophète (Da 18,45) : L'iniquité est sortie des vieillards qui étaient juges et qui paraissaient conduire le peuple. L'acception de personnes n'est donc pas un péché quand on rend à un autre un hommage.

3. Sur ces paroles de l'apôtre saint Jacques (Jc 2) : Ne faites pas acception de personnes, etc., saint Augustin dit (Glos. ord. ex Ep. clxvii ad Hieron.) : que si l'on entend des réunions quotidiennes ces mots de ce même apôtre : Quand un homme ayant un anneau d'or entre dans votre assemblée, quel est celui qui ne pèche pas, s'il y a péché en cela? Or, c'est une acception de personnes que d'honorer les riches pour leurs richesses; car saint Grégoire dit (Hom. xxviii in ev.) : Notre orgueil est humilié, parce que dans les hommes, ce n'est pas leur nature faite à l'image de Dieu, mais ce sont leurs richesses que nous honorons. Et puisque les richesses ne sont pas un motif légitime pour honorer quelqu'un, il y a en cela acception de personnes. Donc, en pareil cas, l'acception de personnes n'est pas répréhensible.

En sens contraire Mais c'est le contraire. A l'occasion de ce passage de saint Jacques (Jc 2): Nolite in personarum acceptione, etc., la glose dit (interl.), que celui qui honore un riche à cause de ses richesses, pèche, et il en est de même si l'on honore quelqu'un pour d'autres causes qui ne le rendent pas digne d'honneur; ce qui appartient à l'acception de personnes. Donc à l'égard des honneurs que l'on rend, l'acception de personnes est une faute.

CONCLUSION. — Quand il s'agit de rendre hommage à quelqu'un, l'acception de personnes est coupable, et elle a lieu s'il n'y a pas dans l'individu un mérite qui justifie l'honneur qu'on lui fait.

Réponse Il faut répondre que l'honneur est un témoignage rendu à la vertu de celui qui en est l'objet; c'est pourquoi il n'y a que la vertu qui soit une cause légitime pour honorer quelqu'un. Cependant il faut observer qu'un individu peut être honoré non-seulement pour sa propre vertu, mais encore pour celle d'un autre. C'est ainsi qu'on honore les princes et les prélats quoiqu'ils soient mauvais, parce qu'ils tiennent la place de Dieu et de la société à la tête de laquelle ils sont préposés, d'après ce mot du Sage (Pr 26,8) : Celui qui rend des honneurs à un insensé est comme celui qui jette une pierre dans le monceau amassé en l'honneur de Mercure (2). Car, comme les gentils attribuaient le calcul à Mercure, le monceau de Mercure désigne le tas du marchand dans lequel il jette quelquefois une petite pierre (1) au lieu de cent marcs. — Ainsi on honore l'insensé qui tient la place de Dieu et qui représente la société entière. Pour la même raison on doit honorer les parents et les maîtres, parce qu'ils participent à la dignité de Dieu qui est le Père et le Seigneur de tous. On doit honorer les vieillards, parce que la vieillesse est l'indice de la vertu; quoique cet indice soit quelquefois trompeur. C'est ce qui fait dire au Sage (Sg 4,8) que ce qui rend la vieillesse vénérable ce n'est pas la longueur de la vie, ni le nombre des années ; mais que la prudence de l'homme lui tient lieu de cheveux blancs, et la vie sans tache est une heureuse vieillesse. On doit honorer les riches, parce qu'ils occupent dans la société une place plus importante. Mais si on les honore uniquement en vue de leurs richesses (2), il y a acception de personnes et péché.

La réponse aux objections est par là même évidente.

(1) Cet article a pour but l'explication de l'Epître de saint Jacques où il s'élève contre les honneurs rendus aux riches (Jc 2).
(2) Mercure était autrefois le dieu des chemins, on y dressait sa statue, et les voyageurs jetaient des pierres en monceau au pied de cette image. Le Sage dit que honorer un insensé, c'est faire comme ceux qui honorent ce dieu qui préside aux chemins sans pouvoir marcher : c'est lui donner une autorité dont il est incapable.
(I) Ces petites pierres avaient une valeur de convention, comme des jetons ; elles aidaient à faire les calculs. Ce sens que donne saint Thomas à ce texte est celui d’Hugues de Saint-Victor, de Nicolas de Lyra.
(2) Le péché est mortel s'il est accompagné de mépris pour les pauvres, autrement il est véniel, d'après Billuart.



ARTICLE IV. — le péché d'acception de personnes a-t-il lieu dans les jugements?


Objections: 1. Il semble que le péché d'acception de personnes n'ait pas lieu dans les jugements. Car l'acception de personnes est contraire à la justice distributive, comme nous l'avons dit (art. 4 huj. quaest.). Or, les jugements paraissent appartenir surtout à la justice commutative. L'acception de personnes n'a donc pas lieu dans les jugements.

2. Les peines sont infligées d'après un jugement. Or, dans les peines on fait acception des personnes sans péché; parce qu'on punit plus sévèrement ceux qui font injure aux personnes des princes qu'aux autres individus. L'acception de personnes n'a donc pas lieu dans les jugements.

3. Il est dit (Qo 4,40) : Soyez miséricordieux pour l'orphelin dans vos jugements. Or, il semble qu'il y ait là acception de la personne du pauvre. L'acception des personnes dans les jugements n'est donc pas un péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est écrit (Pr 28,5) : Il n'est pas bon d'avoir égard à la personne dans les jugements.

CONCLUSION. — L'acception des personnes dans le jugement est un péché, puisqu'elle pervertit et corrompt le jugement lui-même.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. lx, art. 1), le jugement est un acte de justice, dans le sens que le juge ramène à l'égalité de la justice ce qui peut produire une inégalité contraire. L'acception des personnes produisant une inégalité, puisqu'on attribue à un individu quelque chose qui s'écarte de la proportion dans laquelle consiste l'égalité de la justice, il s'ensuit évidemment que cet acte fausse le jugement.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on peut considérer le jugement de deux manières : 1° Quant à la chose même que l'on juge; le jugement se rapporte ainsi en général, à la justice commutative et à la justice distributive. Car le jugement peut déterminer de quelle manière on doit distribuer à plusieurs ce qui est commun à tous, et comment un individu doit restituer à un autre ce qu'il en a reçu. 2° On peut le considérer quant à sa forme elle-même, c'est-à-dire selon que le juge, dans la justice commutative elle-même, ôte à l'un pour donner à l'autre ; et ceci appartient à la justice distributive. C'est ainsi que dans tout jugement quel qu'il soit, il peut y avoir acception de personnes.

2. Il faut répondre au second, que quand on punit quelqu'un plus sévèrement, parce qu'il a injurié un plus grand personnage, il n'y a pas acception de personnes; parce que la diversité de la personne produit à cet égard la diversité de la chose, comme nous l'avons dit (quest. lviii, art. 10, et quest. lxi, art. 2 ad 3).

3. Il faut répondre au troisième, que l'homme doit en jugement ménager le pauvre autant que possible, mais sans blesser la justice ; autrement ce passage de l'Ecriture serait sans application (Ex 23,3) : Vous n'aurez point égard au pauvre dans les jugements.




QUESTION LXIV.

DES VICES OPPOSÉS À LA JUSTICE COMMUTATIVE ET D'ABORD DE L'HOMICIDE.


Après avoir parlé de ce qui est contraire à la justice distributive, nous devons nous occuper des vices opposés à la justice commutative. Nous avons d'abord à examiner les péchés que l'on commet à l'occasion des commutations involontaires, puis nous traiterons de ceux qu'on commet au sujet des échanges volontaires. — À l'égard des commutations involontaires on commet des péchés par là même qu'on nuit au prochain contrairement à sa volonté ; ce qui peut se faire de deux manières, par action et par parole. Par action, quand on blesse le prochain dans sa propre personne, ou dans une personne qui lui est unie ou dans ses propres biens. — Nous considérerons toutes ces choses successivement, en commençant par l'homicide, qui est le tort le plus grave qu'on puisse causer au prochain. — À ce sujet huit questions se présentent : 1° Est-ce un péché de tuer des animaux ou de détruire des plantes? — 2° Est-il permis de tuer un pécheur? — 3° Est-ce permis à un particulier ou seulement à une personne publique? — 4° Est-ce permis à un clerc? — 5° Est-il permis à quelqu'un de se tuer lui-même? — 6° Est-il permis de tuer un homme juste ? — 7° Est-il permis à quelqu'un de tuer un homme en se défendant lui-même ? — 8° Un homicide fortuit est-il un péché mortel?



ARTICLE I. — Est-il défendu de tuer les êtres vivants quels qu'ils soient (1)?


Objections: 1. Il semble qu'il soit défendu de tuer tout ce qui est vivant. Car l'Apôtre dit (Rm 13,2) : Ceux qui résistent à l'ordre de Dieu attirent sur eux la damnation. Or, tous les êtres vivants sont conservés par l'ordre de la divine providence, puisque d'après le Psalmiste (Ps 146,8) : C’est Dieu qui produit l'herbe sur les montagnes, et c'est lui qui donne aux chevaux leur nourriture. Il paraît donc défendu de donner la mort aux êtres qui vivent.

2. L'homicide est un péché, parce qu'il prive l'homme de la vie. Or, la vie est commune à tous les animaux et à toutes les plantes. Pour la même raison il semble donc qu'il y ait péché à tuer les animaux et les plantes.

3. La loi de Dieu ne détermine une peine spéciale que pour ce qui est un péché. Or, elle détermine une peine pour celui qui tue le boeuf ou la brebis d'un autre (Ex 22). Le meurtre des animaux est donc un péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. i, cap. 20), quand nous lisons, Vous ne tuerez pas: Nous ne pensons pas qu'il s'agit là des végétaux, parce qu'ils n'ont pas de sentiment; nous ne l'appliquons pas non plus aux animaux irraisonnables, parce qu'aucun d'eux ne nous est associé par la raison ; par conséquent il nous reste à entendre de l'homme ces paroles : vous ne tuerez point.

CONCLUSION. — Il est permis de détruire les plantes pour que les animaux en fassent usage, et de faire périr les animaux eux-mêmes pour nourrir l'homme.

Réponse Il faut répondre que personne ne pèche en employant une chose  à la fin pour laquelle elle existe. Or, dans l'ordre des êtres, les plus imparfaits existent pour les plus parfaits ; comme dans la génération la nature va de l'imparfait au parfait. De là il résulte que, comme dans la génération de l'homme, ce qui existe d'abord c'est ce qui a vie, ensuite l'animal, et enfin l'homme; de même les choses qui vivent seulement, comme les plantes, existent en général pour les animaux, et tous les animaux existent pour l'homme. C'est pourquoi si l'homme se sert des plantes dans l'intérêt des animaux, et des animaux pour l'usage de ses semblables, il n'y a en cela rien d'illicite, comme on le voit (Pol. lib. i, cap. 5 et 7). — Parmi les différents usages le plus nécessaire paraît principalement consister en ce que les animaux se servent des plantes pour leur nourriture, et l'homme se sert des animaux, ce qui ne peut avoir lieu qu'autant qu'on les tue. Par conséquent, il est permis de détruire les plantes pour l'usage des animaux et les animaux pour l'usage de l'homme, d'après l'ordre de Dieu lui-même. Car il est dit (Gn 1,29) : Je vous ai donné toutes les herbes et tous les arbres fruitiers, pour qu'ils vous servent de nourriture ainsi qu'à tous les animaux qui sont sur la terre. Et ailleurs (Gn 9,3) : Tout ce qui se meut et tout ce qui vit sera votre nourriture.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que d'après l'ordre de Dieu la vie des animaux et des plantes est conservée, non pour eux-mêmes, mais pour Dieu. Par conséquent, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. i, cap. 20), par l'ordre le plus juste du Créateur leur vie et leur mort sont soumises à notre usage.

2. Il faut répondre au second, que les animaux et les plantes n'ont pas la vie raisonnable par laquelle ils pourraient se conduire par eux-mêmes; mais ils sont toujours menés par leur instinct naturel, comme par une force étrangère ; ce qui indique qu'ils sont naturellement esclaves, et qu'ils sont faits pour les usages des autres.

3. Il faut répondre au troisième, que celui qui tue le boeuf d'un autre, pèche, non parce qu'il tue cet animal, mais parce qu'il fait du tort à son prochain dans ses biens. Aussi cette faute n'est-elle pas comprise sous le péché d'homicide, mais sous le péché de vol ou de rapine.

(1) Les manichéens prétendaient qu'il n'était pas permis de tuer les animaux, ni de détruire les herbes, parce qu'ils disaient que leurs âmes venaient du bon principe, et qu'elles étaient des particules de la Divinité. Les pauvres de Lyon ont renouvelé cette erreur, et il y a eu dans le siècle dernier des philosophes qui n'ont pas craint d'en faire une thèse de déclamation pour reprocher à l'humanité sa barbarie.



ARTICLE II. — Est-il permis de tuer les pécheurs (1)?


Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas permis de tuer les pécheurs. Car le Seigneur a défendu (Mt 13) d'extirper la zizanie qui représente les méchants, comme on le voit (in Glos. ord.). Or, tout ce que Dieu défend est un péché. C'est donc un péché de tuer un pécheur.

2. La justice humaine est conforme à la justice divine. Or, d'après la justice divine on conserve les pécheurs pour qu'ils se repentent, suivant cette parole du prophète (Ex 18 Ex 33,11) : Je ne veux pas la mort du pécheur, mais je veux plutôt qu'il se convertisse et qu'il vive. Il semble donc qu'il soit absolument injuste défaire périr les pécheurs.

3. Ce qui est mal en soi ne peut être fait pour aucune bonne fin, comme on le voit dans saint Augustin (Lib. cont. mend. cap. 7) et dans Aristote (Eth. lib. ii, cap. 6). Or, le meurtre d'un homme est en soi une chose mauvaise -, parce que nous sommes tenus d'avoir de la charité pour tous les hommes, et que nous voulons que nos amis vivent et existent, selon la remarque du même philosophe (Eth. lib. ix, cap. 4). Il n'est donc permis d'aucune manière de tuer un pécheur.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Ex 22,18) : Vous ne laisserez pas vivre les malfaiteurs, et dans les Psaumes (Ps 100,8) : Je me hâterai d'exterminer tous les pécheurs de la terre.

CONCLUSION. — Non-seulement il est permis, mais il est nécessaire de tuer les pécheurs, s'ils sont funestes et dangereux pour la société.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), il est permis de tuer les animaux, parce qu'ils existent naturellement pour l'usage de l'homme, comme l'imparfait se rapporte à ce qui est parfait. Toute partie se rapportant au tout comme l'imparfait au parfait, il s'ensuit que toute partie existe naturellement pour le tout. C'est pourquoi nous voyons que s'il est avantageux au salut du corps entier qu'on coupe un de ses membres, parce qu'il est gâté ou parce qu'il gâte les autres, on approuve cette amputation comme étant salutaire. Or, tout individu étant par rapport à la société entière ce que la partie est au tout, il s'ensuit que si un homme est dangereux pour la société ou qu'il la corrompe par l'effet de son péché, il est louable et salutaire de le mettre à mort dans l'intérêt du bien général (1). Car il ne faut qu'un peu de levain pour corrompre la masse entière, selon l'expression de l'Apôtre (1Co 5,6).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le Seigneur a défendu d'arracher la zizanie pour épargner le froment, c'est-à-dire les bons; ce qui arrive quand on ne peut tuer les mauvais sans tuer en même temps les bons, soit parce qu'ils se cachent parmi eux, soit parce qu'ils ont une foule de disciples, de telle sorte qu'on ne pourrait les faire mourir sans mettre les bons en péril aussi, comme le dit saint Augustin (Cont. Parmen. lib. iii, cap. 2). l)'où le Seigneur conclut qu'il vaut mieux laisser vivre les méchants et remettre la vengeance jusqu'au dernier jugement que de faire périr en même temps les bons. Mais quand la mort des méchants ne lait courir aucun péril aux bons et qu'elle leur donne plutôt sécurité et protection, alors on peut les mettre à mort licitement.

2. Il faut répondre au second, que Dieu, selon l'ordre de sa sagesse, tue quelquefois immédiatement les pécheurs pour la délivrance des bons ; d'autres fois il leur accorde le temps de se repentir, selon le profit qu'il sait que ses élus en retirent. D'ailleurs la justice humaine l'imite autant qu'il est en son pouvoir. Car elle fait mourir ceux qui sont funestes aux autres; quant à ceux qui pèchent sans nuire aux autres grièvement, elle les épargne pour qu'ils se repentent.

3. Il faut répondre au troisième, que l'homme, en péchant, s'éloigne de l'ordre de la raison. C'est pourquoi il blesse sa propre dignité, dans le sens qu'étant naturellement libre et existant pour lui-même, il tombe d'une certaine manière dans l'asservissement des animaux de telle sorte qu'on peut en disposer pour l'utilité des autres, suivant cette parole du Psalmiste (Ps 48,21) : L'homme, lorsqu'il était en honneur, ne l'a pas compris il s'est comparé aux animaux sans raison, et il est devenu semblable à eux. Et ailleurs (Pr 11,29) : Celui qui est insensé servira celui qui est sage. Ainsi, quoique ce soit une chose mauvaise en elle-même que de tuer un homme qui conserve sa dignité, cependant il peut être bon de tuer un pécheur comme il est bon de tuer un animal. Car le méchant est pire qu'une bête féroce, et il est plus nuisible, comme le dit Aristote (Pol. lib. i, cap. 2, et Eth. lib. vii, cap. (i).

(I) Les cathares et les pauvres de Lyon ont refusé à la société le droit de se délivrer de ceux de ses membres qui lui étaient funestes. De nos jours, il s'est aussi trouvé des novateurs qui ont repris cette thèse et qui ont entrepris de la soutenir au point de vue du sentiment et de la philanthropie.
(1) Il est à remarquer que c'est la raison de bien public qui est ici prédominante. Par conséquent, quand il s'agit de la peine de mort, on doit moins regarder à la gravité de la faute qu'au mal qui peut en résulter. C'est pour cela que dans l'ordre militaire, où la discipline est essentielle, il y a quelquefois peine de mort contre celui qui l'enfreint pour une faute qui peut paraître légère en elle-même.




 ARTICLE III. — Est-il permis à un simple particulier de tuer un pécheur (1)?


Objections: 1. Il semble qu'il soit permis à un simple particulier de tuer un pécheur. Car la loi divine n'ordonne rien d'illicite. Or, Moïse a donné ce précepte (Ex 32,27) : Que chacun tue son frère, son ami et son prochain pour avoir adoré le veau d'or. Il est donc permis aux simples particuliers de tuer un pécheur.

2. L'homme est comparé aux bêtes à cause du péché, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 3). Or, il est permis à un simple particulier de tuer une bête féroce qui cause beaucoup de dégât. Pour la même raison il est donc permis de tuer un pécheur.

3. Quoiqu'un individu soit un simple particulier, néanmoins on le loue de faire ce qui est utile au bien général. Or, le meurtre des malfaiteurs est utile au bien général, comme nous l'avons dit (art. préc.). On doit donc louer les individus qui tuent les malfaiteurs.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. i, cap. 26) que celui qui tue un malfaiteur, sans agir au nom de l'autorité publique, doit être jugé comme un homicide, et cela d'autant plus qu'il n'a pas craint d'usurper une puissance qu'il n'a pas reçue de Dieu.

CONCLUSION. — Il est seulement permis aux princes et aux juges, mais non aux simples particuliers, de tuer les pécheurs.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), il est permis de tuer un malfaiteur dans le but d'être utile à la société. C'est pourquoi cet acte n'appartient qu'à celui qui est chargé de la conservation de la société elle-même ; comme il appartient au médecin de couper un membre malade, quand on lui a confié le soin de sauver le corps entier. Or, le soin des intérêts généraux a été confié aux princes qui ont l'autorité publique ; par conséquent il n'est permis qu'à eux de tuer les malfaiteurs; cela n'est pas permis aux simples particuliers.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la chose est faite par celui d'après l'autorité duquel on la fait, comme on le voit dans saint Denis (De coel. hier. cap. 42). C'est pourquoi, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. i, cap. 24), celui qui tue, ce n'est pas celui qui prête son ministère à celui qui le lui commande, mais il est son instrument comme le glaive entre les mains de celui qui s'en sert. Par conséquent ceux qui ont tué leurs parents et leurs amis sur l'ordre de Dieu ne paraissent pas avoir fait eux-mêmes cette action ; c'est plutôt celui dont l'autorité les a fait agir qui en est l'auteur. C'est ainsi que le soldat tue l'ennemi d'après l'autorité du prince, et que le bourreau fait périr un brigand d'après l'autorité du juge.

2. Il faut répondre au second, que la bête est naturellement distincte de l'homme. Il ne faut donc pas un jugement particulier pour décider qu'on doit la  tuer, si elle est sauvage. À l'égard d'un animal domestique, il faut un jugement, non pour lui-même, mais à cause du tort qui en résulte pour son maître. Au contraire le pécheur n'est pas d'une autre nature que ceux qui sont justes. C'est pourquoi il faut un jugement public pour décider si on doit le tuer pour le salut général.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il est permis à un particulier de faire, dans l'intérêt général, ce qui ne nuit à personne; mais s'il en résulte un dommage pour un tiers, il ne doit pas agir, à moins qu'il n'y soit autorisé par celui qui est en position de juger ce que l'on doit enlever aux parties pour le salut du tout.

(1) Il y a controverse entre les théologiens quand il s'agit d'un tyran usurpateur. Tant que l'Etat ne l'a pas reconnu pour chef, saint Thomas enseigne que tout citoyen peut le mettre à mort, à condition : 1° qu'il soit certain qu'il n'a aucun droit à la couronne ; 2° qu'il n'y ait pas de supérieur à qui l'on puisse avoir recours ; 3° que la nation ne s'oppose pas à ce meurtre ; 4° que l'on ait lieu d'espérer que cette action procurera la tranquillité de l'Etat, et qu'on n'ait pas à craindre au contraire de plus grands maux. Ces conditions ne se rencontrant presque jamais, il n'arrive que très rarement qu'on puisse faire usage d'un pareil remède.



ARTICLE IV. — Est-il permis aux clercs de tuer les malfaiteurs (i)?


Objections: 1. Il semble qu'il soit permis aux clercs de tuer les malfaiteurs. Car les clercs doivent surtout accomplir ce que dit l'Apôtre (1Co 4,16) : Soyez mes imitateurs comme je le suis du Christ. Par là il nous engage à imiter Dieu et ses saints. Or, Dieu que nous adorons tue les malfaiteurs, d'après cette parole du Psalmiste (Ps 135,10) : C'est lui qui a frappé l'Égypte dans ses premiers-nés. Moïse a fait tuer par les lévites vingt-trois mille hommes pour avoir adoré le veau d'or (Ex 32). Le prêtre Phinées a tué un Israélite qui s'était uni avec une Madianite, comme on le voit (Nb 25).Samuel a fait périr Agag, roi d'Amalec; Elie, les prêtres de Baal; Mathathias, celui qui s'était approché pour sacrifier; et, dans le Nouveau Testament, saint Pierre a frappé de mort Ananie et Saphire. Il semble donc qu'il soit permis aux clercs de tuer les malfaiteurs.

2. La puissance spirituelle est plus grande que la puissance temporelle et plus rapprochée de Dieu. Or, la puissance temporelle tue licitement les malfaiteurs, comme étant le ministre de Dieu, selon l'expression de saint Paul (Rm 13). Donc à plus forte raison les clercs, qui sont les ministres de Dieu revêtus de la puissance spirituelle, peuvent-ils licitement les tuer également.

3. Celui qui reçoit licitement une charge, peut licitement exercer ce qui appartient à cette charge. Or, le devoir du prince de la terre est de tuer les malfaiteurs, comme nous l'avons dit (art. préc.). Les clercs qui sont princes, peuvent donc licitement les tuer.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit  (1Tm 3,2) : Il faut que l'évêque soit irrépréhensible... qu'il ne soit pas adonné au vin, qu'il ne frappe pas qui que ce soit.

CONCLUSION. — Les clercs ayant été choisis pour le ministère de l'autel, comme les ministres du Nouveau Testament, il ne leur est aucunement permis de tuer les malfaiteurs.

Réponse Il faut répondre qu'il n'est pas permis aux clercs (2) de tuer, pour deux raisons : 1° parce qu'ils ont été choisis pour le ministère de l'autel où est représentée la passion du Christ mis à mort, et qui, quand on le frappait, ne frappait pas, comme dit saint Pierre (1P 2,23). C'est pourquoi il ne convient pas que les clercs frappent, ni qu'ils tuent. Car les ministres doivent imiter leur maître, d'après ces mots de l'Ecriture (Si 10,2) : Tel qu'est le juge du peuple, tels sont ses ministres. 2° La seconde raison, c'est que le Seigneur a confié aux clercs le ministère de la loi nouvelle, qui ne prononce jamais la peine de mort, ni celle de la mutilation corporelle. Pour être des ministres dignes de la nouvelle alliance, ils doivent donc s'abstenir de ces choses.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que Dieu opère universellement dans tous les êtres ce qui est droit; mais il agit dans chacun d'eux conformément à leur nature. C'est pourquoi chacun doit imiter Dieu en ce qui convient spécialement à sa propre nature. Ainsi, quoique Dieu fasse périr corporellement les malfaiteurs, il n'est cependant pas nécessaire que tous l'imitent à cet égard. Saint Pierre n'a pas tué Ananie et Saphire de sa propre main ou de son autorité propre; mais il a plutôt promulgué la sentence divine à leur égard. Les prêtres ou les lévites de l'Ancien Testament étaient les ministres de la loi ancienne qui infligeaient des peines corporelles. C'est pourquoi ils pouvaient tuer quelqu'un de leur propre main.

2. Il faut répondre au second, que le ministère des clercs a été établi pour une fin plus élevée que ne l'est la mort du corps, puisqu'il a pour fin ce qui appartient au salut spirituel. C'est pourquoi il ne convient pas qu'ils s'immiscent dans des choses d'un ordre inférieur.

3. Il faut répondre au troisième, que les prélats acceptent la charge de princes de la terre, non pour rendre par eux-mêmes des arrêts de mort, mais pour les faire rendre par les autres sous leur autorité (1).

(1) Le droit canon le leur défend formellement (cap. 5 et 9 tit. Ne clerici et monaci, lib. in Décrétal.). Cette défense n'est pas de droit divin, elle est seulement de droit ecclésiastique.
(2) Sous le nom de clercs, on comprend tous ceux auxquels il a été dit : Vos de foro Ecclesiae estis, avec cette différence, remarque Soto, que ceux qui sont dans les ordres majeurs pèchent mortellement, et ceux qui sont dans les ordres mineurs véniellement.
(1) D'après le droit, ils peuvent déléguer des juges et leur commander d'observer la justice, mais ils ne pourraient pas leur enjoindre positivement de condamner à mort ou à la mutilation, ni assister à l'exécution de la sentence, sans péché mortel. S'ils y assistent ils sont irréguliers. L'ecclésiastique qui assiste à une exécution par pure curiosité pèche véniellement, mais il n'encourt pas l'irrégularité, d'après l'interprétation des docteurs (cap. Sententiam, tit. Ne clerici et monachi, lib. III Decret.).




II-II (Drioux 1852) Qu.63 a.2