II-II (Drioux 1852) Qu.64 a.5

ARTICLE V. — Est-il permis à quelqu'un de se tuer lui-même (2)?


Objections: 1. Il semble qu'il soit permis à quelqu'un de se tuer lui-même. Car l'homicide est un péché, selon qu'il est contraire à la justice. Or, on ne peut faire d'injustice contre soi-même, comme le prouve Aristote (Eth. lib. v, cap. 6). Donc personne ne pèche en se tuant.

2. Il est permis à celui qui a la puissance publique de tuer les malfaiteurs. Or, quelquefois celui qui a cette puissance est un malfaiteur lui-même. Il lui est donc permis de se tuer.

3. Il est permis à un individu de s'exposer spontanément à un moindre péril pour en éviter un plus grand; comme il est permis à un individu de se faire amputer un membre corrompu pour sauver son corps entier. Or, quelquefois, en se tuant, on s'évite de plus grands maux, par exemple, une vie misérable ou la honte d'un crime. Il est donc permis à un individu de se tuer.

4. Samson s'est tué lui-même, comme on le voit (Jg 16). Il est cependant compté au nombre des saints (He 11). Il est donc permis à un individu de se tuer lui-même.

5. Il est dit (2M 14,42) que Razias aima mieux mourir noblement que de se voir assujetti aux pécheurs et de souffrir des outrages indignes de sa naissance. Or, il est permis de faire ce qui est noble et courageux. Le suicide n'est donc pas défendu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. i, cap. 20) : Nous devons entendre de l'homme ces paroles : Vous ne tuerez pas. Or, si vous ne devez pas tuer un autre homme, vous ne devez donc pas non plus vous tuer vous-même. Car celui qui se tue ne fait pas autre chose que de tuer un homme.

CONCLUSION. — Il n'est permis à personne d'aucune manière de se tuer, puisque le suicide est contraire à l'amour de Dieu, de soi et du prochain.

Réponse Il faut répondre qu'il est absolument défendu de se suicider pour trois raisons : 1° Parce que tout être s'aime naturellement lui-même. C'est ce qui fait que toute chose se conserve naturellement l'existence et résiste autant qu'elle peut à ceux qui l'altèrent. C'est pourquoi le suicide est contraire à l'inclination naturelle et à l'amour que chacun doit avoir pour soi. Et c'est pour cette raison que le suicide est toujours un péché mortel, parce qu'il est contraire à la loi naturelle et à la charité. 2° Parce que le tout est ce qu'est chaque partie. Tout homme appartenant à la société, il s'ensuit qu'en se tuant lui-même, il fait injure à la société (I), comme le prouve Aristote (Eth. lib. v, cap. ult.). 3° Parce que la vie est un don de Dieu accordé à l'homme et qui est soumis à la puissance de celui qui l'ait vivre et mourir. C'est pourquoi celui qui se prive de la vie pèche contre Dieu, comme celui qui fait périr le serviteur d'un autre, pèche contre le maître auquel ce serviteur appartient (2), et comme celui qui pèche par usurpation juge d'une chose qui ne lui a pas été confiée. Car il n'appartient qu'à Dieu de prononcer sur la vie et la mort, d'après ces paroles de l'Ecriture (Dt 32,36) : Je tuerai et je ferai vivre.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'homicide est un péché, non- seulement parce qu'il est contraire à la justice, mais encore parce qu'il est contraire à l'amour qu'on doit avoir pour soi-même; à ce point de vue le suicide est un péché par rapport à son auteur. Mais il est aussi un péché par rapport à la société et par rapport à Dieu, et à ce double titre il est contraire à la justice.

2. Il faut répondre au second, que celui qui a la puissance publique peut licitement faire périr un malfaiteur, parce qu'il peut le juger. Mais personne n'est juge de lui-même. Par conséquent il n'est pas permis à celui qui a la puissance publique de se tuer lui-même pour une faute quelle qu'elle soit; mais il lui est permis de se soumettre au jugement des autres.

3. Il faut répondre au troisième, que l'homme est constitué le maître de lui- même par le libre arbitre. C'est pourquoi il peut licitement disposer de lui relativement à ce qui regarde cette vie qui est régie par le libre arbitre. Mais le passage de cette vie à une autre meilleure ne dépend pas de la liberté humaine ; c'est au contraire une chose soumise à la puissance divine. Il n'est donc pas permis à l'homme de se suicider pour passer à une vie meilleure, ni pour échapper aux misères de celle-ci; parce que la mort est le plus grand des maux de cette vie et le plus terrible, comme on le voit (Eth. lib. iii, cap. 6). Par conséquent se donner la mort pour se délivrer des peines de cette vie, c'est recourir à un plus grand mal pour en éviter un moindre. — Il n'est pas non plus permis de se tuer pour un péché qu'on a commis; soit parce qu'on se cause le plus grand tort en se privant du temps nécessaire pour faire pénitence; soit parce qu'il n'est permis de tuer un malfaiteur que d'après le jugement de la puissance publique. — Pareillement il n'est pas permis à une femme de se tuer pour empêcher qu'on abuse d'elle; parce qu'on ne doit pas commettre contre soi le plus grand crime, qui est le suicide, pour empêcher le crime d'un autre qui est moindre. Car la femme n'est pas coupable si on abuse d'elle par violence et qu'elle n'y consente pas ; parce que le corps n'est souillé que du consentement de l'âme, comme le disait sainte Lucie (1). D'ailleurs il est constant que la fornication ou l'adultère est un péché moindre que l'homicide et surtout que le suicide. Cette dernière faute est la plus grave, parce qu'on se nuit à soi-même à qui l'on doit le plus grand amour; elle est aussi la plus dangereuse, parce qu'on n'a plus le temps de l'expier par la pénitence. — Enfin il n'est permis à personne de se tuer à cause de la crainte qu'il y a de consentir au péché, parce qu'on ne doit pas faire le mal pour qu'il en arrive du bien, ou pour éviter des maux, surtout des maux qui sont moindres et plus incertains. Car on ne sait si on consentira au péché à l'avenir, puisque Dieu peut délivrer l'homme du péché, quelle que soit la tentation qui vienne l'assaillir.

4. Il faut répondre au quatrième, que, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. i, cap. 21), Samson, qui s'est écrasé lui-même avec les ennemis sous les ruines d'une maison, n'est excusable que parce qu'il l'a fait d'après l'ordre secret de l'Esprit-Saint qui opérait par lui des miracles. Il donne la même réponse à l'égard des saintes femmes qui se tuèrent dans le temps de la persécution et dont l'Eglise célèbre la mémoire (2).

5. Il faut répondre au cinquième, qu'il appartient à la force de ne pas craindre d'être mis à mort par un autre pour le bien de la vertu et pour éviter le péché. Mais si l'on se donne la mort pour éviter des peines et des châtiments, il y a en cela une apparence de force (c'est pour cela que quelques-uns se sont tués en pensant faire un acte de courage, et de ce nombre fut Razais), cependant cette force n'est pas véritable. C'est plutôt une mollesse de caractère qui est impuissante à supporter les contrariétés de la vie (3), comme le disent Aristote (Eth. lib. iii, cap. 8) et saint Augustin (De civ. Dei, lib. i, cap. 23).

(2) Parmi les donatistes, il s'en est trouvé qui considéraient le suicide comme un martyre. Ce sont ces fanatiques qui ont reçu le nom de circoncellions.
(1) Aristote et Platon ont condamné le suicide. Aristote nous dit quo la société infligeait une peine à ce genre de crime. D'après l'auteur de la Paraphrase, on refusait la sépulture au coupable. Cicéron est du même sentiment que ces deux grands philosophes.
(2) Platon fait particulièrement valoir cet argument dans le Phédon.
(1) Cette vierge répondit à son juge : Si invitam jusseris violari, castitas mihi duplicabitur ad coronam (Brev. rom. 13dec.).
(2) C'est ainsi qu'il faut interpréter ce que nous lisons dans la légende de sainte Apolline : Alacris in ignem sibi paratum, majori Spiritus sancti flamma intus accensa, se injecit (Brev. rom. 15 feb.).
(3) Il est à remarquer que le suicide partiel est également défendu, et que l'on ne doit rien faire pour abréger directement son existence.



ARTICLE VI. — est-il permis dans certaine circonstance de tuer un innocent ?


Objections: 1. Il semble qu'il soit permis dans certaine circonstance de tuer un innocent. Car le péché ne manifeste pas la crainte qu'on a de Dieu, puisque cette crainte en détourne plutôt, comme on le voit (Si 1,20). Or, Abraham est loué d'avoir craint le Seigneur, parce qu'il a voulu faire périr son fils innocent. On peut donc tuer un innocent sans péché.

2. Dans le genre des péchés que l'on commet contre le prochain, un péché paraît être d'autant plus grave qu'il cause un plus grand tort à celui contre lequel on le commet. Or, le meurtre nuit plus au pécheur qu'à l'innocent que la mort fait passer des misères de cette vie à la gloire céleste. Par conséquent puisqu'il est permis dans certaine circonstance de tuer un pécheur, à plus forte raison est-il permis de tuer un innocent ou un juste.

3. Ce qui se fait selon l'ordre de la justice n'est pas un péché. Or, on est quelquefois forcé selon l'ordre de la justice de mettre à mort un innocent; par exemple, quand le juge qui doit juger d'après les faits allégués condamne à mort celui qu'il sait innocent, mais qui est convaincu par de faux témoins. Il en est de même du bourreau, qui tue injustement celui qui est condamné, parce qu'il doit obéir au juge. On peut donc tuer un innocent sans qu'il y ait péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire, il est dit (Ex 23,7) : Vous ne tuerez pas celui qui est juste et innocent.

CONCLUSION. — Il n'est permis d'aucune manière de tuer les justes et les innocents, puisque leur vie est utile au bien général qu'elle conserve et produit.

Réponse Il faut répondre qu'on peut considérer l'homme de deux manières, en lui- même et relativement. Si on considère l'homme en lui-même, il n'est jamais permis de le tuer, parce que dans tout pécheur nous devons aimer la nature que Dieu a faite et que le meurtre détruit. Mais, comme nous l'avons dit (art. 2 huj. quaest.), il est permis de tuer un pécheur relativement au bien général que le péché attaque. Au contraire, la vie des justes conserve et produit le bien général: parce qu'ils sont la partie la plus importante de la société. C'est pourquoi il n'est permis d'aucune manière de tuer un innocent.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que Dieu est le maître de la vie et de la mort ; car c'est par son ordre que meurent les pécheurs et les justes. C'est pourquoi celui qui tue un innocent par l'ordre de Dieu ne pèche pas plus que Dieu dont il exécute la volonté. Il montre même qu'il le craint en lui obéissant (1).

2. Il faut répondre au second, qu'en pesant la gravité du péché on doit plutôt considérer ce qui existe par soi que ce qui existe par accident. Ainsi celui qui tue un juste, pèche plus grièvement que celui qui tue un pécheur : 1° parce qu'il nuit à celui qu'il doit le plus aimer, et que par conséquent il agit davantage contre la charité ; 2° parce qu'il fait injure à celui qui le mérite le moins et qu'ainsi il pèche davantage contre la justice ; 3° parce qu'il prive la société d'un plus grand bien ; 4° parce qu'il méprise Dieu plus profondément, d'après ce mot de l'Evangile (Lc 10,16) : Qui vous méprise, me méprise. Si le juste après la mort arrive à la gloire, ceci ne se rapporte qu'accidentellement au meurtre.

3. Il faut répondre au troisième, que le juge, quand il sait que quelqu'un est innocent, quoiqu'il soit convaincu de la faute dont on l'accuse par de faux témoignages, doit examiner les témoins avec plus de soin, afin de trouver l'occasion de délivrer celui qui n'est pas coupable, comme le fit Daniel. S'il ne le peut, il doit renvoyer la cause à une autorité supérieure. Dans le cas où ce moyen est impraticable, il ne pèche pas en portant sa sentence d'après les faits allégués (2); parce que ce n'est pas lui qui tue l'innocent, mais ce sont ceux qui affirment qu'il est coupable. Le serviteur du juge qui condamne un innocent ne doit pas obéir, si sa sentence est évidemment erronée ; autrement on excuserait les bourreaux qui ont mis à mort les martyrs. Mais quand l'arrêt n'est pas d'une justice évidente, l'exécuteur ne pêche pas, parce que ce n'est pas à lui à discuter la sentence du juge. Ce n'est pas lui qui tue l'innocent, mais c'est le juge dont il exécute les ordres.

(1) C'est pour ce motif que Abraham est loué d'avoir offert en sacrifice son fils Isaac, et que dans l'histoire sainte nous voyons punis les chefs qui n'ont pas exterminé les peuples que Dieu leur avait ordonné de détruire.
(2) Les théologiens distinguent les causes civiles des causes criminelles. Dans les causes civiles, la plupart pensent que le juge doit prononcer secundum allegata et probata, mais pour les causes criminelles ils sont plus divisés. Saint Raymond de Pennafort, saint Antonin, Turrecremata, Innocent V, Cajétan, Soto, Bannès, et en général tous les thomistes suivent le sentiment de saint Thomas. Billuart cite encore Alexandre de Halès, Covarruvias, Asor, Valentin, Steyart, qui sont du même sentiment, quoiqu'ils ne soient pas de la même école. L'opinion contraire, soutenue par saint Bonaventure, est spécialement défendue par Mgr Gousset (Théologie morale, tome i, pag. 537).



ARTICLE VII — est-il permis à quelqu'un d'en tuer un autre en se défendant (1)?


Objections: 1. Il semble qu'il ne soit permis à personne de tuer quelqu'un pour se défendre. Car saint Augustin dit (Ep. xlvii) : Je ne conseillerais à personne de mettre à mort son semblable, à moins qu'il ne s'agisse d'un soldat ou de quelqu'un qui y est tenu par une fonction publique, afin qu'il ne le fasse pas pour lui-même, mais pour les autres, d'après la puissance légitime qu'il en a reçue. Or, celui qui tue quelqu'un en se défendant, le tue uniquement pour qu'il ne soit pas tué lui-même. Cet acte paraît donc être illicite.

2. Le même docteur dit encore (De lib. arb. lib. i, cap. 5) : Comment la providence de Dieu exempterait-elle de péché ceux qui se sont souillés du sang humain pour des choses que l'on doit mépriser. Or, il dit que ces choses méprisables sont celles que les hommes peuvent perdre malgré eux, comme on le voit (eod. cap.). La plus importante de ces choses étant la vie corporelle, il s'ensuit que pour conserver la vie du corps il n'est permis à personne de tuer un autre homme.

3. Le pape Nicolas Ier dit, comme on le voit dans le Droit (in Decretis, tit. De clericis, dist. l, cap. 6) : A l'égard des clercs dont vous me parlez et qui en se défendant ont tué un païen, vous me demandez, si après avoir fait pénitence, ils peuvent être réintégrés dans leur ancien état et même obtenir un poste plus élevé; sachez que sous aucun prétexte nous ne leur permettons jamais de tuer un homme de quelque manière que ce soit. Or, les clercs et les laïques sont tenus également d'observer les préceptes moraux. Il n'est donc pas permis non plus aux laïques de tuer quelqu'un en se détendant.

4. L'homicide est un péché plus grave que la simple fornication ou l'adultère. Or, il n'est permis à personne de commettre une simple fornication, ou un adultère, ou tout autre péché mortel pour la conservation de sa propre vie; parce qu'on doit préférer la vie spirituelle à la vie corporelle. Il n'est donc permis à personne en se défendant de tuer un autre homme pour conserver sa propre existence.

5. Si l'arbre est mauvais, les fruits aussi, comme le dit l'Evangile (Mt 7). Or, il semble qu'il soit illicite de se défendre, puisque l'Apôtre dit (Rm 12,19) : À ses fidèles bien-aimés d'être sans défense. Le meurtre d'un individu qui est un effet de la défense est donc illicite.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Ex 22,2) : Si un voleur est surpris brisant la porte ou perçant le mur, et qu'il soit blessé de telle sorte qu'il en meure, celui qui l'aura frappé ne sera point puni comme homicide. Or, il est plus permis de défendre sa propre vie que sa propre maison. Si on tue quelqu'un pour défendre sa vie, on n'est donc pas coupable d'homicide.

CONCLUSION. — Il n'est pas permis de tuer quelqu'un en se défendant, à moins qu'on ne se soit défendu avec la modération que la raison exige pour la conservation de sa vie.

Réponse Il faut répondre que rien n'empêche que le même acte n'ait deux effets, dont l'un existe dans l'intention et dont l'autre soit en dehors. Or, les actes moraux tirent leur espèce de ce qui est dans l'intention, mais non de ce qui est en dehors, puisque ceci existe par accident, comme on le voit d'après ce que nous dit (quest. xliii, art. 3, et I-II quest. i, art. 3 ad 3). Ainsi de l'acte par lequel on se défend soi-même il peut résulter deux effets ; l'un est la conservation de sa propre vie, et l'autre la mort de l'agresseur. Cet acte, selon qu'il a pour but la conservation de sa propre existence, n'a rien d'illicite, puisqu'il est naturel à chaque être (le conserver sa vie autant qu'il le peut. Cependant un acte qui provient d'une bonne intention peut devenir mauvais, s'il n'est pas proportionné à sa fin. C'est pourquoi si pour défendre sa propre vie, on avait recours à une violence plus grande qu'il ne faut, on serait coupable. Mais si on repousse la violence avec modération, la défense est permise : car d'après tous les droits (1)  on peut repousser la force par la force avec une modération honnête et raisonnable (2). Il n'est pas nécessaire au salut que l'homme néglige de se défendre modérément pour éviter le meurtre d'un autre, parce que l'homme est tenu de pourvoir à sa vie plus qu'à celle d'un étranger. — Mais parce qu'il n'est permis de tuer un homme que d'après l'autorité publique et pour le bien général, ainsi que nous l'avons dit (art. 3 huj. quaest.), il est défendu d'avoir l'intention de tuer quelqu'un pour se défendre (3), à moins que celui qui se défend ne représente l'autorité publique et qu'en tuant un homme pour sa propre défense cet acte ne se rapporte au bien public-, comme on le voit à l'égard du soldat qui combat contre les ennemis, et à l'égard du ministre du juge qui lutte contre les voleurs. Toutefois ces derniers pécheraient encore, s'ils obéissaient dans ce cas à leur passion particulière.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce passage de saint Augustin doit s'entendre du cas où un individu a l'intention d'en tuer un autre pour se délivrer delà mort. C'est aussi dans le même sens qu'il faut interpréter le passage cité dans le second argument et extrait du livre du Libre arbitre. Aussi emploie-t-il ces mots : pour des choses, afin de désigner par là l'intention (4).

2. La réponse au second argument est par là même évidente.

3. Il faut répondre au troisième, que l'irrégularité résulte de l'acte de l'homicide, quand même l'homicide ne serait pas coupable, comme on le voit dans le juge qui condamne à mort quelqu'un justement. C'est pourquoi si un clerc, en se défendant lui-même, vient à tuer quelqu'un, il est irrégulier, quoiqu'il n'ait pas eu l'intention de le tuer, mais de se défendre.

4. Il faut répondre au quatrième, que l'acte de la fornication ou de l'adultère n'a pas pour but nécessaire la conservation de sa propre vie, comme l'acte d'où résulte quelquefois l'homicide.

5. Il faut répondre au cinquième, que dans cet endroit l'Apôtre interdit la défense qui est inspirée par le désir de la vengeance. Aussi la glose (interl.) expliquant ces paroles: Ne vous défendez pas, met: ne cherchez pas à rendre à vos ennemis le mal qu’ils vous ont fait.

(1) On peut voir sur cet article le Catéchisme du concile de Trente, sur le VIIe précepte.
(1) C'est ce que nous apprend le droit naturel que Cicéron invoque avec tant d'éloquence dans son célèbre plaidoyer pour Milon. Saint Thomas met le mot droit au pluriel (jura), parce que ce principe est reconnu expressément par le droit civil (ff. lib. I, tit. 1), par le droit canonique (dist. i, cap. 7), et par conséquent par toutes les espèces de droit possibles.
(2) Presque tous les théologiens sont sur ce point du sentiment de saint Thomas. Cependant Gerson, Richard de Saint-Victor, Noris, et quelques autres, tout en admettant le principe général qui permet de repousser la force par la force, prétendent que la modération avec laquelle on doit le faire empêche d'aller jusqu'à tuer l'agresseur.
(3) On ne doit pas avoir d'autre intention que de se défendre. C'est une des conditions exigées pour que la défense soit convenable. Les théologiens en ont déterminé d'autres, mais il nous semble qu'on peut les résumer toutes en disant que pour avoir le droit de tuer l'agresseur, il faut que son agression soit sérieuse, et que l'on n'ait pas d'autre moyen de lui échapper qu'en Io mettant à mort.
(4) Saint Augustin soutient la même doctrine que saint Thomas (Cont. Faustum, lib. xxii, cap. 70. Les paroles citées dans l'objection ne sont pas d'ailleurs de saint Augustin, mais dans l'édition bénédictine, elles appartiennent à Evodius. De plus, cet ouvrage de saint Augustin n'est pas d'une grande autorité, d'après ce qu'il en dit lui-même (Ret. lib. i, cap. 9).



ARTICLE VIII. — Celui qui tue un homme par hasard est-il coupable d'homicide ?


Objections: 1. Il semble que celui qui tue un homme par hasard soit coupable d'homicide. Car la Genèse rapporte (Gn 4) que Lamech ayant cru tuer une bête tua un homme et que son action fut considérée comme un homicide. Celui qui tue un homme par hasard est donc coupable d'homicide.

2. Il est dit (Ex 21,22) : Si un homme frappe une femme enceinte et qu'elle accouche, si la mort s'ensuit, il rendra vie pour vie. Or, ce fait peut arriver, sans qu'il y ait eu intention de tuer. L'homicide fortuit a donc la tache de l'homicide.

3. Dans le Droit (in Decret. dist. i) il y a plusieurs canons qui punissent les homicides fortuits. Or, on ne doit punir que les fautes. Donc celui qui tue un homme fortuitement est coupable d'homicide.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Epist, xlvii) : Quand nous faisons certaines choses pour une fin bonne et légitime, s'il en arrive à quelqu'un du mal contrairement à notre intention, on n'a garde de nous l'imputer. Or, il arrive quelquefois que d'une bonne action résulte fortuitement un homicide. Il n'est donc pas imputable à l'auteur de cette action.

CONCLUSION. — Celui qui tue quelqu'un par hasard n'est point du tout coupable d'homicide, à moins qu'il ne se soit livré à une chose défendue, ou qu'il n'ait pas pris les précautions qu'il devait prendre pour l'éviter.

Réponse Il faut répondre que d'après Aristote (Phys. lib. ii, text. 49 et 80) le hasard est une cause qui agit en dehors de l'intention. C'est pourquoi les choses qui sont fortuites, absolument parlant, ne sont ni dans l'intention, ni dans la volonté. Et parce que tout péché est volontaire, d'après saint Augustin (Lib. de ver. relig. cap. 44), il s'ensuit que les choses fortuites considérées comme telles ne sont pas des péchés. Cependant il arrive que ce qu'on ne veut pas ou que ce qu'on ne se propose pas en acte et absolument est dans la volonté ou l'intention par accident; dans le sens qu'on appelle cause par accident, celle qui écarte les obstacles. Ainsi celui qui n'éloigne pas les causes qui doivent produire un homicide, s'il doit les éloigner, est coupable d'une certaine manière d'un homicide volontaire. Ce qui arrive de deux manières : 1° quand en s'occupant de choses illicites (1) auxquelles on n'aurait pas dû se livrer, on se rend coupable d'homicide ; 2° quand on n'emploie pas les précautions qu'on doit employer (2). C'est pourquoi, d'après le droit, si quelqu'un s'occupe d'une chose permise et qu'il y apporte la diligence voulue, dans le cas où un homicide s'ensuit, il n'en a pas la responsabilité. Mais s'il s'occupe d'une chose illicite, ou d'une chose permise, sans y apporter le soin qu'elle demande, il est coupable d'homicide, dans le cas où son action vient à causer la mort de quelqu'un.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que Lamech n'a pas pris les précautions suffisantes pour éviter l'homicide; c'est pour ce motif qu'il en a été responsable.

2. Il faut répondre au second, que celui qui frappe une femme enceinte fait une chose illicite. C'est pourquoi s'il en résulte la mort de la femme ou de l'enfant, il est coupable d'homicide ; surtout quand c'est sur le moment même que la mort arrive.

3. Il faut répondre au troisième, que d'après les canons on punit ceux qui tuent fortuitement, en faisant un acte illicite ou en n'employant pas les précautions qu'il aurait fallu prendre.

(1) Saint Thomas suppose que les choses illicites auxquelles on se livre sont par elles-mêmes dangereuses. Car si elles n'avaient aucun rapport à l'homicide, ce crime ne serait pas imputable. Ainsi celui qui couperait du bois pour le voler, et qui échappant sa cognée viendrait à tuer quelqu'un ne serait pas coupable d'homicide.
(2) Pour savoir si l'on a apporté le soin nécessaire, il faut voir si la chose est dangereuse par elle-même de telle sorte qu'il en résulte presque toujours la mort. Dans ce cas, on est toujours coupable d'homicide : Ita sunt qui calce percutiunt mulierem proegnantem. Si la chose n'est pas dangereuse, et que la mort s'ensuive rarement, et que d'ailleurs on ait pris beaucoup de précautions, on n'est pas coupable d'homicide au for de la conscience, mais on est condamnable au for extérieur.




QUESTION LXV.

DE LA MUTILATION DES MEMBRES.


Après avoir parlé de l'homicide, nous devons nous occuper des autres péchés que l'on commet en faisant injure aux personnes. — A cet égard il y a quatre questions à examiner. Nous traiterons : 1° de la mutilation des membres; — 2° des coups ; — 3° de la prison. — 4° Nous rechercherons si les péchés qui résultent de ces injures sont plus graves par là même qu'ils sont commis contre une personne unie à d'autres.



ARTICLE I. — Est-il permis dans certaine circonstance de mutiler quelqu'un dans ses membres (1)?


Objections: 1. Il semble qu'il ne soit permis en aucune circonstance de mutiler quelqu'un. Car saint Jean Damascène dit (De orth. (id. lib. ii, cap. 4 et 30 ; lib. iv, cap. 21) qu'on commet le péché par là même qu'on s'écarte de ce qui est conforme à la nature pour faire ce qui lui est contraire. Or, il est selon la nature établie par Dieu que le corps de l'homme soit conservé dans son intégrité avec tous ses membres ; et il est contre nature qu'il soit privé d'un seul. La mutilation d'un membre paraît donc être toujours un péché.

2. Ce que l'âme entière est par rapport à tout le corps, les parties de l'âme le sont à l'égard des parties du corps, comme le dit Aristote (De anima, lib. h, text. 9). Or, il n'est pas permis de priver quelqu'un de son âme, en lui donnant la mort, à moins que l'on ne soit revêtu de la puissance publique. Il n'est donc pas permis de mutiler quelqu'un, à moins qu'on ne le fasse au nom de la puissance publique.

3. On doit préférer le salut de l'âme au salut du corps. Or, il n'est pas permis à quelqu'un de se mutiler un membre pour sauver son âme ; puisque le concile de Nicée (part. I, sect. iv, can. 1) a condamné ceux qui s'étaient faits eunuques pour conserver la chasteté. Pour aucun motif il n'est donc permis de mutiler quelqu'un.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Car il est dit (Ex 21,24) : OEil pour oeil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied.

CONCLUSION. — Il n'est permis qu'aux personnes publiques de mutiler quelqu'un ; il ne l'est aux particuliers qu'autant qu'ils y sont autorisés par celui auquel le membre appartient, dans le cas où la corruption de ce membre serait contraire au salut du corps entier.

Réponse Il faut répondre qu'un membre étant une partie du corps humain, il existe pour le tout, comme l'imparfait pour le parfait. On doit donc disposer d'un membre du corps selon qu'il convient au corps entier. Or, un membre est par lui-même utile au bien du corps entier. Cependant il peut arriver qu'il lui soit nuisible par accident, comme lorsqu'un membre gâté vient à corrompre tout le corps. Par conséquent si un membre est sain et qu'il soit dans l'état où il doit être naturellement, on ne peut le couper sans faire tort au corps entier. Mais parce que tout l'homme se rapporte à la société entière dont il fait partie, comme à sa fin, tel que nous l'avons dit (quest. lxi, art. 1, et quest. préc. art. 2 et 5), il peut se faire que la mutilation d'un membre, quoiqu'elle soit funeste au corps entier, ait cependant pour objet le bien de la société, dans le sens qu'on peut l'infliger à quelqu'un à titre de châtiment pour la répression de certaines fautes. C'est pourquoi comme la puissance publique peut licitement priver delà vie pour des fautes plus graves; de même elle peut aussi priver un homme d'un membre pour des fautes moindres. Mais cela n'est pas permis à un simple particulier, même du consentement de celui auquel le membre appartient (1) ; parce que c'est faire injure à la société à laquelle l'homme appartient avec toutes ses parties. — Mais si un membre est gâté et qu'il vienne à compromettre le reste du corps, alors il est permis, du consentement de celui auquel il appartient, de le retrancher pour sauver le corps entier ; parce que chacun doit pourvoir à son propre salut. Il en est de même si cette opération se fait d'après l'avis de celui qui est chargé de veiller à la santé de celui qui a un membre malade (2). Dans d’autres cas il est absolument défendu à un individu de se mutiler (3).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que rien n'empêche que ce qui est contraire à une nature particulière ne soit conforme à une nature générale. Ainsi la mort et la corruption dans l'ordre naturel sont contraires à la nature particulière de l'être qui en est atteint, quoique cependant elles soient conformes à la nature universelle. De même la mutilation d'un membre, quoiqu'elle soit contraire à la nature particulière du corps de celui qui est mutilé, est cependant conforme à la raison naturelle par rapport au bien commun.

2. Il faut répondre au second, que la vie de l'homme entier ne se rapporte pas à quelque chose qui est propre à l'individu, mais c'est plutôt tout ce qui est propre à l'individu qui se rapporte à la vie elle-même. C'est pourquoi il n'appartient en aucun cas à quelqu'un de priver un autre delà vie; il n'y a d'exception que pour la puissance publique qui est chargée de pourvoir au bien général. Mais l'amputation d'un membre peut avoir pour but le salut propre d'un individu, et c'est pour ce motif que dans certaine circonstance un individu a le droit de la permettre.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on ne doit couper un membre pour sauver le corps que quand il est impossible de le secourir autrement. Or, on peut toujours pourvoir au salut de l'âme autrement que par la perte d'un membre; parce que le péché est soumis à la volonté. C'est pourquoi dans aucune circonstance il n'est permis de couper un membre pour éviter un péché quelconque. Aussi saint Chrysostome explique (Hom. lxiii) ce passage de saint Matthieu (Mt 19) : Sunt eunuchi, etc., en disant que l'on ne doit pas se couper les membres, mais s'interdire toutes les mauvaises pensées ; parce que celui qui se mutile est maudit ; car ceux qui agissent ainsi sont des homicides. Puis il ajoute : D'ailleurs la concupiscence n'en devient pas plus douce; mais elle est plus chagrine (4), car elle a en nous d'autres sources qui l'alimentent. Elle vient surtout de la volonté qui est incontinente et de l'esprit qui est négligent. Ainsi en se coupant un membre on ne comprime donc pas les tentations aussi victorieusement qu'en mettant un frein à ses pensées.

(I) La mutilation est interdite par les constitutions apostoliques (can. xxii) et (par un décret du premier concile de Nicée (can. i) : Si quis sanus seipsum abscidit : hic (etiam si in clero) cessare debet : et ex hoc nullum talem ordi­nari.
(I) Parce que l'homme n'a pas plus droit sur ses membres que sur sa propre vie.
(2) Il suffit du consentement du père ou du tuteur, s'il s'agit d'un enfant qui ne puisse se conduire lui-même.
(3) En Italie, on mutile les enfants pour leur conserver la voix. Quelques théologiens le tolèrent ; mais ce sentiment est contraire à la doctrine de saint Thomas, et saint Liguori condamne formellement cet acte : Peccant parentes qui filios etiam consentientes castrant, ut sint utiles cantui lib. III, n° 574).
(4) Saint Augustin, saint Basile, saint Cyrille et les autres Pères, donnent cette même raison.




II-II (Drioux 1852) Qu.64 a.5