II-II (Drioux 1852) Qu.66 a.6

ARTICLE VI. — Le vol est-il un péché mortel (5)?


Objections: 1. Il semble que le vol ne soit pas un péché mortel. Car il est dit (Pr 6,30) : Ce n'est pas une grande faute quand on vient à voler. Or, tout péché mortel est une grande faute. Le vol n'est donc pas un péché mortel.

2. La peine de mort est due au péché mortel. Or, la loi ancienne n'inflige pas la peine de mort pour le vol, elle impose seulement une amende, d'après ces paroles (Ex 22,1) : Si quelqu'un a pris un boeuf ou une brebis... il rendra cinq boeufs pour un et quatre brebis pour une. Le vol n'est donc pas un péché mortel.

3. On peut voler une petite chose comme une grande. Or, il semble qu'il répugne d'admettre qu'on sera puni de la peine éternelle pour avoir volé de petites choses, comme une aiguille ou une plume. Le vol n'est donc pas un péché mortel.

En sens contraire Mais c'est le contraire. On n'est damné par le jugement de Dieu que pour un péché mortel. Or, on l'est pour le vol, suivant ces paroles du prophète ( Zach. Za 5,3) : C'est là la malédiction qui se va répandre sur la face de toute la terre ; car tout voleur sera jugé par ce qui est ici écrit. Le vol est donc un péché mortel.

CONCLUSION. — Puisque le vol est contraire à la charité du prochain, il est nécessairement un péché mortel.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. xxiv, art. 5, et I-II, quest. lxxii, art. 5, et quest. lxxxvií, art. 3), le péché mortel est celui qui est contraire à la charité, selon qu'elle est la vie spirituelle de l'âme. La charité consiste principalement dans l'amour de Dieu, et secondairement dans l'amour du prochain, qui demande que nous voulions du bien au prochain et que nous lui en fassions. Or, par le vol on nuit au prochain dans ses biens, et si les hommes se volaient réciproquement, la société humaine périrait. Le vol, en tant que contraire à la charité, est donc un péché mortel.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on ne dit pas que le vol est une grande faute pour deux raisons : l° à cause de la nécessité qui porte à voler, et qui diminue ou qui détruit totalement la faute, comme on le verra (art. seq.). Aussi l'écrivain sacré ajoute : car on vole pour satisfaire son âme qui est dans le besoin. 2° On dit que le vol n'est pas une grande faute en comparaison de l'adultère, qui est puni de mort. C'est pourquoi il est dit du voleur que s'il est trouvé en délit, il rendra sept fois la valeur de ce qu'il a pris, tandis que celui qui est adultère perdra la vie.

2. Il faut répondre au second, que les peines de la vie présente sont plutôt des remèdes que des punitions adéquates au crime. Car c'est à la justice divine, qui jugera les pécheurs selon la vérité, à rendre à chacun ce qui lui revient. C'est pourquoi la justice d'ici-bas n'inflige pas la peine de mort pour tout péché mortel. Elle ne la prononce que contre ceux qui causent un dommage irréparable ou qui ont une horrible difformité. Ainsi la justice humaine ne porte pas cette peine contre le vol qui ne produit pas un tort irréparable, à moins qu'il ne soit accompagné de circonstances très-aggravantes, comme on le voit à l'égard du sacrilège, qui est le vol d'une chose sacrée; à l'égard du péculat, qui est le vol d'une chose commune (1), d'après saint Augustin (Sxip. Joan. Tract. 50) et à l'égard du plagiat, qui est le vol d'un homme (2), et que la loi punissait de mort (Ex 21).

3. Il faut répondre au troisième, que la raison considère comme rien ce qui est peu important. C'est pourquoi, à l'égard de ce qui est minime, on ne croit pas que l'homme souffre un dommage ; et celui qui prend une chose de peu de valeur peut présumer qu'il n'agit pas contre la volonté de celui à qui elle appartient. On peut donc excuser du péché mortel celui qui s'empare furtivement de choses qui sont de peu d'importance. Cependant, s'il a l'intention de voler et de faire du tort au prochain, même dans des choses légères, il peut y avoir péché mortel (1), comme d'ailleurs la pensée seule suffit, du moment qu'il y a consentement.

(5) Le vol est un péché mortel dans son genre, mais il peut devenir véniel, parce que la chose ne s'est pas faite absolument contre le consentement du maître, ou parce que l'on a ignoré par légèreté que la chose était à autrui, ou par suite de la légèreté de la matière. Il n'est pas facile de déterminer ce qui est ici matière légère ; on regarde généralement comme tel ce qui est inférieur à une valeur de 5 francs. Mais il faut ici apprécier le tort que l'on a causé au maître de la chose en le privant de ce qui lui appartient.
(1) Le vol des deniers publics.
(2) On s'emparait d'un homme libre ou d'un esclave pour le réduire en servitude.
(1) Malgré la légèreté de la matière, le vol peut être un péché mortel, si l'on a eu l'intention de prendre davantage et de s'emparer de tout ce qu'on pouvait saisir, ou si, par la répétition de plusieurs vols légers, on est parvenu à amasser une somme suffisante pour faire un péchó mortel, ou enfin, s'il est résulté un dommage grave pour le maître, par suite de la choso qu'on lui a prise, comme dans le cas où l'on déroberait ù un ouvrier un de ses instruments, et qu'on le mettrait dans l'impossibilité de travailler.


ARTICLE VII. — Est-il permis a quelqu'un de voler parce qu'il est dans la nécessité (2) ?


Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas permis à quelqu'un de voler dans la nécessité. Car on n'impose une pénitence qu'à celui qui pèche. Or, il est dit (Ext. de furtis, can. iii) que si la faim ou la nudité contraint de voler des aliments, des habits ou du bétail, on doit faire pénitence pendant trois semaines. Il n'est donc pas permis de voler à cause de la nécessité.

2. Aristote dit (Eth. lib. ii, cap. 6) qu'il y a des choses qui emportent avec elles une idée de malice, et il met le vol de ce nombre. Or, ce qui est mauvais en soi ne peut devenir bon, parce qu'on le fait pour une bonne fin, quelle qu'elle soit. On ne peut donc pas licitement voler pour subvenir à sa propre nécessité.

3. L'homme doit aimer son prochain comme lui-même. Or, il n'est pas permis de voler pour venir en aide au prochain par l'aumône, comme le dit saint Augustin (Lib. cont. mend. cap. 7). Il n'est donc pas permis de voler pour subvenir à ses propres besoins.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Dans la nécessité, tout est commun. Il ne semble donc pas qu'il y ait péché si l'on prend la chose d'autrui, parce que la nécessité l'a rendue commune.

CONCLUSION. — Dans l'extrême nécessité l'homme peut prendre manifestement ou en secret ce qui appartient à d'autres, sans être coupable de larcin ou de rapine.

Réponse Il faut répondre que ce qui est de droit humain ne peut pas déroger au droit naturel ou au droit divin. Or, d'après l'ordre naturel établi par la divine providence, les choses inférieures existent pour subvenir au besoin des hommes. C'est pourquoi leur division et leur appropriation, qui procèdent du droit humain, n'empêchent pas qu'on ne doive s'en servir pour soutenir celui qui est dans le besoin. Par conséquent le superflu que certaines personnes possèdent est dû de droit naturel à l'alimentation des pauvres. C'est ce qui fait dire à saint Ambroise (Serm. lxiv) ces paroles, qui sont aussi dans le droit (Decret. dist. xlvii, cap. Sicut hi) : C'est le pain de ceux qui sont dans le besoin que tu conserves; c'est l'habit de ceux qui sont nus que tu renfermes ; c'est le rachat des malheureux, cet argent que tu enfouis dans la terre. — Mais, parce qu'il y a beaucoup de malheureux qui sont dans le besoin, et qu'on ne peut avec la même chose les secourir tous, chacun est libre de distribuer à son gré ses propres biens pour soulager ceux qui sont dans la misère. Si cependant la nécessité est tellement évidente et pressante qu'il soit manifeste qu'on doive la secourir immédiatement avec ce qui se présente (comme quand une personne est en danger (1) et qu'il n'est pas possible de la secourir autrement), alors on peut licitement lui venir en aide avec le bien d'autrui (2), soit qu'on le prenne ouvertement, soit qu'on le prenne en secret. Cet acte n'est, à proprement parler, ni un vol, ni une rapine.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette décrétale parle du cas où il n'y a pas nécessité urgente.

2. Il faut répondre au second, que faire usage du bien d'autrui que l'on a pris secrètement dans le cas d'extrême nécessité, ce n'est pas un vol, à proprement parler, parce que cette nécessité rend sien ce que l'on prend pour soutenir sa propre vie.

3. Il faut répondre au troisième, que, dans le cas d'une nécessité semblable, on peut prendre en secret ce qui est à autrui (3) pour secourir le prochain, lorsqu'il est à ce point dans l'indigence.

(2) Il n'est permis de prendre ce qui est à autrui qu'autant qu'on est dans une nécessité extrême. La proposition suivante a été condamnée par Innocont XI : Permissum est furari, non solum, in extrema necessitate, sed etiam in gravi.
(1) Le danger de mort est ce qui constitue la nécessité extrême.
(2) D'après le sentiment le plus commun, si on a consommé la chose d'autrui qu'on s'est appropriée dans un cas de nécessité extrême, on est tenu de rendre au maître l'équivalent, si l'on a d'autres biens ou qu'on ait le moyen d'en acquérir (saint Liguori, lib. m, n° 510).
(3) On doit faire exception pour le cas où le maître de la chose serait lui-même dans une nécessité extrême. Voyez ce que nous avons dit à ce sujet, pag. 284, not. 4.


ARTICLE VIII. — Peut-il y avoir rapine sans qu'il y ait péché?


Objections: 1. Il semble que la rapine puisse avoir lieu sans péché. Car on prend le butin par la violence, ce qui paraît appartenir à l'essence de la rapine, d'après ce que nous avons dit (art. 4 huj. quaest.). Or, il est permis d'enlever le butin de l'ennemi, puisque saint Ambroise dit (De Patriarch. lib. i de Abrah. cap. 3) : Quand le butin est au pouvoir du vainqueur, la discipline militaire veut que l'on conserve tout au roi pour qu'il le distribue. Il y a donc des cas où la rapine est permise.

2. Il est permis de prendre à quelqu'un ce qui n'est pas à lui. Or, les choses que les infidèles possèdent ne sont pas à eux; car saint Augustin dit (/ipsi. ad Vincent. Donat. xcin) : Vous avez tort d'appeler vôtres les choses que vous ne possédez pas justement et que vous devez perdre d'après la loi des rois de la terre. Il semble donc qu'on puisse ravir licitement quelque chose aux infidèles.

3. Les princes extorquent violemment beaucoup de choses à leurs sujets; ce qui semble appartenir à la nature de la rapine. Or, les fautes qu'ils commettent dans cette circonstance ne paraissent pas graves, parce qu'alors presque tous les princes seraient damnés. La rapine est donc permise dans quelques cas.

En sens contraire Mais c'est le contraire. On peut faire à Dieu un sacrifice ou une offrande de tout ce qu'on reçoit licitement. Or, on ne peut lui offrir ce qui est le fruit de la rapine, d'après ces paroles du prophète ( Is. Is 61,8) : Je suis le Seigneur qui aime la justice, et qui hais les holocaustes qui viennent de rapines. Il n'est donc pas permis de prendre quelque chose de cette manière.

CONCLUSION. — Un simple particulier pèche toujours quand il ravit quelque chose par violence.

Réponse Il faut répondre que la rapine implique une violence et une contrainte par laquelle on ravit à quelqu'un ce qui lui appartient contrairement à la justice. Dans la société humaine, on ne peut user de contrainte qu'au nom de la puissance publique. C'est pourquoi celui qui, par violence, enlève une chose à un autre, s'il est un simple particulier et qu'il n'agisse pas au nom de la puissance publique, fait un acte illicite et commet une rapine, comme on le voit à l'égard des voleurs. Mais la puissance publique est confiée aux princes pour qu'ils soient les gardiens de la justice. C'est pourquoi il ne leur est permis d'user de violence et de contrainte qu'autant que la justice le leur permet, et cela, soit en combattant les ennemis, soit en punissant les citoyens qui sont des malfaiteurs. Ce qu'ils arrachent alors par la violence n'est pas une rapine, puisqu'il n'y a rien en cela qui soit contraire à la justice. Mais si, contrairement à cette vertu, ils se servent de leur puissance pour enlever violemment ce qui est à autrui, ils agissent illicite- ment, font un acte de rapine et sont tenus à restituer.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'à l'égard du butin il faut distinguer. Si ceux qui dépouillent l'ennemi font une guerre juste, ce qu'ils prennent par violence dans la guerre devient leur propre bien ; ils ne commettent point en cela de rapine (1), par conséquent ils ne sont pas tenus à restituer. Toutefois, en s'emparant du butin, ceux qui font une guerre juste peuvent pécher par cupidité, par suite de leur intention mauvaise, par exemple, s'ils ne combattent pas pour la justice, mais principalement pour faire du butin. Car saint Augustin dit (Lib. de verb. Dom. serm. xix) que c'est un péché de combattre pour faire du butin. Mais, si ceux qui prélèvent le butin font une guerre injuste, ils commettent un acte de rapine et sont tenus à restituer.

2. Il faut répondre au second, que les infidèles ne possèdent injustement leurs biens qu'autant qu'ils doivent en être dépouillés d'après les lois des princes de la terre. C'est pourquoi ils peuvent en être privés violemment, non par l'autorité privée, mais par l'autorité publique (2).

3. Il faut répondre au troisième, que si les princes exigent de leurs sujets (3) ce qui leur est dû conformément à la justice pour conserver le bien général, il n'y a pas de rapine, quand même ils emploieraient la violence. Mais si les princes extorquent par la violence quelque chose qui ne leur est pas dû, il y a rapine et brigandage. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (De civ. Dei, lib. iv, cap. 4) : Si l'on écarte la justice, que sont les royaumes, sinon de vastes repaires de brigands ? et que sont les repaires de brigands, sinon de petits royaumes ? Et Ezéchiel dit (Ez 22,27) : Ses princes sont au milieu d'elle comme des loups attentifs à ravir leur proie. Ils sont donc tenus à restituer comme les voleurs; et leur faute est plus grave que celle des voleurs, parce qu'ils compromettent plus profondément et plus universellement la justice publique, dont ils sont les gardiens.

(1) Les officiers et les soldats ne doivent s'emparer de ce qui est aux ennemis qu'autant que le pillage des villes et des campagnes est ordonné ou autorisé par le chef de l'armée, et celui-ci ne doit le permettre qu'autant qu'il le juge nécessaire.
(2) Il s'agit ici des infidèles qui étaient soumis de fait et de droit aux princes chrétiens. Car, pour les autres, leur infidélité ne rend pas illégitime leur possession.
(3) Ceux-ci sont tenus de paver les impôts et toutes les taxes légitimes. Dans le cas de doute sur la légitimité d'un impôt, on doit être pour le législateur.


ARTICLE IX. — Le vol est-il un péché plus grave que la rapine ?


Objections: 1. Il semble que le vol soit un péché plus grave que la rapine. Car le vol suppose toujours qu'on s'est emparé de la chose d'autrui par fraude et par dol, ce qui n'a pas lieu dans la rapine. Or, la fraude et le dol sont des péchés par eux-mêmes, comme nous l'avons vu (quest. lv, art. 4 et 5). Le vol est donc un péché plus grave que la rapine.

2. La rougeur est la honte qu'on a d'un acte mauvais, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. ult.). Or, les hommes rougissent plus du vol que de la rapine. Le vol est donc plus honteux.

3. Plus sont nombreux les individus auxquels nuit un péché, et plus le péché paraît grave. Or, par le vol on peut nuire aux grands et aux petits, tandis que par la rapine on ne peut nuire qu'aux faibles, auxquels on peut plus aisément faire violence. Le vol paraît donc un péché plus grave que la rapine.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La rapine est punie plus sévèrement que le vol par les lois.

CONCLUSION. — La rapine est un péché plus grave que le vol, non-seulement en raison (le l'involontaire, mais aussi en raison de ce qu'elle est plus injurieuse.

Réponse Il faut répondre que la rapine et le vol sont coupables, comme nous l'avons dit (art. 4 et 6 huj. quaest.), à cause de l'involontaire qui existe de la part de celui auquel on enlève quelque chose ; avec cette différence toutefois que dans le vol l'involontaire est accompagné de l'ignorance, tandis que dans la rapine il est accompagné de la violence. Or, ce qui est involontaire par violence l'est plus que ce qui l'est par ignorance, parce que la violence est opposée plus directement à la volonté que l'ignorance. C'est pourquoi la rapine est un péché plus grave que le vol. — il y a aussi une seconde raison, c'est que par la rapine, non-seulement on porte à quelqu'un dommage dans ses biens, mais on attaque encore sa personne dans son honneur et on lui fait ainsi injure (lj-, ce qui l'emporte de beaucoup sur la fraude ou le dol, qui se rapportent au vol.

Solutions: 1. La réponse au premier argument est donc par là même évidente.

2. Il faut répondre au second, que les hommes qui s'attachent aux choses sensibles se glorifient plus de la puissance extérieure qui se manifeste dans la rapine que de la vertu intérieure qui est détruite par le péché. C'est pourquoi ils rougissent moins de la rapine que du vol.

3. Il faut répondre au troisième, que, quoiqu'on puisse nuire à plus de monde (2) par le vol que par la rapine, cependant on peut causer plus de tort par la rapine que par le vol. Par conséquent la rapine est par là môme plus honteuse.

(1) Quand on ravit à quelqu'un ses biens violemment et sous ses propres yeux, on fait mépris de sa personne ; au lieu que quand on se cache, on prouve du moins qu'on le craint ou qu'on le respecte.
(2) Par le vol on nuit aux forts et aux faibles ; par la rapine on ne nuit qu'à ces derniers.




QUESTION LXVII

DES VICES OPPOSÉS A LA JUSTICE COMMUTATIVE, ET D'ABORD DE L'INJUSTICE DU JUGE.


Après avoir parlé des vices opposés à la justice commutative, considérés dans les actes, nous devons maintenant nous occuper des fautes du même genre qui consistent dans les paroles. Nous traiterons d'abord de ce qui appartient au jugement ; ensuite des paroles qui sont nuisibles hors de là. Sur le jugement il y a cinq choses à considérer : 1° l'injustice du juge qui prononce la sentence; 2° l'injustice de l'accusateur dans son accusation; 3° l'injustice de la partie accusée dans sa défense; 4° l'injustice du témoin dans sa déposition ; 5° l'injustice de l'avocat dans sa plaidoirie. — A l'égard de la première, de ces choses cinq questions se présentent : 1° Un juge peut-il juger justement celui qui n'est pas sous sa juridiction? —2° Est-il permis à un juge de juger contrairement à la vérité qu'il connaît, à cause des témoignages qu'on produit devant lui ? — 3° Un juge peut-il justement condamner quelqu'un qui n'a pas été accusé ? - 4° Peut-il licitement affaiblir la peine ?


ARTICLE I. — Un juge peut-il juger justement celui qui ne lui est pas soumis (1)?


Objections: 1. Il semble qu'un juge puisse juger justement celui qui ne lui est pas soumis. Car il est dit (Da 13) que Daniel a condamné par son jugement les vieillards, qu'il a convaincus de faux témoignage. Or, ces vieillards n'étaient pas soumis à Daniel-, ils étaient même les juges du peuple: On peut donc licitement juger quelqu'un qu'on n'a pas sous sa juridiction.

2. Le Christ n'était soumis à aucun homme, puisqu'il était le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs. Cependant il s'est soumis au jugement d'un homme. Il semble donc qu'un juge puisse juger licitement quelqu'un qu'on n'a pas pour sujet.

3. Selon le droit on relève d'un tribunal d'après la nature même du délit. Or, quelquefois celui qui commet un délit n'est pas soumis à celui qui occupe le tribunal de l'endroit, comme quand il est d'un autre diocèse ou qu'il est exempt. Il semble donc qu'on puisse juger celui qu'on n'a pas sous sa juridiction.

En sens contraire Mais c'est le contraire. D'après saint Grégoire (in Regist. lib. xii, ep. xxxi, interrog. 9, et hab. cap. Scriptum est, vi, quest. iii) : Vous ne pouvez mettre la faux de votre jugement dans la moisson qui paraît avoir été confiée à un autre.

CONCLUSION. — Personne ne peut juger quelqu'un s'il ne lui est soumis par la puissance ordinaire ou par délégation.

Réponse Il faut répondre que la sentence du juge est comme une loi particulière appliquée à un fait particulier. C'est pourquoi, comme la loi générale doit avoir une force coactive, d'après Aristote (Eth. lib. x, cap. ult.), de même la sentence du juge doit avoir la même puissance pour contraindre les deux parties à l'observer : autrement le jugement ne serait pas efficace. Or, dans les choses humaines, la puissance coactive n'est exercée licitement que par celui qui représente l'autorité publique. Et ceux qui sont investis de ce droit sont considérés comme supérieurs relativement à ceux sur lesquels agit leur puissance, soit qu'ils aient une puissance ordinaire, soit qu'ils agissent par délégation. C'est pour ce motif qu'il est évident que personne ne peut juger quelqu'un, s'il ne lui est soumis de quelque manière, ou par délégation, ou par un pouvoir ordinaire (2).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que Daniel avait reçu, pour juger les vieillards, un pouvoir qui lui avait été conféré en quelque sorte par l'inspiration divine; ce qui est indiqué par ces paroles de l'Ecriture (ibid.) : Le Seigneur suscita V esprit d'un jeune enfant.

2. Il faut répondre au second, que dans les choses humaines on peut de son propre gré se soumettre au jugement d'un autre, quoiqu'on ne l'ait pas pour supérieur; comme on le voit à l'égard de ceux qui s'en rapportent à des arbitres. De là il résulte qu'un tribunal arbitral ne peut punir (3), parce que les arbitres, n'étant pas des supérieurs, n'ont pas d'eux-mêmes la puissance coactive dans toute sa plénitude. C'est ainsi que le Christ s'est soumis de son propre gré au jugement des hommes, comme le pape Léon se soumit au jugement de l'empereur (1).

3. Il faut répondre au troisième, que quand quelqu'un fait une faute, l'évêque du lieu où il pèche devient son supérieur en raison même du délit, quand même il serait exempt; «à moins que le délit ne porte sur une chose exempte, par exemple, sur l'administration des biens d'un monastère exempt. Mais si un exempt se rend coupable d'un vol, ou d'un homicide, ou de toute autre faute, l'ordinaire peut justement le condamner.

(1) Celui qui juge quelqu'un qui ne lui est pas soumis prononce un jugement usurpé et fait un péché mortel. Voyez à ce sujet le concile de Trente (sess, xxv, De reform. cap. 20 ; le droit canon, Extra, lib. ii , tit. Tt 2 De foro competenti).
(2) Le juge ordinaire est celui qui, d'après sa charge, a droit de prononcer sur une affaire, comme le chef de l'Etat à l'égard de ses sujets, l'évêque à l'égard de ses diocésains. Le juge délégué est celui qui est chargé par le juge ordinaire de le remplacer.
(3) C'est-à-dire contraindre par eux-mêmes les partis à se soumettre à leur sentence. La sentence prononcée, pour son exécution il faut avoir recours à l'autorité publique (Vid. lib. Décrétai, passim).
(1) Il s'agit ici du pape Léon IV, qui se sou­mit à l'empereur Louis II, pour se justifier des accusations dont il était l'objet (Decretales, caus. 2, quest. VII, cap. Nos si incompetenter).



ARTICLE II. — Est-il permis a un juge de juger contrairement à la vérité qu'il connaît, parce qu'on lui fait des dépositions opposées (2)?



Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas permis à un juge de juger contrairement à la vérité qu'il connaît, parce qu'on lui donne des preuves opposées. Car il est dit (Dt 17,9) : Vous vous adresserez aux prêtres de la race de Lévi, et à celui qui aura été établi en ce temps-là juge du peuple, vous les consulterez et ils vous découvriront la vérité du jugement que vous devez porter. Or, il y a quelquefois des choses que l'on établit contrairement à la vérité, comme quand on prouve un fait par de faux témoins. Il n'est donc pas permis à un juge de juger d'après ce qu'on lui dit et de se baser sur des preuves opposées à la vérité qu'il connaît.

2. L'homme doit dans ses jugements se conformer au jugement de Dieu (Dt 1,47). Or, le jugement de Dieu est selon la vérité, d'après saint Paul (Rm 2), et d'après Isaïe (11, 3) qui dit du Christ : Qu'il ne jugera point sur ce qui paraît aux yeux, qu'il ne condamnera point sur un ouï-dire, mais qu'il jugera la cause des pauvres dans la justice et qu'il se déclarera le juste vengeur des humbles qu'on opprime sur la terre. Le juge ne doit donc pas juger d'après les preuves qu'on produit devant lui, et porter une sentence contraire à ce qu'il connaît.

3. Dans un jugement on demande des preuves pour que le juge arrive à la connaissance de la vérité : par conséquent, pour ce qui est notoire, on ne demande pas d'ordre judiciel, d'après ces paroles de l'Apôtre (1Tm 5,24) : Il y a des personnes dont les péchés sont manifestes, et on en peut juger avant tout examen. Si donc un juge connaît par lui-même la vérité, il ne doit pas faire attention aux preuves, mais il doit porter sa sentence d'après la vérité qu'il connaît.

4. Le mot de conscience implique l'application d'une science à quelque chose que l'on doit faire, comme nous l'avons vu (part. I, quest. lxxix, art. 13). Or, c'est un péché d'agir contrairement à ce que l'on sait. Par conséquent le juge pèche s'il vient à se prononcer d'après les allégations qu'on lui a faites contrairement à la conscience qu'il a de la vérité.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Ambroise dit(5wp. Psalt. cxvm, octon.20, sect. 3) : Un bon juge ne fait rien de lui-même ; il prononce d'après le droit et les lois. Or, c'est là juger d'après les pièces et les preuves qui sont produites au tribunal. Par conséquent le juge doit juger de cette manière et non d'après son propre sentiment.

CONCLUSION. — Puisque les juges doivent juger non selon leur autorité privée, mais comme puissance publique, il faut qu'ils se prononcent non d'après la vérité qu'ils connaissent comme simples particuliers, mais d'après ce qu'ils savent comme personnes publiques au moyen des lois, des témoins, des pièces et des allégations qu'ils ont recueillies à titre de preuves.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc. et quest. i,x, art. 2 et 6), il appartient à un juge de juger, en vertu de la puissance publique qu'il représente. C'est pourquoi il doit former son jugement, non d'après ce qu'il connaît comme personne privée, mais d'après ce qu'il sait comme personne publique. A ce titre il connaît une chose en général et en particulier. Il la connaît en général au moyen des lois publiques, divines, ou humaines contre lesquelles il ne doit admettre aucune preuve. Dans une affaire particulière il s'instruit au moyen des pièces du procès, des témoins, et de tous les autres documents légitimes. C'est plutôt d'après cela qu'il doit former son jugement que d'après ce qu'il connaît comme individu. Cependant il peut s'aider de ces dernières connaissances, pour discuter avec plus de soin les preuves qu'on produit et pour chercher à en découvrir le défaut. Que s'il ne peut juridiquement les repousser, il doit, comme nous l'avons dit (hic sup.), y conformer son jugement (4).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'auparavant il est parlé de la question que doivent faire les juges, pour faire entendre qu'ils doivent juger véritablement d'après les preuves qui leur ont été fournies.

2. Il faut répondre au second, qu'il convient à Dieu de juger d'après sa propre puissance. C'est pourquoi ses jugements sont conformes à la vérité qu'il connaît. Il en est de même du Christ qui est Dieu et homme. Mais les autres juges ne prononcent pas d'après leur propre puissance : c'est pourquoi il n'y a pas de parité.

3. Il faut répondre au troisième, que l'Apôtre parle du cas où une chose est manifeste non-seulement aux juges, mais encore à tous les autres, de manière que le coupable ne peut nier le crime d'aucune façon (comme il arrive dans les faits notoires) ; et qu'il est immédiatement convaincu par l'évidence même du fait. Mais si le crime est évident pour le juge et qu'il ne le soit pas pour les autres, ou qu'il le soit pour les autres et non pour le juge, la discussion est alors nécessaire.

4. Il faut répondre au quatrième, que l'homme, pour ce qui regarde sa propre personne, doit former sa conscience d'après ce qu'il sait ; mais pour ce qui appartient à la puissance publique, il doit la former d'après ce qu'il peut apprendre au tribunal.

(2) Voyez ce que nous avons dit sur cette ques­tion (pag. 517).
(1) Ce qui nous paraît donner beaucoup plus de force à ce sentiment, c'est qu'en jugeant contre les preuves, le juge s'expose à discréditer sa propre sentence, à perdre la confiance et l'estime publiques, et k produire par conséquent un très- grand scandale. Ces considérations peuvent suffire pour l'aider à former sa conscience, de manière qu'il n'agisse pas contre elle, tout en se prononçant contre ce qu'il sait de science privée.



ARTICLE III. — Un juge peut-il condamner quelqu'un, quoiqu'il n'ait point d'accusateur (2)?



Objections: 1. Il semble qu'un juge puisse condamner quelqu'un, quoiqu'il n'ait pas d'accusateur. Car la justice humaine vient de la justice divine. Or, Dieu juge les pécheurs, quoiqu'il n'y ait personne pour les accuser.) Il semble donc que l'homme puisse dans un jugement condamner quelqu'un, quand même il n'y aurait pas d'accusateur.

2. Dans un jugement il faut un accusateur pour qu'il défère le crime au juge. Or, quelquefois la connaissance d'un crime peut arriver au juge autrement que par l'accusation ; par exemple, il peut le connaître par une dénonciation, ou par l'infamie, ou enfin il peut l'avoir vu commettre lui-même. Le juge peut donc condamner quelqu'un sans accusateur.

3. L'Ecriture rapporte les actions des saints comme des modèles que nous devons imiter. Or, Daniel fut à la fois le juge et l'accusateur des iniques vieillards dont il a raconté l'histoire (Da 13). Par conséquent il n'est pas contraire à la justice qu'en condamnant quelqu'un on soit tout à la fois son juge et son accusateur.

En sens contraire Mais c'est le contraire. A l'occasion de ces paroles de l'Apôtre : Et vos inflati (1Co 5), saint Ambroise dit que le juge ne doit pas condamner sans accusateur, et que le Seigneur n'a point rejeté Judas, quoiqu'il fût un voleur, parce qu'il n'y avait personne pour l'accuser.

CONCLUSION.— Un juge ne peut juger, ni condamner personne, sans un accusateur, puisque, comme interprète de la justice, il ne peut prononcer qu'entre deux individus.

Réponse Il faut répondre que le juge est l'interprète de la justice. Ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. v, cap. 4) : Les hommes ont recours au juge comme à la justice personnifiée. Or, la justice, comme nous l'avons dit (quest. lvhi, art. 2), ne consiste pas dans le rapport de l'homme avec lui-même, mais avec un autre. C'est pourquoi il faut que le juge se prononce entre deux; ce qui a lieu quand l'un est accusateur et l'autre accusé (1). Par conséquent un juge ne peut pas condamner quelqu'un pour un crime, s'il n'a un accusateur, d'après ces paroles (Ac 25,46) : Ce n'est point la coutume des Romains de livrer un homme à la mort avant que l'accusé ait les accusateurs présents devant lui, et qu'on lui ait donné la liberté de se justifier du crime dont on l'accuse.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que Dieu, dans son jugement, se sert de la conscience du pécheur comme d'un accusateur, d'après ces paroles de l'Apôtre (Rm 2,45) : Leur conscience leur rend témoignage par la diversité des réflexions et des pensées qui les accusent ou qui les défendent, ou bien il se repose sur l'évidence du fait qui éclate à ses yeux, d'après ces mots de la Genèse (Gn 4,40) : La voix du sang de votre frère Abel crie vers moi de la terre.

2. Il faut répondre au second, que l'infamie publique tient lieu d'accusateur (2). Ainsi, à l'occasion de ces paroles de la Genèse : Vox sanguinis fratris tui, la glose dit (interl.) : L'évidence du crime qui a été commis n'a pas besoin d'accusateur. Dans la dénonciation (3), comme nous l'avons dit (quest. xxxiii, art. 7), on n'a pas l'intention de punir celui qui pèche, mais de l'améliorer. C'est pourquoi on n'agit pas contre, mais pour celui qui est l'auteur du péché ; c'est ce qui fait qu'il n'est pas nécessaire qu'il y ait là un accusateur. Si l'on porte une peine contre celui qui se révolte à l'égard de l'Eglise, c'est parce qu'il y a là une faute manifeste qui remplace l'accusation. Enfin, quant au crime que le juge voit, il ne peut le juger que conformément au droit, ce qui suppose un accusateur.

3. Il faut répondre au troisième, que Dieu, dans son jugement, procède d'après sa connaissance propre de la vérité, mais qu'il n'en est pas de même de l'homme (4), comme nous l'avons dit (art. préc.). C'est pourquoi l'homme ne peut pas être tout à la fois accusateur, témoin et juge, comme Dieu. Mais Daniel fut simultanément accusateur et juge, et pour ainsi dire exécuteur de l'arrêt de Dieu, parce qu'il était mû par son inspiration, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest. ad d).

(2) Cet article a pour but d'expliquer cet axiome de droit général : Nemo condemnatur inauditus, et de démontrer la légitimité de ce principe que le droit canon consacre (caus. quest. iv, cap. Nullus).
(1) C'est d'ailleurs ce qui découle de l'article précédent. Car, d'après cet article, le juge doit se prononcer d'après ce qu'il sait publiquement ; ce ce qu'il sait de la sorte, lui est découvert par les accusateurs et les témoins.
(2) Manifesta accusatione non indiget (caus. ii, quest. i, cap. Manifesta).
(3) Il s'agit ici de la dénonciation quo l'on fait par charité et non de la dénonciation juridique.
(4) Quand on n'entend qu'une partie, souvent on croit l'affaire certaine, et quand on a entendu l'autre, elle devient douteuse.




II-II (Drioux 1852) Qu.66 a.6