II-II (Drioux 1852) Qu.69 a.3

ARTICLE III. — Est-il permis à l'accusé de décliner le jugement au moyen de l'appel (2)?


Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas permis à l'accusé de décliner le jugement au moyen de l'appel. Car l'Apôtre dit (Rm 13,4) : Que toute personne soit soumise aux puissances supérieures. Or, l'accusé qui en appelle refuse de se soumettre à une puissance supérieure, c'est-à-dire au juge. Donc il pèche.

2. Le lien de la puissance ordinaire est plus fort que celui de l'élection propre. Or, il est dit (II. quest. viii, cap. 33), qu'il n'est pas permis de se soustraire aux juges que le consentement commun a choisis. Par conséquent il est encore moins permis d'en appeler des juges ordinaires.

3. Ce qui est licite une fois l'est toujours. Or, il n'est pas permis d'en appeler après dix jours, ni trois fois à l'égard d'une môme cause. Il semble donc que l'appel ne soit pas permis en lui-même.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Paul en a appelé à César, comme on le voit (Ac 25).

CONCLUSION. — Dans une cause juste, lorsqu'il a été trop sévèrement jugé, il est permis à l'accusé d'en appeler à une puissance supérieure, mais il n'est pas permis d'en appeler injustement, pour apporter des retards et empêcher que la sentence ne soit prononcée.

Réponse Il faut répondre qu'on peut user du droit d'appel de deux manières : -1° On peut en appeler parce qu'on a confiance dans la bonté de sa cause, et qu'on a été jugé injustement. Dans ce cas l'appel est permis (4) ; car c'est éviter la condamnation avec prudence. Aussi le droit dit (II. quest. vi, cap. 3) : Que celui qui est opprimé en appelle librement, s'il le veut, au jugement des prêtres, et que personne ne l'en empêche. 2° On peut en appeler pour susciter des retards (2) et empêcher qu'on ne porte contre soi une juste sentence. Alors c'est se défendre par la calomnie ; ce qui est illicite, comme nous l'avons dit (art. préc.). Car on fait injure au juge qui ne peut remplir son devoir, et à l'adversaire dont on trouble autant que possible la justice. C'est pourquoi, comme le dit le droit (II. quest. vi, cap. 27), on doit punir par tous les moyens celui dont l'appel est injuste.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on ne doit être soumis à une puissance inférieure qu'autant qu'elle observe l'ordre de la puissance qui est au-dessus d'elle. Si elle s'en écarte, il n'est pas nécessaire qu'on lui soit soumis ; comme quand le proconsul ordonne une chose et l'empereur une autre, ainsi qu'on le voit par la glose (Rm 13 ord. sup. illud : Qui autem resistunt), et dans saint Augustin (Serm. vi deverb. Dei, cap. 8). Or, quand un juge charge quelqu'un injustement, il n'observe pas sous ce rapport l'ordre de la puissance supérieure qui lui fait un devoir de juger d'après la justice. C'est pourquoi il est permis à celui qui est injustement lésé, de recourir à l'autorité supérieure, en en appelant avant ou après la sentence (3). Et, parce qu'on ne présume pas qu'il y ait de la droiture là où la vraie foi manque, il s'ensuit qu'il n'est pas permis à un catholique d'en appeler à un juge infidèle, d'après ce décret (II. quest. vi, cap. 32) : Que le catholique qui en aura appelé, pour une cause juste ou injuste, au jugement d'un juge qui n'a pas la même foi que lui, soit excommunié. Car l'Apôtre a aussi condamné ceux qui portaient leurs affaires litigieuses devant les infidèles (1Co 6).

2. Il faut répondre au second que quand quelqu'un s'en rapporte de son plein gré au jugement d'un individu dont la justice ne lui inspire pas de confiance, c'est sa propre faute ou un effet de sa négligence. Car il semble qu'il y ait de la légèreté d'esprit à ne pas rester attaché à celui qu'on a une première fois approuvé. C'est pourquoi on a raison de ne pas permettre d'en appeler des juges qu'on s'est donné, et qui tirent tout leur pouvoir du consentement des parties qui sont en lutte. Mais la puissance du juge ordinaire ne dépend pas du consentement de celui qui est soumis à son jugement, elle dépend de l'autorité du roi et du prince qui l'en a investi. C'est pourquoi la loi accorde le recours de l'appel contre les peines injustes qu'elle pourrait infliger, de telle sorte que si le juge est tout à la fois juge ordinaire et arbitre, on peut en appeler, parce qu'il semble que sa puissance ordinaire ait été l'occasion qui l'a fait choisir comme arbitre. On ne doit pas imputer le défaut de la sentence à celui qui a consenti à l'accepter comme arbitre et non comme le juge ordinaire que le prince lui a donné.

3. Il faut répondre au troisième!, que l'équité du droit vient au secours de l'une des parties de manière à ne pas être onéreuse à l'autre. C'est pourquoi on a accordé le temps de dix jours pour en appeler (1), et l'on a jugé ce délai suffisant pour réfléchir et se décider sur l'opportunité de l'appel. Si on n'avait pas déterminé un temps pendant lequel il serait permis d'en appeler, on n'aurait jamais eu de certitude dans les jugements, et par conséquent l'autre partie en aurait souffert. C'est pour ce motif qu'on n'a pas permis d'en appeler trois fois au sujet de la même chose, parce qu'il n'est pas probable que les juges s'écartent de la justice après autant de décisions.

(2) Appellatio est à minore judice ad majorem provocatio. Le droit d'appel est consacré par le droit canonique (cap. Omnis oppressus, causa 2, quest. vi, cap. Pastoralis, de appell.).
(1) L'appel doit se faire par degré, sans omettre aucun juge intermédiaire.
(2) Cependant, dans les causes criminelles, on accorde au coupable d'en appeler d'une juste sentence, pour prolonger sa vie ou dans l'espérance de voir s'adoucir sa peine. Dans les causes civiles on peut aussi en appeler quand on a de nouvelles preuves à faire valoir ou que les opinions sont également probables, et qu'on a l'espérance qu'un autre juge embrassera l'autre sentiment.
(3) D'après le droit ecclésiastique, on peut en appeler avant la sentence, mais dans les affaires séculières on ne peut en appeler qu'après.
(1) L'appel ne suspend pas la sentence d'excommunication, de suspense ou d'interdit ; le décret du premier juge a pendant ce temps-là son effet (Trid. sess, xxiv, De regul. cap. 15).



ARTICLE IV. — est-il permis a celui qui est condamné a mort de se défendre, s'il le peut?



Objections: 1. Il semble qu'il soit permis à celui qui est condamné à mort de se défendre, s'il le peut. Caria chose à laquelle la nature porte est toujours licite, puisqu'elle est de droit naturel. Or, la nature nous porte à résister à tout ce qui nous attaque, non-seulement parmi les hommes et les animaux, mais encore parmi les choses insensibles. Par conséquent il est permis au coupable qui est condamné à mort de résister, s'il le peut, afin qu'on ne le fasse pas mourir.

2. Comme on évite par la résistance la peine de mort portée contre soi, de même on l'évite par la fuite. Or, il paraît permis à un individu de se délivrer de la mort par la fuite, d'après ces paroles de l'Ecriture (Qo 9,48) : Eloignez-vous de l’homme qui a le pouvoir de vous faire périr. Il est donc aussi permis au coupable de faire résistance.

3. Il est dit (Pr 29,41) Tirez du péril ceux que l’on mène à la mort et qui vont tomber sous l'épée. Or, on se doit à soi-même plus qu'à un autre. Il est donc permis au condamné de se défendre lui-même, pour qu'il ne soit pas mis à mort.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (Rm 13,2) : Celui qui résiste à la puissance, résiste à l'ordre de Dieu et attire sur lui la damnation. Or, le condamné, en se défendant, résiste à la puissance par rapport au but pour lequel elle a été établie de Dieu, qui consiste à punir les malfaiteurs et à récompenser les bons. Il pèche donc en se défendant.

CONCLUSION. — Celui qui est condamné à mort justement ne peut se défendre sans péché, mais il peut le faire si sa condamnation est injuste.

Réponse Il faut répondre qu'on est condamné à mort de deux manières : ajustement (2). Alors il n'est pas permis au condamné de se défendre. Car il est permis au juge de combattre celui qui résiste. D'où il résulte que de son côté la guerre est injuste, et par conséquent il pèche indubitablement. 2° On peut être condamné injustement. Ce jugement ressemble à la violence des brigands, d'après ce mot du prophète (Ez 22,27) : Ses princes étaient au milieu d'elle comme des loups toujours attentifs à ravir leur proie et à verser le sang. C'est pourquoi, comme il est permis de résister aux brigands, de même il est permis dans ce cas de résister aux mauvais princes, à moins qu'on ne s'en abstienne pour éviter le scandale, quand on a à craindre qu'il n'en résulte de graves troubles.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la raison a été donnée à l'homme pour qu'il ne suive pas passivement l'attrait de la nature, mais pour qu'il ne lui obéisse que rationnellement. C'est pourquoi toute défense de soi n'est pas licite ; elle ne l'est que quand elle est faite avec la modération légitime.

2. Il faut répondre au second, que personne n'est condamné à se donner lui-même la mort(l), mais à la subir. C'est pourquoi on n'est pas tenu à faire une chose dont la mort doit être la conséquence ; ainsi on n'est pas tenu de rester dans un lieu pour être de là conduit au supplice (2). Mais on est obligé de ne pas résister à l'agent pour ne pas chercher à éviter la sentence qu'il est juste qu'on souffre. Par exemple, si quelqu'un est condamné à mourir de faim, il ne pèche pas, s'il prend de la nourriture qu'il s'est procurée en secret ; parce que, s'il ne la prenait pas, ce serait se tuer lui- même.

3. Il faut répondre au troisième, que cette parole du Sage n'engage pas à délivrer quelqu'un de la mort contrairement à l'ordre de la justice. Par conséquent un condamné ne doit pas se soustraire lui-même à la peine de mort en résistant contre la justice.

(2) D'après Bannès et Sylvius, l'innocent qui a été condamné secundum allegata et probata peut se défendre, absolument parlant, mais il ne le doit pas par accident, à cause du scandale qui en résulterait.
(1) Si on condamnait quelqu'un à s'empoisonner lui-même ou à s'ouvrir les veines, la plupart des théologiens pensent qu'il ne devrait pas exécuter cette sentence, parce que le suicide n'est jamais permis.
(2) On peut aussi s'évader, si on est condamné à une longue détention. Il est permis également aux simples particuliers de favoriser l'évasion d'un criminel en lui donnant des conseils ou en lui fournissant des instruments. Mais ses gardiens et ses juges ne peuvent, sans péché grave, favoriser sa fuite.



QUESTION LXX.

DE L'INJUSTICE QUI REGARDE LA PERSONNE DU TÉMOIN.


Après avoir parlé de l'accusé, nous avons à nous occuper de l'injustice qui se rapporte à la personne du témoin. — A cet égard quatre questions se présentent : 1° Est- on tenu de rendre témoignage ? — 2° Est-ce assez de deux ou trois témoins? — 3° Le témoignage d'une personne peut-il être rejeté sans qu'elle soit inculpée? — 4° Est-ce un péché mortel de rendre un faux témoignage?


ARTICLE I. — un homme est-il obligé de remplir l'office de témoin?


Objections: 1. Il semble qu'on ne soit pas tenu à rendre témoignage. Car saint Augustin dit (Quaest. Genes. lib. i, quest. xxvi, et lib. xxii cont. Faust, cap. 33) qu'Abraham, en appelant sa femme sa soeur, voulut cacher la vérité, sans dire un mensonge. Or, en cachant la vérité, on s'abstient de faire l'office de témoin. On n'y est donc pas tenu.

2. Personne n'est tenu d'agir frauduleusement. Or, il est dit (Pr 11,43) que celui qui est fourbe révèle les secrets, mais que celui qui est fidèle cache le secret que son ami lui a confié. L'homme n'est donc pas toujours tenu à rendre témoignage, surtout à l'égard de ce que son ami lui a confié en secret.

3. Les choses qui sont de nécessité de salut sont surtout obligatoires pour les clercs et les prêtres. Or, il est défendu aux clercs et aux prêtres de déposer dans une affaire capitale. Il n'est donc pas nécessaire au salut qu'on rende témoignage.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit ( Hab. ex Isid. lib. iii Sentent. cap. 59; vid. cap. Falsidicus) : Celui qui cache la vérité et celui qui ment sont l'un et l'autre coupables : l'un, parce qu'il ne veut pas être utile 5 l'autre, parce qu'il cherche à nuire.


CONCLUSION. — Dans les crimes manifestes et dans ceux qui ont été précédés par l'infamie, l'homme est tenu de rendre témoignage juridiquement quand son supérieur le demande ; dans les autres, on est tenu encore de rendre témoignage pour la délivrance de l'accusé, sans que l'autorité supérieure l'exige, mais on n'y est pas obligé quand il s'agit de le faire condamner.

Réponse Il faut répondre qu'à l'égard du témoignage que l'on doit rendre, il faut distinguer, parce que quelquefois on requiert le témoignage d'une personne et d'autres fois on ne le requiert pas. Si le témoignage d'un inférieur est requis par l'autorité du supérieur auquel il doit obéissance pour ce qui appartient à la justice, il est évident qu'il est tenu de faire sa déposition sur les choses à l'égard desquelles on est en droit d'exiger de lui juridiquement un témoignage, comme les choses qui sont manifestes (1) et celles que l'infamie a précédées. Mais si on exige de lui un témoignage sur d'autres points, par exemple, sur des faits occultes et que l'infamie n'a pas précédés, il n'est pas tenu de déposer. — Si son témoignage n'est pas requis par l'autorité du supérieur auquel il est tenu d'obéir (2), il faut distinguer de nouveau. Car, si on requiert un témoignage pour délivrer un homme d'une mort injuste ou d'une autre peine, ou d'une fausse infamie, ou d'une perte quelconque, dans ce cas on est tenu de faire une déposition. Et si on ne requiert pas son témoignage, le témoin est obligé de faire tout son possible pour faire connaître la vérité à quelqu'un qui puisse être utile à l'accusé. Car il est dit (Ps 81,4) : Délivrez le pauvre et l'indigent > arrachez-les de la main du pécheur. Et ailleurs (Pr 24,11): Délivrez ceux qu'on conduit à la mort. L'Apôtre dit aussi (Rm 1,32) : Ils méritent la mort, non-seulement ceux qui font ces choses, mais encore ceux qui les approuvent. A cette occasion, la glose observe (Ambr. in hunc /oc. apud Pet. Lombard. in comm.) : Que se taire c'est consentir, quand on peut reprendre (3).— Mais, pour ce qui doit faire condamner quelqu'un, on n'est tenu de déposer que quand on y est forcé juridiquement par le supérieur, parce que, si la vérité reste cachée dans cette circonstance, il n'en résulte de dommage particulier pour personne. Ou si l'accusateur se trouve en péril, on n'a pas à s'en inquiéter, parce qu'il s'est jeté de lui-même dans cet embarras. Mais la raison n'est pas la même quand il s'agit d'un accusé dont les jours sont en danger, sans qu'il l'ait Voulu.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin parle du droit de cacher la vérité quand on n'est pas forcé par l'autorité du supérieur à la manifester, et quand on peut la tenir secrète, sans qu'il en résulte aucun tort spécial pour personne (4).

2. Il faut répondre au second, qu'à l'égard des choses qui ont été confiées à quelqu'un sous le secret de la confession, il ne doit d'aucune manière en rendre témoignage, parce qu'il ne les sait pas comme homme, mais comme ministre de Dieu, et que le lien du sacrement est plus fort que tout précepte humain. Pour ce que l'on sait d'une autre manière sous le secret, il faut distinguer. Car quelquefois il y a de ces choses que l'on est tenu de manifester aussitôt que l'on en a connaissance; par exemple, celles qui tendent à la perte spirituelle ou corporelle de la société, ou qui doivent causer une perte grave à un individu, ou toute autre chose semblable qu'on est tenu de divulguer par une déposition ou par une dénonciation. Le secret ne peut être obligatoire dans ce cas, parce qu'alors on manquerait à la fidélité qu'on doit à autrui. D'autres fois il s'agit de choses qu'on n'est pas tenu de produire. Ainsi on peut être obligé à les garder par là même qu'on les a reçues sous le secret; et dans ce cas on ne doit pas les faire connaître, même quand le supérieur le commande, parce qu'il est de droit naturel de conserver la foi promise, et qu'on ne peut rien ordonner à l'homme qui soit contraire à ce qui est de droit naturel.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il ne convient pas aux ministres de l'autel de faire périr quelqu'un ou de coopérer à cette action, comme nous l'avons dit (quest. lxiv, art. 4). C'est pourquoi on ne peut pas juridiquement les obliger à déposer dans une affaire capitale.

(1) Saint Thomas entend par le mot manifeste ce qui peut être prouvé par des témoins suffisants. Car si le juge accusait et qu'il n'y eût qu'un seul témoin, Bannès, Ledesna, Serra, prétendent que ce témoin ne serait pas tenu de répondre.
(2) Cequi arrive quand le témoin n'est pas interrogé par le juge légitime ou qu'il ne l'est pas juridiquement.
(3) Celui qui fait un faux témoignage est tenu de restituer le dommage qui en résulte, mais on n'oblige pas à la restitution celui qui ne comparait pas comme témoin ou qui refuse de répondre. Ce sentiment est du moins soutenu par de Lugo, Bannès, Sylvius, Serra, Billuart, contre Soto, Navarrès, Asor, etc.
(4) On ne serait pas tenu de déposer, si on ne pouvait le faire sans s'exposer à de grands périls ; à moins qu'il ne s'agisse du bien général, ou que le prochain ne doive subir un tort beaucoup plus grave que celui qu'on redoute. ..



ARTICLE II. — le témoignage de deux ou de trois témoins est-il suffisant?


Objections: 1. Il semble que le témoignage de deux ou de trois témoins ne suffise pas. Car le jugement demande la certitude. Or, on n'est pas certain de la vérité sur la parole de deux témoins, puisqu'on lit (1R 21) que Naboth fut faussement condamné sur la déposition de deux témoins. Ce n'est donc pas assez du témoignage de deux ou trois personnes.

2. Pour qu'un témoignage soit digne de foi, il faut qu'il soit d'accord avec lui-même. Or, le plus souvent, le témoignage de deux ou trois individus se trouve en désaccord sur quelques points. Il n'est donc pas capable d'établir en justice la vérité.

3. Il est dit (II. quest. iv, cap. M) : On ne condamnera l'évêque que d'après soixante-douze témoins; pour un cardinal-prêtre, il en faudra soixante-quatre; pour un cardinal-diacre de la ville de Rome, vingt-sept; pour un sous-diacre, un acolyte, un exorciste, un lecteur, un portier, sept. Or, la faute de celui qui est le plus élevé en dignité est plus dangereuse, et par conséquent elle est moins tolérable. Ainsi, pour la condamnation des autres individus, ce n'est pas assez de deux ou trois témoins.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Dt 17,6) : Celui qui doit être puni de mort sera condamné sur la déposition de deux ou trois témoins. Et plus loin (Dt 19,15): Tout passera pour constant sur la déposition de deux ou trois témoins.

CONCLUSION. — Dans tout jugement il faut nécessairement la déposition de deux ou trois témoins, et cela suffit.

Réponse Il faut répondre que, d'après Aristote (Eth. lib. i, cap. 3 et cap. 7), on ne doit pas également rechercher la certitude dans toute matière. Car, dans les actes humains qui sont l'objet des jugements et pour lesquels on exige des témoignages, on ne peut pas avoir une certitude démonstrative, parce qu'ils portent sur ce qui est contingent et variable. C'est pourquoi il suffit de cette certitude probable, qui le plus souvent repose sur la vérité, quoiqu'elle s'en éloigne quelquefois. Or, il est probable que la parole de plusieurs renferme plutôt la vérité que la parole d'un seul. C'est pourquoi, comme il n'y a que l'accusé qui nie, tandis qu'il y a plusieurs témoins qui affirment la même chose que l'accusateur ; c'est avec raison qu'il a été décidé, de droit divin (1) et humain (1), qu'on devait s'en tenir à la parole des témoins. — D'un autre côté, toute multitude est comprise dans trois choses : dans un commencement, un milieu et une fin. C'est ce qui fait dire à Aristote (De caelo, lib. i, text. 2) que le tout et la totalité supposent le nombre trois. Il y a en effet trois individus qui affirment quand les deux témoins sont d'accord avec l'accusateur; c'est pour ce motif qu'on exige au moins deux témoins. Ou pour que la certitude soit plus grande, on en demande trois, ce qui fait que la multitude est parfaite dans les témoins eux-mêmes. Aussi est-il dit (Qo 4,12) qu'une triple corde est difficile à couper. Et à l'occasion de ces paroles de saint Jean (Jn 8) : Le témoignage de deux hommes est véritable, saint Augustin dit (Tract, xxxvi) que par là il rend hommage au mystère de la sainte Trinité, dans laquelle réside le fondement perpétuel de la vérité.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, quelle que soit la multitude des témoins, le témoignage pourrait être inique quelquefois, puisqu'il est dit (Ex 23,2) : Vous ne suivrez point la multitude pour faire le mal. Cependant, quoiqu'on ne puisse avoir la certitude infaillible dans ce cas, on ne doit pas négliger la certitude qu'on peut acquérir probablement au moyen de deux ou de trois témoins, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que le désaccord des témoins sur des circonstances principales qui changent la substance du fait, par exemple, sur le temps, le lieu ou les personnes dont il s'agit principalement, détruit l'efficacité de leur témoignage ; parce que, s'ils diffèrent sur ces points, ils paraissent réduits chacun à leur attestation particulière et parler de faits divers. Par exemple, si un témoin dit qu'une chose s'est passée dans un temps ou dans un lieu, et qu'un autre prétende que ce soit dans un autre temps ou dans un autre lieu, ils ne paraissent pas parler du même fait. Toutefois on ne rejette pas le témoignage, si l'un dit qu'il ne se rappelle pas et que l'autre affirme un temps ou un lieu déterminé. Si les témoins de l'accusateur et ceux de l'accusé sont absolument en désaccord sur ces mêmes points, et qu'ils soient égaux en nombre et aussi dignes de foi, on prononce en faveur de l'accusé (2), parce que le juge doit être plus facile pour absoudre que pour condamner, si ce n'est dans les causes favorables, comme celle de la liberté. — Si les témoins de la même partie sont en dissentiment, le juge doit réfléchir pour savoir le parti qu'il doit embrasser, en examinant le nombre des témoins, leur dignité, le caractère de la cause, la condition de l'affaire et la nature des dépositions. On doit absolument repousser le témoignage d'un individu si, en l'interrogeant sur ce qu'il a vu et sur ce qu'il sait, il est en désaccord avec lui-même; mais il n'en est pas de même s'il se contredit quand on l'interroge sur l'opinion et la renommée, parce que, selon les différentes choses qu'il a vues et entendues, il peut être porté à répondre diversement. — Mais si les témoignages sont en désaccord sur des circonstances qui n'appartiennent pas à la substance du fait ; par exemple, si le temps était nébuleux ou serein, si la maison était peinte ou ne l'était pas, ou d'autres choses semblables, ce dissentiment ne nuit pas au témoignage, parce que les hommes n'ayant pas l'habitude de s'inquiéter beaucoup de ces choses, elles s'échappent facilement de leur mémoire. Et même le désaccord sur ces points rend le témoignage plus croyable, comme le dit saint Chrysostome (Sup. Matth, hom. i), parce que s'ils étaient d'accord en tout, même sur les plus petits détails, ils paraîtraient s'être entendus. Toutefois c'est à la prudence du juge qu'il appartient de discerner toutes ces choses.


3. Il faut répondre au troisième, que ce décret est spécialement applicable (1) aux évêques, aux prêtres, aux diacres et aux clercs de l'Eglise romaine, à cause de sa dignité, et cela pour trois raisons : 1° parce qu'on ne doit établir dans cette Eglise que des hommes dont la sainteté offre plus de confiance que la déposition d'une foule de témoins; 2° parce que les hommes qui doivent juger les autres ont souvent une multitude d'ennemis, précisément à cause de leur justice. On ne doit donc pas légèrement croire aux témoins qui s'élèvent contre eux, s'ils ne sont pas en grand nombre; 3° parce que la condamnation de l'un des chefs de cette Eglise dérogerait dans l'opinion des fidèles à sa dignité et à son autorité; ce qui est plus dangereux que de tolérer en elle un pécheur, à moins qu'il ne soit public et manifeste, et qu'il n'en résulte un grave scandale.

(1) Sous la loi ancienne, il était de droit divin que deux ou trois témoins suffisaient (Dt 17 Dt 19). Quoique le Christ ait rappelé ces paroles, néanmoins ces préceptes indiciels ont été abolis sous la loi nouvelle.
(1) Le droit des gens, le droit canonique et le droit civil sont d'accord à cet égard.
(2) C'est un axiome que tous les droits invoquent : Cum sunt partium jura obscura, reo favendum potius quam actori (De reg. juris, in vi, reg. 2) : In poenis benígnior est interpretatio facienda (Ibid. reg. 49).
(1) Ces privilèges ont été abrogés parla coutume contraire. Il ne faut pas plus de témoins contre les chefs de l'Eglise romaine que contre les autres.


ARTICLE III. — peut-on refuser le témoignage de quelqu'un sans qu'il ait fait de faute?


Objections: 1. Il semble qu'on ne doive repousser le témoignage de quelqu'un que pour une faute. Car il y en a auxquels on inflige pour peine de n'être pas admis en témoignage, comme on le voit à l'égard de ceux qui sont marqués d'infamie. Or, on ne doit porter une peine que pour une faute. Il semble donc qu'on ne doive repousser le témoignage d'un individu que pour une faute.

2. On doit penser le bien de tout le monde, si on n'a pas la preuve du contraire. Or, il appartient à la bonté de l'homme de rendre un témoignage véridique. Par conséquent, comme on ne peut prouver le contraire que par une faute, il semble qu'on ne doive repousser le témoignage de quelqu'un que pour ce motif.

3. On ne devient incapable de ce qui est de nécessité de salut que par le péché. Or, il est nécessaire au salut d'attester la vérité, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest.). On ne doit donc être exclu comme témoin que pour une faute.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (in Regist. lib. xi, Ep 56), et le droit porte (II. quest. i, cap. In primis) que si un évêque est accusé par ses serviteurs, on ne doit point du tout les entendre.

CONCLUSION. — On peut repousser le témoignage d'un individu, quelquefois pour une faute et d'autres fois sans cela.

Réponse Il faut répondre que le témoignage, comme nous l'avons dit (art. préc.), ne produit pas une certitude infaillible, mais probable. C'est pourquoi tout ce qui produit une probabilité en sens contraire rend le témoignage nul. Or, il est probable qu'un individu n'est pas capable d'attester la vérité, quelquefois parce qu'il a fait une faute, comme les infidèles et les infâmes, ainsi que ceux qui sont coupables de crime public, et qui ne peuvent plus être accusateurs; d'autres fois sans qu'il ait fait de faute, soit par suite du défaut de raison, comme on le voit à l'égard des enfants, des insensés et des femmes (2); soit à cause des affections, comme quand il s'agit des ennemis, des parents (3) ou des domestiques ; soit en raison de leur condition extérieure, comme les pauvres, les serfs, et ceux auxquels on peut commander et qu'on peut facilement amener à faire une déposition contraire à la vérité. Ainsi il est évident qu'on repousse le témoignage d'un individu pour une faute et sans cela.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quand on écarte quelqu'un comme témoin, c'est plutôt une précaution pour éviter le faux témoignage qu'un châtiment. Ce raisonnement n'est donc pas concluant.

2. Il faut répondre au second, qu'on doit bien penser de chacun, si on n'a pas la preuve du contraire, pourvu qu'on ne s'expose pas à compromettre les intérêts d'un autre. Dans ce cas, il faut prendre des précautions et ne pas s'en rapporter facilement atout le monde, d'après ces paroles de saint Jean (1Jn 4,1) : Ne croyez pas à tout esprit.

3. Il faut répondre au troisième, que déposer est de nécessité de salut, en supposant que le témoin soit apte à le faire et que le droit l'ordonne. Par conséquent rien n'empêche qu'on n'exempte quelqu'un de ce devoir, si le droit ne l'en juge pas capable.

(2) Le droit canon exclut les femmes pour les causes criminelles, à cause de la fragilité de leur sexe et de la mobilité de leur esprit.
(3) Sont dispensés de déposer, les ascendants, les descendants, les frères et soeurs du coupable, et les alliés aux mêmes degrés ; les personnes qui sont par état ou par profession les dépositaires des secrets qu'on leur confie, comme les avocats, les médecins, les évêques ou les curés même, à l'égard des choses qu'on leur a révélées hors de la confession.




ARTICLE IV. — le faux témoignage est-il toujours un péché mortel?



Objections: 1. Il semble que le faux témoignage ne soit pas toujours un péché mortel. Car il arrive qu'on fait un faux témoignage par suite de l'ignorance du fait. Or, cette ignorance excuse du péché mortel. Le faux témoignage n'est donc pas toujours un péché de cette nature.

2. Le mensonge qui sert à quelqu'un et qui ne nuit à personne est un mensonge officieux, qui n'est pas un péché mortel. Or, quelquefois dans le faux témoignage le mensonge a ce caractère, comme quand on fait un faux témoignage pour délivrer quelqu'un de la mort ou d'une sentence injuste qui est intentée par de faux témoins ou par la malice du juge. Ce faux témoignage n'est donc pas un péché mortel.

3. On requiert du témoin le serment, afin qu'il craigne de pécher mortellement en se parjurant. Or, cela ne serait pas nécessaire, si le faux témoignage était un péché mortel. Il n'en est donc pas toujours un.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Pr 19,5) : Le faux témoin ne sera pas impuni.

CONCLUSION. — Celui qui fait un faux témoignage pèche mortellement, puisqu'il est parjure, qu'il agit contre la justice et qu'il ment.

Réponse Il faut répondre que le faux témoignage a une triple difformité. La première vient du parjure, parce que les témoins ne sont admis qu'autant qu'ils prêtent serment, et il est par là môme toujours un péché mortel (1). La seconde provient de la violation de la justice. A ce point de vue, il est un péché mortel dans son genre (2), comme toute injustice. C'est pourquoi dans le Décalogue il est ainsi défendu (Ex 20,16) : Vous ne ferez pas de faux témoignage contre votre prochain. Car il n'agit pas contre quelqu'un, celui qui l'empêche de faire une injure, mais seulement celui qui le prive de la justice. La troisième résulte de la fausseté même, qui fait que tout mensonge est un péché. Sous ce rapport, le faux témoignage n'est pas toujours un péché mortel.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que dans une déposition le témoin ne doit pas affirmer avec certitude, comme s'il le savait, ce dont il n'est pas certain, mais il doit donner pour douteux ce dont il doute, et affirmer comme certain ce dont il est sûr. Mais parce qu'il arrive, par suite de la faiblesse de la mémoire, qu'on regarde quelquefois comme certain ce qui est faux, si, après y avoir réfléchi avec toute l'attention possible, on se croit sûr d'une fausseté, on ne pèche pas mortellement en l'affirmant, parce qu'alors on ne fait pas un faux témoignage absolument et avec intention, mais on le fait par accident, sans le vouloir (1).

2. Il faut répondre au second, qu'un jugement injuste n'est pas un jugement. C'est pourquoi un faux témoignage produit dans un jugement injuste pour empêcher l'injustice n'a pas, par la force même du jugement, le caractère d'un péché mortel, il ne l'a que par suite de la violation du serment.

3. Il faut répondre au troisième, que les hommes abhorrent surtout les péchés qui sont contre Dieu, comme étant les plus graves, et le parjure est de ce nombre. Mais ils n'abhorrent pas de môme les péchés qui sont contre le prochain. C’est pourquoi, pour être plus sûr du témoignage, on demande au témoin le serment.

(1) Le parjure n'admet pas de légèreté de matière.
(2) Il peut y avoir sous ce rapport légèreté de matière, parce que le dommage causé par un faux témoignage peut être peu important.
(1) Si le témoin s'aperçoit ensuite de son erreur, et qu’il puisse, sans grave inconvénient, rétracter sa déposition, il est obligé de le faire, par charité, de l’aveu de tous, ct même par justice, suivant le sentiment le plus probable, d'après Sylvius, Billuart, saint Alphonse de Liguori, Mgr Gousset, etc.





II-II (Drioux 1852) Qu.69 a.3