II-II (Drioux 1852) Qu.72 a.3

ARTICLE III. — Devons-nous supporter les contumélies faites contre nous?


Objections: 1. Il semble que nous ne devions pas supporter les contumélies faites contre nous. Car celui qui supporte une contumélie faite sur son compte excite l'audace de celui qui en est l'auteur. Or, c'est une chose qu'on ne doit pas faire. Par conséquent l'homme ne doit pas supporter une contumélie faite contre lui, mais il doit plutôt répondre à celui qui en est l'auteur.

2. L'homme doit s'aimer plus qu'un autre. Or, on ne doit pas supporter qu'on fasse une contumélie contre un autre. C'est ce qui fait dire au Sage (Pr 26,10) que celui qui impose silence à l'insensé adoucit les colères. On ne doit donc pas supporter les contumélies faites contre soi.

3. Il n'est pas permis à quelqu'un de se venger, d'après ce mot de l'Apôtre, qui fait dire à Dieu (Rm 12,19) : La vengeance m'appartient, je rendrai à chacun ce qu'il mérite. Or, quand on ne résiste pas à la contumélie, on se venge, suivant cette réflexion de saint Chrysostome (Hom. xxii in Epist, ad Rom. et Hom. xliii in Mt.) : Si vous voulez vous venger, gardez le silence, et vous lui aurez fait une plaie funeste. On ne doit donc pas supporter les contumélies en gardant le silence, mais on doit plutôt y répondre.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le Psalmiste dit (Ps 36,13) : Ceux qui cherchaient à me perdre ont tenu de mauvais discours. Puis il ajoute : Mais j'étais comme un sourd et je ne les écoutais pas, et j'étais comme un muet qui n'ouvre pas la bouche.

CONCLUSION. — On peut repousser les contumélies faites contre soi, dans l'intérêt de celui qui en est l'auteur, pour réprimer son audace et aussi dans le but de défendre sa dignité et son autorité propre; quoique d'ailleurs chacun doive être disposé de coeur à supporter toutes les injures, si l'on voit qu'elles sont utiles à son salut personnel et à celui des autres.

Réponse Il faut répondre que, comme il est nécessaire de supporter ce qu'on fait contre nous, de même nous devons supporter ce que l'on dit. Or, à l'égard des actes que l'on fait contre nous, nous devons être dans la disposition de les souffrir. C'est ce que dit saint Augustin (De serm. Dom. lib. i, cap. 49) quand il explique ces paroles de l'Evangile : Si quelqu'un vous frappe sur une joue, présentez-lui l'autre, c'est-à-dire, d'après ce grand docteur, que l'homme doit être disposé à agir ainsi, s'il en est besoin. Mais il n'est pas toujours obligé de le faire en acte, parce que le Seigneur ne l'a pas fait, puisque après avoir reçu un soufflet, il a dit : Pourquoi me frappez-vous? comme on le voit (Jn 18,23). C'est pourquoi relativement aux paroles de contumélie qu'on prononce contre nous, il faut faire le même raisonnement. Car nous sommes obligés d'être toujours prêts à les souffrir, si cela est utile (1). — Cependant nous devons quelquefois les repousser principalement pour deux raisons. l° Dans l'intérêt de celui qui s'en rend coupable, pour abaisser son audace et l'empêcher à l'avenir de faire de pareilles actions, d'après ces paroles du Sage (Pr 26,5) : Répondez au fou selon qu'il convient à sa jolie, de peur qu'il ne se croie sage. 2° Dans l'intérêt d'une foule d'individus dont les progrès spirituels peuvent être arrêtés par les contumélies faites contre nous. C'est ce qui fait dire à saint Grégoire (Hom. ix sup. Ezech. ) : Ceux dont la vie doit servir de modèle aux autres, sont obligés, s'ils le peuvent, d'imposer silence à ceux qui les dénigrent, de peur que ceux qui pouvaient les écouter ne ferment l'oreille à leur prédication et qu'en s'obstinant ainsi dans le dérèglement de leurs moeurs ils ne méprisent la vertu.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on doit réprimer avec modération l'audace de celui qui fait une contumélie, c'est-à-dire qu'on doit en cela remplir un devoir de charité, sans chercher à satisfaire son amour-propre (2). C'est ce qui fait dire au Sage (Pr 26,4) : Ne répondez pas à l'insensé selon sa folie, de peur que vous ne deveniez semblable à lui.

2. Il faut répondre au second, qu'en reprenant les contumélies faites contre un autre, on n'a moins à craindre de rechercher sa propre gloire que quand on repousse les contumélies faites contre soi et on paraît davantage animé par le sentiment de la charité.

3. Il faut répondre au troisième, que si l'on se taisait (3) pour exciter par ce silence à la colère la personne qui aurait fait une contumélie, il y aurait là un acte de vengeance ; mais si l'on se tait, dans l'intention de laisser se dissiper son courroux, on fait un acte louable. C'est pourquoi il est dit (Si 8,4) : Ne disputez pas avec un grand parleur et ne jetez pas de bois sur son feu.

(1) Si cela est utile, par exemple, pour la gloire de Dieu ou notre salut.
(2) Dieu permet quelquefois que les personnes les plus saintes soient l'objet des accusations les plus graves, pour leur fournir l'occasion de faire des progrès dans la vertu.
(3) Dans ce cas, le silence a quelque chose de méprisant et de contraire à la charité.



ARTICLE IV. — la contumélie vient-elle de la colère?


Objections: 1. Il semble que la contumélie ne vienne pas de la colère. Car il est dit (Pr 11,2) : Où est l'orgueil, là se trouve la contumélie. Or, la colère est un vice distinct de l'orgueil. La contumélie n'en vient donc pas.

2. Il est dit (Pr 20,3) : Tous les sots se jettent dans les contumélies. Or, la sottise est un vice opposé à la sagesse, comme nous l'avons vu (quest. xlvi, art. 1), tandis que la colère est contraire à la douceur. La contumélie ne vient donc pas de la colère.

3. Aucun péché n'est affaibli par sa cause. Or, le péché de contumélie est plus faible, quand on le fait par colère ; car celui qui fait une contumélie par haine pèche plus grièvement que celui qui en fait une par colère. La colère n'est donc pas la cause de ce péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor. lib. xxxi, cap. 17) que la contumélie vient de la colère.

CONCLUSION. — Puisque la contumélie excite à la vengeance, elle paraît venir de la colère plutôt que d'un autre vice.

Réponse Il faut répondre que, quoiqu'un péché puisse venir de différentes sources, cependant on dit qu'il vient plus principalement du vice qui a coutume de le produire le plus souvent, parce qu'il se trouve plus rapproché de sa fin.

Or, la contumélie a beaucoup d'affinité avec «la fin de la colère qui est la vengeance ; car celui qui est irrité n'a pas de moyen plus prompt pour se venger que de faire une contumélie contre la personne à laquelle il en veut (1). C'est pourquoi la contumélie vient principalement de la colère.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la contumélie ne se rapporte pas à la fin de l'orgueil qui est la hauteur. C'est pour cette raison que la contumélie ne vient pas de ce vice directement. Cependant l'orgueil y dispose dans le sens que ceux qui se croient supérieurs, méprisent plus facilement les autres et leur disent des injures ; car ils se fâchent plus aisément, parce qu'ils considèrent comme quelque chose d'indigne tout ce qui se fait contre leur volonté.

2. Il faut répondre au second, que d'après Aristote (Eth. lib. VII, cap. 6) la colère n'écoute pas parfaitement la raison. Ainsi celui qui est irrité manque de raison et par là môme il approche de la folie. C'est pourquoi la contumélie vient de la folie selon l'affinité qu'elle a avec la colère.

3. Il faut répondre au troisième, que, d'après Aristote (Rhet. lib. ii, cap. 4), celui qui est irrité a l'intention d'outrager ouvertement, ce que ne cherche pas celui qui a delà haine (2). C'est pourquoi la contumélie qui implique une injure manifeste, appartient plutôt à la colère qu'à la haine.

(1) L'injure est la première arme à laquelle il a recours pour décharger son courroux.
(2) La haine cherche plutôt à arriver à ses fins par des moyens cachés, et elle a recours à la détraction plutôt qu'à la contumélie.




QUESTION LXXIII.

DE LA DÉTRACTION.


Après avoir parlé de la contumélie, nous devons nous occuper de la détraction. — A ce sujet quatre questions se présentent : 1° Qu'est-ce que la détraction ? — 2° Est-elle un péché mortel ? — 3° De la comparaison de la détraction avec les autres péchés. — 4° Pèche-t-on en écoutant une détraction ?



ARTICLE I. — La détraction est-elle bien définie, quand on dit qu'elle est le dénigrement de la réputation d'autrui par des paroles (3)?



Objections: 1. Il semble que la détraction ne soit pas le dénigrement de la réputation d'autrui par des paroles secrètes, comme quelques-uns l'ont définie. En effet qu'une chose soit secrète ou qu'elle soit manifeste, ce sont des circonstances qui ne constituent pas l'espèce du péché; car, qu'un péché soit connu de beaucoup ou de quelques-uns, c'est un accident. Or, ce qui ne constitue pas l'espèce du péché n'appartient pas à son essence ; on ne doit donc pas le faire entrer dans sa définition. Par conséquent il n'est pas de l'essence de la détraction qu'elle soit produite par des paroles secrètes.

3. La connaissance publique appartient à l'essence de la renommée. Si donc par la détraction on dénigre la réputation de quelqu'un, cela ne peut se faire au moyen de paroles secrètes, mais il faut des paroles prononcées devant tout le monde.

4. Il fait une détraction (detrahit) celui qui enlève quelque chose à quelqu'un ou qui diminue ce qu'il possède. Or, quelquefois on dénigre la réputation d'autrui, quoiqu'on ne lui enlève rien en vérité, comme quand on découvre les vrais défauts d'un individu. Donc tout dénigrement de la réputation n'est pas une détraction.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Si 10,44) : Celui qui médit en secret est comme le serpent qui mord sans faire de bruit. Par conséquent déchirer en secret la réputation de quelqu'un, c'est faire une détraction.

CONCLUSION. — La détraction est le dénigrement de la réputation d'autrui par des paroles.

Réponse Il faut répondre que, comme on nuit à autrui par action de deux manières : ouvertement, comme par la rapine ou par toute espèce de violence ; en secret, comme en le volant et en le frappant perfidement ; de même on blesse le prochain par paroles de deux façons : ouvertement au moyen de la contumélie, dont nous avons parlé (quest. préc. art. 1), et en secret, ce qui résulte de la détraction. Quand on parle ouvertement contre un autre, il semble qu'on l'estime peu ; par conséquent on le déshonore par là même. C'est pourquoi la contumélie fait tort à l'honneur de celui qu'elle atteint. Mais celui qui parle contre quelqu'un en secret, paraît le craindre plus qu'il ne le méprise. Il ne porte donc pas directement atteinte à son honneur, mais à sa réputation, dans le sens qu'en prononçant secrètement ces paroles, il donne, autant qu'il est en son pouvoir, à ceux qui l'écoutent une mauvaise opinion de celui contre lequel il parle. Car le détracteur désire qu'on le croie, et c'est à cela que tendent tous ses efforts. D'où il est évident que la détraction diffère de la contumélie de deux manières : 1° quant au mode de s'exprimer; puisque celui qui fait une contumélie parle contre quelqu'un ouvertement, tandis que le détracteur parle en secret; 2° quant à la fin qu'on se propose, ou quant au dommage que l'on cause, parce que celui qui fait une contumélie déroge à l'honneur, et le détracteur à la réputation.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que dans les commutations involontaires auxquelles reviennent tous les torts causés au prochain par parole ou par action, les circonstances du secret et de la publicité changent l'espèce du péché (1), parce que ce qui est involontaire par violence est autre que ce qui est involontaire par ignorance, comme nous l'avons dit (quest. lxv, art. 4, et 4* 2°, quest. vi, art. 5 et 8).

2. Il faut répondre au second, que la détraction se fait en secret, non d'une manière absolue, mais relativement à celui qui en est l'objet, parce qu'on parle mal de lui en son absence et sans qu'il le sache; au lieu que celui qui fait une contumélie parle contre une personne en face. Par conséquent si l'on parle mal d'un autre devant plusieurs personnes en son absence, il y a détraction ; si on le fait devant lui seul, c'est une contumélie. Toutefois, si l'on dit du mal d'un absent à une seule personne, on ne détruit pas totalement sa réputation, mais en partie.

3. Il faut répondre au troisième, que faire une détraction, ce n'est pas retrancher quelque chose de la vérité, mais c'est affaiblir la réputation de quelqu'un. Ce qui a lieu tantôt directement, tantôt indirectement. Directement de quatre manières : 1° quand on impute une chose fausse à quelqu'un (2); 2° quand on augmente sa culpabilité par le récit qu'on en fait; 3° quand on révèle un secret; 4° quand on dit qu'une bonne action a été faite dans une mauvaise intention. Indirectement, en niant ce qu'il y a de bien dans une personne, ou en le taisant malicieusement, ou en le diminuant (3).

(3) Billuart complète ainsi cette définition : Detractio est injusta denigratio famae alienae per occulta verba.
(1) Ainsi le vol est autre que la rapine, et, pour la même raison, la détraction est autre que la contumélie.
(2) Dans ce cas, c'est ce qu'on appelle une calomnie : c'est la plus grave des détractions. Mais, quoique ces différentes sortes de détraction n’aient pas la même gravité, cependant, d'après Cajétan et Serra, elles ne diffèrent pas entre elles d'espèce.
(3) La plupart des théologiens ajoutent : en louant faiblement ; mais cette dernière sorte de détraction rentre dans la seconde et la troisième. On a renfermé ces différentes sortes de détraction dans les deux vers suivants :Imponens, augens, manifestans, in mala vertens : Qui negat aut minuit, reticet, laudatve remisés.



ARTICLE II. — La détraction est-elle un péché mortel?



Objections: 1. Il semble que la détraction ne soit pas un péché mortel. Car aucun acte de vertu n'est un péché mortel. Or, la révélation d'un péché secret, ce qui, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 3), appartient à la détraction, est un acte de vertu ou de charité, quand on dénonce le péché d'un de ses frères pour qu'il s'en corrige, ou bien c'est un acte de justice quand on l'accuse. La détraction n'est donc pas un péché mortel.

2. A l'occasion de ces paroles (Pr 24) : N ayez point de rapport avec les détracteurs, la glose dit (ord. Raban.) que c'est là spécialement le vice dans lequel tombe le genre humain tout entier. Or, il n'y a pas de péché mortel qui existe dans tout le genre humain ; parce qu'il y a beaucoup d'hommes qui en sont exempts ; tandis que les péchés véniels se trouvent dans tout le monde. La détraction est donc un péché véniel.

3. Saint Augustin (Hom. de igne purgat, xli de Sanct.) met parmi les petits péchés les mauvaises paroles que nous prononçons facilement ou témérairement : ce qui appartient à la détraction. La détraction est donc un péché véniel.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Paul dit (Rm 1,30) : Dieu hait les détracteurs. L'Apôtre se sert de ces paroles, d'après la glose (ordin. Petri Lombardi), dans la crainte qu'on ne croie cette faute légère parce qu'elle consiste en paroles.

CONCLUSION. — Puisque la réputation paraît être la plus précieuse de toutes les choses temporelles, celui qui déroge et qui nuit à l'honneur et à la réputation d'autrui avec l'intention de le dénigrer pèche mortellement ; mais il n'en est pas de même si la diffamation s'ensuit en dehors de l'intention de celui qui parle; à moins qu'il n'ait blessé notablement la réputation d'autrui en ce qui touche à l'honneur.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. lxxii, art. 2), les péchés de paroles doivent être principalement jugés d'après l'intention de celui qui parle. Ainsi la détraction a pour but par son essence de dénigrer la réputation d'autrui. Par conséquent le détracteur, absolument parlant, est celui qui parle de quelqu'un, en son absence, de manière à lui enlever sa réputation. Or, diffamer une personne c'est une chose grave; parce que la réputation paraît être le premier de tous les biens temporels. Car quand elle manque, l'homme se trouve dans l'impossibilité de faire une foule de choses. C'est pourquoi il est dit (Si 41,15) : Ayez soin de vous procurer une bonne réputation ; car ce sera pour vous un bien plus stable que mille trésors grands et précieux. C'est ce qui fait que la détraction, absolument parlant, est un péché mortel. — Cependant il arrive quelquefois qu'on dit des paroles par lesquelles on diminue la réputation de quelqu'un, sans en avoir dessein, mais en se proposant un autre but. Ce n'est pas faire une détraction, absolument et formellement parlant, mais c'est seulement en faire une, matériellement et par accident. Et si les paroles par lesquelles on diminue la réputation d'autrui, sont dites pour un bien ou pour une nécessité (1), en observant toutes les circonstances voulues (2), il n'y a pas de péché et on ne peut pas dire que ce soit une détraction. Mais si on les prononce par légèreté d'esprit (1) ou sans nécessité, le péché n'est pas mortel : à moins que ce que l'on a dit ne soit tellement grave qu'il blesse notablement la réputation de quoiqu'un, et surtout en ce qui touche à la probité, parce que ces paroles sont dans leur genre des péchés mortels.— On est tenu à restituer la réputation, comme toutes les choses qu'on a prises, de la manière que nous avons dit (quest. lxii, art. 2) en traitant de la restitution.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que révéler un péché secret de quelqu'un en le dénonçant pour qu'il s'en corrige, ou en l'accusant dans l'intérêt de la justice publique, ce n'est pas une détraction, comme nous l'avons dit (in corp. art. et quest. lxviii, art. 1).

2. Il faut répondre au second, que cette glose ne dit pas que la détraction se trouve dans tout le genre humain, mais elle ajoute presque: soit parce que le nombre des insensés est infini et qu'il y a peu d'hommes qui marchent dans la voie du salut; soit parce qu'il y en a peu, pour no pas dire aucun, qui ne disent par légèreté quelque chose qui porte atteinte sous quelque rapport en matière légère à la réputation du prochain. Car, comme le dit l'apôtre saint Jacques (Jc 3,2) : Celui qui ne pèche pas par paroles est un homme parfait.

3. Il faut répondre au troisième, que saint Augustin parle du cas où l'on dit de quelqu'un un mal qui n'est pas grave, sans avoir l'intention de lui nuire, mais par légèreté d'esprit ou de parole.

(I) Au lieu de propter necessarium bonum, que portent les éditions de Rome, de Venise et de
Nicolaï, Billuart veut qu'on lise : propter bonum vel necessarium, d'après les éditions très-estimées de Lyon, 1507, et de Cologne, 1639.
(2) Ces circonstances sont celles-ci: il faut 1° qu'on ne révèle pas le secret à plus de personnes qu'il ne faut; 2° que la révélation doive produire un bon effet ; 3° qu'elle soit faite avec une intention droite ; 4° qu'il s’agisse de faire un bien ou d'éviter un mal important.
(I) Dans ce cas, l'acte est imparfait. Cette condition se rencontre souvent ; car rien n'est plus mobile que la langue, et Laymann observe que si l'on n'admettait pas cette circonstance atténuante, il n'y aurait presque personne sans péché mortel.




ARTICLE III. — La détraction est-elle le plus grave de tous les péchés qu'on commet contre le prochain?



Objections: 1. Il semble que la détraction soit le plus grave de tous les péchés qu'on commet contre le prochain. Car à l'occasion de ces paroles du Psalmiste (Ps 108) : Pro eo ut pie diligerent, detrahebant mihi, la glose dit (ord. Aug.) : Les détracteurs nuisent plus au Christ dans ses membres, en faisant périr les âmes des fidèles, que ceux qui ont crucifié sa chair qui devait ensuite ressusciter. D'où il résulte que la détraction est un péché plus grave que l'homicide, parce que la mort de l'âme est un plus grand mal que la mort du corps. Et comme l'homicide est le plus grand de tous les péchés commis contre le prochain, il s'ensuit que la détraction est absolument la plus grave de toutes ces fautes.

2. La détraction paraît être un péché plus grave que la contumélie : parce que l'homme peut repousser la contumélie, tandis qu'il ne peut pas se défendre de la détraction qui se cache. Or, la contumélie paraît être un péché plus grave que l'adultère, parce que l'adultère unit deux personnes dans une même chair, tandis que la contumélie divise en plusieurs parties ceux qui sont unis. La détraction est donc un péché plus grand que l'adultère, qui est cependant une faute très-grave parmi les autres fautes que l'on commet contre le prochain.

3. La contumélie vient de la colère et la détraction de l'envie, comme on le voit dans saint Grégoire (Mor. lib. xxxi, cap. 17). Or, l'envie est un péché plus grand que la colère. La détraction est donc aussi un péché plus grand que la contumélie; ce qui nous amène à la conclusion précédente.

4. Un péché est d'autant plus grave qu'il produit un plus grand défaut» Or, la détraction produit le plus grand des défauts, c'est-à-dire l'aveuglement de l'esprit. Car saint Grégoire dit (in Regist. lib. viii, epist, xlv) : Quelle autre chose font les détracteurs que de souiller sur la poussière et de se jeter de la terre aux yeux, de telle sorte que plus ils font de détraction et moins ils voient de vérités. La détraction est donc le péché le plus grave que l'on commette contre le prochain.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Les péchés par action sont plus graves que les péchés par parole. Or, la détraction est un péché de parole, tandis que l'adultère, l'homicide et le vol sont des péchés d'action. Elle n'est donc pas le plus grave des péchés que l'on commet contre le prochain.

CONCLUSION. — Le vice de la détraction par lequel on fait tort au prochain dans son honneur est dans son genre plus grave que le vol, mais il l'est moins que l'homicide et l'adultère.

Réponse Il faut répondre que les péchés que l'on commet contre le prochain doivent être appréciés absolument d'après le tort qu'ils lui causent, parce que c'est de là qu'ils tirent leur culpabilité. Le tort causé est d'autant plus grave que le bien attaqué est plus grand. Or, il y a pour l'homme trois sortes de bien : le bien de l'âme, le bien du corps et les biens extérieurs. Le bien qui est le plus grand ne peut nous être ravi par un autre qu'occasionnellement, par exemple en nous persuadant à faire le mal, ce qui ne détruit pas notre liberté; mais les deux autres espèces de bien, celui du corps et celui des choses extérieures, peuvent nous être enlevés par un autre violemment. Le bien du corps l'emportant sur celui des choses extérieures, les péchés qui nuisent au corps sont plus graves que ceux qui portent atteinte aux biens extérieurs. Par conséquent, de tous les péchés que l'on commet contre le prochain, le plus grave est l'homicide, par lequel on lui enlève la vie dont il jouit maintenant. Vient ensuite l'adultère, qui est la violation de l'ordre légitime de la génération humaine par laquelle on entre dans la vie. En troisième lieu se placent les biens extérieurs, parmi lesquels la réputation l'emporte sur les richesses, parce qu'elle se rapproche davantage des biens spirituels ; ce qui fait dire au Sage (Pr 22,1) : Qu'un bon nom vaut mieux qu'une grande fortune. C'est pourquoi la détraction est dans son genre un péché plus grand que le vol, mais moindre que l'homicide ou l'adultère. Cependant l'ordre peut être différent en raison des circonstances aggravantes ou atténuantes (1). Par accident la gravité du péché s'apprécie d'après la disposition de celui qui le commet. Car on pèche plus grièvement, quand on le fait avec délibération que quand on le fait par étourderie ou par faiblesse. A ce point de vue, les péchés de parole ont moins de gravité, parce qu'ils échappent facilement dans la conversation sans grande préméditation (2).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les détracteurs du Christ qui empêchent la foi dans les fidèles, attaquent sa divinité sur laquelle la foi repose. Ce n'est donc pas une simple détraction, mais un blasphème.

2. Il faut répondre au second, que la contumélie est un péché plus grave que la détraction, parce qu'elle fait un plus grand mépris du prochain, comme la rapine est un péché plus grave que le vol, ainsi que nous l'avons dit (quest. lxvi, art. 9). Cependant la contumélie n'est pas un péché plus grave que l'adultère. Car la gravité de l'adultère ne provient pas de l'union des corps, mais du désordre qui en résulte pour la génération humaine.

Celui qui fait une contumélie n'est pas à lui seul une cause suffisante d'inimitié, mais il est seulement une occasion de division pour ceux qui sont unis, dans le sens que par là même qu'il découvre les défauts de quelqu'un, il éloigne ainsi les autres de son amitié, autant qu'il est en son pouvoir, quoiqu'il ne les y force pas par ses discours. Le détracteur est donc occasionnellement homicide (1), dans le sens que par ses paroles il donne aux autres l'occasion de haïr le prochain ou de le mépriser. C'est pourquoi dans l'épître de saint Clément (quae est I. ad Jacob, inter med. et fin. ut refertur in Decret. dist. i, de Poen. cap. Homicidiorum), il est dit que les détracteurs sont des homicides, c'est-à-dire qu'ils le sont occasionnellement; parce que celui qui hait son frère est homicide, comme le dit saint Jean (1Jn 3,45).

3. Il faut répondre au troisième, que la colère cherche à se venger ouvertement, d'après la remarque d'Aristote (Rhet. lib. n, cap. 4). C'est pourquoi la détraction qui se fait en secret n'est pas fille de la colère, comme la contumélie, mais elle est plutôt fille de l'envie, qui s'efforce de toutes les manières à affaiblir la gloire du prochain. Cependant il ne s'ensuit pas pour cela que la détraction soit plus grave que la contumélie ; parce que du vice le moins grave peut sortir le plus grand péché. C'est ainsi que de la colère naissent l'homicide et le blasphème. Car on considère l'origine des péchés selon leur inclination finale, c'est-à-dire selon qu'ils portent vers les créatures ; tandis qu'on apprécie leur gravité, selon qu'ils éloignent de Dieu.

4. Il faut répondre au quatrième, que l'homme prend plaisir au sentiment qui sort de sa bouche (Pr 15,23). C'est ce qui fait que le détracteur commence à aimer et à croire davantage ce qu'il dit, et par conséquent à concevoir plus de haine contre le prochain et à s'éloigner davantage de la connaissance de la vérité (2). D'ailleurs, cet effet peut être aussi une conséquence des autres péchés qui appartiennent à la haine.

(1) Ainsi la détraction faite avec réflexion et préméditation est un péché plus grave que l'homicide fait avec inadvertance ou sans dessein bien arrêté.
(2) Ainsi, à ce point de vue, l'ordre établi précédemment se trouve renversé. La médisance qui se fait par légèreté le plus souvent est moins grave que le larcin, qui suppose toujours une détermination réfléchie.
(1) Le détracteur donne la mort à son âme par la médisance, et il s'efforce de faire périr la réputation de celui dont il parle et de semer dans l'âme de celui qui l'écoute des principes de haine. C'est dans ce cas qu'on appelle le détracteur un homicide.
(2) La détraction devient alors de la calomnie ; ce qui est le péché le plus grave de ce genre.



ARTICLE IV. — Celui qui entend médire et qui le souffre pèche-t-il grièvement (3)?



Objections: 1. Il semble que celui qui entend médire et qui le souffre ne pèche pas grièvement. En effet, on n'est pas tenu à faire pour les autres plus que pour soi. Or, celui qui supporte avec patience ses détracteurs est louable. Car saint Grégoire dit (Hom. ix sup. Ezech ): Comme nous ne devons pas exciter par notre zèle les langues des détracteurs, de peur qu'ils ne périssent, de même nous devons supporter avec une parfaite égalité d'âme celles que leur malice a mises en mouvement, pour ajouter à nos mérites. On ne pèche donc pas en ne s'opposant pas aux médisances des autres.

2. Il est dit (Si 4,30) : Gardez-vous de contredire en aucune manière la parole de vérité. Or, quelquefois on fait une détraction en disant des choses qui sont vraies, comme nous l'avons vu (art. 4 huj. quaest. ad 3). Il semble donc que l'homme ne soit pas toujours tenu à résister à ses détracteurs.

3. Personne ne doit empêcher ce qui est avantageux aux autres. Or, la détraction est souvent utile à ceux qui en sont l'objet. Car le pape Pie (4) dit (in append. ad cap. Oves vi, quest. 4) que quelquefois la détraction s'élève contre les bons pour humilier ceux que l'adulation de leurs parents ou la faveur des personnes étrangères avait enorgueillis. On ne doit donc pas empêcher les détracteurs.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Jérôme dit (Epist. 11 ad Nepot.) : Prenez garde de souiller votre langue ou vos oreilles ; c'est-à-dire ne dites pas de mal des autres ou n'écoutez pas ceux qui en disent.

CONCLUSION. — Celui qui entend un détracteur qu'il pourrait arrêter, et qui prend plaisir à ses détractions, est coupable du même crime que lui.

Réponse Il faut, répondre que d'après l'Apôtre (Rm 1,32) : La mort n'est pas due seulement à ceux qui font le péché, mais encore à ceux qui approuvent ceux qui le font. Ce qui a lieu de deux manières : 1° directement, quand on porte un autre au péché ou quand on y prend plaisir; 2° indirectement, quand on n'empêche pas de le faire, quoiqu'on en ait le pouvoir. Ce qui arrive quelquefois non parce qu'on approuve le péché, mais parce qu'on a une crainte humaine. Il faut donc dire que si quelqu'un entend médire sans s'y opposer, il paraît approuver le détracteur, et par conséquent il participe à son péché. S'il le porte à médire, ou si du moins il prend plaisir à entendre ses médisances, parce qu'il hait celui qu'elles atteignent, il ne pèche pas moins que le détracteur et quelquefois davantage. C'est ce qui fait dire à saint Bernard (De consid. lib. 11, cap. 43) qu'il n'est pas facile de décider lequel est le plus coupable du détracteur ou de celui qui l'écoute. — Si on ne prend pas plaisir au péché, mais que par crainte, ou par négligence, ou par honte on ne reprenne pas le détracteur, on pèche, mais la faute est beaucoup moins grave que celle du détracteur; et le plus souvent elle est vénielle (1). Elle peut cependant être quelquefois mortelle, soit parce que l'on devait par devoir corriger le médisant (2), soit à cause du péril qui en résulte; soit à cause du motif pour lequel le respect humain peut être quelquefois un péché mortel lui-même, comme nous l'avons vu (quest. xix, art. 3).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que personne n'entend les détractions faites contre lui, parce que le mal qu'on dit de quelqu'un, en sa présence, ne constitue pas une détraction proprement dite, mais une contumélie, comme nous l'avons dit (art. 4 huj. quaest. ad 2). Cependant on peut connaître par les rapports des autres les détractions dont on a été l'objet, alors on est libre de laisser attaquer sa réputation, si par là on ne compromet personne, comme nous l'avons dit (in corp. et quest. lxxii, art. 3). C'est pourquoi on peut faire preuve d'une louable patience, en supportant ainsi les détractions faites contre soi. Mais on n'est pas maître de laisser ainsi attaquer la réputation d'autrui. C'est pour cela qu'on fait une faute, si on ne s'y oppose pas quand on le peut. On y est tenu pour la même raison qu'on est obligé de relever l'âne d'un autre qui succombe sous son fardeau, comme la loi l'ordonne (Dt 22).

2. Il faut répondre au second, qu'on ne doit pas toujours résister au détracteur, en l'accusant de fausseté; surtout si l'on sait que ce qu'il dit est vrai; mais on doit le reprendre de ce qu'il pèche contre son frère par ses médisances, ou du moins lui faire voir que ses détractions déplaisent, en prenant un air de tristesse (1). Car, selon l'expression du Sage (Pr 25,23) : Le vent de l'aquilon dissipe les pluies, et le visage triste la langue des détracteurs.

3. Il faut répondre au troisième, que l'utilité qu'on retire de la détraction ne provient pas de l'intention du détracteur, mais de la sagesse de Dieu qui sait faire sortir le bien de toute espèce de mal. C'est pourquoi on doit néanmoins résister aux détracteurs, comme à ceux qui volent ou qui oppriment les autres, quoique ceux qui sont opprimés ou dépouillés puissent accroître leurs mérites, en supportant ces maux avec patience.

(3) L'Apôtre dit (Rm 1) : Qui talia agunt, digni sunt morte, et non solum qui ea faciunt, sed etiam qui consentiunt facientibus.
(4) Ce passage attribué à Pie I est plutôt de saint Grégoire (Mor. lib. xxii, cap. 5).
(1) D'après ce passage, la plupart des théologiens excusent universellement du péché mortel ceux qui entendant médire ne font point la correction. Saint Alphonse dit qu'on peut soutenir ce sentiment, qu'il appelle communissima sententia (lib. III, no 981).
(2) Cette obligation est imposée aux supérieurs dans l'ordre temporel, et ils pèchent contre la justice s'ils ne la remplissent pas. Mais il n'en est pas de même des supérieurs dans l'ordre spirituel, d'après le sentiment que Mgr Gousset regarde comme le plus probable (Théologie morale, t. 1P 530).
(1) Souvent il suffit, pour être exempt de tout péché, de montrer que la médisance déplaît, soit en se retirant, soit en prenant un air sérieux, soit en changeant de conversation.





II-II (Drioux 1852) Qu.72 a.3