II-II (Drioux 1852) Qu.77 a.4


QUESTION LXXVIII.

DU PÉCHÉ DE L'USURE QUE L'ON COMMET DANS LES PRÊTS.


Après avoir parlé de l'achat et de la vente, nous devons nous occuper du péché de l'usure que l'on commet dans les prêts. — A cet égard quatre questions se présentent : l° Est-ce un péché de recevoir de l'argent pour de l'argent prêté, ce qu'on appelle recevoir des intérêts ? — 2° Est-il permis de retirer pour de l'argent prêté quelque avantage, en récompense du prêt qu'on a fait? — 3° Est-on tenu de restituer ce qu'on a gagné légitimement au moyen d'un argent qui était le fruit de l'usure? — 4° Est-il permis d'emprunter de l'argent à usure ?



ARTICLE I. — Est-ce un péché de recevoir des intérêts pour de l'argent prêté (2)?



Objections: 1. Il semble qu'il n'y ait pas de péché à recevoir des intérêts pour de l'argent prêté. Car personne ne pèche en suivant l'exemple du Christ. Or, le Seigneur dit de lui-même (Lc 19,23): Pourquoi n'avez-vous pas placé mon argent, afin qu'à mon retour je le retirasse avec les intérêts ? Ce n'est donc pas un péché de percevoir des intérêts pour de l'argent prêté.

2. D'après le Psalmiste (Ps 18,8), la loi du Seigneur est sans tache parce qu'elle défend le péché. Or, elle autorise le prêt à intérêt, d'après ces paroles (Dt 23,1 Dt 9) : fous ne prêterez à usure à votre frère ni de l'argent, ni du grain, ni quelque autre chose que ce soit ; vous le ferez seulement aux étrangers. Il y a plus, on promet ce droit en récompense de la fidélité avec laquelle on aura observé la loi, puisqu'il est dit (Dt 28,12) : Vous prêterez à plusieurs peuples, et vous n'emprunterez de personne. Ce n'est donc pas un péché de prêter à intérêt.

3. Dans les choses humaines, la justice est déterminée par les lois civiles. Or, ces lois permettent le prêt à intérêt. Il semble donc qu'il soit licite.

4. On peut se dispenser de suivre les conseils évangéliques sans pécher. Or, l'Evangile nous donne ce conseil entre plusieurs autres (Lc 6) : Prête, sans rien en espérer. Il n'y a donc pas de péché à percevoir des intérêts.

5. Il ne semble pas qu'il v ait péché en soi à recevoir de l'argent pour une chose qu'on n'est pas tenu de faire. Or, celui qui a de l'argent n'est pas tenu dans tous les cas de le prêter au prochain. Il lui est donc permis quelquefois d'exiger pour ce service une récompense.

6. L'argent monnayé et celui dont on fabrique des vases est de la même espèce. Or, il est permis de se faire payer pour des vases d'argent qu'on loue. On peut donc faire de même pour de l'argent monnayé qu'on prête, et par conséquent le prêt à intérêt n'est pas en soi un péché.

7. Tout individu peut licitement recevoir une chose que le maître lui offre volontairement. Or, celui qui emprunte paye volontairement les intérêts. Celui qui prêle peut donc les recevoir licitement.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Ex 22,25) : Si vous prêtez de l'argent à mon peuple, au pauvre qui habite avec vous, vous ne le presserez pas comme le ferait un exacteur, et vous ne l'opprimerez pas par des usures.

CONCLUSION. — Puisqu'on ne fait usage de l'argent qu'en le consommant et en le dissipant, il est injuste et illicite de recevoir quelque chose pour son usage.

Réponse Il faut répondre que recevoir des intérêts pour de l'argent prêté (4) est en soi une chose injuste, parce qu'on vend ce qui n'existe pas, et par là on établit manifestement une inégalité qui est contraire à la justice. Pour s'en convaincre jusqu'à l'évidence, il faut observer qu'il y a des choses dont l'usage est leur consommation ; ainsi nous consommons le vin dont nous faisons usage pour notre boisson, et nous consommons le pain dont nous nous servons pour notre nourriture. Dans ces circonstances on ne doit donc pas séparer l'usage de la chose de la chose elle-même. Quand on en accorde à quelqu'un l'usage, on lui en concède par là même la propriété, et c'est pour cela que dans ce cas le prêt transfère le domaine. Par conséquent, si quelqu'un voulait vendre le vin d'une part et qu'il voulut d'une autre part en céder l'usage, il vendrait la même chose deux fois, ou il vendrait ce qui n'existe pas : il ferait donc évidemment une injustice. Pour la même raison, il commet une injustice celui qui prête du vin ou du blé en demandant qu'on lui donne une double récompense (2), qu'on lui rende d'abord une quantité égale à celle qu'il a donnée, et qu'on le paye ensuite pour l'usage (usus) qu'on en a fait, d'où est venu le nom d'usure (usura). — Il y a d'autres choses dont l'usage n'est pas la consommation même de la chose. Ainsi l'usage d'une maison consiste à l'habiter, mais non à la ruiner. C'est pourquoi, dans ce cas, on peut séparer les deux choses, comme quand on cède à quelqu'un la propriété d'une maison et qu'on s'en réserve l'usage pour un temps, ou quand on donne au contraire à quelqu'un l'usage d'une maison et qu'on s'en réserve la propriété. C'est pourquoi on peut licitement retirer quelque chose pour l'usufruit d'une maison et en exiger de plus l'entretien, comme on le voit dans les baux et les locations. — Mais l'argent, selon la remarque d'Aristote (Eth. lib. v, cap. 5, et Pol. lib. i, cap. 5 et 6), a été principalement inventé pour faire les échanges. Ainsi son usage propre et principal est sa consommation ou sa dissipation, puisqu'on l'emploie pour les ventes et les achats. C'est pour cette raison qu'il est défendu en soi de recevoir quelque chose pour de l'argent prêté, ce qui reçoit le nom d'usure; et comme on est tenu de rendre le bien acquis injustement, de même on doit rendre l'argent qu'on a reçu par usure.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'usure est prise ici dans un sens métaphorique pour indiquer le surcroît de biens spirituels que Dieu exige, parce qu'il veut que nous progressions sans cesse dans les biens que nous avons reçus de lui ; ce qui est dans notre intérêt et non dans le sien.

2. Il faut répondre au second, qu'il était défendu aux juifs de prêter à intérêt à leurs frères, c'est-à-dire aux autres juifs ; ce qui nous donne à entendre que c'est un mal absolument que de prêter à intérêt à un homme quel qu'il soit. Car nous devons considérer tous les hommes comme notre prochain et comme nos frères, surtout sous la loi de l'Evangile, à laquelle tout le monde est appelé. Aussi est-il dit absolument (Ps 14,5) : Celui qui n'a pas prêté son argent à intérêt, (Ez 18,8) celui qui n'a pas reçu d'intérêt. On ne leur a pas accordé de prêter aux étrangers, comme si la chose avait été licite, mais on le leur a permis pour éviter un mal moindre, afin de les empêcher de prêter de la sorte aux juifs qui adoraient le vrai Dieu, ce qu'ils auraient fait à cause de l'avarice à laquelle ils étaient portés, comme on le voit (Is 56). Quant à la promesse qu'on leur fait en disant : Fous prêterez aux nations, le mot foenus est pris ici dans un sens large, et il indique le prêt sans intérêt. C'est ainsi qu'il est dit (Si 29) : Plusieurs évitent de prêter, non par dureté. On promet donc aux juifs l'abondance des richesses, d'où il résultera qu'ils pourront prêter aux autres.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il y a des péchés que les lois humaines (1) laissent impunis à cause de l'imperfection des hommes. Car, si elles défendaient par des châtiments tous les péchés, elles iraient contre une multitude d'intérêts. C'est pourquoi elles ont toléré l'usure, non parce qu'elles la considèrent comme conforme à la justice, mais pour ne pas nuire à une foule d'individus. Ainsi, dans le droit civil (lib. ii Instit. tit. Tt 4 De usufructu, g Constituitur), il est dit que les choses qui se consomment par l'usage ne sont pas susceptibles d'usufruit, ni de droit naturel, ni de droit civil, et que la loi n'a pas admis l'usufruit pour ces choses (car elle ne le pouvait pas), mais elle a établi un quasi-usufruit (2) en tolérant l'usure. Et Aristote, qui n'avait pas d'autre lumière que celle de la raison, dit (Pol. lib. i, cap. 7) qu'il est tout à fait contre nature d'amasser de l'argent par l'usure (3).

4. Il faut répondre au quatrième, que l'homme n'est pas toujours tenu de prêter \ et c'est pour ce motif que le prêt est mis au nombre des conseils. Mais il est de précepte qu'on ne doit rien retirer d'un prêt. Cependant on peut dire que c'est de conseil par rapport aux pharisiens qui pensaient qu'il y avait une usure qui était permise, comme l'amour des ennemis est aussi de conseil. — Ou bien il s'agit là, non de l'espérance du profit usuraire, mais de l'espérance qu'on place dans l'homme. Car nous ne devons pas prêter, ni faire un bien quelconque à cause de l'espérance que nous avons dans l'homme, mais à cause de l'espérance que nous avons en Dieu.

5. Il faut répondre au cinquième, que celui qui n'est pas tenu de prêter peut recevoir la récompense de ce qu'il a fait; mais il ne doit pas exiger davantage (4). Or, on le récompense selon l'égalité de la justice, si 0n lui rend autant qu'il a prêté. Par conséquent, s'il exige davantage pour l'usufruit de son argent, dont l'usage est la consommation, il demande le prix de ce qui n'existe pas, et par conséquent il n'est, qu'un injuste exacteur.

6. Il faut répondre au sixième, que l'usage principal des vases d'argent n'est pas leur consommation. C'est pourquoi on peut en vendre licitement l'usage tout en en conservant la propriété. Mais l'usage principal de l'argent monnayé, c'est sa dissipation pour des échanges. Il n'est donc pas permis d'en vendre l'usage et d'exiger encore que l'emprunteur rende ce qu'on lui a prêté. Toutefois il faut observer que l'usage secondaire des vases d'argent pourrait être un échange; et il ne serait pas permis de vendre cet usage. De même l'argent monnayé pourrait être d'un usage secondaire particulier, comme si, par exemple, on donnait à quelqu'un de l'argent pour être mis en montre ou pour être consigné quelque part; on pourrait licitement exiger quelque chose pour cet usage de l'argent.

7. Il faut répondre au septième, que celui qui paye des intérêts ne les paye pas d'une manière absolument volontaire, mais il subit une sorte de nécessité, dans le sens qu'il a besoin d'emprunter l'argent que le possesseur ne veut pas lui donner sans intérêt.

(2) Le concile de Vienne s'est ainsi exprimé au sujet de l'usure : Si quis in illum errorem inciderit, ut pertinaciter affirmare proesu mat, exercere usuras non esse peccatum ; decernimus eum velut hoereticum esse puniendum.
(1) L'Eglise a constamment regardé comme usuraire l'intérêt qu'on tire de l'argent, uniquement en vertu du prêt. Les Pères, les conciles, les souverains pontifes et les théologiens, sont unanimes à cet égard. On peut voir à cet égard l'encyclique de Benoît XIV Vix pervenit.
(2) L'emprunteur doit rendre la quantité qu'il a reçue, et l'objet doit être de la même qualité. S'il ne peut rendre en nature ce qu'il a emprunté il doit en payer la valeur, eu égard au temps et au lieu où la chose devait être rendue. Si on n'a point fixé d'époque, il doit la payer au prix qu'elle avait quand il l'a reçue (Cod. civ. art. 1903)
(1) La loi civile ne tolère pas seulement le prêt, mais elle le permet. Ce titre est-il suffisant pour légitimer le prêt au for de la conscience ; les théologiens sont partagés. D'après des réponses du saint office, de la sacrée pénitencerie, approuvés par Pie VIII et Grégoire XVI, on ne doit pas inquiéter les pénitents qui considèrent ce titre comme suffisant.
(2) Le quasi-usufruit consiste dans le droit de se servir d'une chose corruptible, à la charge d'en rendre de pareille quantité, valeur et qualité ou leur estimation à la (in de l'usufruit. Saint Thomas rapporte au quasi-usufruit le prêt à intérêt.
(3) Montesquieu prétend (liv. xxi, ch. 20) que cette théorie d'Aristote a tué le commerce au moyen âge. Le célèbre publiciste a commis en cela une grave erreur, puisque la Politique n'a été connue qu'au milieu du xiiie siècle.
(I) Il y a cependant des titres qui, aux yeux de tous les docteurs, peuvent légitimer le prêt: ce sont le lucre cessant, le dommage naissant, le danger extraordinaire de perdre le capital, la stipulation d'une certaine indemnité, si le capital n'est pas rendu à une échéance déterminée.



ARTICLE II. — Est-il permis de recevoir quelque autre chose pour de l'argent prêté?


Objections: 1. Il semble qu'on puisse retirer quelque autre avantage pour de l'argent prêté. Car chacun peut licitement chercher à s'indemniser. Or, quelquefois on subit des pertes par suite des prêts que l'on fait. Il est donc permis de demander ou d'exiger quelque chose de plus que l'argent qu'on a prêté pour se couvrir des pertes qu'on a faites.

2. On est tenu par le devoir de l'honnêteté à donner une récompense à celui dont on a reçu une faveur, comme le dit Aristote (Eth. lib. v, cap. S). Or, celui qui prête de l'argent à quelqu'un qui est dans le besoin lui rend un service, et par conséquent celui-ci doit l'en remercier. Celui qui reçoit quelque chose est donc tenu de droit naturel à récompenser celui qui le lui a donné. Et comme il ne paraît pas illicite de s'obliger à une chose à laquelle on est tenu de droit naturel, il s'ensuit qu'il ne paraît pas non plus illicite, quand on prête de l'argent à un autre, de l'obliger à payer une récompense.

3. Comme il y a le présent à manu, de même il y a aussi le présent à lingua et ab obsequio, selon l'expression de la glose (interl.) sur ces paroles d'Isaïe (Is 33,45) : Heureux l'homme qui garde ses mains pures de tout présent. Or, il est permis de se faire servir ou louer par celui auquel on a prêté de l'argent. Donc pour la même raison il est permis de recevoir tout autre présent.

4. Le rapport du don au don paraît être le même que celui du prêt au prêt. Or, il est permis de recevoir de l'argent pour de l'autre argent qu'on a donné. Il est donc permis d'obliger quelqu'un à nous prêter parce que nous lui avons prêté nous-mêmes.

5. Celui qui donne à un autre la propriété de son argent en le prêtant l'aliène plus que celui qui le confie à un marchand ou à un artisan. Or, il est permis de tirer profit de l'argent confié à un marchand ou à un artisan. Il est donc permis aussi de bénéficier sur l'argent prêté.

6. On peut en garantie de l'argent qu'on prête recevoir un gage, dont l'usage pourrait être vendu pour un prix quelconque ; comme quand on reçoit en gage une terre, ou une maison qu'on habite. Il est donc permis de tirer quelque profit de l'argent prêté.

7. Il arrive quelquefois qu'on vend plus cher son bien en raison du prêt ou qu'on achète moins ce qui appartient à autrui, ou qu'on en augmente le prix à cause du délai des payements, ou qu'on le diminue parce qu'on doit être payé de suite. Il semble que dans toutes ces circonstances il v ait une récompense qui soit le fruit du prêt. Or, il n'y a rien en cela qui soit manifestement illicite. Il semble donc qu'il soit permis de demander ou d'exiger quelque avantage pour de l'argent prêté.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Parmi les conditions exigées pour qu'un homme soit juste, le prophète demande (Ez 18,47) qu'il n'ait point donné à usure et qu'il n'ait rien reçu au-delà de ce qu'il a prêté.

CONCLUSION. — Il n'est pas permis de recevoir en retour du prêt quelque chose d'estimable à prix d'argent, à moins qu'on ne le reçoive à titre de don gratuit.

Réponse Il faut répondre que, d'après Aristote (Eth. lib. iv, cap. 1), on a pour de l'argent toutes les choses dont la valeur peut être ainsi appréciée. C'est pourquoi, comme on pèche contre la justice en recevant de l'argent par un pacte tacite ou exprès, pour une somme prêtée ou pour toute autre chose qui se consomme par l'usage (art. préc.), de même on fait une faute semblable si par un pacte tacite ou exprès on reçoit toute autre chose dont on peut apprécier le mérite à prix d'argent (1). — Si on reçoit quelque chose, sans l'avoir exigé et non par suite d'une obligation tacite ou expresse, mais à titre de don gratuit, il n'y a pas de péché. Car avant de prêter son argent, le prêteur pouvait recevoir licitement un cadeau ; son prêt n'a pas dû rendre sa condition pire. Mais quant aux récompenses qui ne s'apprécient pas pécuniairement, il est permis de les exiger; on peut, par exemple, demander à l'emprunteur sa bienveillance, son amour et d'autres marques de gratitude.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que celui qui prête peut sans pécher convenir avec l'emprunteur d'une indemnité pour la perte que lui cause la privation de l'argent (2) qu'il devrait avoir. Car ce n'est pas là vendre l'usage de l'argent, mais c'est éviter une perte; et il peut se faire que l'emprunteur évite un plus grand dommage que celui qui est subi par le prêteur et que par conséquent en faisant un emprunt il ait de l'avantage à indemniser celui qui lui prête. Mais on ne peut pas stipuler une indemnité pour la perte qui résulte de ce qu'on ne gagne rien avec son argent, parce qu'on ne doit pas vendre ce qu'on n'a pas encore et dont la possession peut être empêchée par une foule de causes.

2. Il faut répondre au second, qu'on peut récompenser d'un bienfait de deux manières : 1° à titre de justice. On peut y être obligé par un pacte positif, et cette obligation se considère selon l'étendue du bienfait qu'on a reçu. C'est pourquoi celui-qui a emprunté de l'argent ou toute autre chose qui est consomptible par l'usage, n'est pas tenu à rendre en retour plus qu'on ne lui a prêté. On fait par conséquent une injustice si on l'oblige à rendre davantage. 2° On est tenu de récompenser un bienfait à titre d'amitié. Dans ce sens, on considère plutôt l'affection de celui dont on a reçu le bienfait que l'importance de la chose qu'il a faite. Cette espèce de dette n'est pas du ressort de l'obligation civile qui produit une sorte de nécessité et qui empêche ainsi la récompense d'être spontanée.

3. Il faut répondre au troisième, que si en prêtant de l'argent on en attend ou on en exige par un pacte tacite ou exprès une récompense ab obsequio ou à lingua; c'est comme si on attendait ou si l'on exigeait un présent à manu (I), parce qu'on peut apprécier ces choses à prix d'argent, comme on le voit à l'égard de ceux qui louent leurs bras ou qui tirent profit de leur éloquence. Mais si ces présents ab obsequio et à lingua sont offerts, non à titre d'obligation, mais par bienveillance (2), comme ce sentiment ne peut s'apprécier à prix d'argent, il est permis de les recevoir, de les exiger et de les attendre.

4. Il faut répondre au quatrième, qu'on ne peut pas vendre de l'argent pour une somme plus forte que celle qu'on a prêtée. Or, on ne doit pas exiger, ni attendre autre chose de l'emprunteur que la bienveillance de ses affections qui n'est pas appréciable à prix d'argent, et qui peut l'engager à prêter spontanément. Mais il répugne que le prêteur l'oblige à lui prêter à l'avenir, parce que cet engagement pourrait être appréciable à prix d'argent. C'est pourquoi il est permis à celui qui a prêté une fois d'emprunter ensuite près de celui à qui il a rendu ce service, mais il ne peut pas obliger ce dernier à lui prêter à l'avenir.

5. Il faut répondre au cinquième, que celui qui prête de l'argent transfère la propriété de son argent à l'emprunteur ; par conséquent celui qui emprunte possède la somme à ses risques et périls et il est tenu de la rendre intégralement. Le prêteur ne doit donc pas exiger davantage. Mais celui qui prête son argent à un marchand ou à un artisan avec lequel il s'est associé, ne lui transmet pas la propriété de sa somme, il en reste toujours le propriétaire, de telle sorte que c'est à ses risques et périls que le marchand commerce sur son argent ou que l'artisan travaille (3). C'est pourquoi il peut licitement recevoir une partie du gain qui résulte de là, comme étant le fruit de sa chose.

6. Il faut répondre au sixième, que si pour garantie de l'argent qu'on a prêté on reçoit une chose dont l'usage est appréciable à prix d'argent, l'emprunteur doit tenir compte de l'usage de cette chose et en diminuer le prix de la somme qu'il a prêtée: autrement s'il veut qu'on la lui accorde gratuitement, outre sa somme, c'est comme s'il prêtait à intérêt, ce qui est usuraire: à moins qu'il ne s'agisse d'une chose que l'on a coutume de se prêter entre amis, sans rien demander, comme un livre.

7. Il faut répondre au septième, que si l'on veut vendre sa chose au-dessus de son juste prix, pour attendre l'acheteur en lui accordant un délai pour payer, on fait évidemment de l'usure ; parce que cette attente du payement équivaut à un prêt. Par conséquent tout ce qu'on exige pour ce délai au-delà du juste prix est en compensation du prêt, ce qui revient à l'usure. De même si un acheteur veut acheter un objet moins qu'il ne vaut, parce qu'il paye avant qu'on ne lui livre ce qu'il achète, il fait un péché d'usure. Car cette anticipation de payement est une espèce de prêt, dont on retire un intérêt proportionné à l'abaissement du prix de la chose qu'on a achetée. Mais si le vendeur veut abaisser le prix de l'objet (1), pour avoir de l'argent auparavant, il n'y a pas d'usure.

(1) Innocent XI a condamné cette proposition : Vsura non est dum ultra sortem aliquid exigitur, tanquam ex benevolentia et qralitudine debitum, sed solum si exigatur tanquam ex justitiâ debitum.
(2) C'est le lucre cessant ou le dommage naissant dont nous avons parlé (pag. préc.).
(1) Le présent ab obsequio consiste à travailler pour un autre, à cultiver ses terres ou à gérer ses affaires; le présent a lingua consiste à le louer ou à parler à quelqu'un en sa faveur, et le présent à manu est tout don appréciable en argent, comme un cheval, un anneau, etc.
(2) Mais, dans ce cas, le prêteur doit avoir soin d'examiner si ces services ne sont pas contraints moralement, et, dans ce cas, il doit les refuser.
(3) Dans cette hypothèse, ce n'est plus un simple prêt, mais il y a un contrat de société.
(I) Saint Alphonse de Liguori, de Lugo, Lessius, Tolet, Sanchez, Sporer, croient qu'un marchand peut vendre plus cher, sans autre titre que celui de la vente à crédit, et qu'on peut acheter au-dessous du plus has pris, uniquement parce qu'on paye d'avance, pourvu qu'il n'y ait pas une différence telle entre le prix et la valeur des choses que leur égalité morale soif détruite.




ARTICLE III. — Est-on tenu de rendre tout ce qu'on a gagné au moyen d'un argent qui était le fruit de l'usure?



Objections: 1. Il semble qu'on soit tenu de rendre tout ce qu'on a gagné au moyen de l'usure. Car l'Apôtre dit (Rm 11,40): Si la racine est sainte, les rameaux aussi. Donc, pour la môme raison, si la racine est souillée, il en est de môme des rameaux. Or, la racine étant dans cette hypothèse l'usure, tout ce qu'on acquiert de cette manière est usuraire, et par conséquent on est tenu à le rendre.

2. Le droit dit (Extra, de usuris in Décrétai. : Cum tu sicut asseris) : On doit vendre les propriétés que l'on a acquises avec des usures et en remettre le prix aux personnes auxquelles ces usures ont été extorquées. Donc, pour la môme raison, on doit rendre tout ce qu'on a acquis avec de l'argent qui provenait de l'usure.

3. Ce qu'un individu achète avec de l'argent qui provient de l'usure, lui est dû en raison de l'argent qu'il a donné. Il n'a donc pas plus de droit sur la chose qu'il a acquise que sur l'argent qu'il a donné. Et puisqu'il était tenu de rendre cet argent qui était le fruit de l'usure, il est tenu aussi de rendre ce qu'il en a acheté.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Tout le monde peut licitement conserver ce qu'il a légitimement acquis. Or, ce qu'on acquiert avec de l’argent provenant de l'usure, est quelquefois légitimement acquis. On peut donc licitement le conserver.

CONCLUSION. — On n'est pas tenu de rendre ce que l'on a gagné par l'usure, au moyen de choses dont l'usage est leur consommation même, mais on est tenu de rendre ce qui a été le fruit des choses qui ne se consomment pas par l'usage.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 4), il y a des choses dont l'usage est leur consommation elle-même et qui d'après le droit n'ont pas d'usufruit (lib. ii Instit. tit. Tt 4 Usufructu, § Constituitur). Si on les a extorquées par usure ; par exemple, si on s'est approprié ainsi de l'argent, du froment, du vin ou d'autres denrées semblables, on n'est pas tenu de restituer autre chose que ce qu'on a reçu : parce que ce qu'on a retiré de ces objets n'en est pas le fruit, mais c'est le fruit de l'industrie humaine : à moins qu'en retenant ces choses, on ait fait tort à un autre, en lui faisant perdre quelque chose de ses biens. Car dans ce cas on est tenu à le dédommager de la perte qui s'en est suivie (2). — Il y a d'autres choses qui ne se consomment pas par l'usage et qui ont un usufruit ; comme une maison, un champ, etc. C'est pourquoi si l'on a extorqué par usure la maison ou le champ d'un autre, on est tenu non-seulement de lui restituer sa maison ou son champ, mais on doit lui rendre encore les fruits qu'on en a retirés ; parce que ces fruits proviennent d'une chose dont un autre est le maître et que pour ce motif ils lui sont dus (3).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la racine n'est pas seulement matière, comme l'argent usuraire, mais elle est encore d'une certaine façon cause active dans le sens qu’elle donne à la plante sa nourriture; et c'est pour cette raison qu'il n'y a pas de parité.

2. Il faut répondre au second, que les possessions acquises au moyen d'usures n'appartiennent pas aux propriétaires de ces usures, mais à ceux qui les ont achetées ; elles sont obligées envers ceux dont ces intérêts proviennent, comme les autres biens de l'usurier. C'est pourquoi on ne dit pas que ces possessions appartiennent à ceux dont on a exigé des intérêts, parce qu'elles peuvent valoir plus que les intérêts qu'on en a reçus; mais on ordonne de les vendre, et d'en restituer le prix, selon la somme des intérêts usuraires qu'on a prélevés.

3. Il faut répondre au troisième, que ce qui est acquis avec de l'argent provenant de l'usure, appartient à l'acquéreur, non à cause de l'argent qu'il a donné qui n'est ici que la cause instrumentale, mais à cause de son industrie qui est la cause principale. C'est pourquoi il a plus de droit sur la chose qu'il a acquise avec de l'argent usuraire que sur cet argent lui-même.

(2) Si l'usurier avait prévu que le tort qu'il causait à l'emprunteur devait entraîner sa ruine, il serait tenu à lui rendre plus que les intérêts qu'il en aurait reçus

(3) Il faut excepter le cas où ces profits usuraires auraient été perçus dans la bonne foi et consommés sans enrichir celui qui les a reçus.



ARTICLE IV. — Est-il permis d'emprunter de l'argent à usure?


Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas permis d'emprunter de l'argent à usure. Car l'Apôtre dit (Rm 1,32) qu'ils sont dignes de mort, non-seulement ceux qui font les péchés, mais encore ceux qui approuvent ceux qui les commettent. Or, celui qui emprunte de l'argent à usure approuve l'usurier dans son péché et lui donne l'occasion de le commettre. Il pèche donc aussi.

2. Pour aucun avantage temporel on ne doit fournir à un autre une occasion de péché. Car ceci se rapporte au scandale actif qui est toujours un péché, comme nous l'avons dit (quest. xliii, art. 2). Or, celui qui demande de l'argent à emprunter à un usurier, lui donne expressément l'occasion de pécher. Il n'y a donc aucun avantage temporel qui l'excuse.

3. Quelquefois on n'est pas moins forcé de déposer son argent chez un usurier que de lui en demander à emprunter. Or, il paraît tout à fait illicite de déposer de l'argent chez un usurier. Car il ne serait pas plus permis de remettre un glaive à un furieux, ou une jeune personne à un débauché, ou un mets exquis à un gourmand. Il n'est donc pas permis d'emprunter près d'un usurier.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Celui qui subit une injustice n'est pas coupable, d'après Aristote (Eth. lib. v, cap. 44), par conséquent la justice ne tient pas le milieu entre deux vices, comme on le voit (ibid. cap. 5). Or, l'usurier pèche parce qu'il fait une injustice à celui qui emprunte de lui avec usure. Celui qui emprunte avec usure ne pèche donc pas.

CONCLUSION. — Quoiqu'il ne soit permis d'aucune manière d'engager quelqu'un à prêter avec usure, cependant on peut emprunter de cette manière près de celui qui est prêt à le faire et qui le fait, pourvu qu'on y soit contraint par la nécessité.

Réponse Il faut répondre qu'il n'est permis d'aucune manière d'engager quelqu'un à pécher ; cependant il est permis de se servir du péché d'un autre pour un bien. Car Dieu se sert ainsi de tous les péchés, puisqu'il tire de tout mal quelque bien, comme le dit saint Augustin (Enchir. cap. 14). C'est pourquoi ce docteur, répondant à Publicola (Epist, xlvii) qui lui demandait s'il était permis d'avoir recours au serment de celui qui jure par les faux dieux et qui pèche manifestement en cela, puisqu'il leur témoigne un culte divin, dit : que celui qui se sert de la foi de celui qui jure par les faux dieux, non pour le mal, mais pour le bien, ne s'associe pas au péché par lequel il jure au nom des démons, mais au pacte fidèle par lequel il observe sa foi ; mais que cependant on pécherait si on le portait à jurer par les faux dieux. —De même, à l'égard de la question qui nous occupe, il faut dire qu'il n'est permis d'aucune manière d'engager quelqu'un à prêter avec usure. Cependant près de celui qui est disposé à le faire et qui le fait, on peut emprunter de cette manière dans de bonnes vues, c'est-à-dire pour subvenir à ses propres besoins ou à ceux d'un autre, comme il est permis à celui qui tombe dans les mains des voleurs de leur montrer ce qu'il a, ce qui est pour eux une occasion de pécher, afin qu'ils ne le tuent pas. C'est ainsi que les dix hommes dont parle le prophète (Jr 41,8) dirent à Ismaël : Ne nous tuez pas, parce que nous avons mis nos trésors dans nos champs (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que celui qui emprunte à usure ne consent pas au péché de l'usurier, mais il s'en sert; ce n'est pas l'usure qui lui plaît, mais c'est le prêt qui est pour lui une bonne chose.

2. Il faut répondre au second, que celui qui emprunte à usure ne donne pas à l'usurier l'occasion de faire ce péché, mais seulement de prêter. L'usurier prend l'occasion du péché dans la malice même de son coeur. Il y a par conséquent scandale passif de sa part, mais il n'y a pas scandale actif de la part de l'emprunteur. Toutefois ce scandale passif ne doit pas empêcher celui qui est dans le besoin de solliciter un emprunt, parce que ce scandale passif ne provient ni de l'infirmité, ni de l'ignorance, mais de la malice.

3. Il faut répondre au troisième, que si l'on confiait son argent à un usurier qui n'a pas d'autre part de quoi faire l'usure, ou si on le lui remettait avec l'intention de lui permettre de faire l'usure sur une plus large échelle, on lui donnerait matière à pécher, et par conséquent on participerait à sa faute (2). Mais si on confie son argent à un usurier qui a d'ailleurs de quoi faire l'usure, et qu'on le lui remette pour qu'il soit plus en sûreté, on ne pèche pas ; mais on se sert d'un pécheur pour une bonne fin.

(1) Quand on cherche de l'argent pour un autre, on peut en prendre chez un usurier, si on n'en trouve pas ailleurs. Le notaire qui est prié par l'emprunteur de rédiger l'acte ne pèche pas, mais il en serait autrement, s'il était lui-même cause du prêt, et qu'il instrumentât sans que l'emprunteur l'en prie.
(2) On ne peut être actionnaire dans une banque qui ferait de l'usure, et toucher des dividendes sans être obligé de restituer. Cette obligation passe aux héritiers de celui qui a fait ces profits illicites.





QUESTION LXXIX.

DES PARTIES INTÉGRANTES DE LA JUSTICE QUI CONSISTENT A FAIRE LE BIEN ET A ÉVITER LE MAL.


Après avoir parlé des parties subjectives de la justice, nous devons nous occuper de ses parties intégrantes qui sont : le bien à faire et le mal à éviter, et des vices qui leur sont opposés. — A ce sujet il y a quatre questions à examiner : l° Ces deux choses sont-elles des parties de la justice? — 2° La transgression est-elle un péché spécial? — 3° L'omission est-elle un péché spécial? — 4° De la comparaison de l'omission avec la transgression.





II-II (Drioux 1852) Qu.77 a.4