II-II (Drioux 1852) Qu.79 a.1

ARTICLE I. — Si éviter le mal et faire le rien sont des parties de la justice?


Objections: 1. Il semble qu'éviter le mal et faire le bien ne soient pas des parties de la justice. Car il appartient à toute vertu de faire le bien et d'éviter le mal. Or, les parties ne valent pas mieux que le tout. On ne doit donc pas faire de ces deux choses des parties de la justice qui est une vertu spéciale.

2. A l'occasion de ces paroles : Diverte à malo et fac bonum (Ps 33), la glose dit (ord. Cassiod.) : En se détournant du mal, on évite la faute, et en faisant le bien, on mérite la vie et la palme. Or, toute partie d'une vertu mérite la palme et la vie éternelle. L'éloignement du mal n'est donc pas une partie de la justice.

3. Toutes les choses qui existent de manière que l'une soit renfermée dans l'autre ne se distinguent pas entre elles, comme les parties d'un tout quelconque. Or, l'éloignement du mal est renfermé dans la pratique du bien ; car personne ne fait simultanément le bien et le mal. L'éloignement du mal et la pratique du bien ne sont donc pas des parties de la justice.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de corrept. et grat. cap. 1) : qu'il appartient à la justice de la loi d'éviter le mal et de faire le bien.

CONCLUSION. — L'éloignement du mal et la pratique du bien appartiennent à la justice, comme ses parties, selon la mesure propre du bien et du mal.

Réponse Il faut répondre que si nous parlons du bien et du mal en général, il appartient à toute vertu de faire le bien et d'éviter le mal, et d'après cela on ne peut considérer ces deux choses comme des parties de la justice, à moins qu'on ne regarde la justice comme une vertu générale ; quoique d'ailleurs la justice ainsi entendue ait pour objet une espèce particulière de bien qui consiste dans ce qui est dû par rapport à la loi divine ou à la loi humaine. — Mais la justice considérée comme une vertu spéciale se rapporte au bien qui est dû au prochain. En ce sens il appartient à la justice spéciale de faire le bien que l'on doit faire au prochain, et d'éviter le mal opposé, c'est-à-dire ce qui nuit à autrui. Mais c'est à la justice générale qu'il appartient de faire le bien qui est obligatoire envers la société et envers Dieu, et d'éviter le mal contraire. On dit que ces deux choses sont des parties intégrantes de la justice générale ou spéciale, parce qu'elles sont requises l'une et l'autre pour un acte de parfaite justice. Car il appartient à la justice d'établir l'égalité dans ce qui se rapporte à autrui, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. lviii, art. 2). C'est à la même vertu à établir cette égalité et à la conserver une fois qu'elle a été établie. Or, on l'établit en faisant le bien, c'est-à-dire en rendant à autrui ce qui lui est dû ; et on la conserve, après qu'elle est établie, en détournant du mal, c'est-à-dire en empêchant de faire aucun tort au prochain.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le bien et le mal sont ici pris sous une raison spéciale, par laquelle on les approprie à la justice. C'est pourquoi à ce point de vue particulier on en fait deux parties de la justice, mais non deux parties d'une autre vertu morale quelconque; parce que les autres vertus morales ont pour objet les passions, dans lesquelles faire le bien c'est arriver à un milieu ; c'est-à-dire s'éloigner des extrêmes comme étant mauvais. Par conséquent il revient au même pour les autres vertus de faire le bien et d'éviter le mal. Au contraire, la justice a pour objet les opérations et les choses extérieures, à l'égard desquelles constituer l'égalité et ne pas la détruire une fois qu'elle est établie, sont deux choses différentes.

2. Il faut répondre au second, que l'éloignement du mal, considéré comme une partie de la justice, n'implique pas une négation pure comme celle-ci : ne pas faire mal. Car par là on ne mérite pas la palme, mais on évite seulement la peine. Mais il implique le mouvement de la volonté qui repousse le mal, comme le mot d'éloignement l'indique, et cet acte est méritoire surtout quand on est porté à faire le mal et qu'on résiste.

3. Il faut répondre au troisième, que la pratique du bien est l'acte complémentaire de la justice et en quelque sorte sa partie principale; tandis qu'éviter le mal est un acte plus imparfait, et c'est sa partie secondaire (1). C'est pourquoi elle est, pour ainsi dire, sa partie matérielle, sans laquelle la partie formelle complétive est impossible.

(1) Elle est secondaire sous le rapport de la dignité, mais elle tient le premier rang quant à l'origine, parce qu'il faut avant tout éviter le mal : Declina à malo et fac bonum.



ARTICLE II. — La transgression est-elle un péché spécial?


Objections: 1. Il semble que la transgression ne soit pas un péché spécial. Car aucune espèce n'entre dans la définition du genre: Or, la transgression entre dans la définition générale du péché ; puisque saint Ambroise dit (De parad. cap. 8) que le péché est une transgression de la loi divine. La transgression n'est donc pas une espèce de péché.

2. Aucune espèce ne dépasse son genre. Or, la transgression s'étend au-delà du péché, parce que, d'après saint Augustin (Cont. Faust, lib. xxii, cap. 27), le péché est une parole, ou une action, ou un désir contraire à la loi de Dieu ; tandis que la transgression est encore contraire à la nature ou à la coutume. La transgression n'est donc pas une espèce de péché.

3. Aucune espèce ne contient sous elle toutes les parties dans lesquelles le genre se divise. Or, le péché de transgression s'étend à tous les vices capitaux, et de plus aux péchés du coeur, de la bouche et des oeuvres. Elle n'est donc pas un péché spécial.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Car elle est opposée à une Vertu spéciale, c'est-à- dire à la justice.

CONCLUSION. — La transgression est un péché spécial, parce que par sa raison formelle elle est opposée aux préceptes négatifs, comme le péché d'omission aux préceptes affirmatifs.

Réponse Il faut répondre que le mot de transgression a été emprunté aux mouvements corporels pour être appliqué aux actes moraux. Or, on dit qu'il y a transgression (transgredi) dans le mouvement corporel, quand on va au-delà du terme qu'on s'est fixé. Ce qui fixe à l'homme son terme en morale, ce sont les préceptes négatifs qui lui défendent d'aller au-delà de certaines limites. C'est pourquoi il y a transgression proprement dite, par là même que l'on agit contrairement à un précepte négatif. Ce qui peut être matériellement (2) commun à toutes les espèces de péchés, parce que dans toute espèce de péché mortel on transgresse quelque précepte divin. — Mais si on considère la transgression formellement (3), c'est-à-dire selon sa nature spéciale qui consiste à agir contrairement à un précepte négatif, elle est un péché particulier de deux manières : 1° Selon qu'elle est opposée à des genres de péchés qui sont opposés à d'autres vertus. Car comme il appartient à l'essence propre de la justice légale de considérer l'obligation du précepte, de même il est de l'essence propre de la transgression de se rapporter à son mépris. 2° Selon qu'elle est distincte de l'omission qui est contraire au précepte affirmatif.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que comme la justice légale est toute vertu subjectivement et en quelque sorte matériellement (4), de même l'injustice légale est dans le même sens tout péché ; et saint Ambroise a ainsi défini le péché d'après la nature de l'injustice légale.

2. Il faut répondre au second, que l'inclination de la nature appartient aux préceptes de la loi naturelle. La coutume honnête a aussi force de loi, parce que, selon l'expression de saint Augustin (Epist, de jejun. sab. xxxvi), ce qui est passé en coutume parmi les fidèles doit être considéré comme une loi. C'est pourquoi le péché aussi bien que la transgression peut être contraire à une coutume honnête et à une inclination naturelle.

3. Il faut répondre au troisième, que la transgression peut s'étendre à toutes les espèces de péchés (1), non d'après leurs raisons propres, mais d'après une raison spéciale, comme nous l'avons dit (in corp. art.). Mais le péché d'omission est absolument distinct de la transgression.

(2) La transgression matérielle n'est pas un péché spécial, et il y a transgression matérielle quand on fait ce que la loi défend, mais sans mépris pour elle.
(3) La transgression formelle est un péché spécial, et elle implique le mépris de la loi. Ce mépris aggrave beaucoup la faute que l'on fait, et de vénielle la rend mortelle.
(4) Parce qu'elle se trouve dans tout péché quel qu'il soit.
(I) Elle s'étend à tous les péchés contraires aux préceptes négatifs, mais elle est distincte de l'omission qui regarde les préceptes affirmatifs.




ARTICLE III. — L'omission est-elle un péché spécial?


Objections: 1. Il semble que l'omission ne soit pas un péché spécial. Car tout péché est ou originel ou actuel. Or, l'omission n'est pas un péché originel, parce qu'elle ne vient pas de l'origine; elle n'est pas non plus un péché actuel, parce qu'elle peut exister absolument sans acte, comme nous l'avons vu (I-II, quest. lxxi, art. 5) en traitant des péchés en général. L'omission n'est donc pas un péché spécial.

2. Tout péché est volontaire. Or, quelquefois l'omission ne l'est pas, mais elle est nécessaire, comme quand une femme se perd après avoir fait voeu de virginité, ou quand on a perdu une chose qu'on est tenu de restituer, ou quand un prêtre est obligé de célébrer et qu'il en est empêché. L'omission n'est donc pas toujours un péché.

3. Pour tout péché particulier on peut déterminer le temps où il commence à exister. Or, on ne peut le faire pour l'omission, parce que par là même qu'elle consiste dans le défaut d'action, elle existe toujours. Cependant on ne pèche pas toujours. Elle n'est donc pas un péché spécial.

4. Tout péché spécial est opposé à une vertu particulière. Or, il n'y a pas de vertu particulière à laquelle l'omission soit opposée ; soit parce qu'on peut omettre le bien d'une vertu quelconque, soit parce que la justice, à laquelle elle paraît plus spécialement opposée, exige toujours un acte, même pour s'éloigner du mal, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest. ad 2), tandis que l'omission peut exister absolument sans acte. Elle n'est donc pas un péché particulier.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Car il est dit (Jc 4,17) : Celui qui connaît le bien et qui ne le fait pas, pèche.

CONCLUSION. — L'omission qui consiste à ne pas faire le bien auquel la justice oblige est un péché spécial, opposé à la pratique du bien que l'on doit faire et distinct des vices qui sont opposés à d'autres vertus.

Réponse Il faut répondre que l'omission implique non pas l'omission de toute espèce de bien en général, mais celle du bien que nous devons faire. Le bien que nous devons faire appartient proprement à la justice. Il appartient à la justice légale, si on le considère par rapport à la loi divine ou humaine; mais il se rattache à la justice particulière, selon qu'on l'envisage par rapport au prochain. Par conséquent comme la justice est une vertu spéciale, ainsi que nous l'avons vu (quest. lviii, art. 6 et 7), de même l'omission est un péché spécial distinct des péchés qui sont opposés aux autres vertus ; et comme la pratique du bien à laquelle l'omission est opposée est une partie spéciale de la justice, distincte de l'éloignement du mal qui a pour contraire la transgression, de môme l'omission se distingue de la transgression.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'omission n'est pas un péché originel, mais actuel, non parce qu'elle suppose un acte qui lui soit essentiel, mais dans le sens que la négation de l'acte revient au genre de l'acte lui-même; parce que ne pas agir est considéré comme une sorte d'action, ainsi que nous l'avons dit (I-II, quest. lxxi, art. 0 ad d).

2. Il faut répondre au second, que l'omission, comme nous l'avons dit (in corp. art.), ne porte que sur le bien qui est dû et auquel on est tenu. Or, personne n'est tenu à l'impossible. Par conséquent si on ne fait pas ce qu'on ne peut faire, on ne pèche pas par omission. Ainsi la femme perdue qui a fait voeu de virginité, ne pèche pas par omission, en ce qu'elle n'a plus cette vertu, mais en ne se repentant pas de son péché passé, ou en ne faisant pas ce qu'elle peut pour accomplir son voeu, en observant la continence. De même le prêtre n'est tenu de dire la messe qu'autant qu'il est en état de le faire; si cette condition manque, il ne pèche pas par omission. Pareillement on est tenu de restituer, supposé qu'on ait Te moyen de le faire ; si on ne l'a pas et si on ne peut l'avoir, il n'y a pas omission, pourvu que l'on fasse son possible. On doit en dire autant du reste.

3. Il faut répondre au troisième, que comme le péché de transgression est opposé aux préceptes négatifs qui ont pour objet de nous éloigner du mal ; de même le péché d'omission est opposé aux préceptes affirmatifs qui ont pour objet de faire faire le bien. Or, les préceptes affirmatifs n'obligent pas à toujours, mais seulement pour un temps déterminé, et c'est alors que le péché d'omission commence à exister. Cependant il peut arriver que quelqu'un soit en ce moment dans l'impuissance de faire ce qu'il doit; si ce n'est pas par sa faute il ne pèche pas par omission, comme nous l'avons dit (in solut. prxc. et I-II, quest. lxxi, art. 5). Mais si c'est par suite d'une faute précédente (comme quand quelqu'un s'est enivré sur le soir et qu'il ne peut se lever le matin conformément à son devoir), il y a des auteurs qui disent que le péché d'omission commence à exister, dès l'instant même qu'on s'applique à l'acte illicite qui est incompatible avec l'acte obligatoire auquel on est tenu. Cette opinion ne paraît pas exacte ; parce qu'en supposant qu'on le forçât à s'éveiller, il irait à matines et il ne ferait pas d'omission. Par conséquent il est évident que l'ivresse antérieure n'a pas été l'omission, mais qu'elle en a été la cause. Il faut donc dire que l'omission commence à être imputable, quand le moment d'agir est arrivé (1), pourvu qu'elle résulte d'une cause antérieure qui l'ait rendue volontaire.

4. Il faut répondre au quatrième, que l'omission est directement opposée à la justice, comme nous l'avons dit (m corp. art.). Car elle n'est pas l'omission du bien d'une vertu quelconque, mais elle est l'omission du bien qui est dû ; ce qui appartient à la justice. Pour qu'un acte de vertu soit méritoire on demande plus de choses que pour qu'une faute soit une cause de démérite, parce que le bien provient d'une cause intègre, tandis que le mal résulte de chaque défectuosité en particulier (2). C'est pourquoi, pour que la justice soit méritoire, il faut un acte, tandis que cela n'est pas nécessaire pour l'omission.

(i) c'est sans doute dans ce moment que le péché d'omission a lieu. Mais celui qui l'a commis a été coupable, du moment où il a consenti à s'enivrer, tout en prévoyant bien que l'ivresse lui ferait manquer la messe. Et quand même sa prévision serait trompée, et qu'il entendrait la messe réellement, il devrait s'accuser de s'être exposé sciemment et volontairement au péril de ne pas l'entendre.
(2) C'est l'axiome : Bonum ex integra causa, malum ex minimo defectu.



ARTICLE IV. — Le péché d'omission est-il plus grave que le péché de transgression?



Objections: 1. Il semble que le péché d'omission soit plus grave que le péché de transgression. Car le délit (delictum) paraît être la même chose que ce qu'on abandonne (derelictum), et par conséquent il semble être identique avec l'omission. Or, le délit est plus grave que le péché de transgression, puisqu'il avait besoin d'une plus grande expiation, comme on le voit (Léo. v). Le péché d'omission est donc plus grave que le péché de transgression.

2. Au plus grand bien est opposé le plus grand mal (Eth. lib. viii, cap. 10). Or, la pratique du bien à laquelle est opposée l'omission est une partie de la justice plus noble que l'éloignement du mal qui a pour contraire la transgression, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. 1 huj. quaest. ad3). L'omission est donc un péché plus grave que la transgression.

3. Le péché de transgression peut être véniel et mortel. Or, le péché d'omission paraît être toujours mortel, parce qu'il est opposé au précepte affirmatif. Il semble donc que l'omission soit un péché plus grave que la transgression.

4. La peine du dam, c'est-à-dire la privation de la vision divine qui est due au péché d'omission, est plus grande que la peine du sens qui est duc au péché de transgression, comme on le voit dans saint Chrysostome (Sup. Matth, hom. 24). Or, la peine est proportionnée à la faute. Le péché d'omission est donc plus grave que le péché de transgression.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est plus facile de s'abstenir du mal que de faire le bien. Donc celui qui ne s'abstient pas du mal, ou qui fait une transgression, est plus coupable que celui qui ne fait pas le bien ; ce qui constitue l'omission.

CONCLUSION. — Absolument parlant, la transgression est un péché plus grave que l'omission, parce qu'elle est opposée à l'acte delà vertu, tandis que celle-ci implique seulement sa négation ; quoique d'ailleurs certaine omission puisse être plus grave qu'une transgression.

Réponse Il faut répondre que la gravité du péché est en raison de ce qu'il s'éloigne de la vertu. La contrariété étant la plus grande distance, comme le dit Aristote (Met. lib. x, text. 13 et 14), il s'ensuit que le contraire est plus éloigné de son contraire que sa simple négation. Ainsi le noir est plus éloigné du blanc que ce qui n'est pas blanc absolument; car tout ce qui est noir n'est pas blanc, mais non réciproquement. Or, il est évident que la transgression est contraire à l'acte de la vertu, tandis que l'omission implique sa négation ; par exemple, on pèche par omission, si on ne rend pas aux parents le respect qu'on leur doit, tandis qu'on pèche par transgression, si on fait contre eux une contumélie, ou toute autre injure. D'où il est manifeste qu'absolument parlant, la transgression est un péché plus grave que l'omission, quoique certaine omission puisse être plus grave qu'une transgression (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le délit pris en général désigne toute espèce d'omission; cependant on le prend quelquefois dans un sens strict pour l'omission de choses qui se rapportent à Dieu, comme quand on omet sciemment et par mépris ce que l'on doit faire. Alors le délita une certaine gravité (2), et pour ce motif il a besoin d'une expiation plus grande.

2. Il faut répondre au second, que faire le bien a pour opposé ne pas faire le bien, ce qui constitue l'omission, et faire le mal, ce qui produit la transgression. Mais la première opposition est contradictoire et la seconde contraire, ce qui implique une distance plus grande, et c'est pour ce motif que la transgression est un péché plus grave.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme l'omission est opposée aux préceptes afíirmatifs, de même la transgression est opposée aux préceptes négatifs ; c'est pourquoi elles impliquent l'une et l'autre le péché mortel, si on les prend dans leur sens propre. Mais la transgression ou l'omission peuvent s'entendre dans un sens large, selon qu'elles se rapportent à quelque chose qui n'est pas conforme aux préceptes affirmatifs ou négatifs, et qui dispose à leur contraire ; de cette manière elles peuvent être l'une et l'autre un péché véniel.

4. Il faut répondre au quatrième, que la peine du dam répond au péché de transgression, parce qu'il détourne de Dieu, et la peine du sens, parce qu'il porte dérèglement vers le bien qui change. De même la peine du dam n'est pas la seule qui soit due au péché d'omission, mais la peine du sens lui est encore due, d'après ces paroles de l'Evangile (Mt 7,19) : Tout arbre qui ne produit pas de bon fruit sera coupé et jeté au feu : et cela à cause de la racine qui le produit (1), quoiqu'il ne soit pas nécessaire qu'il se tourne actuellement vers aucun bien passager.

(I) Cette dernière différence est accidentelle, et tient à la nature de l'acte et des circonstances. Ainsi il est plus grave de manquer à la messe que de prendre un fruit ou un objet insignifiant.
(2) L'omission qui implique ainsi le mépris devient plus grave qu'une simple transgression, et c'est pour cela qu'il y avait des sacrifices pour l'expier.
(I) Cette racine n'est toujours en réalité que l'attachement à la créature. Car le paresseux n'omet ses devoirs que parce qu'il tient à jouir du repos.




QUESTION LXXX.

DES PARTIES POTENTIELLES DE LA JUSTICE.


Après avoir parlé des parties intégrantes de la justice, nous devons nous occuper de ses parties potentielles, c'est-à-dire des vertus qui lui sont annexées. — A cet égard il y a deux choses à considérer : 1° Quelles sont les vertus annexées à la justice ? — 2° Traiter de chacune de ces vertus.



ARTICLE UNIQUE. — Les vertus annexées à la justice sont-elles convenablement déterminées (2)?


Objections: 1. Il semble que les vertus annexées à la justice n'aient pas été bien déterminées. Car Cicéron en énumère six (De invent. lib. ii) : la religion, la piété, la reconnaissance, la vengeance, le respect et la vérité. Or, la vengeance paraît être une espèce de justice commutative d'après laquelle on fait payer aux autres les injures qu'on en a reçues, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. lxi, art. 4). On ne doit donc pas la placer parmi les vertus annexées à la justice.

2. Macrobe en compte sept (Sup. Somn. Scip. lib. i, cap. 8) : l'innocence, l'amitié, la concorde, la piété, la religion, l'affabilité et l'humanité. Parmi ces vertus il y en a plusieurs que Cicéron a omises. Il semble donc que les Vertus unies à la justice aient été insuffisamment énumérées.

3. D'autres auteurs ne distinguent que cinq parties dans la justice: l'obéissance par rapport au supérieur, la discipline à l'égard de l'inférieur, l'égalité entre égaux, la loi et la vérité pour tous. De toutes ces vertus il n'y a que la vérité dont parle Cicéron. Il semble donc que l'on ait mal énuméré les vertus annexées à la justice.

4. Andronic le péripatéticien suppose qu'il y a neuf parties annexées à la justice : la libéralité, la bienfaisance, la vengeance, le jugement, la dévotion, l'action de grâce, la sainteté, le bon échange et l'art de gouverner. Entre toutes ces choses il n'y a évidemment que la vengeance dont parle Cicéron. Il semble donc que son énumération soit incomplète.

5. Aristote (Eth. lib. v, cap. 10) dit que l'équité (epikeia) est jointe à la justice; et il n'en est fait mention dans aucune des énumérations précédentes. Elles sont donc toutes incomplètes.

CONCLUSION. — La religion, la piété, le respect, la vérité, la reconnaissance, la vengeance, l'amitié, la libéralité, sont les vertus annexées à la justice.

Réponse Il faut répondre que dans les vertus secondaires qui sont unies à une vertu principale, il y a deux choses à considérer : l° que ces vertus ont quelque chose de commun avec cette vertu principale; 2° qu'elles manquent sous quelque rapport de ce qui rend sa nature parfaite. Ainsi la justice se rapportant à autrui, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. LVIII, art. 2), toutes les vertus qui ont le prochain pour objet, peuvent lui être annexées en raison de ce qu'elles ont de commun avec elle. Mais la nature de la justice consiste à rendre à autrui ce qui lui est dû selon l'égalité (1), comme nous l'avons vu (quest. lviii, art. 10 et 11). Par conséquent les vertus qui se rapportent à autrui s'écartent de la nature de justice de deux manières : soit parce qu'elles n'ont pas pour objet l'égalité, soit parce qu'elles ne portent pas sur ce qui est dû (2). En effet, il y a des vertus qui rendent à un autre ce qui lui est dû, mais qui ne peuvent s'acquitter envers lui sur le pied de l'égalité. Et d'abord tout ce que l'homme rend à Dieu lui est dû, et cependant il ne peut pas arriver à l'égalité, c'est-à-dire lui rendre autant qu'il lui doit, d'après ce mot du Psalmiste (Ps 115,12) : Que rendrai-je au Seigneur pour tout ce qu'il m'a fait? C'est ainsi qu'on adjoint à la justice la religion, qui, comme le dit Cicéron (loc. cit.), nous enseigne le culte et les hommages que nous devons à cette nature qu'on appelle divine. En second lieu on ne peut pas rendre aux parents adéquatement ce qu'on leur doit, comme on le voit (Eth. lib. viii, cap. ult.). C'est ce qui fait qu'on joint à la justice la piété, par laquelle, d'après Cicéron (loc. cit.), on rend ses devoirs et le culte de son amour à ceux auxquels on est uni par les liens du sang et aux bienfaiteurs de la patrie. Enfin, en troisième lieu, on ne peut récompenser la vertu autant qu'elle le mérite, comme l'observe aussi Aristote (Eth. lib. iv, cap. 3). Et c'est pour ce motif qu'on adjoint à la justice le respect par lequel, comme le dit Cicéron (loc. cit.) nous vénérons et honorons les hommes qui sont supérieurs en dignité. — Quant à ce qui est dû, son imperfection peut se considérer selon qu'il y a deux sortes de dettes, l'une morale et l'autre légale. C'est ce qui fait distinguer à Aristote (Eth. lib. viii, cap. 13) deux sortes de juste. La dette légale est celle qu'on est obligé d'acquitter de par la loi. La justice, qui est la vertu principale, a pour objet propre cette espèce de dette. La dette morale est ce qu'on doit d'après l'honnêteté de la vertu. Comme toute dette implique nécessité, il s'ensuit que cette dernière a deux degrés. Car il y a des choses tellement nécessaires qu'il n'est pas possible sans elles d'avoir une conduite sans tache; celles-là se rapprochent davantage de la nature de ce qui est dû. On peut considérer cette dette par rapport au débiteur lui-même; et dans ce sens elle exige que l'homme se montre aux autres tel qu'il est dans ses paroles et ses actions. C'est pour ce motif qu'on adjoint à la justice la vérité, par laquelle, selon l'expression de Cicéron (loc. cit.), on dit les choses telles qu'elles sont, telles qu'elles ont été et telles qu'elles seront. On peut aussi la considérer par rapport à celui à qui il est dû, en ce sens qu'on récompense quelqu'un d'après ce qu'il a fait. Pour le bien qu'on en a reçu, on ajoute à la justice la reconnaissance, qui renferme, dit Cicéron, le souvenir des services et des bienfaits qu'un autre nous a rendus, et le désir de nous acquitter envers lui ; pour le mal, on joint à cette même vertu la vengeance, qui nous porte à punir ou à repousser la violence, l'injustice et tout ce qui peut nous nuire, dit encore Cicéron.— L'autre dette est nécessaire, selon qu'elle est utile pour ajouter à l'éclat de la vertu, quoique la vertu puisse exister sans elle. C'est à cette dette que se rapportent la libéralité, l’affabilité ou l’amitié, et les autres vertus de ce genre dont Cicéron ne parle pas, parce qu'elles s'écartent beaucoup de ce qui est dû.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la vengeance qui se fait par l'autorité de la puissance publique, d'après la sentence du juge, appartient à la justice commutative; mais la vengeance que l'on exerce de son propre mouvement, sans être contraire à la loi ou qu'on requiert du juge, appartient à la vertu jointe à la justice.

2. Il faut répondre au second, que Macrobe paraît s'être attaché aux deux parties intégrantes de la justice, l’éloignement du mal, auquel l'innocence appartient, et la pratique du bien, qui comprend les six autres vertus ; parmi lesquelles deux paraissent appartenir aux égaux, l’amitié qui existe à l'extérieur, et la concorde à l'intérieur ; deux regardent les supérieurs, la piété qui se rapporte aux parents, et la religion à Dieu ; enfin deux aux inférieurs, l’affection qui est excitée par ce qu'ils ont de bien, et l’humanité par laquelle on vient en aide à leurs besoins. Car saint Isidore dit (Etym. lib. x, litt. H) qu'on dit que quelqu'un est humain, parce qu'il a de l'amour pour ses semblables et qu'il est touché de leur misère ; par conséquent l'humanité est la vertu par laquelle nous nous soutenons réciproquement. D'après cela on considère l’amitié (I) selon qu'elle règle les relations extérieures, et c'est ainsi qu'Aristote en parle (Eth. lib. iv, cap. 6). On peut aussi la considérer selon qu'elle a pour objet propre l'affection, telle qu'elle est définie par le philosophe (Eth. lib. viii et ix). En ce sens il y a trois choses qui appartiennent à l'amitié : la bienveillance qu'on désigne ici sous le nom d'affectionna concorde et la bienfaisance à laquelle on donne le nom d'humanité. Cicéron n'en a pas parlé, parce que ces vertus s'écartent beaucoup de ce qui est dû, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que l’obéissance est renfermée dans le respect dont parle Cicéron. Car on doit aux personnes éminentes le respect et l'obéissance. La fidélité par laquelle on fait ce qu'on dit est comprise dans la vérité relativement à l'observation des promesses ; la vérité va plus loin, comme on le verra (quest. cix, art. 1 et 3). La discipline n'est pas due nécessairement, parce qu'on n'est pas obligé envers un inférieur considéré comme tel, quoique le supérieur puisse être tenu de veiller sur ses inférieurs, d'après ce passage de l'Evangile (Mt 24,45) : C'est le serviteur fidèle et prudent que le Seigneur a établi sur sa famille. C'est pour ce motif que Cicéron n'en a pas parlé. D'ailleurs elle peut être contenue sous l'humanité dont parle Macrobe, et l’équité sous l'épikie ou l'amitié.

4. Il faut répondre au quatrième, que dans cette énumération il y a des choses qui appartiennent à la justice particulière et d'autres à la justice légale. La justice particulière comprend le bon échange, qui est une habitude par laquelle on maintient l'égalité entre les choses échangées. La justice légale, relativement à ce qu'on doit observer en général, comprend l'art de gouverner qui, comme Andronic le dit lui-même, est la science (2) des commutations politiques qui se rapportent à la société. Pour les choses particulières qui se présentent quelquefois en dehors des lois communes, il met le jugement qui dirige dans ces circonstances, comme nous l'avons dit dans le Traité de la prudence (quest. LI, art. 4). C'est pourquoi il dit de cette vertu qu'elle est une justification volontaire, parce que c'est de son propre arbitre que l'homme observe ce qui est juste d'après elle et non d'après la loi écrite. On attribue ces deux choses à la prudence par rapport à la direction, mais elles reviennent à la justice par rapport à l'exécution. La dévotion est le culte parfaitement rendu ; par conséquent elle se confond avec la religion ; c'est ce qui lui fait dire qu'elle est la science du service de Dieu : et il parle ainsi à la manière de Socrate, qui disait que toutes les vertus étaient des sciences. La sainteté revient au même, comme nous le dirons (quest. seq. art. 8). L’action de grâce est la même chose que la reconnaissance, dont parle Cicéron ainsi que de la vengeance. La bienfaisance peut être la même chose que l'affection dont parle Macrobe. C'est ce qui fait dire à saint Isidore (Etym. lib. x, ad litt. B) que l'homme bienfaisant est de lui-même prêt à faire le bien et qu'il est doux de parole. Andronic dit lui-même que la bienfaisance est l'habitude de faire le bien volontairement. Quant à la libéralité, elle paraît appartenir á l'humanité.

5. Il faut répondre au cinquième, que l'épikie ne s'adjoint pas à la justice particulière, mais à la justice légale, et elle paraît être la même chose que le bon conseil, parce que l'une détermine prudemment ce qui est le plus expédient, et l'autre emploie la modération qu'elle sait convenir le mieux (1), comme on le verra (quest. cxx).

(2) Cet article a pour but de résumer et d'apprécier toutes les opinions des philosophes anciens sur cette question difficile, et de concilier tous leurs sentiments en les ramenant à la large synthèse que saint Thomas a lui-même conçue.
(1) C'est là ce qui constitue la perfection de son essence ou de sa nature.
(2) Le mot dû se prend ici dans le sens strict
(1) Cette amitié est l’affabilité que nous désignons sous les noms de politesse et d'honnêteté.
(2) Le mot science est, ici comme plus loin, pris dans le sens de Socrate qui appelait toutes les vertus des sciences.
(I) Cette raison a été ajoutée au texte par Nicolaï.




II-II (Drioux 1852) Qu.79 a.1