II-II (Drioux 1852) Qu.127 a.2


QUESTION 128: DES PARTIES DE LA FORCE.


Après avoir parlé des vices opposés à la force, nous avons à nous occuper de ses parties. — Nous devons considérer : 1° quelles sont les parties de la force; 2° examiner chacune de ces parties.

ARTICLE UNIQUE. — les parties De la force sont-elles convenablement\b \Bénumérée 9?


Objections: 1. Il semble que les parties de la force ne soient pas convenablement énumérées. Car Cicéron en distingue quatre (De invent. lib. ii) : la magnificence, la confiance, la patience et la persévérance. La magnificence paraît appartenir à la libéralité, parce que ces deux vertus ont, l'une et l'autre, les richesses pour objet, et il est nécessaire que celui qui est magnifique soit libéral, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 2). Or, la libéralité est une partie de la justice, comme nous l'avons vu (quest. cxvu, art. 5). On ne doit donc pas faire de la magnificence une partie de la force.

2. La confiance ne paraît être rien autre chose que l'espérance. Or, l'espérance ne paraît pas appartenir à la force, mais elle est plutôt une vertu par elle-même. On ne doit donc pas regarder la confiance comme une partie de la force.

(2) Qui est le contraire de la crainte excessive dont on a parlé (quest. cxxv).

3. La force fait que l'homme se conduit bien dans les dangers. Or, la magnificence et la confiance n'impliquent rien dans leur essence qui se rapporte aux périls. C'est donc à tort qu'on en fait des parties de la force.

4. D'après Cicéron (loc. cií.), la patience consiste à supporter des choses difficiles ; ce qu'il attribue à la force. La patience est donc la même chose que la force et n'en est pas une partie.

5. Ce qui est requis dans toute vertu ne doit pas être considéré comme une partie d'une vertu particulière. Or, la persévérance est exigée pour toute vertu; car il est dit (Math, 24, 13) : Celui qui aura persévéré jusqu'à la fin sera sauvé. La persévérance ne doit donc pas être considérée comme une partie de la force.

6. Macrobe (in Somn. Scip. lib. i, cap. 8) distingue dans la force sept parties : la magnanimité, la confiance, la sécurité, la magnificence, la constance, la tolérance et la fermeté. Andronic reconnaît sept vertus annexées à la force, qui sont : la force d'âme, la douceur, la magnanimité, la virilité, la persévérance, la magnificence et la bravoure (andragathia). Il semble donc que Cicéron ait donné des parties de la force une énumération insuffisante.

7. Aristote divise la force en cinq parties (Eth. lib. iii, cap. 8) : la première est la force politique qui agit courageusement dans la crainte du déshonneur ou du châtiment; la seconde est la force militaire qui agit courageusement par suite de la science ou de l'expérience qu'elle a de l'art de la guerre; la troisième est la force qui agit d'après la passion et principalement d'après la colère; la quatrième est la force qui agit vivement parce qu'elle est accoutumée à remporter la victoire; enfin, la cinquième est la force qui agit bravement, parce qu'elle n'a pas l'expérience du péril. Or, aucune des énumérations que nous avons rapportées ne renferme ces différentes espèces de force. Il semble donc que ces énumérations ne soient pas convenables.

CONCLUSION. — Il y a quatre parties intégrantes de la force : la confiance et la magnificence qui ont pour objet d'attaquer, la patience et la persévérance qui ont pour but de supporter : ces vertus étendues au-delà de la matière de la force peuvent aussi avec raison être appelées ses parties potentielles.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. xlviii) , on peut distinguer dans une vertu trois sortes de parties : les parties subjectives, intégrantes et potentielles. On ne peut pas assigner de parties subjectives à la force considérée comme une vertu spéciale, parce qu'elle ne se divise pas en plusieurs vertus de différente espèce, sa matière étant absolument spéciale (1). Mais on distingue en elle des parties intégrantes et potentielles. Les parties intégrantes se distinguent d'après les choses qui doivent concourir à l'acte de la force, et ses parties potentielles d'après ce que cette vertu observe à l'égard de ce qu'il y a de plus difficile, c'est-à-dire à l'égard du danger de mort. Il y a d'autres vertus qui ont pour objet d'autres matières moins difficiles; ces vertus sont jointes à la force comme ce qui est secondaire est uni à ce qui est principal. Or, comme nous l'avons dit (quest. cxxiii, art. 3 et 6), la force a deux sortes d'acte; elle attaque et elle supporte. Pour l'attaque il faut deux choses : la première appartient à la disposition de l'âme ; ainsi il faut qu'on ait le coeur prêt à attaquer. C'est pour cela que Cicéron distingue la confiance en disant (loc. cit.) qu'elle est cette puissante certitude que l'âme trouve en elle-même pour exécuter des projets grands et honorables. La seconde se rapporte à la réalisation de l'action et a pour but d'empêcher qu'on n'abandonne dans l'exécution , ce que l'on a commencé avec confiance. A ce sujet, Cicéron parle de la magnificence, qui consiste, d'après lui, à projeter et à réaliser des choses grandes et hardies qu'on entreprend dans une haute et noble pensée ; c'est-à-dire qu'elle a pour but d'empêcher qu'on n'abandonne la réalisation d'un grand projet. Si on restreint ces deux vertus à la matière propre de la force, c'est-à-dire au danger de mort, elles sont comme les parties intégrantes de la force sans lesquelles elle ne peut subsister. Mais si on les rapporte à d'autres matières, dans lesquelles il y a moins de difficulté, elles seront distinctes de la force dans leur espèce ; cependant elles lui seront unies comme ce qui est secondaire à ce qui est principal. Ainsi la magnificence, d'après Aristote (Eth. lib. iv, cap. 2), a pour objet les grandes dépenses, et la magnanimité, qui paraît être la même chose que la confiance, a pour but les grands honneurs (1). — Relativement au second acte de la force qui consiste à supporter, il faut aussi deux choses : la première a pour but d'empêcher la tristesse d'abattre l'esprit sous le poids des maux qui le menacent, et de le faire ainsi décheoir de sa grandeur. Ce rôle est celui de patience, qm, d'après Cicéron, supporte longuement et volontairement les choses les plus rudes et les plus difficiles, dans un but d'honnêteté ou d'utilité. L'autre a pour objet d'empêcher l'homme de céder à la fatigue que l'on éprouve après avoir, pendant longtemps, porté un lourd fardeau, d'après ces paroles de saint Paul (He 12,3) : Ne vous fatiguez pas en vous laissant aller au découragement. C'est ce que fait la persévérance, qui consiste, comme le dit Cicéron, à persister d'une manière ferme et durable dans un parti pris après de mûres délibérations. Si on resserre ces deux vertus à la matière propre de la force, elles en seront en quelque sorte les parties intégrantes; mais si on les rapporte à d'autres difficultés, elles en seront distinctes. Toutefois, elles lui resteront unies comme ce qui est secondaire à ce qui est principal (2).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la magnificence ajoute à la matière de la libéralité une grandeur qui se rapporte à ce qui est ardu, et ce qui est ardu est l'objet de la puissance irascible que la force perfectionne principalement. C'est ainsi que la magnificence appartient à la force.

2. Il faut répondre au second, que l'espérance par laquelle on met sa confiance en Dieu est une vertu théologale, comme nous l'avons vu (quest. xvii, art. b, et I[5] 2*, quest. lxii, art. 3). Au lieu que par la confiance, dont nous faisons ici une partie de la force, l'homme espère en lui-même, tout en restant soumis à Dieu.

3. Il faut répondre au troisième, que toutes les grandes choses que l'on entreprend, quelles qu'elles soient, paraissent dangereuses, parce qu'il est très-nuisible d'y échouer. Par conséquent, quelles que soient les grandes oeuvres ourles grandes entreprises qui soient l'objet de la magnificence et de la confiance, ces vertus ont une certaine affinité avec la force, en raison du péril que l'on court.

(1) Comme parties intégrantes de la force, on peut définir la confiance une vertu par laquelle on s'expose aux plus grands périls dans l'intérêt du bien, et la magnificence une vertu par laquelle on exécute les grandes choses qu'on a projetées dans un généreux dessein. Comme parties potentielles, on doit dire que par la confiance on se met sagement et vertueusement à la poursuite des plus grands honneurs, et par la magnificence on fait de très-grandes dépenses pour un juste motif.
(2) Comme parties intégrantes on définit la patience une vertu par laquelle on ne se désiste pas d'une entreprise, quelles que soient les difficultés qu'on y trouve. La persévérance ne se désiste pas non plus, quelle ^ae soit la longueur des maux qu'on éprouve. Comme parties ministérielles, la patience empêche qu'on ne s'abatte dans les périls moindres que ceux de la mort, la persévérance fait que le courage se soutient, malgré la durée de ces périls.

4. Il faut répondre au quatrième, que la patience souffre sans une tristesse excessive, non-seulement, les dangers de mort qui sont l'objet propre de la force, mais encore toutes les autres choses difficiles ou périlleuses. Sous ce dernier rapport elle est une vertu adjointe à la force; sous l'autre elle est une de ses parties intégrantes.

5. Il faut répondre au cinquième, que la persévérance, selon qu'elle signifie la continuation d'une bonne action jusqu'à la fin, peut être une circonstance essentielle à toute vertu; mais elle est une partie de la force, dans le sens que nous l'avons dit (in corp. art.).

6. Il faut répondre au sixième, que Macrobe admet les quatre vertus dont parle Cicéron : la confiance, la magnificence, la tolérance qu'il prend pour la patience, et la fermeté pour la persévérance. Il en ajoute trois, dont deux, la magnanimité et la sécurité, sont comprises par Cicéron sous la confiance. Mais Macrobe les distingue davantage par ce qu'elles ont de spécial; car la confiance implique l'espérance que l'homme a de parvenir à de grandes choses. L'espérance d'une chose présuppose l'appétit qui est porté vers de grandes choses par le désir, ce qui appartient à la magnanimité. Car nous avons dit (1" 2", quest. xl, art. 7) que l'espérance présuppose l'amour et le désir de la chose qu'on espère. Ou bien il vaut mieux dire que la confiance appartient à la certitude de l'espérance, et la magnanimité à la grandeur de la chose espérée. L'espérance ne peut être ferme, si on ne détruit ce qui lui est contraire. En effet quelquefois on espérerait une chose, autant qu'il est en soi ; mais l'espérance est détruite par suite de l'obstacle que crée la crainte, car la crainte est contraire d'une certaine manière à l'espérance, comme nous l'avons vu (1" 2ae, quest. xl, art. 4 ad 4). C'est pourquoi Macrobe ajoute la sécurité qui exclut la crainte. La troisième vertu qu'il ajoute encore, c'est la constance, que l'on peut comprendre sous la magnificence ; car il faut avoir un esprit constant à l'égard des çhoses que l'on fait magnifiquement. C'est pour cette raison que Cicéron rattache à la magnificence , non-seulement l'exécution des grandes choses, mais encore le vaste projet que l'âme en conçoit. La constance peut aussi appartenir à la persévérance; car on dit qu'un individu est persévérant parce qu'il ne se désiste pas de son dessein, malgré la longueur de l'attente, et on dit qu'il est constant parce qu'aucune difficulté, quelle qu'elle soit, ne l'arrête. — Quant aux distinctions que fait Andronic, elles reviennent au même. En effet, il reconnaît la persévérance et la magnificence, avec Cicéron et Macrobe, et la magnanimité avec ce dernier. La douceur (lenia) est la même chose que la patience ou la tolérance, car il dit que c'est une habitude prête à faire tous les efforts qu'il faut, et à supporter tout ce que dit la raison. La force d'âme (eupsichia) paraît être la même chose que la sécurité, car il dit que c'est cette énergie de caractère qui lui fait accomplir ses actions. La virilité est la même chose que la confiance; parce qu'il dit que la virilité est une vertu qui se suffit par elle-même et qui est accordée à ceux qui sont vertueux. Il ajoute à la magnificence la bravoure (andragathia), qui est cette bonté virile qu'en latin on désigne sous le nom de strenuitas. Or, il appartient à la magnificence, non-seulement que l'homme s'attache à exécuter de grandes choses, ce qui appartient à la constance ; mais encore qu'il les exécute avec cette sollicitudo et cette prudence virile qui caractérise la bravoure (andragathia). C'est pourquoi il dit que cette vertu découvre ce qui peut être utile aux autres. Ainsi, il est évident que toutes ces parties reviennent aux quatre vertus principales que Cicéron distingue.

(4) Ainsi la confiance implique la certitude de l'espérance ; la magnanimité, la grandeur de la chose espérée, et la sécurité bannit la crainte qui ébranlerait l'espérance.

7. Il faut répondre au septième, que ces cinq vertus qu'Aristote distingue, ne sont pas de vraies vertus ; car, quoiqu'elles aient de commun l'acte de la force, elles en diffèrent cependant sous le rapport du motif, comme nous l'avons vu (quest. cxxiii, art. 4 ad 2). C'est pourquoi on n'en fait pas des parties de la force, mais des modes de cette vertu.




QUESTION 129: DE LA MAGNANIMITÉ


Nous avons maintenant à traiter de chacune des parties de la force. Nous le ferons en comprenant toutes les autres sous les quatre que Cicéron désigne; seulement au lieu de la conliance nous mettrons la magnanimité (1) dont parle Aristote. — Nous nous occuperons donc: 1" de la magnanimité; 2° delà magnificence; 3° de la patience; 4° de la persévérance. — Nous parlerons d'abord de la magnanimité et ensuite des vices qui lui sont opposés. — Sur la magnanimité huit questions se présentent : 1° La magnanimité a-t-elle pour objet les honneurs ? — 2° N'a-t-elle pour objet que de grands honneurs ? — 3" Est-elle une vertu ? — 4° Est-elle une vertu spéciale ? — 5° Estelle une partie de la force? — G° Comment se rapporte-t-elle à la confiance? — 7° A fa sécurité? — 8" Aux biens de la fortune ?

ARTICLE I. — la magnanimité a-t-elle pour objet les honneurs?


Objections: 1. Il semble que la magnanimité n'ait pas les honneurs pour objet. Car la magnanimité existe dans l'irascible, comme on le voit évidemment d'après son nom; puisque magnanimité signifie grandeur d'âme ou de courage (animus). Or, le courage se prend pour la puissance irascible, comme on le voit dans le passage (De an. lib. iii, text. 42), où Aristote dit que dans l'appétit sensitif il y a le désir et le courage, c'est-à-dire le concupiscible et l'irascible. Or, l'honneur est un bien que l'on doit désirer, puisqu'il est la récompense de la vertu. Il semble donc que la magnanimité n'ait pas pour objet les honneurs.

2. La magnanimité, étant une vertu morale, doit avoir pour objet les passions ou les actions. Or, elle n'a pas pour objet les actions, parce qu'elle serait, dans cette hypothèse, une partie de la justice. Il faut donc qu'elle se rapporte aux passions, et puisque l'honneur n'est pas une passion, il s'ensuit qu'elle n'a pas l'honneur pour objet.

3. La magnanimité paraît plus portée par sa nature à rechercher une chose qu'à la fuir ; car le magnanime est ainsi appelé parce qu'il tend à de grandes choses. Or, on ne loue pas les hommes vertueux de ce qu'ils désirent les honneurs, on les loue plutôt de ce qu'ils les fuient. La magnanimité n'a donc pas pour objet les honneurs.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. iv, cap. 3) que la magnanimité se rapporte à l'honneur et au déshonneur.

CONCLUSION. — La magnanimité se rapportant aux grandes choses, comme son nom t'indique, et tes honneurs étant ce qu'il y a de plus éminent parmi les choses extérieures, c'est avec raison qu'on dit que cette vertu a les honneurs pour objet.

Réponse Il faut répondre que la magnanimité implique, par la nature même de son nom, une tendance de l'esprit vers de grandes choses (1). Or, l'habitude d'une vertu se considère sous deux aspects : 4° relativement à la matière dont cette vertu s'occupe ; 2° par rapport à son acte propre, qui consiste dans l'usage que l'on doit faire de cette matière. Et parce que l'habitude d'une vertu se détermine principalement d'après son acte, on dit qu'un individu est magnanime principalement parce qu'il tend à quelque grande action. Or, on peut dire de deux manières qu'une action est grande; on peut le dire proportionnellement ou absolument. Ainsi on peut dire qu'un acte est grand proportionnellement, si cet acte consiste dans l'usage que l'on a fait d'une chose médiocre ou de peu d'importance, mais dont on a usé de la manière la plus parfaite. L'acte qui est grand absolument et simplement est celui qui consiste dans le meilleur usage que l'on puisse faire d'une grande chose. — Les choses dont les hommes font usage sont les choses extérieures, parmi lesquelles l'honneur est ce qu'il y a de plus grand absolument, soit parce que c'est ce qui se rapproche le plus de la vertu, puisque c'est en quelque sorte l'attestation ou le témoignage de la vertu qu'on reconnaît à une personne, ainsi que nous l'avons vu (quest. cm, art. 1 et 2), soit parce qu'on rend des honneurs à Dieu et à tout ce qu'il y a de plus élevé, soit parce que les hommes préfèrent à tout le reste l'avantage d'obtenir un honneur ou d'éviter un blâme. Ainsi, comme on dit que quelqu'un est magnanime d'après ce qui est absolument et simplement grand, de même on dit qu'il est fort d'après les choses qui sont absolument difficiles. C'est pourquoi il s'ensuit que la magnanimité a pour objet les honneurs (2).

(1)Mais la magnanimité a ici le sens qu'on a donné plus haut au mot conliancc (Voy. page 221).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le bien et le mal considérés absolument appartiennent au concupiscite ; mais si on y ajoute quelque chose de difficile, ils se rapportent à l'irascible. Et c'est en ce sens que la magnanimité se rapporte à l'honneur, car elle a pour objet l'honneur qui est grand ou difficile.

2. Il faut répondre au second, que quoique l'honneur ne soit pas une passion ou une action, il est cependant l'objet d'une passion, c'est-à-dire de l'espérance qui tend au bien difficile. C'est pourquoi la magnanimité se rapporte immédiatement à la passion de l'espérance (3) et médiatement à l'honneur comme à l'objet de l'espérance. C'est ainsi que la force, comme nous l'avons vu (quest. cxxiii, art. 4 et 5), se rapporte aux dangers de mort selon qu'ils sont l'objet de la crainte et de l'audace.

3. Il faut répondre au troisième, que ceux qui méprisent les honneurs de manière à ne rien faire d'inconvenant pour les obtenir sont dignes d'éloges, parce qu'ils ne les apprécient pas trop. Mais si l'on méprisait les honneurs de telle sorte qu'on ne fît rien pour les mériter, on serait blâmable. C'est ainsi que la magnanimité a les honneurs pour objet; elle s'empresse de faire ce qui en rend digne, mais cependant elle ne va pas jusqu'à attacher un grand prix aux honneurs (4) de ce monde.


ARTICLE II. — la magnanimité a-t-elle par sa nature les grands honneurs pour objet?



Objections: 1. Il semble que la magnanimité ne se rapporte pas par sa nature à de grands honneurs. Car l'honneur est la matière propre de cette vertu, comme nous l'avons dit (art. préc.). Or, que l'honneur soit grand ou petit', ce sont des accidents. 11 n'est donc pas de l'essence de la magnanimité d'avoir les grands honneurs pour objet.

(]) La magnanimité désigne la grandeur de l'âme, et une grande âme est celle qui n'aspire qu'à de grandes choses, qui ne pense que de grandes choses, et qui néglige et dédaigne toutes les petites.
(2) C'est-à-dire toutes les choses qui méritent d'être grandement honorées.
(3) C'est à la magnanimité à régler cette passion.
(4) Elle les estime ce qu'ils valent, mais elle ne s'écarte jamais de la vertu, parce qu'il n'y a rien de vraiment grand en dehors d'elle.

2. Comme la magnanimité se rapporte à l'honneur, de même la mansuétude à la colère. Or, il n'est pas de l'essence de la mansuétude de se rapporter à de grandes ou à de petites colères. Il n'est donc pas non plus de l'essence de la magnanimité d'avoir pour objet de grands honneurs.

3. Un petit honneur s'éloigne moins d'un grand que le déshonneur. Or, la magnanimité se rapporte au déshonneur; elle doit donc aussi avoir pour objet les petits honneurs et ne pas comprendre seulement les grands.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. ii , cap. 7) que la magnanimité se rapporte aux grands honneurs.

CONCLUSION. — Il est de l'essence de la magnanimité d'avoir les grands honneurs pour objet.

Réponse Il faut répondre que, d'après Aristote (Phys. lib. vii, text. 17 et 18), la vertu est une perfection, et on entend qu'elle est la perfection d'une puissance dont elle est le dernier terme, comme on le voit (De caelo, lib. i, text. 116). Or, la perfection d'une puissance ne se considère pas d'après toute espèce d'opération, quelle qu'elle soit, mais d'après une opération qui a de la grandeur ou de la difficulté. Car toute puissance, quelque imparfaite qu'elle soit, peut produire une opération médiocre et débile. C'est pourquoi il est de l'essence de la vertu qu'elle ait pour objet ce qui est difficile et bon, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. 3). — Dans l'acte de la vertu, on peut considérer de deux manières ce qui est difficile et grand (ces deux choses reviennent au même). 1° On peut le considérer du côté de la raison, parce qu'il est difficile de trouver le milieu de la raison et de l'établir dans certaine matière. Cette difficulté ne se rencontre que dans l'acte des vertus intellectuelles et dans celui de la justice. 2° Il y a une autre difficulté du côté de la matière qui peut être par elle-même en opposition avec l'impulsion de la raison qui doit la régir. Cette difficulté se considère principalement dans les autres vertus morales qui ont pour objet les passions, parce que les passions sont en lutte avec la raison, selon la remarque de saint Denis (De div. nom. cap. 4). — A l'égard des passions, il est a remarquer qu'il y en a qui sont très-puissantes pour résister à la raison par elles- mêmes principalement, et d'autres qui le sont principalement d'après les choses qu'elles ont pour objet. Les passions n'ont pas par elles-mêmes une grande force pour lutter contre la raison, à moins qu'elles ne soient violentes, parce que l'appétit sensitif dans lequel elles se trouvent est naturellement soumis à cette faculté. C'est pourquoi les vertus qui se rapportent aux passions ne se conçoivent qu'autant qu'elles ont pour objet ce qu'il y a de grand dans ces passions (1). Ainsi la force se rapporte aux grandes craintes et à l'audace, la tempérance au désir des délectations les plus vives, et la mansuétude aux plus violentes colères. Il y a des passions qui ne sont puissantes pour combattre la raison que d'après les choses extérieures qu'elles ont pour objet, comme l'amour ou le désir des richesses et des honneurs. Pour celles-là, la vertu ne doit pas seulement avoir pour objet ce qu'il y a de très-grand en elles, mais encore ce qu'il y a de médiocre ou de moindre; parce que les choses qui existent extérieurement, quoiqu'elles soient de peu d'importance sont cependant très-désirables, comme étant nécessaires à la vie humaine. C'est pourquoi il y a deux vertus qui se rapportent au désir des richesses ; l'une a pour objet les biens médiocres ou modérés, c'est la libéralité; l'autre règle les grandes fortunes, c'est la magnificence. — De même il y a deux vertus qui se rapportent aux honneurs. L'une s'occupe des honneurs médiocres ; elle n'a pas de nom. Cependant on la désigne d'après ses extrêmes, qui sont l'amour de l'honneur (philotimia) et le défaut de cet amour (aphilotimia). Car on loue tantôt celui qui aime les honneurs et tantôt celui qui ne s'en occupe pas, selon que ces deux sentiments sont conformes à la raison. L'autre vertu qui règle les grands honneurs est la magnanimité. C'est pourquoi on doit dire que les grands honneurs sont la matière propre de la magnanimité, et que le magnanime tend aux grandes choses qui les méritent.

(1) Ce qu'il y a de moindre est considéré comme nul. La raison en vient facilement à bout, et il n'est pas nécessaire de distinguer un vertu spéciale à ce sujet.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la grandeur et la médiocrité sont des accidents par rapport à l'honneur considéré en lui-même ; mais elles produisent une grande différence, selon qu'elles se rapportent à la raison, dont il faut suivre les règles dans l'usage que l'on doit faire des honneurs, ce qui est beaucoup plus difficile pour de grands honneurs que pour de moindres.

2. Il faut répondre au second, que, dans la colère et les autres matières, il n'y a de difficulté notable qu'autant que la passion devient très-violente, et c'est uniquement pour ces excès que la vertu est nécessaire. Mais il n'en est pas de même des richesses et des honneurs, qui sont des choses qui existent hors de l'âme.

3. Il faut répondre au troisième, que celui qui fait un bon usage des grandes choses peut à plus forte raison bien user des petites (1). Le magnanime a donc en vue les grands honneurs comme des choses dont il est digne, ou même comme des choses inférieures à son mérite, parce que l'homme ne peut suffisamment honorer la vertu, à laquelle Dieu doit des honneurs lui- même. C'est pourquoi les grands honneurs ne l'élèvent pas, parce qu'il ne les pense pas au-dessus de lui, mais il les méprise plutôt, et à plus forte raison dédaigne-t-il ceux qui sont médiocres ou de peu d'importance. De même les injures ne l'abattent pas, mais il les dédaigne, parce qu'il pense qu'il les reçoit sans les avoir méritées.

ARTICLE III. — la magnanimité est-elle une vertu?



Objections: 1. Il semble que la magnanimité ne soit pas une vertu. Car toute vertu morale consiste dans un milieu. Or, la magnanimité ne consiste pas dans un milieu, mais dans ce qu'il y a de plus grand, puisque le magnanime est celui qui se croit digne des plus grandes choses, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 3). La magnanimité n'est donc pas une vertu.

2. Celui qui a une seule vertu les a toutes, comme nous l'avons vu (1" 2®, quest. lxv, art. \). Or, on peut avoir certaine vertu sans avoir la magnanimité. Car Aristote dit (Eth. lib. iv, cap. 3) : Que celui qui n'est capable que de choses peu considérables et qui se juge lui-même tel, est un homme sensé, mais qu'il n'est pas magnanime.

3. La vertu est une bonne qualité de l'esprit, comme nous l'avons vu (1* 2*, quest. lv, art. 4). Or, la magnanimité demande au contraire certaines dispositions corporelles. Car Aristote dit (Eth. lib. iv, cap. 3) que le magnanime a de la lenteur dans ses mouvements, un ton de voix grave et un langage ferme et posé. Elle n'est donc pas une vertu.

4. Aucune vertu n'est opposée à une autre. Or, la magnanimité est contraire à l'humilité ; car le magnanime se croit digne des grands et méprise les autres, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 3). La magnanimité n'est donc pas une vertu.

(J) i Mais alors le magnanime ne les considère pas comme son objet propre, mais comme quelque chose qui est au-dessous de lui.

5. Les propriétés de toutes les vertus sont dignes de louange. Or, la magnanimité en a qui sont blâmables. Car 1° le magnanime ne se rappelle pas les bienfaits ; 2° il est oisif et lent ; 3° il se sert de l'ironie à l'égard de beaucoup de monde; 4° il ne peut pas vivre avec les autres; 5° il possède plus de choses qui ne rapportent rien que de choses utiles. La magnanimité n'est donc pas une vertu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Ecriture dit avec éloge (2M 14,18) : Nicanor connaissant quelle était la valeur des gens de Judas et la grandeur de courage avec laquelle ils combattaient pour leur patrie, craignait de s'exposer au hasard d'un combat sanglant. Or, on ne loue que les actes de vertu. La magnanimité à laquelle il appartient d'avoir un grand courage est donc une vertu.

CONCLUSION. — La magnanimité est une vertu, car elle règle d'après la raison l'usage des grands honneurs.

Réponse Il faut répondre qu'il appartient à l'essence de la vertu humaine de conserver en toutes choses le bien de la raison qui est le bien propre de l'homme. Or, parmi toutes les choses extérieures les honneurs tiennent le premier rang, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest. et I1 2ae, quest. ii, art. 2, arg. 3). C'est pourquoi la magnanimité qui règle les grands honneurs d'après le mode de la raison est une vertu.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 3), le magnanime est, à la vérité, extrême par la grandeur, dans le sens qu'il tend aux choses les plus grandes, mais il reste dans un juste milieu, parce qu'il est ce qu'il doit être, dans le sens qu'il tend à ce qu'il y a de plus élevé conformément à la raison ; car il s'apprécie à sa valeur, et il ne tend pas à des choses qui soient au-dessus de ses forces.

2. Il faut répondre au second, que la connexion des vertus ne doit pas s'entendre des actes, de manière que chacun puisse exercer les actes de toutes les vertus. Ainsi les actes de magnanimité ne conviennent pas à tous ceux qui sont vertueux, ils ne conviennent qu'aux grands. Mais, d'après les principes des vertus qui sont la prudence et la grâce (1), toutes les vertus relativement à leurs habitudes existent simultanément dans l'âme, soit en acte, soit à l'état de disposition prochaine. Ainsi celui qui n'est pas à même de faire des actes de magnanimité peut avoir l'habitude de cette vertu, c'est-à-dire qu'il peut être disposé par elle à en produire les actes, si sa position le lui permettait.

3. Il faut répondre au troisième, que les mouvements corporels changent selon les perceptions et les affections différentes de l'âme. Ainsi il arrive que la magnanimité détermine quelques accidents particuliers dans les mouvements du corps. Car la rapidité des mouvements provient de ce que l'homme tend à une foule de choses qu'il se hâte d'accomplir. Au contraire le magnanime ne tend qu'à de grandes choses qui sont peu nombreuses et qui demandent beaucoup d'attention. C'est pourquoi il y a de la lenteur dans ses mouvements. De même une parole perçante et rapide convient surtout à ceux qui veulent disputer sur toutes choses ; ce qui n'est pas le caractère du magnanime qui ne se môle que de ce qui est grand. Et comme ces dispositions des mouvements corporels conviennent aux ma gnanimes d'après la manière dont ils sont affectés ; de même ces conditions se trouvent par nature dans ceux qui ont naturellement tdes dispositions pour cette vertu.

(ii) La connexité des vertus provient de la prudence ou de la grâce habituelle, qui sont les principes de toutes les vertus de leur ordre, ei qui les renferment virtuellement.

4. Il faut répondre au quatrième, que dans l'homme on trouve quelque chose de grand qu'il tient de Dieu et quelque chose de défectueux qui résulte de l'infirmité de sa nature. La magnanimité fait donc que l'homme s'estime beaucoup en considération des dons qu'il a reçus de Dieu. Par exemple, s'il a une grande force d'âme, la magnanimité fait qu'il tend à des oeuvres de vertu qui soient parfaites; et il en faut dire autant de l'usage de tous ses autres biens, tels que la science ou la fortune. Au contraire l'humilité fait que l'homme s'estime peu en considération des imperfections qui lui sont propres. De même la magnanimité méprise les autres, selon qu'ils manquent des dons de Dieu : car elle n'apprécie pas les autres au point de faire pour eux quelque chose qui ne soit pas convenable. Au lieu que l'humilité honore les autres et les estime beaucoup, parce qu'elle voit en eux quelque chose des dons de Dieu. Ainsi il est dit du Juste (Ps 14,4) : que te méchant n'est rien devant ses yeux, ce qui revient au mépris du magnanime; mais qu'il honore ceux qui craignent le Seigneur, ce qui se rapporte aux sentiments de celui qui est humble. Il est donc évident que la magnanimité et l'humilité ne sont pas contraires, quoiqu'elles paraissent tendre à des fins opposées, parce qu'elles ne considèrent pas les choses de la même manière.

5. Il faut répondre au cinquième, que ces manières d'être ne sont pas blâmables dans le magnanime, elles sont au contraire fort louables. Ainsi l'on dit 1° que le magnanime ne conserve pas le souvenir de ceux dont il reçoit des bienfaits; il faut entendre par là qu'il ne lui est pas agréable de recevoir des bienfaits de quelqu'un, à moins qu'il ne donne en retour plus qu'on ne lui a donné; et c'est là précisément la perfection de la reconnaissance dans la pratique de laquelle il veut exceller aussi bien que dans celle des autres vertus. 2° On dit qu'il est oisif et lent, non parce qu'il manque de faire ce qui est de devoir, mais parce qu'il ne s'immisce pas dans toutes les oeuvres, et qu'il ne s'occupe que des grandes choses qui sont en harmonie avec son caractère. 3° 11 se sert de l'ironie, mais ce n'est pas en tant que cette façon de parler est opposée à la vérité. Ainsi il ne dit pas de lui des choses viles qui ne sont pas, et il ne nie pas les grandes actions qu'il a faites. Seulement il ne montre pas toute sa grandeur, surtout à la multitude de ceux qui sont au-dessous de lui. Car, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 3j, il appartient au magnanime de se conduire avec fierté envers ceux qui ont des dignités ou qui sont comblés des faveurs de la fortune, et de se montrer doux et modéré envers ceux qui ont une condition médiocre. 4" S'il ne peut pas vivre familièrement avec d'autres qu'avec ses amis, c'est parce qu'il évite absolument l'adulation et la dissimulation qui appartiennent à la petitesse de l'esprit. Mais il vit néanmoins, comme il faut, avec tout le monde, les grands et les petits, comme nous l'avons dit (in resp. ad I). 5° Enfin on dit qu'il recherche principalement les choses qui ne rapportent rien, mais il ne les recherche pas toutes au hasard, il ne veut que celles qui sont bonnes ou honnêtes. Car en tout il préfère l'honnête à l'utile, comme étant plus élevé : et en effet puisqu'on recherche l'utile pour subvenir à un besoin, il est contraire à la magnanimité.



II-II (Drioux 1852) Qu.127 a.2