II-II (Drioux 1852) Qu.89 a.10

ARTICLE X. — Le serment est-il empêché par certaines conditions de personne ou de temps?


Objections: 1. Il semble que le serment ne soit pas empêché par une condition de personne ou de temps. Car on emploie le serment comme moyen de preuve, ainsi qu'on le voit (He 6). Or, il convient à toute personne de prouver ce qu'elle dit, et elle peut le faire en tout temps. Il semble donc que le serment ne soit pas empêché par une condition de personne ou de temps.

2. C'est une plus grande chose de jurer par Dieu que par les Evangiles. C'est ce qui fait dire à saint Chrysostome (alius auctor Hom. xli\ in op. imper f.) : Si l'occasion s'en présente, on regarde comme peu de chose de jurer par Dieu, et l'on croit que celui qui jure par les Evangiles fait beaucoup plus. Insensés ! les Ecritures ont été faites à cause de Dieu, mais Dieu n'existe pas à cause des Ecritures. Or, dans la conversation ordinaire, en tout temps et des hommes de toute condition ont coutume de jurer par Dieu. Donc, à plus forte raison leur est-il permis de jurer par les Evangiles.

3. Le même effet ne résulte pas de causes contraires, parce que les causes contraires appartiennent à des sujets contraires. Or, il y en a auxquels le serment est interdit à cause de leurs défauts personnels; ainsi les enfants ne doivent pas jurer avant quatorze ans, et on n'admet pas ceux qui ont été parjures. Il ne semble donc pas qu'on soit empêché de jurer, soit à cause de la dignité que l'on a, comme le sont les ecclésiastiques, soit à cause de la solennité du temps.

4. Parmi les hommes qui sont sur la terre, il n'en est point dont la dignité égale celle d'un ange. Car il est dit (Mt 11,11): que le plus petit dans le royaume des deux est plus grand que Jean Baptiste, qui était encore vivant. Or, il convient à l'ange de jurer; puisqu'il est dit (Ap 10,6) : que l'ange a juré par celui qui vit dans les siècles des siècles. Aucun homme ne doit donc être exempt du serment, à cause de sa dignité-

En sens contraire Mais c'est le contraire. D'après le droit canon (II. quest. v, cap. 4), au lieu du serment, le prêtre doit être interrogé au nom de sa consécration sainte. Et ailleurs il est dit (XXII, quest. v, cap. 22) : qu'aucun ecclésiastique ne doit prêter serment à un laïque sur les saints Evangiles.

CONCLUSION. — Puisque par respect pour Dieu on emploie le serment à l'appui de ce que l'on dit, il n'est pas convenable que les enfants, les parjures et les ecclésiastiques en fassent usage, sinon dans le cas de nécessité ou pour une chose d'une grande importance et principalement pour des affaires spirituelles.

Réponse Il faut répondre que dans le serment il y a deux choses à considérer. L'une se rapporte à Dieu, dont on invoque le témoignage. A cet égard on doit au serment le plus grand respect. C'est pourquoi on n'admet pas au serment les enfants avant l'âge de puberté, parce qu'ils n'ont pas encore l'usage parfait de la raison, et qu'ils ne peuvent pas conséquemment prêter serment avec tout le respect qui convient (1). On en exclut aussi les parjures, parce que d'après leurs antécédents on présume qu'ils n'auraient pas pour le serment le respect qu'on doit avoir (2). C'est pourquoi, pour montrer tout le respect dû au serment, le droit dit (XXII, quest. v, cap. 1G) : qu'il est bon que celui qui ose jurer par les choses saintes le fasse à jeun, avec toute la bienséance possible et avec la crainte de Dieu.— Il y a une autre considération qui se rapporte à l'homme, dont le serment confirme la parole. En effet la parole de l'homme n'a besoin d'être confirmée qu'autant qu'on en doute. Or, c'est déroger à la dignité d'une personne que de douter de la vérité de ses paroles. C'est pour ce motif qu'il ne convient pas aux personnes très- élevées en dignité de jurer. C'est ce qui fait que d'après le droit (II. quest. x, cap. Si quis presbyter), les prêtres ne doivent pas jurer pour une cause légère. Cependant quand il y a nécessité, ou pour une chose d'une grande importance, il leur est permis de le faire, surtout pour des affaires spirituelles. Us doivent prêter serment pour elles dans les jours solennels où l'on doit s'occuper de choses de cette nature. Mais ils ne doivent pas faire de serments pour des choses temporelles, à moins que ce ne soit pour une grande nécessité.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il y en a qui sont incapables de confirmer leur parole, parce qu'ils n'ont pas ce qu'il faut pour cela, et il y en a d'autres dont la parole doit être si certaine qu'elle n'ait pas besoin de confirmation.

2. Il faut répondre au second, que le serment considéré en lui-même est d'autant plus fort et plus obligatoire que l'être par lequel on jure est plus grand, comme le dit saint Augustin (ad Publicol. epist, xlvii). D'après cela, c'est une plus grande chose de jurer par Dieu que par l'Evangile. Mais il peut en être autrement en raison de la manière dont le serment est fait; comme si, par exemple, le serment que l'on fait par l'Evangile, se faisait avec délibération et solennité, tandis que le serment que l'on fait au nom de Dieu aurait été fait légèrement et sans délibération.

3. Il faut répondre au troisième, que rien n'empêche qu'une chose soit détruite par des causes contraires, dont l'une agit par excès et l'autre par défaut. C'est ainsi qu'il y en a qui sont empêchés de prêter serment, parce qu'ils ont trop d'autorité pour qu'il soit convenable qu'ils le fassent, et il y en a d'autres qu'on exclut, parce qu'ils n'inspirent pas assez de confiance, pour qu'on s'en rapporte à leur serment.

4. Il faut répondre au quatrième, que l'ange jure, non à cause de son imperfection, comme si on ne devait pas croire à sa simple parole, mais pour montrer que ce qu'il dit procède de l'infaillible disposition de Dieu ; comme nous voyons quelquefois Dieu lui-même jurer dans les Ecritures, pour montrer l'immutabilité de sa parole, selon l'expression de l'Apôtre (He 6).

(I) Si cependant un enfant a la raison suffisante pour faire un péché mortel avant d'être arrivé à cet âge, il serait néanmoins parjure, dans le ras où il manquerait à son serment,
(2) Il n'est pas nécessaire qu'ils aient été convaincus de parjure juridiquement; il suffit que leur crime soit notoire.




QUESTION XC.

DE L'ADJURATION.



Après avoir parlé du serment, nous devons nous occuper de l'adjuration. À cet égard trois questions se présentent : 1° Est-il permis d'adjurer les hommes? — 2° Est-il permis d'adjurer les démons? — 3° Est-il permis d'adjurer les créatures irraisonnables.



ARTICLE I. — Est-il permis d'adjurer un homme (1)?


Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas permis d'adjurer un homme. Car Origène dit (Sup. Matth. Tract, lv ) : Je pense qu'il ne faut pas que l'homme qui veut vivre selon l'Evangile en adjure un autre. Car, s'il n'est pas permis de jurer, selon le précepte évangélique du Christ, il est évident qu'il n'est pas permis non plus d'en adjurer un autre. C'est pourquoi il est manifeste que le prince des prêtres a illicitement adjuré Jésus au nom du Dieu vivant.

2. Celui qui adjure quelqu'un, le violente en quelque sorte. Or, il n'est pas permis de faire violence à quelqu'un. Il semble donc qu'il ne soit pas permis de l'adjurer.

3. Adjurer, c'est engager quelqu'un à jurer. Or, c'est aux supérieurs qui imposent le serment aux inférieurs qu'il appartient de pousser quelqu'un à jurer. Les inférieurs ne peuvent donc pas adjurer leurs supérieurs.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Nous conjurons Dieu par les choses sacrées, en le prenant à témoin. L'Apôtre conjure aussi les fidèles par la miséricorde de Dieu, comme on le voit (Rm 12), ce qui paraît être une adjuration. Il est donc permis d'adjurer les autres.

CONCLUSION. — Comme il est permis de conjurer Dieu, de même il est permis de conjurer les hommes, quoiqu'on ne le fasse pas de la même manière.

Réponse Il faut répondre que celui qui fait un serment promissoire, par respect pour le nom de Dieu qu'il invoque à l'appui de sa promesse, s'oblige lui-même à faire ce qu'il promet; et ainsi il se dispose d'une manière immuable à faire une chose. Or, comme l'homme peut se disposer lui-même à faire une chose, de même il peut aussi disposer les autres; ses supérieurs en les priant (2), ses inférieurs en les commandant (3), comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. lxxxiii, art. 1). Par conséquent, quand ces deux sortes de disposition sont confirmées par quelque chose de divin (4), il y a adjuration. Toutefois, il y a entre elles cette différence, c'est que l'homme est maître de ses actes, tandis qu'il n'est pas le maître de ceux des autres. C'est pourquoi il peut s'obliger en invoquant le nom de Dieu, mais il ne peut nécessiter les autres, à moins que ceux-ci ne lui soient soumis. Alors il peut les contraindre par la force du serment prêté.

— Ainsi donc, si par l'invocation du nom de Dieu ou de toute autre chose sacrée, on a l'intention de forcer quelqu'un sur lequel on n'a pas d'empire à faire une chose, comme on s'y contraint soi-même par le serment, l'adjuration est illicite (1), parce qu'on usurpe sur autrui un pouvoir qu'on n'a pas. Cependant, dans le cas de nécessité, les supérieurs peuvent lier leurs inférieurs par cette espèce d'adjuration. Mais si, par le respect du nom de Dieu ou d'une chose sacrée quelconque, on veut seulement obtenir une chose d'un autre sans lui imposer de nécessité, cette adjuration est permise à l'égard de tout le monde.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que Origène parle de l'adjuration par laquelle on a l'intention d'imposer à quelqu'un une nécessité semblable à celle qu'on s'impose en jurant. Car c'est ainsi que le prince des prêtres a eu la présomption d'adjurer Notre-Seigneur Jésus-Christ.

2. Il faut répondre au second, que cette raison s'appuie sur l'adjuration qui nécessite.

3. Il faut répondre au troisième, qu'adjurer ce n'est pas engager quelqu'un à jurer, mais c'est, par une formule analogue à celle du serment, l'engager à faire quelque chose. Toutefois, nous n'employons pas l'adjuration de la même manière à l'égard de l'homme qu'à l'égard de Dieu. Car en adjurant l'homme, nous avons l'intention de changer sa volonté par le respect qu'il a pour une chose sacrée, et ce n'est pas ce que nous nous proposons à l'égard de Dieu dont la volonté est immuable. Mais nous désirons que ce que nous obtiendrons de lui par sa volonté éternelle procède, non de nos mérites, mais de sa bonté.

(1) L'adjuration, prise dans le sens restreint et religieux du mot, a le même sens que le mot exorcisme, qui vient du grec.
(2) C'est ce qu'on appelle une adjuration déprécatoire.
(3) Dans ce cas, l'adjuration est impérative.
(4) Si l'on interpose le nom de Dieu, la passion, la mort et le sang de Jésus-Christ, l'adjuration devient un acte de religion.
(1) L'adjuration impérative ou nécessitante est illicite, mais l'adjuration déprécatoire est permise.




ARTICLE II. — Est-il permis d'adjurer les démons (2)?


Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas permis d'adjurer les démons. Car Origène dit (Tract, lv sup. Matth. ) qu'on ne doit pas adjurer les démons d'après la puissance qu'on a reçue du Sauveur, et que c'est une coutume judaïque. Or, nous ne devons pas imiter les rites des juifs, mais nous devons plutôt faire usage de la puissance que le Christ nous a donnée. Il n'est donc pas permis d'adjurer les démons.

2. Il y en a beaucoup qui, par les enchantements de la nécromancie, invoquent les démons au nom de quelque chose de divin; ce qui est une adjuration. S'il est permis d'adjurer les démons, il est donc permis d'user des enchantements de la nécromancie; ce qui est évidemment faux. Donc, etc.

3. Celui qui adjure quelqu'un, forme par là même une société avec lui. Or, il n'est pas permis de s'associer avec les démons, d'après ce mot de l'Apôtre (1Co 10,20) : Je ne veux pas que vous deveniez- les compagnons des démons. Il n'est donc pas permis de les adjurer.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Mc 16,17): Ils chasseront les démons en mon nom. Or, engager quelqu'un à faire une chose à cause du nom de Dieu, c'est l'adjurer. Il est donc permis d'adjurer les démons.

CONCLUSION. — Il est permis d'adjurer les démons, non en les priant ou en les engageant au nom des choses sacrées à nous obéir; mais en les repoussant par la vertu du nom de Dieu, comme nos ennemis, de peur qu'ils ne nous nuisent de quelque manière.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), il y a deux manières d'adjuration. L'une se fait sous forme de prière ou de supplication, par respect pour une chose sacrée; l'autre sous forme de contrainte. Il n'est pas permis d'adjurer les démons de la première manière, parce que ce mode d'adjuration paraît être le fait d'une bienveillance ou d'une amitié qu'on ne doit pas avoir pour eux (1). Quant à la seconde espèce d'adjuration, qui se fait par contrainte, il nous est permis d'en user pour certaines choses et non pour d'autres. Car, dans le cours de cette vie, les démons sont nos adversaires. Or, leurs actes ne sont pas soumis à notre disposition, mais à celle de Dieu et des saints anges, parce que, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. m, cap. 4), les esprits prévaricateurs sont régis par les esprits fidèles. Nous pouvons donc en adjurant les démons par la vertu du nom de Dieu, les repousser comme nos ennemis, de peur qu'ils ne nous nuisent spirituellement ou corporellement, selon la puissance divine que le Christ nous a donnée, d'après ces paroles de l'Evangile (Lc 10,19) : Je vous ai donné le pouvoir de marcher sur les scorpions, et sur toute la puissance de l'ennemi, et rien ne vous nuira. — Il n'est cependant pas permis de les adjurer pour apprendre ou pour obtenir quelque chose par leur moyen (2), parce que ce serait faire alliance avec eux, à moins que par une inspiration spéciale ou une révélation de Dieu, des saints n'aient recours à leur opération pour produire certains effets. C'est ainsi qu'il est dit de saint Jacques qu'il se fit amener Hermogènes par les démons (3).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que Origène parle de l'adjuration qui ne se fait pas par manière de commandement et de contrainte, mais plutôt par manière de prière et de supplication.

2. Il faut répondre au second, que les nécromanciens usent des adjurations et des invocations des démons pour en apprendre ou pour en obtenir quelque chose, ce qui est illicite, comme nous l'avons dit (incorp. art.). C'est pourquoi saint Chrysostome, expliquant cette parole que le Seigneur dit à l'esprit immonde (Mc 1) : Obmutesce et exi ab homine, dit (Conc, ii, de Lazaro) que nous avons un dogme salutaire qui nous empêche de croire aux démons, quelle que soit la vérité qu'ils nous annoncent.

3. Il faut répondre au troisième, que ce raisonnement s'appuie sur l'adjuration par laquelle on implore le secours des démons pour faire ou pour connaître quelque chose ; car c'est entrer en société avec eux. Mais quand on les repousse en les adjurant, c'est au contraire s'écarter de leur société.

(2) La conduite perpétuelle de l'Eglise, toute la liturgie et la tradition constante des Pères, prouvent que cela est permis (Tertull. Âpol. cap. xxxii; Cypr. Epist. II et Lxxvi; Just. in Dialog. cum Tryph.; Athanas. in Vita sancti Antonii; sanct. August. De civ. Dei, lib. x, cap. 22).
(1) D'après certains théologiens, l'exorciste qui emploierait des formules amicales à l'égard du démon, et qui dirait : Je vous prie de sortir; gardez le silence, je vous en supplie, pécherait mortellement.
(2) Sylvius et Cajétan ne croient pas qu'il y aurait péché mortel à leur demander quelque chose par légèreté ou par curiosité, s'il n'y avait aucun danger de diffamer quelqu'un.
(3) Ce fait est emprunté à la Légende dorée de Jacques de Voragine.



 ARTICLE III. — Est-il permis d'adjurer les créatures irraisonnables (4)?



Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas permis d'adjurer une créature irraisonnable. Car l'adjuration se fait par la parole. Or, il est inutile d'adresser la parole à un être qui ne comprend pas, comme une créature irraisonnable. Il est donc inutile et illicite de l'adjurer.

2. L'adjuration paraît convenir à celui auquel le jurement appartient. Or, le jurement n'appartient pas à la créature irraisonnable. Il semble donc qu'il ne soit pas permis non plus d'user à son égard de l'adjuration.

3. Il y a deux espèces d'adjuration, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. 1 et 2 préc.). L'une se fait par manière de supplication ; nous ne pouvons en user envers la créature irraisonnable qui n'est pas maîtresse de ses actes. L'autre a lieu par forme de contrainte. Il semble quo nous ne puissions pas non plus en faire usage, parce qu'il ne nous appartient pas de commander aux créatures irraisonnables. Cela n'appartient qu'à celui dont il est dit (Mt 8,27) : que les vents et la mer lui obéissent. Il n'est donc permis, comme on le voit, d'user en aucune manière de l'adjuration à l'égard des créatures irraisonnables.

En sens contraire Mais c'est le contraire. On dit que Simon et Judas ont adjuré les serpents et qu'ils leur ont commandé de se retirer dans le désert.

CONCLUSION. —Quoiqu'il soit inutile d'adjurer les créatures irraisonnables, considérées en elles-mêmes, cependant il est permis de les adjurer sous la forme d'une prière que l'on adresse à Dieu.

Réponse Il faut répondre que les créatures irraisonnables sont portées par un autre à leurs opérations propres. Or, l'action de celui qui est mû et poussé est la même que celle de celui qui le meut et qui le fait agir. Ainsi le mouvement de la flèche est une opération de celui qui la lance. C'est pourquoi l'opération de la créature irraisonnable ne lui est pas seulement attribuée, mais elle l'est principalement à Dieu, dont la disposition meut toutes choses. Elle appartient aussi au démon, qui avec la permission de Dieu fait usage de certaines créatures irraisonnables pour nuire aux hommes. Par conséquent l'adjuration que l'on emploie à l'égard delà créature irraisonnable peut s'entendre de deux manières : 1° Il peut se faire que cette adjuration se rapporte à la créature irraisonnable considérée en elle-même; alors elle serait absolument vaine. 2° Elle peut se rapporter à celui par lequel cette créature est mue et mise en action. Dans ce sens on adjure encore la créature irraisonnable de deux façons : D'abord au moyen d'une prière adressée à Dieu, ce qui appartient à ceux qui font des miracles par l'invocation divine. Ensuite par manière de contrainte, elle se rapporte alors au démon qui fait usage de ces créatures pour nous nuire. L'Eglise (I) emploie cette espèce d'adjuration dans les exorcismes, par lesquels elle chasse les démons des créatures irraisonnables. Mais il n'est pas permis d'adjurer les démons en implorant leur secours.

La réponse aux objections est par là évidente.

(4) Cet article explique en quel sens l'Eglise exorcise l'eau, le sel, une maison nouvelle, les murs, la grêle, les tempêtes, et en général tous les éléments de la nature matérielle.
(1) Il est à remarquer qu'il n'y a que les exorcistes qui puissent adjurer solennellement les démons, mais ce pouvoir ne peut s'exercer que d'après l'autorisation expresse de l'évêque.





QUESTION XCI.

DE LA LOUANGE DE DIEU.



Nous devrions parler ici de l'emploi que l'on fait du nom de Dieu pour l'invoquer par la prière ou par la louange. Mais nous avons déjà parlé de la prière (quest. lxxxiii). Il nous reste donc maintenant à parler de la louange. — Ace sujet deux questions se présentent : 1° Doit-on louer Dieu oralement? — 2° Doit-on faire usage du chant dans ses louanges?


ARTICLE I. — Doit-on louer Dieu oralement (2)?



Objections: 1. Il semble qu'on ne doive pas louer Dieu par des paroles. Car Aristote dit (Eth. lib. i, cap. ult.) qu'on ne loue pas les meilleures choses, mais qu'on leur doit quelque chose de plus que la louange. Or, Dieu est au-dessus de tout ce qu'il y a de mieux. On ne doit donc pas de louanges à Dieu, mais on lui doit quelque chose de plus grand. D'où il est dit (Si 43,33) que Dieu est au-dessus de toute louange.

2. La louange de Dieu appartient à son culte, car c'est un acte de religion. Or, on honore Dieu plutôt de coeur que de bouche. C'est pour ce motif que le Seigneur applique (Mt 15) à quelques Juifs ces paroles du prophète (Is 29,13) : Ce peuple m'honore des lèvres, mais leur coeur est loin de moi. La louange de Dieu doit donc être plus dans le coeur que dans la bouche.

3. On loue les hommes par parole pour les engager à un plus grand bien. Car comme les méchants s'enorgueillissent des éloges qu'ils reçoivent, de même les bons en prennent occasion pour s'exciter à mieux faire. D'où il est dit (Pr  27, 21) : que comme l'argent s'éprouve dans le creuset, ainsi l'homme est éprouvé par la bouche de celui qui le loue. Mais Dieu n'est pas excité par les paroles des hommes à faire mieux, soit parce qu'il est immuable, soit parce qu'il est souverainement bon et qu'il ne peut progresser. On ne doit donc pas le louer de cette manière.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le Psalmiste s'écrie (Ps 62,6) : Ma bouche vous louera avec des transports d'allégresse.

CONCLUSION. — On doit à Dieu des louanges souveraines, mais on ne doit pas célébrer ses louanges, comme celles d'un homme.

Réponse Il faut répondre que dans nos rapports avec Dieu nous n'employons pas la parole de la même manière que dans nos rapports avec les autres hommes. Car dans nos rapports avec nos semblables, nous employons la parole pour leur exprimer les pensées de notre coeur, qu'ils ne peuvent connaître qu'autant que nous les rendons de cette manière. C'est pourquoi nous parlons avec éloge de quelqu'un, pour lui faire connaître ou pour manifester aux autres que nous avons de lui une bonne opinion afin de l'exciter à une plus grande perfection par là même que nous le louons, et pour engager les autres devant lesquels nous l'exaltons, à l'estimer, à le respecter et à l'imiter. Dans nos rapports avec Dieu nous employons la parole, non pour lui manifester nos pensées, puisqu'il est le scrutateur des coeurs, mais pour nous exciter nous-mêmes et pour exciter ceux qui nous écoutent à le respecter. C'est pourquoi la louange orale est nécessaire, non à cause de Dieu, mais à cause de celui qui le loue, parce que c'est un moyen d'exciter envers lui ses affections, d'après ces paroles de David (Ps 49,23) : Celui-là m'honore qui m'offre un sacrifice de louanges, je lui ferai voir le salut qui vient de moi. Et selon que les louanges divines élèvent le coeur de l'homme vers Dieu, elles l'éloignent par là même de ce qui est en opposition avec lui, d'après ces paroles du prophète (Is 48,9) : Par ma louange je vous retiendrai, comme par un frein, de peur que vous ne périssiez. La louange extérieure est encore utile en ce qu'elle porte les affections des autres vers Dieu. C'est ce qui fait dire à David (Ps 33,1) : Sa louange est toujours dans ma bouche, puis il ajoute : Que ceux qui sont doux l'écoutent et qu'ils se réjouissent ; glorifiez, le Seigneur avec moi.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que nous pouvons parler de Dieu de deux manières: 1° Quant à son essence. Sous ce rapport, puisqu'il est incompréhensible et ineffable, il est au-dessus de toute louange. A cet égard on lui doit le respect et le culte de latrie. C'est ainsi que le Psalmiste (I) dit (Ps 64) : La louange est muette devant vous; ce qui exprime la première pensée; on vous rendra un voeu; ce qui exprime la seconde. 2° D'après ses effets, qui ont pour but notre intérêt. Sous ce rapport, la louange lui est due. Ainsi il est dit (Is 49,7) : Je rappellerai les miséricordes du Seigneur, je chanterai ses louanges pour toutes les grâces qu'il nous a faites. Et saint Denis dit (De div. nom. cap. 1) : Vous trouverez que tous les auteurs sacrés ont donné à Dieu divers noms pour exprimer dans leurs hymnes de louanges tous les bienfaits que sa bonté a produits.

2. Il faut répondre au second, que la louange extérieure est inutile à celui qui la prononce, si elle n'est pas accompagnée de la louange du coeur. Car on loue Dieu, quand on repasse dans sa pensée la magnificence de ses oeuvres. Cependant la louange extérieure est utile pour exciter l'affection intérieure de celui qui la prononce et pour exciter les autres à louer Dieu aussi, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que nous ne louons pas Dieu dans son intérêt, mais dans le nôtre, comme nous l'avons observé (in corp. art.).

(2) Cette question revient à ce que nous avons dit de la prière vocale (Voy. plus haut, pag. 645),
(1) D'après la version de saint Jérôme (in Psalt. hebraico et in vers, chald.).



ARTICLE II. — Doit-on se servir du chant dans les louanges de dieu (i) ?


Objections: 1. Il semble qu'on ne doive pas employer le chant pour les louanges de Dieu ; car l'Apôtre dit (Col 3,16) : Instruisez-vous et exhortez-vous les uns les autres par des psaumes, des hymnes et des cantiques spirituels. Or, nous ne devons employer au culte de Dieu que ce qui nous est indiqué par les Ecritures. Il semble donc que nous ne devons pas, dans les louanges de Dieu, chanter de vive voix des cantiques, mais que nous devons le faire seulement d'une manière spirituelle.

2. A l'occasion de ces paroles de saint Paul (Ep. v) : Adressant au Seigneur des hymnes et des psaumes dans vos coeurs, saint Jérôme s'écrie : que les jeunes gens entendent ces paroles; qu'ils les entendent ceux qui sont chargés de chanter des psaumes dans l'église; qu'ils sachent qu'on ne doit pas chanter de bouche les louanges de Dieu, mais qu'on doit les chanter de coeur. On n'a pas besoin de s'adoucir la gorge et de se façonner la voix, comme des acteurs, pour faire entendre dans le lieu saint une musique théâtrale et des cantiques. Le chant ne doit donc pas être employé pour les louanges de Dieu.

3. Il convient aux petits et aux grands de louer Dieu, d'après ce passage de l'Apocalypse (Ap 19,8) : Louez notre Dieu, vous tous qui êtes ses saints, et qui craignez Dieu, petits et grands. Or, ceux qui tiennent le premier rang dans l'église ne doivent pas chanter; car saint Grégoire dit (Ep. xliv et hab. in Decret. dist. 92, cap. In Sancta Romana Ecclesia) : Il est décidé, par le présent décret, que les ministres de l'autel placés sur ce siège ne devront pas chanter. Le chant ne convient donc pas à la louange de Dieu.

4. Sous la loi ancienne, on louait Dieu avec des instruments de musique et des voix humaines, d'après ce verset du Psalmiste (Ps 32,2) : Louez le Seigneur sur la harpe; chantez des hymnes en son honneur sur l’instrument à dix cordes, et chantez-lui un cantique nouveau. Or, l'Eglise n'emploie pas pour louer Dieu la harpe, ni le psaltérion, dans la crainte qu'elle ne paraisse judaïser. Donc, pour la même raison, elle ne doit pas employer le chant.

5. La louange du coeur est plus importante que celle des livres. Or, le chant empêche la louange du coeur, soit parce que l'intention des chantres est absorbée par leur application aux choses qu'ils chantent, quand ils s'occupent de leur chant, soit parce que les autres entendent moins facilement ce qu'ils chantent que s'ils l'exprimaient sans chanter. On ne doit donc pas employer le chant dans les louanges de Dieu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Ce fut saint Ambroise qui établit le chant dans l'Eglise de Milan, comme le rapporte saint Augustin (Confess. lib. ix, cap. 7) (1).

CONCLUSION. — On doit croire qu'on a eu raison d'employer le chant dans les louanges de Dieu pour exciter l'affection et la dévotion des faibles.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), la louange vocale est nécessaire pour exciter l'affection de l'homme envers Dieu. C'est pourquoi tout ce qui peut être utile à cette même fin est employé avec raison à la louange divine. Or, il est évident que les mélodies diverses des sons disposent diversement les esprits des hommes, comme on le voit dans Aristote (Pol. lib. viii, cap. 5, 6 et 7), et dans Boèce (Prol. mus. lib. i, cap. 1). C'est pourquoi on a eu raison d'introduire le chant dans les louanges de Dieu, pour exciter davantage à la dévotion les esprits des faibles. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Conf. lib. x, cap. 33) : Je suis amené à approuver la coutume de chanter dans l'église, afin qu'en flattant les oreilles on élève les âmes encore faibles au doux sentiment de la piété. Et il dit de lui-même (Conf. lib. ix, cap. 6) : J'ai pleuré à vos hymnes et à vos cantiques, ayant été vivement ému par les voix qui remplissaient votre église d'une douce harmonie.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on peut appeler cantiques spirituels non-seulement ceux qu'on chante intérieurement dans son esprit, mais encore ceux que l'on chante extérieurement, dans le sens que ces cantiques excitent la dévotion spirituelle.

2. Il faut répondre au second, que saint Jérôme ne blâme pas absolument le chant, mais il reprend ceux qui chantent dans l'église d'une manière théâtrale, non pour exciter la dévotion, mais pour provoquer l'ostentation ou le plaisir. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Conf. lib. x, cap.33) : Quand il m'arrive d'être plus touché de la mélodie que des choses que l'on chante, je me reconnais coupable, et alors j'aimerais mieux ne pas entendre chanter.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il est mieux d'exciter les âmes à la dévotion par la doctrine et la prédication que par le chant. C'est pourquoi les diacres et les prélats qui doivent porter les âmes vers Dieu par la prédication et l'enseignement, ne doivent pas trop s'appliquer au chant dans la crainte qu'ils ne soient détournés par là de choses plus graves. C'est ce qui fait dire à saint Grégoire : C'est une coutume très-blâmable que les diacres s'occupent de se perfectionner sous le rapport de la voix, au lieu de se livrer au devoir de la prédication et au soin des aumônes.

4. Il faut répondre au quatrième, que, comme le dit Aristote (Pol. I. viii, cap. 6), il faut proscrire la flûte et les instruments (2) qui ne sont qu'à l'usage des artistes, comme la cithare et ceux qui s'en rapprochent : il ne faut admettre que les instruments propres à former l'oreille et à développer l'intelligence. Car ces instruments qu'il proscrit sont plus propres à porter l'âme au plaisir qu'à former intérieurement en elles de bonnes dispositions. Mais sous l'ancienne loi on faisait usage de ces instruments, soit parce que le peuple étant plus dur et plus charnel avait besoin d'être excité par ces moyens, comme par des promesses terrestres, soit parce que ces instruments matériels étaient figuratifs.

5. Il faut répondre au cinquième, que par le chant auquel on se livre avec ardeur pour se délecter, l'esprit est empêché de considérer les choses qu'il chante. Mais si on chante par dévotion, on est au contraire plus attentif à ce que l'on dit: soit parce qu'on reste plus longtemps sur le même mot; soit parce que, comme l'observe saint Augustin (Conf. lib. x, cap. 33), il y a entre les affections variées de notre coeur et les modulations d'une voix harmonieuse je ne sais quel rapport intime qui fait que la musique excite et anime en nous tous les sentiments. Il faut raisonner de même à l'égard des auditeurs. Quoique parfois ils ne comprennent pas ce que l'on chante, ils savent néanmoins le motif pour lequel on chante; ils savent, par exemple, que c'est pour la gloire de Dieu, et il n'en faut pas davantage pour exciter leur dévotion.

(4) Un arien appelé Hilaire condamna le chant dans les églises, au rapport de saint Augustin (Retract. lib. Il, cap. 11); Paul de Samosate ne voulait pas qu'on chantât les psaumes, et Wiclef appelait des prêtres de Baal ceux qui chantaient les louanges de Dieu. Toutes ces erreurs ont été condamnées par divers décrets, et surtout par la pratique constante de l'Eglise.
(1) Saint Augustin parle en cet endroit du chant des hymnes et des psaumes que saint Ambroise introduisit dans son église d'après l'exemple des orientaux.
(2) On voit, d'après ce passage, que les instruments de musique n'étaient pas en usage dans les églises du temps de saint Thomas. Mais sa pensée n'a d'autre but que de condamner la musique profane, qui a toujours été proscrite des églises par tous les théologiens.




II-II (Drioux 1852) Qu.89 a.10