II-II (Drioux 1852) Qu.94 a.3

ARTICLE III. — l'idolâtrie est-elle le plus grave des péchés (4)?


Objections: 1. Il semble que l'idolâtrie ne soit pas le plus grave des péchés. Car ce qu'il y a de pire est opposé à ce qu'il y a de mieux, comme le dit Aristote (Eth. lib. viii, cap. 10). Or, le culte intérieur, qui consiste dans la foi, l'espé­rance et la charité, l'emporte sur le culte extérieur. Par conséquent l'infidé­lité, le désespoir, la haine de Dieu, qui sont opposés au culte intérieur, sont des péchés plus graves que l'idolâtrie, qui est opposée au culte extérieur.

2. Un péché est d'autant plus grave qu'il attaque Dieu plus directement. Or, il semble qu'on agit plus directement contre Dieu en le blasphémant ou en attaquant la foi, qu'en rendant à un autre le culte qui lui est dû; ce qui constitue l'idolâtrie. Le blasphème ou les attaques contre la foi sont donc des péchés plus graves que l'idolâtrie.

3. Il semble que les moindres maux soient punis par des maux plus grands. Or, le péché d'idolâtrie a été puni par le péché contre nature, comme le dit l'apôtre saint Paul (Rm 1). Le péché contre nature est donc plus grave que le péché d'idolâtrie.

4. Saint Augustin disait aux manichéens (Lib. contr. Faustum, lib. xx, cap. 9) : Nous ne vous appelons pas des païens, et nous ne vous considé­rons pas comme une de leurs sectes, mais nous disons que vous avez avec

(f) Ces hérétiques sont les helcésaïtes dont parle Eusèbe d'après Origène (lib. vi, cap. 51)-
(2) C'est le reproche que saint Paul adresse aussi aux philosophes anciens dans sonEpitre aux Komains (i, 48 et seq.1.
(5) Nicolaï ajoute ici quelque chose pour expli­quer la nature du respect que l'on a pour les images des saints, s'appuyant sur les décisions du septième concile oecuménique tenu contre les iconoclastes, et dont il croit que saint Thomas n'a pas connu les actes véritables. On peut consulter sur le culte des images Mamachi, Origin. et Àn- tiquit. christ. Itomoe, 1751, lib. in, cap. i et ii 5 et seq. et Ciampini, Vetera monumenta Romae, I C'JO.
(4) Saint Thomas a établi (tome iv, pag. 508) que la haine de Dieu était le plus grave des pé­chés. Il prouve ici la même chose de l'idolâtrie, parce qu'elle implique cette haine, et qu'elle y ajoute l'infidélité.

eux une certaine analogie, parce que vous adorez comme eux plusieurs dieux. Toutefois vous restez bien au-dessous d'eux car ils adorent des choses qui existent, bien qu'elles ne soient pas dignes d'être adorées comme des dieux ; tandis que vous adorez des choses qui n'existent point du tout. L'hérésie est donc une faute plus grave que l'idolâtrie.

5. A propos de ces paroles de saint Paul : Comment retournez-vous à ces observances légales si défectueuses et si impuissantes (Gal. 4, 9), saint Jé­rôme dit ( Glossa Petri Lombardi ) : que ce retour aux observances légales était un péché presque égal à l'idolâtrie â laquelle les premiers chrétiens se livraient avant leur conversion. Le péché de l'idolâtrie n'est donc pas le plus grave.

En sens contraire Mais c'est le contraire. A l'occasion du passage du Lévitique (Lv 15) où il est parlé de l'impureté de la femme qui subit une perte de sang, la glose dit : que tout péché est une souillure de l'âme, mais que l'idolâtrie est la plus grande.

CONCLUSION. — Quoique l'idolâtrie soit en elle-même le plus grand de tous les péchés, cependant, par suite des mauvaises dispositions du pécheur, un autre péché peut être plus grave que l'idolâtrie.

Réponse Il faut répondre que la gravité d'un péché peut se considérer de deux manières : 1° par rapport au péché lui-même, et en ce sens l'idolâtrie est le plus grand de tous les péchés. Car, comme dans un Etat la faute la plus grave que puisse faire un citoyen, c'est de rendre les honneurs royaux â un autre qu'au roi véritable, parce qu'il trouble, autant qu'il est en lui, l'ordre entier du royaume; de même, parmi les péchés que l'on peut l'aire contre Dieu, le plus grave consiste à offrir â la créature le culte qui n'est dû qu'au Créateur, parce qu'en diminuant par là, autant qu'il est en lui, la puissance divine, l'homme met dans le monde un autre Dieu. 2° La gravité du péché peut se considérer par rapport au pécheur. Ainsi on dit plus grave le péché de celui qui pèche sciemment que le péché de celui qui le fait par ignorance. A ce point de vue rien n'empêche que les hérétiques qui cor­rompent sciemment la foi qu'ils ont reçue ne pèchent plus grièvement que les idolâtres (1) qui péchaient sans le savoir. De même il y a aussi d'au­tres péchés qui peuvent être plus graves, parce qu'il y a dans celui qui les commet plus de mépris.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'idolâtrie présuppose l'infi­délité intérieure et qu'elle y ajoute le culte extérieur qui est illégitime. Mais si l'idolâtrie est purement extérieure et que l'infidélité intérieure n'existe pas, elle ajoute encore à son crime le péché de fausseté, comme nous l'a­vons dit (art. préc.).

2. Il faut répondre au second, que l'idolâtrie implique un grave blasphème, puisqu'elle retire à Dieu la souveraineté de sa puissance, et que par son acte elle est une attaque contre la foi.

3. Il faut répondre au troisième, que comme il est de l'essence du châtiment d'être contraire à la volonté, le péché qui sert à en punir un autre doit né­cessairement être plus manifeste, afin que par là l'homme devienne odieux aux autres et à lui-même. Mais il n'est pas nécessaire qu'il soit plus grave. Ainsi le péché contre nature est moindre que le péché de l'idolâtrie ; mais comme il est plus manifeste, il a pu être convenablement employé pour

(1) Parmi les simples qui n'ont jamais connu la vérité, la honne foi est une grande excuse Aussi saint Paul, en s'élevant contre les idolâ­tres, ne parle que de ceux qui ont connu Dieu et qui ne l'ont pas adoré [Rom. i) : Cum cognovis­sent Deum non sicut Deum glorificaverunt.
servir de châtiment à l'idolâtrie, parceque comme l'homme par l'idolâtrie trouble l'ordre du culte divin, de même par le péché contre nature il subit en lui-même une dégradation qui le couvre de confusion.

4. Il faut répondre au quatrième, que l'hérésie des manichéens (1) était dans son genre un péché plus grave que celui des autres idolâtres ; parce qu'ils dérogeaient davantage à l'honneur divin, en supposant deux dieux con­traires et en imaginant une foule d'absurdités et de fables sur la Divinité elle- même. Mais il n'en est pas de même des autres hérétiques qui ne recon­naissent et n'adorent qu'un seul Dieu.

5. Il faut répondre au cinquième, que l'observance de la loi mosaïque sous la loi de grâce n'est point du tout égale à l'idolâtrie pour le genre du pé­ché, mais elle lui est presque égale, sous un autre rapport, parce que ces deux fautes sont l'une et l'autre une espèce de superstition qui est mor­telle (2).



ARTICLE IV. — l'homme a-t-il été cause de l'idolâtrie?


Objections: 1. Il semble que la cause de l'idolâtrie ne provienne pas de l'homme. Car dans l'homme il n'y a que la nature, la vertu ou la faute. Or, l'idolâtrie ne peut venir de la nature de l'homme, parce que la raison naturelle nous dit plutôt qu'il n'y a qu'un Dieu et qu'on ne doit rendre le culte divin ni aux morts, ni aux choses inanimées. Elle ne peut venir non plus de la vertu, parce que, comme le dit l'Evangile (Mt 7,48) : Un bon arbre ne peut produire de mauvais fruits. On ne peut pas non plus l'attribuer à la faute. Car il est dit dans la Sagesse ( Sap. 14, 27 ) : Que le culte des idoles a été lui-même la cause de tout mal, qu'il en est le commencement et la fin. L'idolâtrie n'a donc pas l'homme pour auteur.

2. Les choses dont les hommes sont la cause se trouvent en eux à toutes les époques. Or, l'idolâtrie n'a pas toujours existé. Nous lisons qu'elle ne s'est établie qu'au second âge du monde. On l'attribue à Nembroth, qui for­çait ses semblables à adorer le feu, ou àNinus qui fit adorer l'image de son père Bélus. Chez les Grecs, d'après saint Isidore (.Etym. lib. viii, cap. 44), c'est Prométhée qui le premier fit avec de la terre des simulacres humains; mais les Juifs prétendent que c'est Ismael qui forma ainsi le premier des idoles. Au sixième âge l'idolâtrie disparut presque entièrement. Ce n'est donc pas à l'homme qu'il faut en rapporter la cause.

3. Saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. xxi, cap. 6) : On ne saurait pas, si les démons ne l'eussent enseigné, ce qu'ils aiment ou ce qu'ils abhor­rent, quel nom les attire ou les contraint, enfin ce qui constitue l'art de la magie et la science des magiciens. Il semble qu'on peut en dire au­tant de l'idolâtrie. Elle ne vient donc pas des hommes.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Car il est écrit au livre de la Sagesse (Sap. 14, 44) : C'est la vanité des hommes qui a introduit les idoles dans le monde.

CONCLUSION. — L'homme a pu être cause de l'idolâtrie, soit par ses affections déréglées, soit par son attachement aux choses sensibles, soit par l'ignorance, mais ce sont les démons qui ont mis le dernier sceau à cette erreur en se proposant eux- mêmes à l'adoration des hommes sous l'image des idoles et en opérant en elles des prodiges.

Réponse Il faut répondre qu'on doit distinguer deux sortes de cause de l'idolâtrie : l'une qui a été la préparation de l'erreur et l'autre sa consommation. La

(2) Elles peuvent également nuire à la religion véritable.
(I) Cette hérésie n'est pas d'ailleurs la seule qui ait ce caractère. Saint Thomas la cite seulement comme exemple.

première est venue des hommes et de trois manières. Elle a eu pour cause le dérèglement de leurs affections. Ainsi par suite de l'attachement ou du respect extrême qu'ils avaient pour un de leurs semblables, les hommes lui ont rendu les honneurs divins. L'Ecriture elle-même assigne à l'idolâtrie cette cause quand elle dit (Sap. 14, 15) : Un père affligé de la mort précipitée de son fils, fit faire l'image de celui qui lui avait été ravi, et il se mit à adorer comme Dieu celui qui, comme homme, était mort auparavant. Et plus loin elle ajoute (ibid. 21) que pour satisfaire leur affection ou pour obéir aux rois, les hommes ont donné à des pierres et à du bois un nom incommunicable, c'est-à-dire le nom de la Divinité. 2° Les hommes ont été portés à cette erreur par la passion qu'ils ont naturellement pour les tableaux ou les statues, comme le dit Aristote (poet. cap. 2). C'est pour ce motif que les hommes grossiers ont primitivement adoré comme des divinités les images de leurs sem­blables que le talent des artistes avait si vivement exprimées. C'est ce qu'exprime ainsi le livre de la Sagesse (Sap. 13, 11 et seq.) : Qu'un ouvrier habile coupe un arbre bien droit dans une forêt, et que par la science de son art il lui donne une figure et le façonne à l'image d'un homme, il lui fera ensuite des voeux dans l'intérêt de ses biens, de sa famille, d'un ma­riage qu'il a dessein de contracter. 3° La troisième raison qui a jeté les hom­mes dans cette erreur, c'est l'ignorance où ils étaient du vrai Dieu. Comme ils ne connaissaient pas ses perfections infinies, ils ont offert le culte de la Divinité à des créatures en raison de leur beauté ou de leur vertu. C'est encore ce que dit la Sagesse ( cap. xiii, 1 et seq.) : Ils n'ont point reconnu le Créateur à /« vue de ses ouvrages, mais ils se sont imaginé que le feu ou le vent, ou l'air le plus subtil, ou la multitude des étoiles, ou l'a­bîme des eaux, ou le soleil, ou la lune, étaient les dieux qui gouvernaient le monde. — La seconde cause qui a mis le sceau à l'idolâtrie et qui en a été la consommation provient des démons (1). Ils se sont eux-mêmes proposés à l'a­doration des hommes en donnant des réponses par le moyen des idoles et en opérant certaines choses qui semblaient des prodiges. C'est ce qui a fait dire au Psalmiste (Psal, 95, 5) : Tous les dieux des nations sont des démons.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les causes qui ont préparé le règne de l'idolâtrie sont, de la part de l'homme, la faiblesse de la nature, l'ignorance dans laquelle son intelligence a été plongée, ou le dérèglement de ses affections, comme nous l'avons dit (in corp. art.). Toutes ces choses appartiennent aussi au péché. Mais on dit que l'idolâtrie est la cause, le commencement et la fin de tout péché, parce qu'il n'y a pas d'espèce de péché qu'elle ne produise quelquefois; soit en y portant expressément, à titre de cause; soit en y donnant occasion comme étant le principe ou le but de tout mal. Car en l'honneur des idoles il arrivait sou­vent que l'on tuait des hommes, qu'on les mutilait et qu'on faisait une foule d'autres choses semblables. Cependant il y a des péchés qui peuvent précé­der l'idolâtrie et qui y disposent.

2. Il faut répondre au second, que dans le premier âge du monde l'idolâtrie n'exista pas (2), parce que le souvenir de la création était trop récent, et

(1) C'est ce que reconnaissent tous les Pères de l'Eglise. On peut s'en convaincre en lisant un des discours les plus éloquents de Bossuet, son premier sermon sur les démons.
(2) L'idolâtrie n'a |>»S c*'slé dès le commencement, dit le Sage (SoP- Xlv . 15) ; saint Jérôme et saint Cyrille la font remonter à M nus, vers l'an du monde 2860 ; Lactance l'attribue à Mélisse de Crète (De falsa relig. cap. 22 et 25) ; saint Justin, saint Théophile d'Antioche, Tatien, Clément d'Alexandrie, montrent que les dieux de Ja Grèce sont postérieurs à Moïse. Saint Epiphane et saint Jean Damascène la classent parmi les premières hérésies. Saint Athanase l'ait parlai-
que tous les hommes avaient encore dans l'esprit la connaissance d'un Dieu unique. Mais au sixième âge cette erreur fut dissipée par la puissance et la doctrine du Christ qui triompha du démon.

3. Il faut répondre au troisième, que ce raisonnement ne se rapporte qu'à la cause dernière qui a été la consommation même de l'idolâtrie.




QUESTION XGV.

DE LA DIVINATION.


Après avoir parlé de la superstition, nous avons à nous occuper de la divination qui est une autre espèce de superstition. — A cet égard huit questions se présentent : 1° La divination est-elle un péché? — 2° Est-elle une espèce de superstition? — 3" Des différentes espèces de divination? — 4° De la divination qui se fait par les démons. — 5" De la divination qui s'opère au moyen des astres. — 6" De la divina­tion qui a lieu par les songes. — 7° De la divination qui provient des augures et des autres observances semblables. — 8° De la divination qui est produite par les sorts.



ARTICLE I. —la divination est-elle un péché (1)?


Objections: 1. Il semble que la divination ne soit pas un péché. Car le mot divina­tion indique quelque chose de divin. Or, les choses divines appartiennent plutôt à la sainteté qu'au péché. Il semble donc que la divination ne soit pas un péché.

2. Saint Augustin dit (De lib. arb. lib. i, cap. 1) : Qui oserait prétendre que la science est un mal. Et plus loin il ajoute : Je ne dirai jamais que l'intelligence d'une chose puisse être mauvaise. Or, il y a des arts qui appartiennent à la divination, comme le fait voir Aristote (Lib. de memoria, cap. 2). Ainsi il semble que la divination se rapporte à une certaine intel­ligence de la vérité, et que par conséquent elle ne soit pas un péché.

3. L'inclination naturelle ne nous porte pas vers le mal, parce que la na­ture n'a de penchant que pour ce qui lui ressemble. Or, les hommes sont naturellement enclins à connaître à l'avance les événements futurs, ce qui est l'objet de la divination. La divination n'est donc pas un péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est écrit (Dt 18,11) : Que personne ne consulte les pythonisses ni les devins. Et nous lisons dans le droit (Decret. xxvi, quest. v) : Que ceux qui recherchent les devins soient soumis à une péni­tence durant cinq années suivant les degrés préétablis par les canons.

CONCLUSION. — La divination est un péché par lequel la créature usurpe la connaissance et la prédiction des choses futures qui, comme telles, sont exclusivement du domaine de Dieu.

Réponse Il faut répondre que sous le nom de divination on entend la prédiction des choses futures. Or, on peut connaître à l'avance les choses futures de deux manières. On peut les connaître dans leurs causes, puis en elles- mêmes. Or, les causes des événements futurs sont de trois sortes. 1° Il y en a qui produisent toujours et nécessairement leurs effets. Dans ce cas les effets peuvent être connus et annoncés avec certitude à t'avance d'après l'observation même de leurs causes. C'est ainsi que les astronomes prédisent les éclipses qui doivent arriver. 2° 11 y a des causes qui ne produisent pas tou­jours et nécessairement leurs effets, mais qui les produisent le plus souvent et qui manquent rarement. Les effets qui résultent de ces causes ne peuvent pas être annoncés à l'avance avec certitude, mais seulement par conjec­ture. C'est ainsi que les astronomes à la vue des étoiles peuvent prédire la pluie et la sécheresse, et que les médecins pressentent la guérison ou la mort de leurs malades. 3° Il y a des causes qui considérées en elles-mêmes peuvent également se porter vers des objets contraires. Il semble qu'il en soit ainsi surtout des puissances rationnelles qui, d'après Aristote (Met. lib. iii, text. 3 et 48), se rapportent à des objets opposés. Ces effets, comme tous ceux qui résultent rarement et par hasard de causes naturelles, ne peuvent être connus à l'avance d'après l'étude de leurs causes, parce que les causes qui les produisent n'y sont pas portées nécessairement. C'est pourquoi ces effets ne peuvent être connus à l'avance qu'autant qu'on les considère en eux-mêmes. Mais les hommes ne peuvent les considérer ainsi qu'autant qu'ils sont présents -, comme quand on voit Socrate courir ou se promener. Il n'y a que Dieu qui puisse les considérer en eux-mêmes, avant qu'ils existent, parce qu'il n'y a que lui qui voie dans son éternité les choses futures, comme si elles étaient présentes, ainsi que nous l'avons vu (part. I, quest. xiv, art. 13, et quest. lvii, art. 3, et quest. lxxxvi, art. 4). C'est ce qui fait dire au prophète (Is. xli, 23) -.Annoncez-nous ce qui doit arriver à l'a­venir et nous saurons que vous êtes des dieux. Ainsi donc quand quelqu'un a la présomption de connaître et d'annoncer à l'avance d'une manière quel­conque ce qui doit arriver, sans que Dieu le lui révèle, il usurpe manifes­tement ce qui n'appartient qu'à Dieu, et c'est pour ce motif qu'on lui donne le nom de devin (divinus). Aussi saint Isidore dit (Lib. de Etym. lib. viii. cap. 9), qu'on les appelle devins (divini), comme s'ils étaient remplis de la Divinité. Car, ajoute-t-il, ils feignent ce rôle et cherchent parleur astuce à tromper les hommes, en conjecturant l'avenir. En conséquence, il n'y a pas divination quand quelqu'un annonce à l'avance des choses qui arrivent né­cessairement ou qui arrivent le plus souvent, et dont la raison humaine peut avoir préalablement connaissance ; elle n'existe pas non plus quand on connaît des futurs contingents d'après la révélation de Dieu (J). Car alors ce n'est pas l'homme qui les devine lui-même et qui fait un acte divin, mais il reçoit plutôt la lumière qui est en Dieu. On ne fait acte de divination qu'autant qu'on usurpe d'une manière illégitime la prédiction des événe­ments futurs. Et comme il est constant que cet acte est un péché, on en doit conclure que la divination est toujours une faute. C'est pourquoi saint Jérôme dans son commentaire sur le prophète Michée (Mi 3) dit que la divination se prend toujours en mauvaise part.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que par divination on n'entend pas la participation régulière que Dieu peut nous accorder de la lumière qu'il y a en lui, mais l'usurpation illégitime d'un de ses attributs, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que pour connaître à l'avance les événements futurs qui arrivent nécessairement ou le plus souvent il y a des sciences ou des arts qui n'appartiennent nullement à la divination, mais qu'il n'y a point d'arts ou de sciences véritables qui puissent nous faire ainsi connaître les autres événements futurs, que ce sont des sciences vaines et trompeuses (2) introduites par les démons pour se jouer des


3. Il faut répondre au troisième, que l'homme est naturellement porté à connaître les choses futures selon le mode qui convient à sa nature, mais non selon le mode illégitime de la divination.



tement ressortir la discordance et les contradictions qu'il y avait entre les religions des divers peuples (Contra gentes).

(I) La divination est condamnée dans une multitude d'endroits de nos livres saints (Voyez Dt 18, Si 35, Is 44). Thiers, dans son Traité des superstitions, a recueilli les anathèmes portés par l'Eglise et ses conciles contre cette superstition (Voyez son ouvrage, lib. hi, cap. 1).

(2) Ce sont ces sciences qu'on désigne en géné­ral sous le nom de sciences occultes.
(D) Dieu donne quelquefois ces lumières à ses serviteurs, et c'est ce que saint Paul désigne par l'esprit de prophétie : Alii per spiritum datur prophetia (1Co 12).
hommes, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. xxi, cap. 6 et 7).


ARTICLE II. — la divination est-elle une espèce de superstition?


Objections: 1. Il semble que la divination ne soit pas une espèce de superstition. Car la même chose ne peut être une espèce de divers genres. Or, la divination semble être une espèce de curiosité, comme le dit saint Augustin (De vera relig. cap. 38). Il semble donc qu'elle ne soit pas une espèce de superstition.

2. Comme la religion est un culte légitime, de même la superstition est un culte illégitime. Or, la divination ne semble pas se rapporter au culte illégitime. Elle ne se rapporte donc pas à la superstition.

3. La superstition est opposée à la religion. Or, dans la vraie religion, il n'y a rien qui soit opposé à la divination comme son contraire. La divi­nation n'est donc pas une espèce de superstition.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Origène dit (Hom. xvi in Numer.): Il y a dans la prescience de l'avenir une opération des démons, que ceux qui se livrent à eux réduisent à une sorte d'art et qu'ils exercent tantôt au moyen des sorts, tantôt par les augures, tantôt d'après la contemplation des ombres. Je ne doute nullement que toutes ces choses ne se fassent par l'opération des démons. Or, d'après saint Augustin (De doct. christ, lib. ii, cap. 23) : Tout ce qui procède du commerce des démons et des hommes est superstitieux. La divination est donc une espèce de superstition.

CONCLUSION. —La divination appartient à la superstition, si on la considère dans son mode d'opération ; mais si on la regarde relativement à la fin que le devin se propose, elle se rapporte à la curiosité, comme à son genre.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. xcn, art. 1, et quest. xciv, art. 1), la superstition implique le culte illégitime de la Divinité. Or, une chose peut appartenir au culte de Dieu de deux manières : 1° quand on l'offre à Dieu, comme le sacrifice, l'oblation, etc. -, 2° quand on emploie quelque chose de divin ou qu'on y a recours, comme dans le serment (quest. lxxxix, art. 5 ad 2). Par conséquent il y a superstition non-seule­ment quand on offre un sacrifice aux démons et qu'on tombe dans l'ido­lâtrie, mais encore quand on implore leur secours pour faire ou pour con­naître quelque chose. Or, toute divination provient de l'opération des démons, soit qu'on les invoque expressément pour connaître d'eux l'avenir, soit qu'ils s'ingèrent d'eux-mêmes dans de vaines recherches à l'égard des choses futures pour impliquer les hommes dans toutes ces tentatives stéri­les (1). C'est de cette frivolité d'efforts que lePsalmiste a parlé, quand il a dit que l'homme qui a mis sa confiance dans le Seigneur n'a point arrêté ses re­gards sur des choses vaines et sur de folles extravagances (Ps. xxxix, 5). On se livre à l'égard de l'avenir à de vaines recherches toutes les fois qu'on es­saye de le connaître, sans être en mesure d'y parvenir. Il est donc manifeste que la divination est une espèce de superstition.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la divination, considérée rela­tivement à sa fin qui est la connaissance des choses futures, est en effet une sorte de curiosité, mais elle est une espèce de superstition, si on l'envisage dans son mode d'opération.

2. Il faut répondre au second, que la divination fait partie du culte des démons, en ce sens qu'on l'exerce d'après un pacte tacite ou exprès que l'on a fait avec eux.

3. Il faut répondre au troisième, que, sous la loi nouvelle, l'esprit de l'homme est délivré de la sollicitude des choses temporelles. C'est pourquoi nous n'avons rien que nous puissions consulter pour connaître à l'avance ces sortes d'évé­nements. Mais sous l'ancienne loi, qui renfermait des promesses temporelles, on consultait à l'égard des événements futurs qui intéressaient la religion. C'estce qui fait dire àlsaïe (Is. viii, 19): Lorsqu'ils vous auront pressés par vos ennemis et qu'ils vous diront : Consultez les magiciens et les devins qui mur­murent en secret dans leurs enchantements j répondez-leur : Chaq ue peu­ple ne consulte-t-il pas son Dieu 1 et va-t-on parler aux morts de ce qui regarde les vivants? Cependant sous le Nouveau Testament, il y a eu des pro­phètes qui avaient l'esprit de prophétie et qui ont fait beaucoup de prédic­tions sur les événements à venir (1).



ARTICLE III — y a-t-il plusieurs espèces de divination (2) ?


Objections: 1. Il semble qu'il n'y ait pas lieu de distinguer plusieurs espèces de divination. Car là où il n'y a qu'une seule raison formelle de pécher, il ne paraît pas qu'il puisse y avoir plusieurs espèces de fautes. Or, dans toute divination il n'y a qu'une seule raison formelle; car on pèche toujours, parce qu'on a recours à un pacte fait avec le démon pour connaître l'a­venir. Il n'y a donc pas plusieurs espèces de divination.

2. Les actes humains tirent leur espèce de leur fin, comme nous l'avons dit (la 2", quest. ii, art. 3, et quest. xviii, art. 6). Or, toute divination se rapporte à une seule et même fin, qui est la prédiction de l'avenir. Toute divination est donc de la môme espèce.

3. Les signes ne changent pas l'espèce du péché. Ainsi, qu'on nuise à la réputation de quelqu'un par des paroles, des écrits ou des gestes, c'est toujours la même espèce de péché. Or, les divinations ne paraissent différer entre elles que selon les divers signes que l'on emploie pour arriver à la con­naissance de l'avenir. Il n'y a donc pas différentes espèces de divination.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Car saint Isidore (Lib. de Etym. lib. viii, cap. 9) énumère différentes espèces de divination.

CONCLUSION. — It est certain qu'il y a trois genres de divination qui compren­nent différentes espaces; le premier est l'invocation expresse ou manifeste des démons, et il appartient aux nécromanciens; le second se prend de la disposition et du mouve­ment d'un objet étranger, et il regarde les augures; le troisième se rapporte aux sorts.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), pour connaîtrel'a- venir, toute divination sesertdu conseil ou dusecoursdesdémons. On implore ce secours expressément, oubienledémons'ingèredelui-mêmed' une manière occulte, en dehors de l'intention même du devin, à prédire des choses futures que les hommes ignorent, mais qu'il sait par les moyens que nous avons indi­qués (part. 1, quest. lvii, art. 3). Quand on invoque expressément les démons, ils ont coutume d'annoncer l'avenir de plusieurs manières. Quelquefois ils usent de prestiges pour se faire voir et pour se faire entendre. On donne à cette espèce le nom de prestige, parce que les regards des hommes sont éblouis, fascinés. D'autres fois ils ont recours aux songes, et c'est ce

(1) Il est dit de Philippe qu'il avait quatre filles vierges qui prophétisaient (Act. xxi, 9). Au même livre on parie aussi du prophète Aga­bus xx, 28). L'hisíoire ecclésiastique nous montre aussi 1 esprit de prophétie dans une multitude de sainís.
(2) On ne peut énumérer toutes les différentes espèces de divination ; car elles sont innombra­bles. Saint Thomas indique ici les trois genres auxquels elles se rapportent toutes, et il donne les principales espèces comprises sous chaque genre, sans que son énumération soit complète.
qu'on appelle la divination par les songes. Il leur arrive aussi de prendre la forme ou le langage des mopês. Cette espèce porte le nom de nécromancie, de deux mots grecs, comme l'explique saint Isidore : vcxsiv qui signifie mort, etp.avTEÍa qui veut dire divination; parce qu'en employant du sang avec certains enchantements, les morts paraissent ressuscités et répondre aux questions qu'on leur adresse. Dans d'autres circonstances ils prédisent l'avenir au moyen d'hommes vivants, comme on le voit dans les possédés. C'est la divination pythonique, ainsi appelée d'après saint Isidore (lue. cit.), d'Apollon Pythien, qui passait pour l'auteur de cette sorte de divination. Entin ils prédisent l'avenir par des figures ou des signes qui se manifestent dans des choses inanimées. Si ces signes se montrent dans un corps terres­tre, comme le bois, le fer ou une pierre polie, cette espèce de divination prend le nom de géomancie (1) ; si c'est dans l'eau, on l'appelle hydromancie ; si c'est dans l'air, aéromancie; si c'est dans le feu, pyromancie ; si c'est dans les en­trailles d'animaux immolés sur les autels des démons, on la désigne sous le nom d'aruspice. — La divination qui a lieu sans l'invocation expresse des démons, se divise en deux genres. Au premier de ces genres se rapporte la divination qui a pourobjet de connaître l'avenir d'après la disposition de cer­taines choses. Ainsi,quand on s'efforce de connaître l'avenir d'après la situa­tion et le mouvement des étoiles, ce qui appartient aux astrologues qu'on appelle aussi généthliaques (2), parce qu'ils observent le jour delà naissance des individus. Si l'on observe les mouvements ou les eris des oiseaux ou de tout autre animal, la manière dont unhommeéternueoule mouvement des membres, pour en tirer quelques pronostics, cette espèce de divination appartient généralement aux augures, qui sont ainsi nommés du gazouille­ment des oiseaux (garritu), comme les auspices doivent leur nom à leur inspection (3) (auspicari). Le premier de ces arts se rapporte aux oreilles, le second aux yeux ; car ce sont les deux parties principales qu'on ait l'ha­bitude d'examiner dans les oiseaux. Mais si l'on porte son observation sur des paroles qu'un homme a prononcées sans intention et qu'on les inter­prète conformément à l'avenir que l'on veut connaître, c'est alors ce qu'on appelle un présage (omen). Ainsi Valere Maxime dit (lib. i, cap. 5) : qu'en tout la religion intervient de quelque manière, parce qu'on croit que les événements ne sont pas le fait du hasard, mais qu'ils dépendent tous de la providence divine : c'est ce qui fait que pendant que les Romains délibé­raient s'ils iraient dans un autre lieu, un centurion s'étant alors écrié par hasard : Porte-drapeau, plante là ton étendard, nous y serons très-bien, tout le monde prit cette parole pour un présage, et on abandonna le projet d'aller plus loin. Quand on examine les dispositions des ligures que cer­tains corps présentent à la vue, c'est encore une autre espèce de divination. On lui donne le nom d q chiromancie, c'est-à-dire divination de la main (car le mot grec signifie main), quand on regarde les linéamentsde la main. Si on étudie les signes qui paraissent sur la patte d'un animal, c'est la spatu- lamancie. — Le second genre de divination qui ait lieu sans l'invocation expresse des démons, est celui qui a pour objet l'observation de ce qui résulte de certaines choses que les hommes font sérieusement pour décou­vrir l'avenir. Telle est la géomancie, qui consiste à tracer sur le papier des
(1) On rapporte à la géomancie les oracles que le démon c n n té rendait an moyen des idoles.
(2) Ce sont les donneurs d lioioscopes.
teurs sont fort peu d'accord. On peut voir 'eurs divers sentiments dans le Traité des supersti­tions de I liiers (tom. i, pag. <94-193 . Cicéi on se moque tout particulièrement des augures dans son Traité de la divinution.
(5) L'explication de ces deux mots est em­pruntée y saint Isidore. Mais, à cet égard, les au­
lignes de points formées au hasard. Ou bien on considère les figures for­mées par du plomb fondu qu'on a jeté dans l'eau ; ou bien on s'en rapporte à des morceaux de papier écrits ou non écrits qu'on dépose dans une urne et qu'on en retire ensuite à l'aventure -, ou bien de deux pailles inégales, on tire la plus petite ou la plus grande; ou l'on jette des dés pour savoir quel est celui qui ramènera le plus de points ; ou enfin on ouvre un livre pour en lire un passage. Toutes ces choses sont comprises sous le nom général de sorts. D'où il résulte évidemment qu'il y a trois genres de divination, dont le premier a lieu par l'invocation expresse des démons et qui appartient aux nécromanciens ; le second se fait par le seul examen des dispositions ou des mouvements d'une chose étrangère, ce qui appartient aux augures ; le troisième enfin existe quand nous faisons quelque chose pour découvrir ce qui nous est caché, ce qui se rapporte aux sorts. Sous chacun de ces genres sont renfermées une foule d'espèces, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (in corp. art.).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il y a dans toutes les circons­tances que nous avons énumérées la même raison générale de pécher, mais non la même raison spéciale (1). Car c'est une faute beaucoup plus grave d'invoquer les démons que de faire des choses qui les portent à intervenir pour nous faire connaître ce que nous désirons.

2. Il faut répondre au second, que la connaissance des choses futures ou secrètes est la fin dernière d'où se tire la raison générale delà divination. Mais on distingue les diverses espèces de divination selon la diversité de leurs objets propres ou de leur matière, c'est-à-dire, selon qu'on considère dans des choses différentes la connaissance des choses occultes.

3. Il faut répondre au troisième, que les choses que les devins observent ne sont pas considérées par eux comme des signes au moyen desquels ils expriment ce qu'ils savent déjà, ainsi qu'il arrive dans une démonstration; mais ils les observent comme les principes des connaissances qu'ils veu­lent acquérir. Or, il est évident que la diversité des principes change l'es­pèce, môme dans les sciences démonstratives.




II-II (Drioux 1852) Qu.94 a.3