II-II (Drioux 1852) Qu.107 a.2

ARTICLE II. — l'ingratitude est-elle un péché spécial ?


Objections: 1. Il semble que l'ingratitude ne soit pas un péché spécial. Car celui qui pèche agit contre Dieu qui est le bienfaiteur souverain ; ce qui est une ingratitude. L'ingratitude n'est donc pas un péché spécial.

2. Aucun péché spécial n'est compris sous divers genres de péchés. Or, on peut être ingrat par des péchés de divers genres ; par exemple, si on fait une détraction contre son bienfaiteur, si on le vole, ou qu'on commette toute autre action contre lui. L'ingratitude n'est donc pas un péché spécial.

3. Sénèque dit (De benef. lib. m, cap. 1) : C'est un ingrat celui qui dissimule le bienfait qu'il a reçu ; il est aussi un ingrat celui qui ne le rend pas; mais le plus ingrat de tous, c'est celui qui l'oublie. Or, ces actes ne paraissent pas appartenir à une seule et même espèce de péché. L'ingratitude n'est donc pas un péché spécial.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'ingratitude est opposée à la reconnaissance qui est une vertu spéciale. Elle est donc un péché particulier.

CONCLUSION. — Comme la reconnaissance est une vertu spéciale à laquelle l'ingratitude est opposée; de même l'ingratitude est un péché particulier dans lequel on distingue divers modes ou divers degrés.

Réponse Il faut répondre que tout vice tire son nom du défaut d'une vertu ; parce que c'est le vice qui lui est le plus opposé. Ainsi l'illibéralité est plus opposée à la libéralité que la prodigalité. Or, un vice peut être opposé à la vertu de la reconnaissance par excès; par exemple, si on récompense un bienfait, lorsqu'on ne le doit pas, ou plus tôt qu'on ne le doit, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. cvi, art. 4). Mais le vice qui pèche par défaut est plus opposé à la reconnaissance, parce que cette vertu, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 4), tend à dépasser le bienfait reçu. C'est pourquoi l'ingratitude proprement dite tire son nom du défaut de reconnaissance. Tout défaut ou toute privation se spécifie d'après l'habitude opposée. Car la cécité et la surdité diffèrent selon la différence qu'il y a entre la vue et l'ouïe. Par conséquent, comme la reconnaissance est une vertu spéciale, de même l'ingratitude est un péché spécial aussi (1). — Cependant il a divers degrés selon l'ordre des choses que la gratitude exige. La première de ces choses, c'est que l'homme reconnaisse le bienfait qu'il a reçu ; la seconde, c'est qu'il le loue et en rende grâces ; la troisième, c'est qu'il le rende dans le temps et le lieu convenable selon ses moyens. Mais, parce que ce qui tient le dernier rang dans l'exécution occupe le premier dans la pensée, il s'ensuit que le premier degré de l'ingratitude c'est que l'homme ne rende pas le bienfait qu'il a reçu; le second, c'est qu'il le dissimule, en ne montrant pas qu'il l'a reçu; le troisième, qui est le plus grave, c'est qu'il ne le reconnaisse pus, soit par oubli, soit de quelque autre manière (2). Et comme dans une affirmation on comprend la négation opposée, il s'ensuit qu'il appartient au premier degré d'ingratitude de rendre le mal pour le bien ; au second de blâmer le bienfait qu'on a reçu ; au troisième de le présenter comme un mal.

Solutions: 1. Il faut répondre au 'premier argument, que dans tout péché il y a l'ingratitude matérielle envers Dieu (3), en ce sens que l'homme fait une chose qui peut se rapporter à l'ingratitude ; mais l'ingratitude n'existe formellement que quand on méprise actuellement un bienfait ; et c'est ce qui en fait un péché spécial.

2. Il faut répondre au second, que rien n'empêche que la raison formelle d'un péché spécial ne se trouve matériellement dans plusieurs genres de péchés; et c'est ainsi que l'ingratitude se rencontre dans des fautes d'une foule de genres.

3. Il faut répondre au troisième, que ces trois choses ne sont pas des espèces diverses, mais divers degrés d'un même péché spécial.

(1) On distingue deux sortes d'ingratitude : l'une privative, qui consiste à omettre ce que la reconnaissance exige, et l'autre contraire, qui fait ce qui répugne à cette vertu.
(2) Ces trois degrés sont ceux de l'ingratitude privative ; les trois autres qui suivent se rapportent à l'ingratitude contraire.
(3) L'ingratitude est matérielle quand on pèche contre un bienfaiteur, sans avoir de mépris pour son bienfait; elle est au contraire formelle quand c'est le bienfait ou le bienfaiteur considéré comme tel qu'on méprise.



ARTICLE III. — l'ingratitude est-elle toujours un péché mortel?


Objections: 1. Il semble que l'ingratitude soit toujours un péché mortel. Car on doit être reconnaissant, surtout envers Dieu. Or, en péchant véniellement, on n'est pas ingrat envers lui ; autrement tous les hommes seraient des ingrats. Aucune ingratitude n'est donc un péché véniel.

2. Un péché est mortel par là même qu'il est contraire à la charité, comme nous l'avons dit (quest. xxiv, art. 42). Or, l'ingratitude est contraire à la charité, d'où provient le devoir de la reconnaissance, ainsi que nous l'avons dit (quest. préc. art. 4 ad 3, et art. 6 ad 2). L'ingratitude est donc toujours un péché mortel.

3. Sénèque dit (De benef. lib. ii, cap. 10) : Telle est la loi qui doit régner entre le bienfaiteur et l'obligé; c'est que le premier doit oublier immédiatement ce qu'il a donné, tandis que l'autre ne doit jamais oublier ce qu'il a reçu. Or, il semble que le bienfaiteur doive oublier son bienfait, afin d'ignorer la faute de celui qui l'a reçu, s'il vient à être ingrat ; ce qui ne serait pas nécessaire si l'ingratitude était un péché léger. Elle est donc toujours un péché mortel.

En sens contraire Mais c'est le contraire. On ne doit donner à personne le moyen de pécher mortellement. Or, comme le dit Sénèque (ibid. cap. 9), quelquefois on doit user de supercherie envers celui qu'on secourt, afin qu'il reçoive l'aide qu'on lui destine sans qu'il sache d'où il vient; ce qui paraît fournir une occasion d'ingratitude à celui qui reçoit. L'ingratitude n'est donc pas toujours un péché mortel.

CONCLUSION. — L'ingratitude, selon la diversité des circonstances, est tantôt un péché mortel et tantôt un péché véniel.

Réponse Il faut répondre que, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. préc.), on peut être ingrat de deux manières : 1° par la seule omission; par exemple, parce qu'on ne reconnaît pas le bienfait qu'on a reçu, ou qu'on ne le loue pas, ou qu'on ne le paye pas de retour : cette ingratitude n'est pas toujours un péché mortel. Car, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 6), le devoir de la reconnaissance exige que l'homme donne avec générosité ce qu'il n'est pas tenu de donner. C'est pourquoi, s'il omet de le faire, il ne pèche pas mortellement. Il fait cependant un péché véniel, parce que cette omission provient d'une négligence ou d'une disposition peu heureuse pour la vertu. Toutefois il peut se faire que cette ingratitude soit un péché mortel, soit à cause du mépris intérieur, soit à cause de la condition de celui que nous privons d'un secours qui lui est dû absolument ou dans un cas de nécessité (1). 2° On dit qu'un homme est ingrat, non-seulement parce qu'il omet de remplir le devoir de la reconnaissance, mais encore parce qu'il fait le contraire. Cette espèce d'ingratitude est tantôt un péché mortel, tantôt un péché véniel, selon la nature de l'acte que l'on fait (2). Mais il est à remarquer que l'ingratitude qui provient du péché mortel est parfaite dans son essence (3), tandis que celle qui provient du péché véniel est imparfaite.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que par le péché véniel on n'est pas ingrat envers Dieu, selon la raison ou l'essence parfaite de l'ingratitude; il y a seulement en cela quelque chose d'ingrat, dans le sens que le péché véniel détruit un acte de vertu, par lequel l'homme obéit à Dieu.

2. Il faut répondre au second, que l'ingratitude qui accompagne le péché véniel n'est pas contraire à la charité; mais elle est en dehors d'elle, parce qu'elle ne détruit pas l'habitude de la charité, mais elle exclut un de ses actes (4).

(1) Ainsi l'ingratitude privative est un péché mortel quand il y a mépris formel du bienfaiteur, et que le bienfait qu'on a reçu est notable. Il y aurait aussi péché mortel, si l'on prévoyait que le bienfaiteur sera gravement blessé de ce manque de reconnaissance, ou s'il se trouvait dans le besoin et qu'on le délaissât.
(2) Il y a péché mortel si l'on fait un mal notable à celui dont on a reçu du bien ; le péché n'est que véniel, si on lui fait un tort léger.
(3) Il faut que le mépris du bienfaiteur soit pleinement volontaire.
(4) Elle empêche l'homme de faire pour le moment un acte de vertu par lequel il obéirait à Dieu.

3. Il faut répondre au troisième, que Sénèque dit (De benef. lib. vu, cap. 22) : qu'il se trompe celui qui pense qu'en disant à celui qui a accordé un bienfait de l'oublier, nous l'obligeons à perdre le souvenir de la bonne action qu'il a faite. Par conséquent, quand nous lui disons qu'il ne doit pas s'en souvenir, nous voulons faire entendre par là qu'il ne doit pas le publier, ni s'en vanter.

4. Il faut répondre au quatrième, que celui qui ignore un bienfait n'est pas un ingrat s'il ne le récompense pas, pourvu qu'il soit disposé à le récompenser, s'il le connaissait. Mais il est bon quelquefois que celui à qui l'on vient en aide ne connaisse pas son bienfaiteur : soit pour éviter la vaine gloire - c'est ainsi que saint Nicolas (1) jetait de l'or dans une maison furtivement pour échapper aux louanges des hommes -, soit parce que le bienfait n'en a que plus de prix, puisqu'on épargne à celui qui le reçoit la honte de son indigence.

(I) Ce fait est rapporté dans la légende de saint Nicolas (lirev. rom. G décembre).



ARTICLE IV. — doit-on priver les ingrats de tout bienfait?


Objections: 1. Il semble qu'on ne doive pas priver les ingrats des bienfaits qu'ils ont reçus. Car il est dit (Sg 16,29) : L'espérance de l'ingrat se fondra comme la glace de l'hiver. Or, son espérance ne serait pas vaine, si on ne devait pas lui enlever son bienfait. On doit donc le faire.

2. Personne ne doit fournir à un autre une occasion de pécher. Or, l'ingrat qui reçoit un bienfait en prend occasion de commettre une ingratitude. On ne doit donc pas lui en accorder.

3. On est puni par où l'on pèche, dit la Sagesse (Sg 11,17). Or, celui qui n'a pas de reconnaissance pour un bienfait qu'il a reçu, pèche contre le bienfait. Il doit donc en être privé.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Évangile dit (Lc 6,35) : que Dieu répand ses faveurs sur les ingrats et sur les méchants. Or, nous devons l'imiter, nous qui sommes ses enfants, comme on le voit (ibid.). Nous ne devons donc pas retirer aux ingrats nos bienfaits.

CONCLUSION. — Quoiqu'on doive retirer aux ingrats la faveur des bienfaits et que leur ingratitude le mérite, cependant il est plus convenable de leur faire quelque bien, jusqu'à ce qu'ils se corrigent d'une certaine manière de ce vice.

Réponse Il faut répondre qu'à l'égard de l'ingrat il y a deux choses à considérer. 1° Le châtiment qu'il mérite. A cet égard, il est sûr qu'il mérite d'être privé de tout bienfait. 2° Il faut examiner ce qu'il faut que le bienfaiteur fasse. D'abord il ne doit pas facilement juger qu'il y a ingratitude, parce que souvent, selon la remarque de Sénèque (De benef. lib. iii, cap. 7), celui qui n'a pas payé de retour est reconnaissant : s'il n'a rien rendu, c'est qu'il n'a pas eu le moyen de le faire ou qu'il n'en a pas trouvé l'occasion. Ensuite il doit tendre à faire d'un ingrat un homme reconnaissant. S'il ne peut pas y parvenir par un premier bienfait, il y parviendra peut-être par un second. Mais si, par ses bienfaits multipliés, il augmente l'ingratitude de celui qui les reçoit, et qu'il le rende pire, il doit cesser de lui faire du bien.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce passage exprime la peine que l'ingrat mérite.

2. Il faut répondre au second, que celui qui rend un service à un ingrat ne lui fournit pas l'occasion de pécher, mais plutôt de témoigner sa reconnaissance et son amour. Si celui qui reçoit le bienfait en prend occasion d'être ingrat, cette faute n'est pas imputable à son bienfaiteur.

3. Il faut répondre au troisième, que le bienfaiteur ne doit pas immédiatement punir l'ingratitude de celui qui se rend coupable de cette faute; mais il doit auparavant remplir l'office d'un bon médecin, et chercher à le guérir de ce vice par des bienfaits multipliés.



question CVIII.


DE LA VENGEANCE.


Après avoir parlé de l'ingratitude, nous avons à nous occuper de la vengeance. — A cet égard il y a quatre questions à traiter : 1° La vengeance est-elle permise? — 2° Est-elle une vertu spéciale ? — 3° De la manière dont on doit se venger. — 4° Contre qui la vengeance doit-elle être exercée?



ARTICLE I. — la vengeance est-elle licite (1)?


Objections: 1. Il semble que la vengeance ne soit pas licite. Car quiconque usurpe ce qui est à Dieu pèche. Or, la vengeance appartient à Dieu. Car il est dit (Dt 32,35) : La vengeance m'appartient ; je rendrai à chacun ce qui lui est dû. Toute vengeance est donc illicite.

2. Celui dont on tire vengeance n'est pas toléré. Or, on doit tolérer les méchants. Car, à l'occasion de ces paroles (Ct 2) : Sicut lilium inter spinas, la glose dit (Greg. xxxviii, in Evang.) : qu'il n'a pas été bon, celui qui n'a pas pu tolérer les méchants. On ne doit donc pas tirer vengeance des méchants.

3. La vengeance s'exerce par les châtiments qui produisent la crainte servile. Or, la loi nouvelle n'est pas une loi de crainte, mais d'amour, comme le dit saint Augustin contre Adamantius (cap. 47). Par conséquent, sous la nouvelle alliance, on ne doit jamais se venger.

4. On dit qu'on se venge quand on réprime les injures qu'on reçoit. Or, il semble qu'il ne soit pas permis à un juge de punir ceux qui le blessent dans ses droits. Car saint Chrysostome dit (Hom. v, in op. imperf. Matth.) : Apprenons, par l'exemple du Christ, à supporter avec beaucoup de grandeur d'âme les injures que nous recevons, mais à ne pas pouvoir entendre prononcer une injure contre Dieu. La vengeance paraît donc être illicite.

5. Le péché de la multitude nuit plus que le péché d'un seul. Car le Sage dit (Si 26,5) : Mon coeur a appréhendé trois choses : la haine injuste de toute une ville, la sédition du peuple et la calomnie inventée par le mensonge. Or, on ne doit pas tirer vengeance du péché de la multitude; car, à l'occasion de ces paroles (Mt 13) : Sinite utraque crescere, la glose dit (Lyrket interl.) qu'on ne doit pas excommunier la multitude, ni le prince. Une autre vengeance n'est donc pas non plus permise.

En sens contraire Mais c'est le contraire. On ne doit attendre de Dieu que ce qui est bon et licite. Or, on doit attendre de Dieu la vengeance des ennemis. Car il est dit (Lc 18,7) : Dieu ne vengera-t-il pas ses élus, qui crient vers lui jour et nuit? La vengeance n'est donc pas par elle-même mauvaise et illicite.

CONCLUSION. — La vengeance qui vient d'une certaine aigreur de l'esprit contre le pécheur est illicite, mais il n'en est pas de même si elle provient de la charité.

Réponse Il faut répondre que la vengeance s'exerce au moyen du châtiment que l'on inflige au pécheur. On doit donc considérer dans la vengeance les dispositions de celui qui en est l'auteur; car si son intention a principalement pour but le mal de celui dont il se venge, et qu'elle s'y arrête, c'est une chose absolument illicite. Car il n'appartient qu'à la haine de se délecter du mal des autres, et la haine est contraire à la charité, qui nous oblige à aimer tous les hommes. Or, un individu n'est pas autorisé à vouloir du mal à quelqu'un parce que cette personne lui en a fait injustement, comme il ne nous est pas non plus permis de haïr celui qui nous hait; car l'homme ne doit pas pécher contre un autre, parce que ce dernier a péché auparavant contre lui-même. Dans ce cas on est vaincu par le mal, et c'est ce que défend l'Apôtre quand il dit (Rm 12,21) : Ne vous laissez- point vaincre par le mal, mais travaillez à vaincre le mal par le bien. Mais si celui qui se venge a principalement pour but un des biens que l'on obtient en punissant les coupables (comme l'amélioration du pécheur ou au moins sa compression, la tranquillité des autres, le maintien de la justice et la gloire de Dieu), la vengeance peut être permise, pourvu qu'on l'exerce avec toutes les circonstances requises (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que celui qui se venge des méchants selon le degré de pouvoir que sa position lui confère, n'usurpe pas ce qui appartient à Dieu, mais il use de la puissance que la Divinité lui a donnée. Car saint Paul dit des princes de la terre (Rm 13,4) : qu'ils sont les ministres de Dieu pour exécuter sa vengeance, en punissant celui qui fait de mauvaises actions. Mais si, dans l'exercice de sa vengeance, il outrepasse les limites de son autorité, il usurpe ce qui appartient à Dieu, et c'est pour cela qu'il pèche.

2. Il faut répondre au second, que les méchants sont tolérés par les bons, en ce sens que ceux-ci supportent patiemment, comme il faut, les injures personnelles qu'ils en reçoivent ; mais ils ne les tolèrent pas au point de les laisser injurier Dieu et le prochain (2). Car saint Jean Chrysostome dit (loc. cit. in arg. 5) qu'il est louable de se montrer patient à l'égard des injures qu'on a reçues, mais que fermer les yeux sur les injures faites à Dieu, c'est un excès d'impiété.

3. Il faut répondre au troisième, que la loi de l'Evangile est une loi d'amour, et c'est pour ce motif qu'on ne doit pas effrayer par des châtiments ceux qui font le bien par amour, et qui sont, à proprement parler, les seuls qui suivent l'Evangile; mais il ne faut employer ce moyen qu'à l'égard de ceux qui ne sont pas portés au bien par ce mobile; et qui quoi qu'ils fassent partie de l'Eglise numériquement, n'en sont cependant pas par leur mérite.

4. Il faut répondre au quatrième, que l'injure que l'on fait à une personne reflue quelquefois sur Dieu et sur l'Eglise. Dans ce cas on doit se venger des injures personnelles qu'on reçoit; comme le fit le prophète Elie, en faisant descendre le feu sur ceux qui étaient venus pour l'arrêter (2S 1). Elisée maudit aussi les enfants qui s'étaient moqués de lui (2S 2). Le pape Sylvère excommunia ceux qui l'envoyèrent en exil, comme on le voit (XXIII, quest. iv, cap. GuiUsarius). Mais quand l'injure n'atteint que la personne de celui qui la reçoit, il doit la supporter patiemment, s'il le faut. Car ces préceptes qui concernent la patience doivent s'entendre de la disposition de l'âme, comme le dit saint Augustin (De serm. Dom. in mont. lib. i, cap. 19).

5. Il faut répondre au cinquième, que, quand toute la multitude pèche on doit en tirer vengeance; soit en la frappant tout entière, comme les Egyptiens qui persécutaient les enfants d'Israël furent engloutis dans la mer Rouge (Ex 14), et comme les Sodomites périrent universellement; soit en la frappant dans une grande partie de ses membres, et c'est ainsi que furent punis ceux qui adoraient le veau d'or (Ex 32). D'autres fois si l'on espère qu'elle se corrigera, on doit exercer une vengeance sévère sur quelques uns des personnages les plus importants, afin que leur punition effraye les autres. C'est de la sorte que le Seigneur fit pendre les chefs du peuple pour les péchés de la multitude (Nb 15). Mais si la multitude n'a pas péché tout entière et qu'il n'y en ait qu'une partie, dans ce cas si l'on peut séparer les méchants des bons, on doit faire peser sur eux la vengeance; pourvu qu'on puisse agir ainsi sans scandaliser les autres, parce qu'alors il vaudrait mieux épargner la multitude et user d'indulgence. Il faut faire le même raisonnement à l'égard du prince qui mène la multitude. Car on doit tolérer ses fautes, si on ne peut les punir sans scandaliser la multitude, à moins que ses fautes ne fussent telles qu'elles nuisissent à la multitude spirituellement et temporellement plus que le scandale qu'on aurait à redouter de leur châtiment (1).

(I) La vengeance est définie par Billuart : Ultio injuriae per aliquod malum poenale inflictum peccanti. Sic est redditio mali poenalis pro malo culpabili.
(1) Les principales circonstances à observer c’est que la vengeance soit exercée par qui de droit, et qu'on ne dépasse pas les limites de la justice.
(2) Les intérêts religieux doivent être défendus parles ministres du culte, et les intérêts civils par ceux qui sont à la tête de l'Etat. Chacun doit être zélé dans l'accomplissement de son devoir.
(1) Ces principes doivent servir de règle à tous ceux qui dirigent la société.



ARTICLE II. — la vengeance est-elle une vertu spéciale?


Objections: 1. Il semble que la vengeance ne soit pas une vertu spéciale distincte des autres. Car, comme on rémunère les bons pour le bien qu'ils font, de même on punit les méchants pour le mal dont ils sont les auteurs. Or, la rémunération des bons n'appartient pas à une vertu spéciale, mais elle est un acte de la justice commutative. Pour la même raison on ne doit donc pas faire de la vengeance une vertu spéciale.

2. Une vertu spéciale ne doit pas avoir pour objet un acte auquel l'homme est suffisamment disposé par d'autres vertus. Or, l'homme est suffisamment disposé à se venger du mal par la vertu de la force et par le zèle. On ne doit donc pas faire de la vengeance une vertu spéciale.

3. A toute vertu spéciale il y a un vice spécial qui lui est contraire. Or, il ne semble pas qu'il y ait un vice spécial opposé à la vengeance. Elle n’est donc pas une vertu particulière.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Cicéron en fait une partie de la justice (De invent. lib. ii).

CONCLUSION. — La vengeance est une vertu spéciale qui perfectionne dans chacun de nous l'inclination naturelle que nous avons à repousser ce qui nous est nuisible.

Réponse Il faut répondre que, comme le dit Aristote (Eth. lib. u,inprinc.), nous avons naturellement de l'inclination pour la vertu, quoique ce soit à la coutume ou à toute autre cause à la perfectionner en nous. D'où il est évident que les vertus nous perfectionnent pour que nous suivions d'une manière convenable les inclinations naturelles qui appartiennent au droit naturel. C'est pourquoi il y a une vertu spéciale qui se rapporte à chaque inclination naturelle déterminée. Or, nous avons naturellement une inclination spéciale qui nous porte à écarter ce qui nous nuit. C'est ainsi que les animaux ont une puissance irascible parfaitement distincte de la puissance concupiscible. L'homme repousse ce qui lui nuit par là même qu'il se défend contre les injures en empêchant qu'on ne lui en fasse, ou bien en se vengeant de celles qu'il a reçues, non dans l'intention de faire du tort à son adversaire, mais dans le but de se prémunir contre ses attaques (2). Ces actes sont des actes de vengeance; car Cicéron dit (loc. sup. cit.) que la vengeance est ce qui nous porte à punir et à repousser la violence, l'injure et tout ce qui doit être infamant ou ignominieux (1). La vengeance est donc une vertu spéciale.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme l'acquittement d'une dette légale appartient à la justice commutative, tandis que l'acquittement d'une dette morale qui provient d'un bienfait particulier qu'on a reçu appartient à la vertu de la reconnaissance; de même la punition des coupables, selon qu'elle appartient à la justice publique, est un acte de la justice commutative, au lieu que, selon qu'elle relève de la volonté de l'individu qui repousse l'injure (2), elle appartient à la vertu de la vengeance.

2. Il faut répondre au second, que la force dispose à la vengeance en écartant ce qui empêche de s'y livrer, c'est-à-dire la crainte du péril imminent. Le zèle, selon qu'il implique la ferveur de l'amour, emporte avec lui la première racine de la vengeance, en ce sens qu'on venge les injures de Dieu, ou du prochain que par charité on regarde comme siennes. D'ailleurs les actes de toutes les vertus proviennent radicalement de la charité, parce que, comme le dit saint Grégoire (Hom. xxvii in Evang.), le rameau qui produit les bonnes oeuvres n'a de verdeur qu'autant qu'il a la charité pour racine.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il y a deux vices opposés à la vengeance : l'un par excès, c'est le péché de la cruauté qui punit au-delà de la mesure que l'on doit observer; l'autre par défaut, comme quand on se montre trop indulgent pour châtier. C'est ce qui fait dire au Sage (Pr 13,24) : Celui qui épargne la verge, hait son fils. Or, la vertu de la vengeance consiste en ce que l'homme observe la mesure convenable relativement à toutes les circonstances, quand il punit quelqu'un.

(2) L'homme est naturellement porté à récompenser ses bienfaiteurs et à faire du mal a ceux qui lui en font, mais cette inclination a besoin d'être dirigée par une vertu pour ne s'écarter jamais des limites dans lesquelles elle doit se contenir.
(1) Tout ce qui doit nous nuire ob futurum , d'après te texte de Cicéron.
(2) La vengeance est une vertu spéciale en ce que l'on désire que celui qui fait le mal soit puni convenablement, pour que la justice soit rétablie ou conservée.



ARTICLE III. — doit-on se venger au moyen des peines qui sont en usage parmi les hommes (3)?


Objections: 1. Il semble qu'on ne doive pas exercer la vengeance au moyen des peines qui sont en usage parmi les hommes. Car tuer un homme, c'est l'arracher de la société. Or, le Seigneur a ordonné (Mt 13) de ne pas arracher la zizanie qui représente les méchants. On ne doit donc pas mettre à mort les pécheurs.

2. Tous ceux qui pèchent mortellement paraissent dignes de la même peine. Par conséquent s'il y a des individus coupables de péchés mortels qui sont mis à mort, il semble qu'on devrait infliger à tous la même peine ; ce qui est évidemment faux.

3. Quand on est puni ouvertement pour un péché, ce péché est par là même découvert, ce qui paraît être nuisible à la multitude, qui prend de ce mauvais exemple occasion de mal faire. Il semble donc qu'on ne doive pas infliger une peine de mort pour un péché quelconque.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La loi divine a statué la peine de mort pour certaines fautes, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (I-II, quest. cv, art. 2).

CONCLUSION. — Les lois divines et humaines déterminent une foule de peines différentes par lesquelles toute injure est vengée aussi justement et aussi convenablement qu'elle doit l'être.

Réponse Il faut répondre que la vengeance n'est licite et qu'elle n'est un acte de vertu qu'autant qu'elle a pour but la compression des méchants. On empêche de pécher ceux qui n'ont pas d'affection pour la vertu, par là même qu'ils craignent de perdre des choses qu'ils aiment plus que celles qu'ils se procurent en péchant; autrement la crainte n'arrêterait pas le péché. C'est pourquoi on doit tirer vengeance des péchés en privant l'homme de toutes les choses qu'il aime le plus. Or, les choses qu'il aime le plus, ce sont : sa vie, sa santé, sa liberté, et ses biens extérieurs, tels que ses richesses, sa patrie et sa gloire. C'est pourquoi, comme le rapporte saint Augustin (De civ. Dei, lib. xxi, cap. 11), Cicéron dit que les lois déterminent huit genres de peines : la mort, par laquelle on détruit la vie; les coups, le talion, qui fait perdre oeil pour oeil, par lesquels le corps est privé de la santé; la servitude et les fers, qui enlèvent la liberté; l'exil, qui éloigne de la patrie; Y amende, qui touche aux richesses, et l'ignominie, qui atteint l'honneur.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le Seigneur défend d'arracher la zizanie, quand on craint d'arracher simultanément avec elle le bon grain. Mais quelquefois on peut mettre à mort les méchants, non-seulement sans encourir aucun péril, mais de la manière la plus avantageuse pour les bons. C'est pourquoi dans ce cas la peine de mort peut être infligée aux pécheurs.

2. Il faut répondre au second, que tous ceux qui pèchent mortellement sont dignes de la mort éternelle quant aux châtiments futurs qui doivent leur être infligés selon la vérité du jugement de Dieu. Mais les peines de la vie présente sont plutôt médicinales. C'est pourquoi on ne condamne à la peine de mort que ceux qui causent le tort le plus grave aux autres.

3. Il faut répondre au troisième, que quand la peine de mort, ou toute autre que l'homme a en horreur, se présente simultanément avec la faute, par là même sa volonté se trouve éloignée du mal, parce que la peine de la faute lui inspire plus de crainte que son exemple n'a pour lui d'attraits.

(3) Quoiqu'il soit permis de se venger en se renfermant strictement dans le droit, cependant il vaut mieux pardonner, parce que la vengeance est difficilement pure de toute haine, parce qu'elle est d'un mauvais exemple, et que, d'ailleurs, le pardon excite l'amour de Dieu et du prochain ; il est conforme aux exemples que Jésus-Christ nous a laissés ; c'est un moyen de gagner l'âme du malfaiteur, de se procurer à soi- même la paix de la conscience, et de remporter uno belle victoire sur sa nature.



ARTICLE IV. — doit-on exercer la vengeance sur ceux qui ont PÉchÉ involontairement (1)?


Objections: 1. Il semble que la vengeance doive s'exercer sur ceux qui ont péché involontairement. Car la volonté de l'un ne suit pas la volonté de l'autre. Cependant l'un est puni pour l'autre, d'après ces paroles de l'Ecriture (Ex 20,5) : Je suis un Dieu jaloux qui punit l'iniquité des pères sur les enfants, jusqu'à la troisième et la quatrième génération. C'est ainsi que pour le péché de Cham, Chanaan son fils fut maudit (Gn 19). Giezi pèche, et sa lèpre passe à ses descendants (2S 5). Le sang du Christ rend coupables les successeurs des Juifs qui ont dit (Mt 27,25) : Que son sang soit sur nous et sur nos enfants. Il est dit que pour le péché d'Achan, le peuple d'Israël fut livré aux mains des ennemis (Jos 7), et que pour le péché des enfants d'Eli ce même peuple tomba au pouvoir des Philistins (1S 4). On doit donc punir celui qui a péché involontairement.

2. Il n'y a de volontaire que ce qui est au pouvoir de l'homme. Or, quelque fois on est puni pour une chose indépendante de la volonté. C'est ainsi que pour la lèpre on est exclu de l'administration de l'Eglise; et qu'on enlève à une cité son siège épiscopal à cause de la méchanceté ou de la malice de ses habitants. On ne venge donc pas seulement les fautes volontaires.

3. L'ignorance produit l'involontaire. Or, la vengeance s'exerce quelquefois contre des ignorants. Car les enfants des Sodomites, quoiqu'ils eussent une ignorance invincible, périrent néanmoins avec leurs parents (Gn 19) ; de même les enfants de Dathan et d'Abiron furent engloutis avec eux (Nb 16). On fit aussi tuer les animaux qui sont sans raison, pour le péché des Amalécites (1S 15). La vengeance s'exerce donc quelquefois sur des individus purement involontaires.

4. C'est la contrainte qui répugne le plus au volontaire. Or, celui qui fait un péché y étant contraint par la crainte, n'échappe pas pour ce motif au châtiment. La vengeance s'exerce donc quelquefois sur des personnes qui n'ont pas eu la volonté de mal faire.

5. Saint Ambroise dit (5wp. Luc. cap. v, in princip. et hab. cap. Non turbatur, 24, quest. i) que la barque dans laquelle était Judas était troublée ; que par conséquent Pierre, que ses mérites rendaient ferme, était troublé par les fautes d'un étranger. Or, Pierre ne voulait pas le péché de Judas. On peut donc être puni pour une faute involontaire à laquelle la volonté est étrangère.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La peine est due au péché. Or, tout péché est volontaire, comme le dit saint Augustin (lib. iii De lib. arb. cap. 4, circ. fin. et lib. i Retract, cap. 9). La vengeance ne doit donc s'exercer que sur ceux qui ont fait le mal volontairement.

CONCLUSION. — Les châtiments, considérés comme tels, ne doivent être infligés qu'à ceux qui ont péché volontairement ; quelquefois cependant on doit les infliger comme remèdes aux justes et à ceux qui pèchent involontairement.

Réponse Il faut répondre qu'on peut considérer le châtiment de deux manières : 1° Comme châtiment. Sous ce rapport il n'est dû qu'au péché, parce que par le châtiment on répare l'égalité de la justice, dans ce sens que celui qui en péchant a trop suivi sa propre volonté, souffre quelque chose qui est en opposition avec elle. Par conséquent, puisque tout péché est volontaire, même le péché originel, comme nous l'avons vu (I-II, quest. lxxxi, art. 4), il s'ensuit que personne n'est puni de cette manière que pour ce qu'il a fait volontairement. 2° On peut considérer le châtiment comme un remède qui n'a pas seulement l'avantage de guérir le péché passé, mais qui nous prémunit encore contre le péché à venir, ou qui porte au bien (4). De cette façon on est quelquefois puni sans être coupable, mais non sans motif (2). — Toutefois il faut observer qu'un remède ne prive jamais d'un plus grand bien pour en procurer un moindre. Ainsi un médecin ne prive jamais de la vue pour guérir le talon, mais il nuit quelquefois à un membre moins important, pour soulager celui qui l'est davantage. Et parce que les biens spirituels sont les plus grands biens, tandis que les biens temporels sont les moindres, il s'ensuit qu'on punit quelquefois une personne dans ses biens temporels, sans qu'elle ait lait de fautes. Dans cette vie la Providence nous inflige beaucoup de peines de ce genre pour nous humilier ou nous éprouver (3). Mais un individu n'est pas puni dans ses biens spirituels sans qu'il y ait de sa faute, ni dans le présent, ni dans l'avenir, parce que dans ce cas les peines ne sont pas médicinales, mais elles résultent d'une condamnation spirituelle.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'un homme n'est jamais puni d'une peine spirituelle pour le péché d'un autre, parce que la peine spirituelle appartient à l'âme, et que sous le rapport de l'âme on est toujours maître de soi. Mais quelquefois un individu est puni d'une peine temporelle pour le péché d'un autre pour trois raisons : 1° Parce qu'un homme est temporellement la chose d'un autre, et la peine qui le frappe tombe sur celui à qui il appartient. C'est ainsi que les enfants sont par leur corps la propriété des parents, et que les serfs sont la chose de leurs maîtres. 2° Dans le sens que le péché de l'un passe dans l'autre ; soit par l'imitation, comme les enfants imitent les péchés de leurs parents, et les serviteurs les péchés de leurs maîtres pour faire le mal plus audacieusement ; soit par manière de mérite, comme les fautes des sujets leur font mériter un chef prévaricateur, d'après ces paroles de Job (Jb 34,30) : C’est Dieu qui donne le pouvoir à un hypocrite à cause des péchés du peuple, et c'est ainsi qu'Israël fut puni pour la faute de David, à l'occasion de son dénombrement (2S 24); enfin soit parce qu'on a consenti au mal ou qu'on l'a dissimulé. Ainsi les bons sont quelquefois punis temporellement avec les méchants, parce qu'ils n'ont pas repris leurs péchés, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. i, cap. 9). 3° Pour consolider l'unité de la société humaine, d'après laquelle l'un doit veiller sur l'autre pour l'empêcher de mal faire, et aussi pour rendre odieux le péché, en faisant retomber le châtiment d'un seul sur tous, comme s'ils ne formaient tous qu'un seul et même corps, selon la pensée de saint Augustin (Lib. QQ. sup. Jos. quaest. viii). Quant à ce que dit le Seigneur, qu'il punit les péchés des pères dans leurs enfants jusqu'à la, troisième et la quatrième génération, ces paroles semblent être plus miséricordieuses que sévères. Car Dieu ne se venge pas immédiatement, mais il attend les générations à venir, afin que du moins elles se corrigent. Mais la malice de ces descendants ne faisant qu'augmenter, il faut enfin que sa vengeance éclate.

2. Il faut répondre au second, que, comme le dit saint Augustin (loc. cit.), le jugement des hommes doit imiter le jugement de Dieu, à l'égard des sentences manifestes, par lesquelles il condamne spirituellement les hommes pour les fautes qui leur sont propres. Quant aux jugements secrets de Dieu par lesquels il punit temporellement des individus sans qu'ils soient coupables, les hommes ne peuvent les imiter; parce qu'ils ne peuvent en comprendre les raisons et savoir ce qu'il y a d'avantageux à chacun. C'est pourquoi la justice humaine ne doit jamais infliger un châtiment corporel à quelqu'un qui n'est pas coupable; elle ne doit ni le faire mourir, ni le mutiler, ni Je frapper. Cependant elle fait quelquefois subir une perte à quelqu'un qui n'est pas coupable ; mais alors elle n'agit pas ainsi sans motif. Elle peut avoir trois raisons de le faire : 1° Parce qu'un individu peut devenir incapable d'avoir un bien ou de l'obtenir sans qu'il y ait de sa faute. C'est ainsi que la lèpre éloigne celui qui en est atteint de l'administration de l'Eglise, et que la bigamie ou une sentence de mort (1) empêchent de recevoir les ordres. 2° Parce que le bien dont on supporte la perte, n'est pas un bien propre, mais un bien commun. C'est ainsi qu'il appartient au bien de la cité entière qu'une Eglise ait un siège épiscopal ; ce n'est pas seulement dans l'intérêt des ecclésiastiques. 3° Parce que le bien de l'un dépend du bien de l'autre; comme dans le crime de lèse-majesté, l'enfant perd son héritage par suite de la faute de ses parents (1).

3. Il faut répondre au troisième, que les enfants sont temporellement punis, simultanément avec leurs parents, parle jugement de Dieu : soit parce qu'ils sont la chose des parents, et que ceux-ci sont punis dans leur personne; soit parce que ce châtiment est dans leur intérêt, car si leurs jours se prolongeaient, il y aurait lieu de craindre qu'ils n'imitassent la perversité de leurs parents, et qu'ils ne méritassent par là même des peines plus graves. La vengeance s'exerce sur les animaux et sur toutes les autres créatures irraisonnables, parce que c'est un moyen de punir ceux à qui elles appartiennent, et d'inspirer l'horreur du péché.

4. Il faut répondre au quatrième, que la contrainte que la crainte exerce ne produit pas l'involontaire absolu, mais elle produit le volontaire mixte, comme nous l'avons vu (I-II, quest. vi, art. 5 et 6).

5. Il faut répondre au cinquième, que les autres apôtres étaient troublés pour le péché de Judas, comme la multitude est punie pour le péché d'un seul, en vertu de son unité, comme nous l'avons dit (in respons. ad 1 et 2).

(1) Cet article nous enseigne comment il faut comprendre la grande loi de la solidarité humaine, et jette beaucoup de jour sur le gouvernement du monde par la Providence.
(1) M. de Maistre a tiré te meilleur parti de toutes ces distinctions dans son magnifique ouvrage Des soirées de Saint-Pétersbourg.
(2) C'est le principe de droit : Sine culpa, nisi subsit causa, non est aliquis puniendus.
(3) C'est pourquoi cette proposition de Baïus a été condamnée : Omnes omnino justorum afflictiones sunt ultiones peccatorum ipsorum, ainsi que cclle-ci de Quesnel : Nunquam Deus affligit innocentes, et afflictiones semper serviunt, vel ad puniendum peccatum, vel ad purificandum peccatorem.
(1) On regarde comme irréguliers les juges qui ont opiné pour la mort ou la mutilation d'un criminel, les procureurs qui ont provoqué cette sentence, les témoins qui se sont présentés sans cire assignés, et dont la déposition a été cause de la condamnation, les greffiers, les gendarmes et les exécuteurs (Mgr Gousset, Thèolog. moral. pag. 6 Í2J.
(I) Dans ce cas, tous les biens étaient confisqués et la famille se trouvait ainsi dépouillée.




II-II (Drioux 1852) Qu.107 a.2