II-II (Drioux 1852) Qu.110 a.3

ARTICLE III. — tout mensonge est-il un péché (1)?


Objections: 1. Il semble que tout mensonge ne soit pas un péché. Car il est évident que les évangélistes, en écrivant l'Evangile, n'ont pas péché. Cependant il semble qu'ils aient dit des choses fausses, parce qu'il arrive souvent qu'en rapportant les paroles du Christ et des autres personnages, les uns s'expriment d'une manière et les autres d'une autre. D'où il semble que l'un d'eux dit une chose fausse. Tout mensonge n'est donc pas un péché.

2. Personne n'est récompensé par Dieu pour un péché. Or, les sages-femmes de l'Egypte ont été récompensées par Dieu pour avoir menti. Car il est dit (Ex. i, 21): que Dieu leur a bâti des maisons. Le mensonge n'est donc pas un péché.

3. L'Ecriture sainte raconte les actions des saints pour servir de règles à la vie humaine. Or, il est dit des personnages les plus saints qu'ils ont menti. C'est ainsi qu'Abraham a dit de son épouse qu'elle était sa soeur (Gn 12 et 20). Jacob a menti en disant qu'il était Ésaü, et cependant il a obtenu la bénédiction de son père (Gn 27). Judith est louée, et cependant elle a menti à Holopherne. Tout mensonge n'est donc pas un péché.

4. On doit choisir un moindre mal pour en éviter un plus grand ; comme le médecin coupe un membre pour empêcher le corps entier de se corrompre. Or, on fait moins de mal à quelqu'un quand on lui met une opinion fausse dans l'esprit que si on le tuait ou qu'on fût tué. On peut donc licitement mentir pour préserver l'un de l'homicide et pour délivrer l'autre de la mort.

5. Il y a mensonge si on n'accomplit pas ce qu'on a promis. Or, on ne doit pas remplir toutes ses promesses ; car saint Isidore dit (Srjnonym. lib. ii, cap. 40) : Ne soyez pas fidèle aux promesses mauvaises que vous avez faites. Tout mensonge n'est donc pas un péché.

6. Un mensonge paraît être un péché, parce que par là l'homme trompe son prochain. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. de mendac. cap. ult.) ; Quiconque croira qu'il y a un genre de mensonge qui n'est pas un péché se trompera honteusement, parce qu'il croira que l'on peut honnêtement tromper les autres. Or, tout mensonge n'est pas une cause d'erreur. Ainsi on n'est pas trompé par le mensonge joyeux; car on ne dit pas ces mensonges pour qu'ils soient crus, mais uniquement pour amuser. C'est pourquoi on trouve quelquefois même dans la sainte Ecriture des expressions hyperboliques. Par conséquent tout mensonge n'est pas un péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Si 7,14) : Ne consentez jamais à faire un mensonge.

CONCLUSION. — Tout mensonge est un mal et un péché dans son genre, puisqu'il est contre nature de mentir.

Réponse Il faut répondre que ce qui est par lui-même mal dans son genre ne peut être bon et permis d'aucune manière. En effet pour qu'une chose soit bonne, il faut que tout y concoure droitement. Car le bien provient d'une cause intègre, tandis que le mal résulte de chaque défaut particulier, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4). Or, le mensonge est mauvais dans son genre; puisque c'est un acte qui a pour objet une matière illégitime. Car les mots étant naturellement les signes des pensées, il est contraire à la nature et au devoir de se servir de la parole pour signifier ce qu'on n'a pas dans l'esprit. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. iv, cap. 7) que le mensonge est mauvais par lui-même et qu'on doit absolument l'éviter, tandis que le vrai est bon et digne d'éloges. Tout mensonge est donc un péché, comme l'affirme saint Augustin (Lib. cont, mendac. cap. 1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il n'est pas permis de penser qu'il y a dans l'Evangile ou dans l'Ecriture des faussetés, et que les écrivains sacrés ont menti; parce qu'on détruirait la certitude de la foi qui repose sur l'autorité de l'Ecriture sainte. Si dans l'Evangile et dans les autres livres saints, il y a des paroles qui soient rapportées diversement, il n'y a point là de mensonge. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (De cons. Evang. lib. ii, cap. 12) qu'il n'y a point en cela de difficulté, si l'on réfléchit que ces sentiments sont nécessaires pour la connaissance de la vérité, en quelques termes qu'ils aient été exprimés. D'ailleurs, ajoute-t-il, on ne doit pas plus les accuser de mensonge qu'on ne doit en accuser plusieurs personnes , qui se rappellent une chose qu'ils ont entendue ou qu'ils ont vue, mais qui ne la racontent pas de la même manière et avec les mêmes termes (1).

2. Il faut répondre au second, que les sages-femmes n'ont pas été récompensées pour leur mensonge, mais pour leur crainte de Dieu et pour cette bienveillance qui leur a inspiré l'idée de mentir. Aussi est-il dit expressément (Ex 1,21) que le Seigneur leur a bâti des maisons, parce qu'elles ont craint son saint nom. Mais le mensonge qu'elles ont fait ensuite n'a pas été méritoire.

3. Il faut répondre au troisième, que l'Ecriture sainte, d'après saint Augustin (Lib. de mendac. cap. 5), rapporte les actions de certains hommes, comme des exemples de vertu parfaite, et l'on ne doit pas penser que ceux- là aient menti. Si cependant on trouve dans leurs paroles des choses qui paraissent des mensonges, on doit les entendre figurativement et prophétiquement. C'est ce qui fait dire au même docteur (loc. cit.) qu'on doit croire que ces hommes que l'on rappelle comme ayant fait autorité dans les temps prophétiques, ont fait et ont dit prophétiquement tout ce qu'on a rapporté d'eux. Toutefois Abraham, comme l'observe le même Vére (Quaest. sup. Gen quest. xxvi, et Lib. cont. mendac. cap. 10, et lib. xxii cont. Faust, cap. 32613$)* en disant que Sara était son épouse a voulu cacher la vérité, sans dire un mensonge. Car il l'appelle sa soeur, parce qu'elle était la fille de son père. C'est pourquoi ce patriarche dit (Gn 20,12) : Elle est véritablement ma soeur, la fille de mon père et non celle de ma mère, parce qu'elle lui était proche du côté de son père (l). Jacob dit mystiquement qu'il était Ésaü, l'aîné d'Isaac ; parce qu'il avait acquis le droit d'aînesse. Il employa cette locution dans un but prophétique pour désigner le mystère par lequel le dernier peuple, celui des gentils, devait être substitué à la place de l'aîné, c'est-à-dire à la place des Juifs. — Il y a d'autres hommes que l'Ecriture loue non à cause de la perfection de leur vertu (2), mais pour quelque chose de louable qui s'est montré dans leur caractère, c'est-à-dire parce qu'il s'est trouvé en eux quelque bon sentiment qui les a portés à faire des choses auxquelles ils n'étaient point obligés. C'est ainsi qu'on loue Judith, non parce qu'elle a menti à Holopherne, mais parce qu'elle a eu tant à coeur le salut du peuple qu'elle s'est exposée pour lui aux plus grands périls. On pourrait d'ailleurs dire aussi que ses paroles étaient vraies dans un sens mystique.

4. Il faut répondre au quatrième, que le mensonge ne tire pas seulement sa culpabilité du tort qu'il cause au prochain, mais de son dérèglement, comme nous l'avons dit (in corp. art.). Or, il n'est pas permis d'avoir recours à un désordre illicite pour empêcher ce qui nuit et ce qui fait du mal aux autres, comme il n'est pas permis de voler pour faire l'aumône, sinon dans le cas de nécessité, alors que tout est commun. C'est pourquoi il n'est pas permis de mentir pour délivrer quelqu'un d'un péril quelconque (3). On peut cependant cacher prudemment la vérité, en usant de dissimulation, comme le dit saint Augustin (Lib. de mendac. cap. 10).

5. Il faut répondre au cinquième, que celui qui promet une chose, s'il a l'intention de faire ce qu'il promet, ne ment pas -, parce qu'il ne parle pas contre sa pensée. Mais s'il ne fait pas ce qu'il a promis, alors il paraît commettre une infidélité par là même qu'il change de dessein. Cependant il peut être excusable de deux manières : 1° s'il a promis ce qui est évidemment défendu; parce qu'il a péché en faisant cette promesse, au lieu qu'il fait bien en changeant de dessein. 2° Si les conditions des personnes et des choses sont changées. Car, comme le dit Sénèque (De benef. lib. iv, cap. 3 i et 35), pour qu'un homme soit tenu de faire ce qu'il a promis, il faut que toutes les circonstances soient restées les mêmes. Autrement celui qui a fait la promesse n'a pas été menteur, parce qu'il a promis ce qu'il avait dans l'esprit, en sous-entendant les conditions légitimes; il n'est pas non plus infidèle en ne remplissant pas sa promesse, parce que les conditions ont changé. Ainsi l'Apôtre n'a pas menti, en n'allant pas à Corinthe où il avait promis d'aller (II. Cor. i), parce qu'il en a été empêché par des obstacles qui sont survenus.

6. Il faut répondre au sixième, qu'une action peut se considérer de deux manières : en elle-même et de la part de celui qui en est l'auteur. Le mensonge joyeux considéré en lui-même est trompeur, quoique celui qui le fait n'ait pas l'intention de tromper, et qu'il ne trompe pas d'après la manière de s'exprimer. Il n'en est pas de même des hyperboles et des expressions figurées que l'on rencontre dans l'Ecriture sainte; parce que, comme le dit saint Augustin (De mendac. cap. 5), tout ce qu'on fait ou tout ce qu'on dit par figure, n'est pas un mensonge ; car toute proposition doit se rapporter à ce qu'elle exprime; et toute action ou toute parole figurée exprime ce qu'elle signifie à l'intelligence de ceux auxquels elle s'adresse.

(I) Platon , Origène, Cassien et plusieurs autres ont pensé que dans le cas de nécessité le mensonge était permis comme expédient ; saint Chrysostomo (in fin. lib. i De sacerdotii, saint Jérôme, Ikcodoict, Théophilacte et la plupart des Grecs ont été favorables à ce sentiment. Mais l’Ecriture proscrit toute espèce de mensonge (Si 7,14) : Noli velle mentiri omne mendacium. (Lv 19,11) : Non mentiamini, nec decipiet unusquisque proximum suum.
(I) Cette diversité apparente que l'on remarque entre les évangélistes est au contraire une preuve de leur véracité. C'est cependant sur ces oppositions que repose tout le système de Strauss, qui voudrait faire de l'histoire du Christ un mythe.
(1) Cette proximité de parenté l'autorisait à dire, dans le langage des Juifs, qu'elle était sa soeur.
(2) C'est sans doute une exagération que de chercher à vouloir disculper universellement tous les grands personnages dont les livres saints parlent avec éloge.
(3) On ne peut le faire ni pour empêcher quelqu'un de pécher, ni pour sauver la vie à un innocent, ni pour un motif religieux, ni sous aucun prétexte, quel qu'il soit.



ARTICLE IV. —tout mensonge est-il un péché mortel?


Objections: 1. Il semble que tout mensonge soit un péché mortel. Car il est dit (Ps 5,7): Vous perdrez tous ceux qui profèrent le mensonge, et ailleurs (Sg 1,14): La bouche qui ment, tue l'âme. Or, la perdition et la mort de l'âme n'a lieu que par le péché mortel. Tout mensonge est donc un péché mortel.

2. Tout ce qui est contre un précepte du Décalogue est un péché mortel. Or, le mensonge est contraire à ce précepte du Décalogue : Vous ne ferez pas de faux témoignage. Tout mensonge est donc un péché mortel.

3. Saint Augustin dit (De doct. christ, lib. i, cap. 36) : Aucun menteur n'observe la bonne foi dans le mensonge qu'il fait : car il veut que celui à qui il ment, ait en lui la foi qu'il n'observe pas en lui mentant : et celui qui viole la bonne foi est un homme inique. Or, on n'appelle pas inique ou violateur de la bonne foi, celui qui fait un péché véniel. Il n'y a donc pas de mensonge qui soit un péché véniel.

4. On ne perd la récompense éternelle que pour un péché mortel. Or, pour un mensonge on perd la récompense éternelle qui est remplacée par une récompense temporelle. En effet saint Grégoire dit (Mor. lib. xviii , cap. 4) que la récompense des sages-femmes nous fait voir ce que mérite le péché du mensonge ; car la récompense de leur humanité, qui aurait pu leur mériter la vie éternelle, fut bornée à un avantage temporel, parce que leur bonne action était mêlée à un mensonge. Le mensonge officieux tel que celui de ces sages-femmes, qui paraît être le plus léger, est donc néanmoins encore un péché mortel.

5. Saint Augustin dit (De mendac. cap. 17) que les parfaits ont pour précepte, non-seulement de ne pas mentir du tout, mais de ne pas vouloir le faire. Or, c'est un péché mortel d'agir contre un précepte. Par conséquent tout mensonge est pour ceux qui sont parfaits un péché mortel, et il en est de même pour tous les autres hommes : autrement ceux qui sont parfaits seraient d'une condition pire.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Ps. v, Sup. illud : Perdes omnes, etc.) : Il y a deux genres de mensonge dans lesquels il n'y a pas de faute grave, mais cependant ils ne sont pas absolument irrépréhensibles, soit que nous mentions pour plaisanter, soit que nous le fassions pour être utiles au prochain. Or, tout péché mortel est une faute grave. Le mensonge joyeux et le mensonge officieux ne sont donc pas des péchés mortels.

CONCLUSION. — Le mensonge pernicieux est un péché mortel, mais le mensonge officieux et le mensonge joyeux sont des péchés véniels.

Réponse Il faut répondre que le péché mortel proprement dit est celui qui répugne à la charité qui fait vivre l'âme en union avec Dieu, comme nous l'avons dit (quest. xxiv, art. 12, et quest. xxxv, art. 3). Or, le mensonge peut être contraire à la charité de trois manières : 1° en soi; 2° par suite de la fin qu'on se propose; 3° par accident. 1° En soi il est contraire à la charité par sa fausse signification. Si elle porte sur les choses divines, elle est contraire à la charité de Dieu, dont on cache ou l'on altère la vérité par un pareil mensonge. Ainsi cette espèce de mensonge n'est pas seulement opposée à la vertu de la vérité, mais elle l'est encore à la vertu de la foi et de la religion ; c'est pourquoi ce mensonge est le plus grave et il est mortel. Si la fausseté se rapporte à quelque chose dont la connaissance appartienne au bien de l'homme, par exemple, qui touche à la perfection de la science et à la formation des moeurs, ce mensonge qui fait tort à autrui en lui donnant une opinion erronée, est contraire à la charité quant à l'amour du prochain, et par conséquent ce péché est mortel aussi. Mais si l'opinion fausse que le mensonge produit a pour objet une chose qu'il n'importe en rien de connaître d'une manière ou d'une autre, alors ce mensonge ne fait pas de tort au prochain ; comme quand on induit quelqu'un en erreur sur des faits particuliers et contingents qui ne le concernent pas. Un pareil mensonge n'est donc pas par lui-même un péché mortel. — 2° Relativement à la fin qu'on se propose le mensonge est contraire à la charité ; par exemple, quand on parle pour faire injure à Dieu, cet acte est toujours un péché mortel, selon qu'il est contraire à la religion; ou quand on parle pour nuire au prochain dans sa personne, dans ses richesses ou sa réputation : c'est encore un péché mortel, puisque nuire au prochain est une faute grave (1). On pèche mortellement par la seule intention que l'on a de pécher de la sorte. Mais si la fin qu'on se propose n'est pas contraire à la charité, le mensonge ne sera pas sous ce rapport un péché mortel ; comme on le voit pour le mensonge joyeux, dans lequel on cherche à récréer les autres, et pour le mensonge officieux, où l'on a pour but d'être utile au prochain. — 3° Par accident le mensonge peut être contraire à la charité en raison du scandale (2) ou de tout autre dommage qui s'ensuit. Dans ce cas il devient un péché mortel, comme quand quelqu'un ne craint pas de mentir publiquement, malgré le scandale.

(I) Ainsi le mensonge pernicieux est véniel en matière légère, et il est mortel en matière grave. Dans le premier cas, on est oblige sub levi, dans le second, sub gravi, de- réparer le tort qu'on a fait au prochain dans sa réputation ou ses biens.
(2) Le scandale dépend beaucoup du caractère de la personne. Ainsi on se scandaliserait facilement de voir une personne qui occupe une dignité éminente mentir fréquemment.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ces passages s'entendent du mensonge pernicieux, comme l'expose la glose (interl. et ord. August.) sur ces paroles du Psaume (Ps 5) : Vous perdrez, etc.

2. Il faut répondre au second, que tous les préceptes du Décalogue se rapportant à l'amour de Dieu et du prochain, comme nous l'avons dit (quest. xliv, art. 4 ad 3, et I-II, quest. c, art. 5 ad 1), le mensonge n'est contraire au précepte du Décalogue qu'autant qu'il est contraire à l'amour de Dieu et du prochain. C'est pourquoi il est expressément défendu de rendre un faux témoignage contre le prochain.

3. Il faut répondre au troisième, que le péché véniel peut être appelé dans un sens large une iniquité ; en tant qu'il est hors de l'équité de la justice. C'est ainsi que saint Jean dit (1Jn 3,4) que tout péché est une iniquité, et c'est de cette manière que s'exprime saint Augustin.

4. Il faut répondre au quatrième, que le mensonge des sages-femmes peut se considérer de deux manières : 1° Quant au sentiment d'humanité qu'elles ont eu pour les Juifs et quant à la crainte de Dieu qu'elles ont témoignée; ce qui a rendu leur action vertueuse. A ce titre la récompense éternelle leur est due. Aussi saint Jérôme expliquant ce passage d'Isaïe (Is 45) : Et aedificabunt domos, dit que Dieu leur a bâti des maisons spirituelles. 2° On peut le considérer quant à l'acte extérieur du mensonge. Elles n'ont pas pu par là mériter une récompense éternelle, mais elles ont peut-être mérité des avantages temporels, au mérite desquels la difformité de ce mensonge ne répugnait pas, comme il répugnait au mérite de la rémunération éternelle. C'est ainsi qu'il faut entendre ces paroles de saint Grégoire, qui ne signifient pas, comme on le prétend, que par ce mensonge elles aient mérité de perdre la récompense éternelle dont elles s'étaient rendues clignes préalablement par leurs sentiments.

5. Il faut répondre au cinquième, qu'il y en a qui soutiennent que tout mensonge est un péché mortel pour ceux qui sont parfaits. Mais ce sentiment est déraisonnable. Car aucune circonstance n'aggrave une faute indéfiniment, à moins qu'elle n'en change l'espèce. Or, la circonstance de la personne ne change pas l'espèce de l'acte, sinon en raison de quelque chose qui y est annexé ; par exemple, s'il se trouve contraire à un voeu qu'elle a fait; ce qu'on ne peut dire du mensonge officieux ou du mensonge joyeux. C'est pourquoi le mensonge officieux ou joyeux n'est pas un péché mortel dans ceux qui sont parfaits, à moins que ce ne soit par accident, à cause du scandale. On peut ainsi entendre ce que dit saint Augustin, que les parfaits se font un précepte non-seulement de ne pas mentir, mais encore de ne pas en avoir la volonté ; quoique ce grand docteur ne soit pas affirmatif et qu'il emploie une expression dubitative : Nisi forte, etc. — On ne peut pas objecter qu'ils sont tenus par leur état de conserver la vérité; parce que leur charge les oblige en effet à la conserver dans leur jugement ou dans leur enseignement, et s'ils ne le font pas, le mensonge qu'ils commettent en cette circonstance est un péché mortel. Mais dans les autres circonstances il n'est pas nécessaire qu'ils pèchent mortellement en mentant (1).

(I) Si un léger mensonge était un péché mortel en raison de la perfection de leur état, il s’ensuivrait qu'il n'y aurait point de péchés véniels pour eux, mais que toutes leurs fautes seraient mortelles, ce qui répugne.



question cxi.


DE LA DISSIMULATION ET DE L'HYPOCRISIE.


Sur la dissimulation et l'hypocrisie, il y a quatre questions à examiner : 1° Toute dissimulation est-elle un péché ? — 2° L'hypocrisie est-elle la dissimulation ? — 3° Est-elle opposée à la vérité ? — 4° Est-elle un péché mortel ?


ARTICLE I. — toute dissimulation est-elle un péché?


Objections: 1. Il semble que toute dissimulation ne soit pas un péché. Car il est dit (Lc 24,28) : que le Seigneur feignit d'aller plus loin. Et d'après saint Ambroise (Lib. i de Abraham, cap. 8) : Abraham parlait à ses serviteurs d'une manière captieuse quand il leur dit (Gn 22) : Mon fils et moi, nous irons jusque-là, et après avoir adoré nous reviendrons à vous. Or, la fiction et les discours captieux appartiennent à la dissimulation. Cependant on ne doit pas dire que le Christ ni qu'Abraham aient péché. Toute dissimulation n'est donc pas un péché.

2. Aucun péché n'est utile. Or, comme le dit saint Jérôme (Sup. illud ad Gal. ii, Cum venisset Petrus), la dissimulation est utile et on doit l'employer dans certaines circonstances. C'est ce que nous apprend l'exemple de Jéhu, roi d'Israël, qui fit périr les prêtres de Baal, en feignant qu'il voulait adorer leurs idoles (2R 10), et celui de David, qui contrefit l'insensé devant Achis, le roi de Geth (1S 21). Toute dissimulation n'est donc pas un péché.

3. Le bien est contraire au mal. Si donc la dissimulation du bien est une mauvaise chose, il s'ensuit que celle du mal en est une bonne.

4. Le prophète s'élève contre ceux qui ont publié leur péché comme Sodome et qui ne l’ont pas caché (Is 3,9). Or, c'est une dissimulation que de cacher ses fautes. Puisqu'on est quelquefois blâmable de ne pas en user, tandis qu'on ne l'est jamais d'éviter le péché, il s'ensuit que la dissimulation n'est pas toujours un péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. A l'occasion de ces paroles d'Isaïe (Is 16) : In tribus annis, etc., la glose dit (ord. Hier.) : Si l'on compare ces deux maux, c'est une faute moins grave de pécher ouvertement que de simuler la sainteté. Or, c'est toujours un péché que de faire le mal publiquement; par conséquent la dissimulation est toujours coupable.

CONCLUSION. — Toute dissimulation est un péché, puisqu'elle est un mensonge qui consiste dans la signification fausse de certains actes extérieurs.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. cix, art. 3 ad 3, et quest. ex, art. 1), il appartient à la vertu de la vérité qu'on se montre en dehors par des signes extérieurs tel qu'on est. Or, les signes extérieurs ne comprennent pas seulement les paroles, mais encore les actes. Par conséquent, comme il est contraire à la vérité d'exprimer par des paroles extérieures autre chose que ce que l'on pense, ce qui constitue le mensonge, de même il est contraire à la vérité qu'on emploie des actions ou d'autres choses pour signifier le contraire de ce que l'on a en soi; ce qui est, à proprement parler, la dissimulation. Ainsi la dissimulation est proprement un mensonge qui consiste dans l'expression des actes extérieurs. Il importe peu d'ailleurs qu'on mente par parole ou autrement, comme nous l'avons vu (quest. préc. art. 4, arg. 2). Par conséquent tout mensonge étant un péché, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 3), il en résulte que toute dissimulation est un péché également (1).

(1) Les restrictions mentales ne sont pas plus permises que la dissimulation.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit saint Augustin (lib. ii de quaest. Evang. quaest. 2), toute fiction n'est pas un mensonge. Quand nous feignons une chose qui ne signifie rien de réel, alors nous mentons; mais quand notre fiction se rapporte à une certaine signification, elle n'est pas un mensonge, elle est au contraire une figure de la vérité. Ce grand docteur cite pour exemple les expressions figurées qui représentent une chose, non pour affirmer qu'elle existe ainsi, mais uniquement pour faire comprendre à l'aide de cette figure ce que nous voulons dire. Ainsi, dans l'Evangile Notre-Seigneur feignit d'aller plus loin, c'est-à-dire qu'il imita le mouvement d'un homme qui aurait voulu s'éloigner, pour leur montrer par cette figure qu'il était loin de leur foi, selon la remarque de saint Grégoire (Hom. xxiii inEv.). Ou bien, d'après saint Augustin (lib. n Quaest. Evang. quaest. ult.), parce que quoiqu'il dût s'éloigner en montant au ciel, il n'en devait pas moins rester d'une certaine manière sur la terre. Abraham parla aussi en figure (2). C'est ce qui fait dire à saint Ambroise (loc. cit. in arg.) qu'il prophétisa ce qu'il ignorait. Car il se disposait à revenir tout seul après avoir immolé son fils, mais le Seigneur exprima par sa bouche ce qui devait arriver. D'où il est évident que dans ces deux faits il n'y a pas eu de dissimulation.

(2) D'après saint Augustin, Abraham avait confiance que Dieu ressusciterait son fils, et c'est pour ce motif qu'il s'exprima ainsi.


2. Il faut répondre au second, que saint Jérôme emploie dans un sens large le mot dissimulation pour signifier toute espèce de fiction (3). Ainsi l'action de David fut une fiction figurative (1), comme l'observe la glose (ord.Aug.) sur le Psaume (33) : Je bénirai le Seigneur en tout temps. On n'est pas obligé d'excuser la dissimulation de Jéhu, et de dire que ce ne fut pas un péché ou un mensonge, parce que ce roi fut un méchant prince, puisqu'il n'abjura pas l'idolâtrie de Jéroboam. Cependant Dieu l'a loué et l'a récompensé temporellement, non pour sa dissimulation, mais pour le zèle avec lequel il a détruit le culte de Baal.

(3) Saint Thomas entreprend ici d'excuser saint Jérôme, mais on ne peut guère admettre qu'il ne soit pas tombé dans l'erreur que saint Augustin a si vivement combattue.
(I) Il nous paraît difficile de ne pas reconnaître que David a fait dans cette circonstance un mensonge officieux.


3. Il faut répondre au troisième, qu'il y a des auteurs qui disent qu'on ne peut feindre qu'on est méchant, parce que ce n'est jamais en faisant des bonnes oeuvres qu'on feint qu'on est méchant, et si l'on fait de mauvaises actions, on est méchant réellement. Mais ce raisonnement n'est pas concluant. Car on peut faire croire qu'on est méchant par des oeuvres qui ne sont pas mauvaises en elles-mêmes, mais qui ont une certaine apparence de malice. Cette feinte est néanmoins mauvaise, soit en raison du mensonge, soit en raison du scandale. Et quoique celui qui s'y livre devienne méchant par là même, il n'a cependant pas la malice qu'il simule. Mais parce que la dissimulation est mauvaise par elle-même, sans avoir égard à l'objet sur lequel elle porte, soit qu'il soit bon, soit qu'il soit mauvais, elle est un péché.

4. Il faut répondre au quatrième, que comme on ment par parole quand on dit ce qui n'est pas, mais non quand on tait ce qui est, ce qu'on a le droit de faire quelquefois ; de même il y a dissimulation quand par des actes, ou par d'autres choses extérieures on exprime ce qui n'est pas ; mais il n'en est pas de même si on omet d'exprimer ce qui est. Par conséquent on peut cacher ses fautes sans qu'il y ait dissimulation (2). C'est dans ce sens qu'il faut entendre ces paroles de saint Jérôme (Sup. verb. Is. cit. in arg.) : que le second remède après le naufrage c'est de cacher son péché, de peur qu'il n'en résulte pour les autres un scandale.


(2) S'il s'agit d'une chose secrète et qu'on soit interrogé à ce sujet, on peut répondre qu'on ne sait rien sans qu'il y ait mensonge.


ARTICLE II. — l'hypocrisie est-elle la même chose que la dissimulation (3)?


Objections: 1. Il semble que l'hypocrisie ne soit pas la même chose que la dissimulation. Car la dissimulation consiste dans un mensonge d'actions. Or, il peut y avoir hypocrisie, si l'on montre extérieurement ce que l'on fait intérieurement, d'après ces paroles de l'Evangile (Mt 6,2) : Quand vous donnez l'aumône, ne faites pas sonner la trompette devant vous, comme font les hypocrites. L'hypocrisie n'est donc pas la même chose que la dissimulation.

2. Saint Grégoire dit (Mor. lib. xxxi, cap. 8) : Il y en a qui ont un habit saint, et qui ne peuvent arriver au mérite de la perfection. On ne doit cependant pas croire pour cela qu'ils sont du nombre des hypocrites ; parce que pécher par faiblesse n'est pas la même chose que pécher par malice. Or, ceux qui ont un habit saint et qui n'ont pas le mérite de la perfection dissimulent ; parce que l'habit extérieur de la sainteté signifie des oeuvres parfaites. La dissimulation n'est donc pas la même chose que l'hypocrisie.

3. L'hypocrisie ne consiste que dans l'intention. Car le Seigneur dit des hypocrites (Mt 23,5) : qu'ils font toutes leurs oeuvres pour être vus des hommes. Et saint Grégoire ajoute (loc. sup. cit.) qu'ils ne considèrent jamais ce qu'ils font, mais comment par une action quelconque ils pourront plaire aux hommes. Or, la dissimulation ne consiste pas uniquement dans l'intention, mais elle consiste encore dans l'opération extérieure. C'est pourquoi à l'occasion de ces paroles (Jb 36) : Ceux qui usent de dissimulation et de ruse provoquent la colère de Dieu, la glose dit (Ex Greg. Mor. lib. xxvi, cap. 23), que celui qui dissimule feint une chose et en fait une autre ; il se montre chaste et il est luxurieux -, il affiche la pauvreté et il amasse des richesses. L'hypocrisie n'est donc pas la même chose que la dissimulation.

Réponse Mais c'est le contraire. Saint Isidore dit (Etym. lib. x ad litt. //) : Le mot hypocrite se traduit du grec en latin par celui de dissimulateur, et il indique quelqu'un qui étant méchant intérieurement, se montre en public comme s'il était bon. Car le mot û™ signifie faux, et le mot xpíot; jugement.

CONCLUSION. — Toute hypocrisie est une dissimulation, mais toute dissimulation n'est pas une hypocrisie, il n'y a que celle par laquelle on joue le personnage d'un autre.

Réponse Il faut répondre que, comme le dit saint Isidore (ibid.), le mot d'hypocrite vient de la physionomie de ceux qui se présentent sur la scène, la face voilée, et qui font prendre à leur visage différentes couleurs pour parvenir à la physionomie du personnage qu'ils jouent, et qui se montrent tantôt sous les traits d'un homme, tantôt sous ceux d'une femme, pour tromper le peuple dans leurs jeux. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (De serm. Dom. lib. ii, cap. 2) que comme les acteurs jouent le rôle de personnages tout différents de ce qu'ils sont (car celui qui joue le rôle d'Agamemnon n'est pas ce prince véritablement, mais il le simule), do même dans les églises et dans toute la vie humaine, celui qui veut paraître ce qu'il n'est pas est un hypocrite; car il feint d'être juste et il ne l'est pas en effet. Par conséquent on doit donc dire que l'hypocrisie est une dissimulation, mais non que toute dissimulation est une hypocrisie; il n'y a que celle par laquelle on simule un autre personnage, comme quand le pécheur feint d'être juste.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'oeuvre extérieure désigne naturellement l'intention. Ainsi, quand par des bonnes oeuvres qui appartiennent de leur genre au service de Dieu, on ne cherche pas à plaire à Dieu, mais aux hommes, on simule donc une intention droite qu'on n'a pas. C'est ce qui fait dire à saint Grégoire (Mor. lib. xxxi, cap. 8) que les hypocrites servent les intérêts du siècle tout en travaillant aux choses de Dieu, parce que par les actions saintes qu'ils font aux yeux de tout le monde, ils ne cherchent pas la conversion des âmes, mais la faveur. Ainsi ils simulent mensongèrement une intention droite qu'ils n'ont pas, quoiqu'ils ne simulent pas l'action droite qu'ils font.

2. Il faut répondre au second, qu'un habit saint, tel que l'habit religieux ou clérical, signifie un état qui oblige à des oeuvres de perfection. C'est pourquoi, quand on prend cet habit avec l'intention de faire ses efforts pour arriver à cet état de perfection, si l'on échoue par faiblesse, il n'y a là ni dissimulation, ni hypocrisie, parce qu'on n'est pas tenu de manifester son péché en quittant son habit. Mais si on prenait un habit saint pour montrer avec ostentation qu'on est juste, on serait hypocrite et dissimulé.

3. Il faut répondre au troisième, que dans la dissimulation aussi bien que dans le mensonge, il y a deux choses : l'une est comme le signe et l'autre comme la chose signifiée. Par conséquent, dans l'hypocrisie, la mauvaise intention est considérée comme l'objet signifié, qui ne répond pas au signe (4); au lieu que les choses extérieures, les paroles ou les actions, ou tout ce qui est sensible, sont considérées, dans la dissimulation et le mensonge, comme les signes.

(3) On pourrait définir l'hypocrisie un vice par lequel on cherche à paraître vertueux sans l'être en effet.




II-II (Drioux 1852) Qu.110 a.3