II-II (Drioux 1852) Qu.114 a.2

ARTICLE II. — cette amitié est-elle une partie de la justice?


Objections: 1. Il semble que cette amitié ne soit pas une partie de la justice. Car il appartient à la justice de rendre à autrui ce qui lui est dû. Or, il semble que ce ne soit pas le propre de cette vertu et qu'elle n'ait d'autre effet que de nous rendre agréables aux autres. Elle n'est donc pas une partie de la justice.

2. D'après Aristote (Eth. lib. iv, cap. 6), cette vertu se rapporte à la délectation ou à la tristesse que l'on rencontre dans ses relations avec les autres. Or, il appartient à la tempérance de modérer les plus grandes joies, comme nous l'avons vu (I-II, quest. lx, art. 5, et quest. lxi, art. 3). Cette vertu est donc plutôt une partie de la tempérance qu'une partie de la justice.

3. Il est contraire à la justice de traiter sur le pied de l'égalité ce qui est inégal, comme nous l'avons vu (quest. lix, art. 1 et 2). Or, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 6), cette vertu agit de la même manière à l'égard de ceux qui sont connus et de ceux qui ne le sont pas, de ceux qu'on a coutume de voir et de ceux qu'on voit rarement. Elle n'est donc pas une partie de la justice, mais elle lui est plutôt opposée.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Macrobe (in Somn. Scip. lib. i, cap. 8) fait de l'amitié une partie de la justice.

CONCLUSION. — L'amitié se rapportant à autrui, comme une chose due d'une certaine manière, elle est une partie de la justice, et elle lui est unie comme à sa vertu principale.

Réponse Il faut répondre que cette vertu est une partie de la justice, dans le sens qu'elle lui est adjointe comme une vertu secondaire à une vertu principale. Car elle a de commun avec la justice de se rapporter à autrui comme elle ; mais elle reste au-dessous de son essence en ce qu'elle n'a pas pour objet une chose pleinement due ; comme quand quelqu'un est lié envers un autre, soit pour une dette légale au payement de laquelle la loi le contraint, soit pour une dette qui provient d'un bienfait qu'on a reçu. Elle se rapporte seulement à ce qui est dû par honnêteté, et ce devoir se considère plutôt de la part de l'homme vertueux qui agit que de la part de celui auquel il donne des marques de son amitié, c'est-à-dire qu'il consiste à faire à autrui ce que la bienséance exige qu'on fasse (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons dit (quest. cix, art. 3 ad 1), l'homme étant naturellement un être sociable, il doit faire connaître honnêtement aux autres hommes la vérité, sans laquelle la société humaine ne pourrait durer. Or, comme l'homme ne pourrait vivre en société sans la vérité, de même il ne le pourrait s'il n'y trouvait aucun agrément. Car, comme le dit Aristote (Eth. lib. viii, cap. 5), personne ne peut passer tout le jour avec quelqu'un qui est triste, ni avec une personne qui n'est pas agréable. C'est pourquoi il y a un devoir naturel d'honnêteté qui oblige l'homme à être agréable à ceux avec lesquels il vit; à moins que pour un motif particulier il ne soit nécessaire de contrister quelquefois les autres pour leur être utile (2).

2. Il faut répondre au second, qu'il appartient à la tempérance de mettre un frein aux jouissances des sens. Mais l'affabilité a pour objet les plaisirs que les relations procurent ; ces plaisirs proviennent de la raison, puisqu'ils résultent de ce que l'un est pour l'autre ce que la bienséance veut qu'il soit. Il n'est pas nécessaire que l'on mette un frein à ces sortes de plaisirs, comme s'ils étaient nuisibles.

3. Il faut répondre au troisième, que ce passage d'Aristote ne signifie pas que l'on doit converser et vivre de la même manière avec ceux qu'on connaît et ceux qu'on ne connaît pas ; parce qu'il ajoute lui-même que quand il y a lieu de témoigner de l'intérêt ou du mécontentement, on s'y prend autrement avec ceux qu'on fréquente habituellement qu'avec des étrangers. Mais la comparaison porte sur ce qu'on doit agir comme il convient envers tout le monde.

(1) L'affabilité est un devoir d'honnêteté et de pure bienséance.
(2) Ainsi il peut être utile de reprendre quelqu'un ou de lui témoigner son mécontentement. Mais on ne doit avoir d'autre but que de lui être utile en le corrigeant de ses défauts.




Question CXV


DE L'ADULATION.


Après avoir parlé de l'amitié ou de l'affabilité, nous avons à nous occuper des vices opposés à cette vertu. — Ce sont l'adulation et l'esprit de contradiction. — Sur l'adulation deux questions sont à examiner : 1° L'adulation est-elle un péché ? — 2° Est-elle un péché mortel ?



ARTICLE I. — l'adulation est-elle un péché?


Objections: 1. Il semble que l'adulation ne soit pas un péché. Car l'adulation consiste dans une parole louangeuse que l'on dit à un autre avec l'intention de lui plaire. Or, ce n'est pas un mal de louer quelqu'un, d'après ces paroles du Sage (Pr 31,28) : Ses enfants se sont levés et ont publié qu'elle était très heureuse; son mari s'est levé et il l'a louée. De même ce n'est pas un mal de vouloir plaire aux autres, suivant ce mot de l'Apôtre (1Co 10,33) : Je tâche de plaire à tous en toutes choses. L'adulation n'est donc pas un péché.

2. Le mal est contraire au bien et le blâme est contraire à la louange. Or, ce n'est pas un péché de blâmer le mal. Ce n'en est donc pas un non plus de louer le bien, ce qui paraît appartenir à l'adulation. Par conséquent l'adulation n'est donc pas un péché.

3. La détraction est contraire à l'adulation. C'est ce qui fait dire à saint Grégoire (Mor. lib. xxii, cap. 5) que la détraction est un remède contre l'adulation. Il est à remarquer, dit-il, que dans la crainte que des éloges immodérés ne nous enorgueillissent, l'admirable sagesse de celui qui nous dirige permet souvent que nous soyons déchirés par la détraction, afin que la langue des détracteurs humilie ceux qu'exalte la parole de ceux qui les louent. Or, la détraction est un mal, comme nous l'avons vu (quest. lxxiii , art. 2 et 3). L'adulation est donc un bien.

En sens contraire Mais c'est le contraire. A l'occasion de ces paroles d'Ezéchiel (Ez 13) : Malheur à celles qui préparent des coussins pour toutes les aisselles, la glose dit (s interl. Greg. Mor. lib. xviii, cap. 4) qu'il s'agit en cet endroit de l'adulation et de ses douceurs. L'adulation est donc un péché.

CONCLUSION. — L'adulation est un péché par lequel au moyen de ses paroles ou de ses actions on cherche, dans les relations ordinaires de la vie, à plaire à quelqu'un au-delà des limites prescrites par la vertu, et cela dans l'intention d'en retirer un avantage.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 1 ad 3), l'affabilité ou l'amitié, quoiqu'elle ait pour but principal d'être agréable à ceux avec lesquels on vit, ne craint cependant pas de contrister du moment que cela est nécessaire pour produire un bien ou pour éviter un mal. Par conséquent, si quelqu'un veut toujours être agréable à un autre par ses paroles, il dépasse les limites que l'on doit s'imposer à cet égard, et c'est pour cela qu'il pèche par excès. S'il le fait uniquement pour être agréable, on dit qu'il est un homme complaisant, selon l'expression d'Aristote (Eth. lib. iv, cap. 6). Mais s'il le fait dans le but d'en retirer un profit, on l'appelle un flatteur ou un adulateur. On a coutume de comprendre en général sous le nom d'adulateurs ceux qui veulent, dans leurs relations, plaire aux autres par leurs paroles ou leurs actions plus que la vertu ne le demande.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'éloge que l'on fait de quelqu'un est une bonne ou une mauvaise chose, suivant que l'on observe ou que l'on n'observe pas les circonstances voulues. Car, si on veut être agréable à quelqu'un en le louant, pour lui donner par là des consolations et l'empêcher de succomber sous les peines qu'il éprouve, ou pour l'engager à faire des progrès dans le bien, et qu'on observe d'ailleurs toutes les autres circonstances que l'on doit observer, cet acte est un acte d'amitié ou d'affabilité. Mais c'est de l'adulation, si l'on veut louer quelqu'un pour des choses qui ne méritent pas d'éloges ; soit parce qu'elles sont mauvaises, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps 9,3) : Le pécheur est loué pour les désirs de son âme; soit parce qu'elles ne sont pas certaines; et c'est pour cela qu'il est dit (Si 27,8) : Ne louez pas l'homme avant qu'il n'ait parlé; et ailleurs (Si 1,2) : Ne louez pas un homme sur sa mine ; soit parce qu'il y a lieu de craindre que l'éloge ne provoque la vaine gloire, et c'est ce qui fait dire à l'Ecriture (Si 11,30) : Ne louez pas un homme avant sa mori. De même c'est une chose louable que de vouloir plaire aux autres pour alimenter la charité et favoriser ainsi son avancement spirituel. Mais vouloir plaire aux autres par vaine gloire ou pour en tirer un profit, ou même pour une chose mauvaise, ce serait une faute, d'après ces paroles de David (Ps 52,6) : Dieu dissipera les ossements de ceux qui plaisent à leurs semblables, et d'après celles de saint Paul (Ga 1,10) : Si je plaisais aux hommes, je ne serais pas le serviteur du Christ.

2. Il faut répondre au second, que le blâme du mal est une chose vicieuse, si on ne le fait pas dans les circonstances voulues, et il en est de même de la louange du bien.

3. Il faut répondre au troisième, que rien n'empêche que deux vices ne soient contraires. C'est pourquoi, comme la détraction est un mal, de même aussi l'adulation, qui lui est contraire quant aux choses que l'on dit, mais qui ne lui est pas directement opposée quant à la fin. Car l'adulateur cherche à être agréable à celui qu'il flatte, tandis que le détracteur ne cherche pas à contrister celui qu'il attaque, puisque c'est quelquefois en secret qu'il parle mal, mais il cherche plutôt à lui ravir sa réputation.


ARTICLE II. — l'adulation est-elle un péché mortel?


Objections: 1. Il semble que l'adulation soit un péché mortel. Car, d'après saint Augustin, on appelle mauvais ce qui nuit (Enchir. cap. 12). Or, l'adulation cause le plus grand tort. En effet, sur ces paroles de David (Ps 9,3) : Le pécheur est loué pour les désirs de son âme et l'homme inique est béni; le pécheur a méprisé le Seigneur, saint Jérôme dit (Epist, ad Celant.) qu'il n'y a rien qui corrompe aussi facilement le coeur de l'homme que l'adulation ; et à l'occasion de cet autre passage (Ps 80) : Qu'ils retournent avec la confusion qu'ils méritent, la glose dit (Ord. August.) : La langue du flatteur nuit plus que le glaive du persécuteur. L'adulation est donc un péché très- grave.

2. Celui qui nuit par paroles ne se nuit pas moins qu'aux autres. D'où il est dit (Ps 36,18) que leur glaive entre dans leur coeur. Or, celui qui en flatte un autre le porte à pécher mortellement. C'est pourquoi, à l'occasion de ce texte (Ps 140,5) : L'huile du pécheur ne se répandra pas sur ma tête, la glose dit (interl, et ord.) : La fausse louange de l'adulateur détourne l'âme de la rigidité de la vérité et la dispose ainsi au mal. Donc à plus forte raison l'adulateur pèche-t-il mortellement contre lui-même.

3. Le droit porte (Decret. dist. xlvi , cap. 3) : Que le clerc qui s'est rendu coupable d'adulation et de trahison soit dégradé de sa charge. Or, on n'inflige cette peine que pour un péché mortel. L’adulation est donc un péché de ce genre.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin (Serm. xli de Sanctis), énumérant les petits péchés, parle de la flatterie qu'on a eu dessein de faire volontairement ou par nécessité à une personne d'un rang élevé.

CONCLUSION. — C'est un péché mortel de flatter quelqu'un, soit en faisant l'éloge de ses fautes, soit en le vantant dans le but de lui nuire, soit en lui donnant l'occasion de subir quelque dommage ; mais quand on flatte quelqu'un pour lui être agréable seulement ou pour en retirer quelque avantage, la faute n'est que vénielle.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. cxn, art. 2), le péché mortel est celui qui est contraire à la charité. Or, l'adulation est tantôt contraire à la charité, tantôt elle ne l'est pas. Elle lui est contraire de trois manières : 1° en raison de sa matière, comme quand on loue quelqu'un pour un péché qu'il a fait. Car ceci est contraire à l'amour de Dieu, dont on blesse la justice, en parlant de la sorte, et c'est aussi contraire à l'amour du prochain qu'on autorise dans sa faute. Il y a donc un péché mortel, suivant ce que dit le prophète (Is 5,20) : Malheur à vous qui appelez mal ce qui est bien. 2° En raison de l'intention, comme quand on flatte quelqu'un pour lui nuire perfidement, soit dans son corps, soit dans son âme. Il y a aussi eu cela un péché mortel, et c'est à cette occasion que l'Ecriture dit (Pr 27,6) : Les blessures que fait celui qui aime, valent mieux que les baisers trompeurs de celui qui nous hait. 3° Par occasion, comme quand la louange de l'adulateur devient pour un autre une occasion de péché, en dehors de l'intention de l'adulateur lui-même. Dans ce cas il faut considérer si l'occasion a été donnée ou reçue, et quel dommage s'en est suivi (I), comme on peut le voir d'après ce que nous avons dit du scandale (quest. xliii, art. 3 et 4). Mais si quelqu'un, pressé uniquement par le désir d'être agréable aux autres, vient à flatter une personne pour éviter un mal, ou pour en obtenir quelque chose dans la nécessité, il n'agit pas contre la charité; par conséquent ce péché n'est pas mortel, mais véniel.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ces passages s'entendent de l'adulateur qui loue le péché de quelqu'un. Cette adulation est en effet plus funeste que le glaive d'un persécuteur, parce qu'elle nuit dans des biens plus élevés, dans les biens spirituels ; mais elle ne nuit pas aussi efficacement, parce que le glaive du persécuteur tue effectivement, comme étant une cause suffisante de mort ; au lieu que par la flatterie personne ne peut être une cause suffisante de péché pour un autre, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. xliii, art. 1 ad 3, et I-II, quest. lxxiii, art. 8 ad 3, et quest. lxxx, art. 4).

2. Il faut répondre au second, que ce raisonnement repose sur celui qui flatte avec l'intention de nuire ; car il nuit plus à lui qu'aux autres ; parce qu'il se nuit comme étant une cause suffisante de péché ; au lieu qu'il n'est pour les autres qu'une cause occasionnelle.

3. Il faut répondre au troisième, que ce passage s'entend de celui qui flatte perfidement quelqu'un pour le tromper.





QUESTION CXVI.

DE LA CONTRADICTION (1).


A l'égard de la contradiction, nous avons deux questions à examiner : 1° Est-elle opposée à la vertu de l'amitié ? — 2° Est-elle un péché plus grave que l'adulation ?

(I) En latin litigium ou morositas, qu'on aurait pu aussi traduire par contestation et mauvaise humeur. Le caractère qui correspond dans Théophraste à ce défaut est intitulé Le Fâcheux. Saint Thomas s'est servi du mot litigium, parce que la mauvaise humeur engendre facilement et fréquemment les procès (lites).



ARTICLE I. — la contradiction est-elle opposée à l'amitié ou à l'affabilité ?


Objections: 1. Il semble que la contradiction ne soit pas opposée à la vertu de l'amitié ou de l'affabilité. Car la contradiction paraît appartenir à la discorde, comme la dispute. Or, la discorde est opposée à la charité, ainsi que nous l'avons dit (quest. xxxvii, art. 1). Donc la contradiction aussi.

2. Il est dit (Pr 26,21) : L'homme colère enflamme les rixes. Or, la colère est opposée à la douceur. Par conséquent aussi l'esprit de rixe ou de contradiction.

3. Saint Jacques dit (Jc 4,1) : D'où viennent les guerres ou les disputes qui s'élèvent parmi vous? Ont-elles une autre cause que vos passions qui combattent dans votre chair? Or, il paraît contraire à la tempérance de suivre ses passions. Il semble donc que la contradiction ne soit pas contraire à l'amitié, mais à la tempérance.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote oppose l'esprit de contradiction à l'affabilité (Eth. lib. iv, cap. G).

CONCLUSION. — L'esprit de contradiction qui nous met en opposition avec quelqu'un, parce que nous manquons d'affection pour sa personne, est une espèce de discorde contraire à la charité; mais cette humeur chagrine qui fait que l'on contredit quelqu'un plutôt pour le contrister que pour le contredire est surtout contraire à l'amitié ou à l'affabilité.

Réponse Il faut répondre que l'esprit de contradiction consiste proprement dans les paroles, c'est-à-dire qu'il fait qu'un individu contredit les paroles d'un autre. Dans cette contradiction on peut considérer deux choses. En effet quelquefois on contredit à cause delà personne de celui qui parle; le contradicteur ne veut pas être de son avis, parce qu'il n'y a pas entre eux cet amour qui unit les âmes. Cette espèce de contradiction paraît appartenir à la discorde qui est contraire à la charité. — D'autres fois la contradiction provient de ce que l'on ne craint pas de contrister les personnes avec lesquelles on parle; et alors se produit cette humeur chagrine qui est opposée à l'affabilité ou à cette amitié à laquelle il appartient de rendre ceux qui la possèdent agréables aux personnes avec lesquelles ils vivent. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. iv, cap. 6) que ceux qui ont ce défaut sont toujours en contradiction avec tout le monde, se souciant peu d'affliger ou de déplaire, et étant querelleurs et d'une humeur difficile.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la dispute appartient plus proprement à la contradiction qui résulte de la discorde; tandis que la mauvaise humeur dont nous parlons ici se rapporte à la contradiction que l'on soulève avec l'intention de contrister.

2. Il faut répondre au second, que l'opposition des vices à l'égard des vertus ne se considère pas directement d'après les causes, puisqu'il arrive qu'un même vice provient de causes différentes, mais elle se considère d'après l'espèce de l'acte. Ainsi, quoique la contradiction tienne quelquefois de la colère, elle peut cependant provenir de beaucoup d'autres causes. Il n'est donc pas nécessaire qu'elle soit directement contraire à la douceur!

3. Il faut répondre au troisième, que saint Jacques parle là de la concupiscence, selon qu'elle est un mal général d'où viennent tous les vices. C'est ce qui fait dire à la glose (ad Rom. vu ord. sup. illud, Concupiscentiam nesciebam) : La loi est bonne, puisqu'en défendant la concupiscence, elle défend tout ce qui est mal.


ARTICLE II. — la contradiction est-elle un péché plus grave que l'adulation?


Objections: 1. Il semble que la contradiction soit un péché moindre que le vice contraire, c'est-à-dire que la complaisance ou l'adulation. En effet, plus un péché est nuisible et plus il paraît grand. Or, l'adulation nuit plus que la contradiction. Car le prophète dit (Is. iii, 12) : Mon peuple, ceux qui disent que vous êtes heureux, vous séduisent et ils rompent le chemin par où vous devez marcher. L'adulation est donc un péché plus grave que la contradiction.

2. Dans l'adulation il semble qu'il y ait de la fourberie, car l'adulateur dit une chose et il en pense une autre ; tandis que le contradicteur n'est pas de même, parce qu'il contredit ouvertement. Or, celui qui pèche avec tromperie est plus coupable, comme l'observe Aristote (Eth. lib. vii, cap. 6). L'adulation est donc un péché plus grave que la contradiction.

3. La rougeur vient de la crainte que l'on a d'une chose honteuse, comme on le voit (Eth. lib. iv, cap. ult.). Or, l'adulateur paraît avoir plus à rougir que le contradicteur. La faute de ce dernier est donc moindre.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il semble que plus un péché est grave et plus il répugne à l'état spirituel. Or, l'esprit de contradiction paraît répugner le plus à l'état spirituel. Car saint Paul dit (1Tm 3,3) : qu'un évêque ne doit pas être d'une humeur difficile. Et ailleurs (2Tm 2,24) : qu'un serviteur du Seigneur ne doit pas contredire. L'esprit de contradiction paraît donc être un péché plus grave que l'adulation.

CONCLUSION. — L'esprit de contradiction est par soi et dans son espèce un vice plus grave que l'adulation ; mais par accident, relativement aux motifs extérieurs, il peut se faire qu'il soit tantôt plus grave et tantôt plus léger que l'adulation.

Réponse Il faut répondre que nous pouvons parler de ces deux péchés de deux manières : 1° En considérant l'espèce de l'un et de l'autre ; et en ce sens un vice est d'autant plus grave qu'il répugne davantage à la vertu qui lui est opposée. Or, la vertu de l'amitié tend plutôt à causer du plaisir que de la tristesse. C'est pourquoi le contradicteur qui a le tort de trop contrister pèche plus grièvement que le complaisant ou l'adulateur qui a le tort d'être trop agréable. 2° On peut les considérer d'après certains motifs extérieurs, et à ce point de vue l'adulation est quelquefois plus grave ; comme quand on y a recours pour obtenir par tromperie un honneur qu'on ne mérite pas, ou pour gagner de l'argent. D'autres fois c'est la contradiction qui est la faute la plus grave ; comme quand on se propose d'attaquer la vérité ou de faire mépriser la personne qui parle (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que comme l'adulateur peut nuire en trompant secrètement, de même le contradicteur peut quelquefois nuire en attaquant ouvertement. Or, il est plus grave, toutes choses égales d'ailleurs, de nuire à quelqu'un ouvertement par la violence que de le faire d'une manière occulte. C'est pour cela que la rapine est un péché plus grave que le vol, comme nous l'avons dit (quest. lxvi, art. 9).

2. Il faut répondre au second, que dans les actes humains ce n'est pas toujours ce qui est le plus grave qui est le plus honteux. Car la noblesse de l'homme vient de la raison ; c'est pourquoi les péchés les plus honteux sont les péchés charnels, par lesquels la chair domine sur l'esprit ; quoique les péchés spirituels soient plus graves, parce qu'ils proviennent d'un mépris plus grand. De même les péchés qui résultent du dol, sont plus honteux, parce qu'ils paraissent provenir d'une certaine faiblesse et d'une certaine fausseté de la raison ; quoiqu'il y ait des péchés faits ouvertement qui supposent un plus grand mépris de la loi. C'est pourquoi l'adulation étant accompagnée d'une sorte de dol, paraît plus honteuse, tandis que la contradiction paraît être plus grave, selon qu'elle procède d'un mépris plus grand.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (in arg.), la rougeur se rapporte à la turpitude du péché. Par conséquent ce n'est pas toujours du péché le plus grave qu'on rougit le plus, mais c'est du péché qui est le plus honteux. De là il résulte que l'on rougit plus de l'adulation que de la contradiction, quoique ce dernier défaut soit plus grave.




QUESTION CXVII.

DE LA LIBÉRALITÉ.


Après avoir parlé de l'affabilité, nous avons à nous occuper de la libéralité et des vices qui lui sont opposés ; c'est-à-dire de l'avarice et de la prodigalité. — A l'égard de la libéralité six questions se présentent : 1° La libéralité est-elle une vertu? — 2° Quelle est sa matière ? — 3° De son acte. — 4° Lui appartient-il plutôt de donner que de recevoir ? — 5° La libéralité est-elle une partie de la justice? — 6° De sa comparaison avec les autres vertus.



ARTICLE I. — LA LIBÉRALITÉ EST-ELLE UNE VERTU (1) ?


Objections: 1. Il semble que la libéralité ne soit pas une vertu. Car aucune vertu n'est contraire à l'inclination naturelle. Or, notre inclination naturelle veut que nous songions à nous plus qu'aux autres, et c'est le contraire que fait celui qui est libéral; puisque, d'après Aristote (Eth. lib. iv, cap. 1), le libéral ne doit pas penser à lui, et il faut qu'il se réserve toujours la moindre part. La libéralité n'est donc pas une vertu.

2. Par les richesses l'homme se procure de quoi vivre, et elles sont un instrument qui l'aide à se rendre heureux, comme le dit Aristote (Eth. lib. i, cap. 8). Par conséquent, puisque toute vertu tend à la félicité, il semble que le libéral ne soit pas vertueux, puisque le même philosophe dit de lui (toc. cit.) qu'il n'est pas avide d'argent, qu'il ne sait ni l'acquérir, ni le conserver, mais qu'il aime à le répandre.

3. Les vertus ont de la connexion entre elles. Or, la libéralité ne paraît pas avoir de connexion avec les autres vertus. Car il y a beaucoup d'hommes vertueux qui ne peuvent l'exercer, parce qu'ils n'ont rien à donner, et il y en a beaucoup qui l'exercent et qui d'autre part sont très-vicieux. La libéralité n'est donc pas une vertu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Ambroise dit (De offic. lib. i, cap. 30) que l'Evangile nous enseigne dans plusieurs endroits une juste libéralité. Or, l'Evangile n'enseigne que ce qui appartient à la vertu. La libéralité est donc une vertu.

CONCLUSION. — La libéralité est une vertu par laquelle nous faisons un bon usage de tous les biens extérieurs qui nous ont été accordés pour soutenir notre existence.

Réponse Il faut répondre que, comme le dit saint Augustin (De lib. arb. lib. ii, cap. 49), il appartient à la vertu de faire un bon usage des choses dont nous pouvons mal user. Or, nous pouvons faire un bon et un mauvais usage non- seulement des choses qui sont en nous, telles que les puissances et les passions de l'âme, mais encore des choses extérieures, c'est-à-dire des choses terrestres qui nous ont été accordées pour sustenter notre corps. C'est pourquoi, puisqu'il appartient à la libéralité de faire un bon usage de ces choses, il s'ensuit qu'elle est une vertu.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le disent saint Ambroise (serm. lxiv de temp.) et saint Basile (serm. sup. illud Destruam horrea mea). Dieu donne à quelques-uns une surabondance de richesses, pour qu'ils aient le mérite de les bien dispenser. Comme il faut peu de chose pour une personne, il s'ensuit que celui qui est libéral est digne de louange, s'il donne plus aux autres qu'à lui-même. Mais l'on doit toujours songer à soi davantage pour les biens spirituels, à l'égard desquels chacun doit principalement se subvenir. Toutefois, pour les choses temporelles, le libéral ne doit pas non plus tellement s'occuper des autres, qu'il s'oublie totalement et qu'il néglige les siens. C'est ce qui fait dire à saint Ambroise (De offic. lib. i, cap. 30) : La libéralité que l'on doit approuver, c'est celle qui ne vous laisse pas oublier vos proches, si vous savez qu'ils sont dans le besoin.

2. Il faut répondre au second, qu'il n'appartient pas au libéral de répandre son argent, de manière qu'il ne lui reste pas de quoi vivre et de faire des oeuvres de vertu par lesquelles on arrive au bonheur. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. iv, cap. 1) que le libéral ne néglige pas le soin de sa fortune, puisqu'il veut y trouver le moyen d'aider les autres. Et saint Ambroise observe (De offic. lib. i, cap. 30) : que le Seigneur ne demande pas que l'on répande simultanément toutes ses richesses, mais qu'on les dispense, à moins que par hasard on ne veuille imiter Elisée, qui tua ses boeufs et donna aux pauvres tout ce qu'il avait, pour n'avoir plus à s'inquiéter de ses affaires domestiques ; ce qui regarde la perfection de la vie spirituelle dont nous parlerons (quest. clxxxiv et clxxxvi, art. 3). — Cependant il faut remarquer que le don que l'on fait de ses biens avec libéralité, se rapporte, comme acte de vertu, à la béatitude.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 4), celui qui consume beaucoup de biens dans la débauche n'est pas libéral, mais prodigue. Il en est de même de celui qui dissipe ce qu'il possède pour d'autres péchés. D'où saint Ambroise dit (lac. cit.) : Si vous aidez celui qui cherche à ravir aux autres leurs biens, vos largesses ne valent rien ; votre libéralité n'est pas non plus parfaite, si vous donnez plutôt par jactance que par compassion. C'est pourquoi celui qui n'a pas les autres vertus, quoiqu'il donne beaucoup pour de mauvaises oeuvres, n'est pas libéral. D'ailleurs rien n'empêche qu'on ne donne beaucoup pour de bonnes oeuvres, sans avoir l'habitude de la libéralité; comme on fait les oeuvres des autres vertus avant d'en avoir l'habitude, quoiqu'on ne les fasse pas de la même manière que les hommes vertueux, comme nous l'avons dit (I-II, quest. lxv, art. 4). De même rien n'empêche que des hommes vertueux n'aient la libéralité, quoiqu'ils soient pauvres. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. iv, cap. 4) qu'on est libéral quand on donne en proportion de sa fortune; parce que la libéralité ne consiste pas dans la grandeur des dons, mais dans la disposition de celui qui donne. Et saint Ambroise ajoute (loc. cit.) que l'affection rend le présent riche ou pauvre, et qu'elle donne du prix aux choses (1).

(1) Billuart définit la libéralité : Virtus moderans amorem divitiarum et reddens hominem facilem et promptum ad eas erogandas, quando recta ratio dictât.
(I) Pour avoir cette vertu, il suffit d'être dans la disposition de donner si l'on en avait les moyens, et quelquefois ce sentiment est plus développé chez les pauvres que chez les riches.



ARTICLE II. — LA LIBÉRALITÉ A-T-ELLE POUR OBJET L'ARGENT ?


Objections: 1. Il semble que la libéralité n'ait pas l'argent pour objet. Car toute vertu morale se rapporte aux opérations ou aux passions. C'est le propre de la justice de se rapporter aux opérations, comme le dit Aristote (Eth. lib. v, cap. 50). Par conséquent, puisque la libéralité est une vertu morale, il semble qu'elle s'occupe des passions et non des richesses.

2. Il appartient au libéral de faire usage de toutes les richesses. Or, les richesses naturelles sont plus vraies que les richesses artificielles qui consistent dans l'argent, comme on le voit (Pol. lib. i, cap. 5 et 6). La libéralité n'a donc pas principalement l'argent pour objet.

3. Les vertus diverses ont des matières différentes; parce que les habitudes se distinguent d'après leurs objets. Or, les choses extérieures sont la matière de la justice distributive et commutative. Elles ne sont donc pas la matière de la libéralité.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. iv, cap. 4) que la libéralité tient le milieu à l'égard des richesses pécuniaires (2).

CONCLUSION. — L'argent est la matière propre de la libéralité.

Réponse Il faut répondre que, d'après Aristote (loc. cit.), il appartient au libéral de répandre l'argent. C'est pour cette raison que la libéralité est aussi désignée sous le nom de largesse, parce que ce qui est large ne retient pas, mais émet. Le mot libéralité paraît d'ailleurs revenir au même sens ; car, quand on émet de soi quelque chose, on l'affranchit en quelque sorte de la surveillance et de l'autorité qu'on avait sur lui, et l'on montre qu'on a l'âme libre et dégagée de l'affection de tous ces biens. D'ailleurs les biens qu'un homme peut émettre en faveur d'un autre étant les biens qu'il possède et qu'on désigne sous le nom d'argent, il s'ensuit que l'argent est la matière propre de la libéralité.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 3), la libéralité ne se considère pas d'après la valeur de l'objet donné, mais d'après l'affection de celui qui le donne. Or, l'affection du donateur est disposée selon les passions de l'amour et de la concupiscence, et par conséquent de la tristesse et de la joie, à l'égard de ce qu'il donne. C'est pourquoi les passions intérieures sont la matière immédiate de la libéralité; mais l'argent en est la matière extérieure, selon qu'il est l'objet de ces passions.

2. Il faut répondre au second, que, comme le dit saint Augustin (De discipl. christ. Lib. Tract, i De diversis, cap. G), tout ce que les hommes possèdent sur la terre, et toutes les choses dont ils sont les maîtres, sont désignées sous le nom d'argent (pecunia) (3) ; parce que toutes les richesses des anciens consistaient en troupeaux (pecora). Et Aristote dit (Eth. lib. iv, cap. 4) que nous comprenons sous le nom de richesses toutes les choses dont la valeur peut être appréciée en argent monnayé.

3. Il faut répondre au troisième, que la justice établit l'égalité dans les choses extérieures (4) ; mais il ne lui appartient pas proprement de modérer les passions intérieures; par conséquent l'argent est la matière de la libéralité et celle de la justice, mais d'une autre manière.

(2) Elle tient le milieu entre la prodigalité et l'avarice.
(3) Ainsi on comprend par là les immeubles et les meubles, soit naturels, soit artificiels.
(4) Ainsi la justice est satisfaite quand le débiteur a donné à son créancier ce qu'il lui devait. Elle ne s'inquiète pas s'il l'a fait par contrainte ou autrement.




II-II (Drioux 1852) Qu.114 a.2