II-II (Drioux 1852) Qu.123 a.3

ARTICLE III. — la force a-t-elle pour objet la crainte et l'audace?


Objections: 1. Il semble que la force n'ait pas pour objet la crainte et l'audace. Car saint Grégoire dit (Mor. lib. vii, cap. 8) : La force des justes consiste à vaincre la chair, à aller contre leurs propres plaisirs et à éteindre les jouissances de la vie présente. La force paraît donc avoir plutôt pour objet les délectations que la crainte et l'audace.

2. Cicéron dit (Khet. lib. n de invent.) qu'il appartient à la force de braver les périls et de supporter les fatigues. Or, ceci ne paraît pas se rapporter à la passion de la crainte ou de l'audace, mais plutôt aux actions de l'homme qui sont pénibles, ou aux choses extérieures qui sont dangereuses. La force n'a donc pas pour objet la crainte et l'audace.

3. Il n'y a pas que l'audace qui soit opposée à la crainte, mais il y a encore l'espérance, comme nous l'avons vu (1* 2", quest. xlv, art. 4 ad 2) en traitant des passions. La force ne doit donc pas plus avoir pour objet l'audace que l'espérance.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. ii, cap. 7, et lib. m, cap. 9) que la force a pour objet la crainte et l'audace.

CONCLUSION. — La vertu de la force a pour objet la crainte et l'audace, car elle comprime la crainte et modère l'audace.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 4 huj. quaest.), il appartient à la vertu de la force d'écarter ce qui empêche la volonté de suivre la raison. La crainte nous porte à nous éloigner de ce qui est difficile, parce qu'elle implique un mouvement d'éloignement à l'égard du mal qui présente une difficulté, comme nous l'avons vu (1* 2", quest. xlii, art. 3 et 5) en traitant des passions. C'est pourquoi la force a principalement pour objet la crainte des difficultés qui peuvent empêcher la volonté de suivre la raison. Or, il faut non-seulement résister avec fermeté à ces difficultés en comprimant la crainte, mais il faut encore les attaquer avec modération, quand il est nécessaire de les détruire pour s'assurer la sécurité à l'avenir, ce qui paraît être le fait de l'audace. C'est pour ce motif que la force a pour objet la crainte et l'audace, parce qu'elle comprime la crainte et modère l'audace.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Grégoire parle en cet endroit delà force des justes selon qu'elle se rapporte en général à toute vertu. C'est pourquoi il parle d'abord de ce qui regarde la tempérance, comme on l'avoue, puis il ajoute quelque chose qui concerne la force proprement dite, selon qu'elle est une vertu spéciale, en disant : qu'elle aime les peines de ce monde pour obtenir les récompenses éternelles.

2. Il faut répondre au second, que les choses dangereuses et les opérations pénibles n'éloignent la volonté de la voie de la raison qu'autant qu'on les redoute. C'est pourquoi il faut que la force ait immédiatement pour objet la crainte et l'audace, et médiatement les périls et les peines, comme les objets de ces passions.

3. Il faut répondre au troisième, que l'espérance est opposée à la crainte relativement à l'objet, parce que l'espérance a pour objet le bien, au lieu que la crainte a pour objet le mal. Mais l'audace se rapporte au même objet que la crainte ; elle lui est contraire parce qu'elle la brave au lieu de la fuir, ainsi que nous l'avons dit (la 2*, quest. xlv, art. 4). Et comme la force a proprement pour objet les maux temporels qui éloignent de la vertu, ainsi qu'on le voit par la définition qu'en donne Cicéron (cit. in arg. 2), il s'ensuit que cette vertu a pour objet propre la crainte et l'audace, mais non l'espérance, sinon en tant qu'elle est unie à l'audace, comme nous l'avons vu (4* 2*, quest. xlv, art. 2).


ARTICLE IV. —la force n'a-t-elle pour objet que les dangers de mort?


Objections: 1. Il semble que la force n'ait pas seulement pour objet le péril de la mort. Car saint Augustin dit (Lib. de mor. Eccles. cap. 4b) que la force est l'amour qui supporte tout facilement pour l'objet aimé. Et ailleurs (in vi Music.) il dit que la force est une affection qui ne craint ni la mort, ni aucune adversité. Par conséquent, elle n'a pas seulement pour objet le danger de mort, mais encore tous les autres malheurs.

2. Il faut que toutes les passions de l'âme soient ramenées à un milieu par une vertu. Or, il n'y a pas lieu de supposer une vertu qui ramène à leur milieu les autres craintes. Par conséquent la force n'a pas pour objet, non-seulement la crainte de la mort, mais encore les autres craintes.

3. Aucune vertu ne consiste dans un extrême. Or, la crainte de la mort est extrême, parce qu'elle est la plus grande des craintes, comme le dit Aristote (Eth. lib. iii, cap. 6). La vertu de la force n'a donc pas pour objet la crainte de la mort.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Andronic dit que la force est une vertu de l'irascible qui ne se laisse pas abattre facilement par la crainte de la mort.

CONCLUSION. — La force a pour objet la crainte de la mort, parce que de tous les maux corporels elle est le plus terrible.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), il appartient à la vertu de la force d'empêcher la volonté humaine de s'écarter du bien de la raison par crainte d'un mal corporel. Or, il faut maintenir fermement le bien de la raison contre toute espèce de mal (4), parce qu'aucun bien corporel n'est équivalent à celui-là. C'est pourquoi il est nécessaire qu'on appelle force d'âme l'énergie qui maintient fermement dans le bien rationnel la volonté humaine, malgré les maux les plus grands; parce que celui qui résiste aux maux les plus grands résiste conséquemment aux maux qui sont moindres, mais non réciproquement. Et il est de l'essence de la vertu qu'elle se rapporte à ce qui est le dernier effort de la puissance. Or, de tous les maux corporels le plus terrible est la mort qui enlève tous les biens corporels. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. de mor. Eccles. cap. 22) que de peur que le lien du corps ne se relâche et ne s'affaiblisse, Dieu frappe l'âme de la crainte du travail et de la douleur, et de peur qu'il ne se rompe et qu'il ne soit détruit, il la frappe de la crainte de la mort. C'est pour ce motif que la force a pour objet la crainte qu'inspirent les dangers de mort.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la force nous apprend à bien supporter toutes les adversités. Toutefois on ne considère pas comme fort absolument celui qui supporte quelques malheurs, mais on ne donne ce nom qu'à celui qui supporte bien les plus grands maux. Les autres font seulement dire qu'on est fort sous certain rapport.

(1) Toute la morale repose sur cette prééminence de l'âme sur le corps.

2. Il faut répondre au second, que, parce que la crainte naît de l'amour toute vertu qui règle l'amour de certains biens doit conséquemment régler la crainte des maux contraires. Ainsi la libéralité qui modère l'amour de l'argent, modère conséquemment la crainte de le perdre. Il en est de même pour la tempérance et les autres vertus. Or, il est naturel d'aimer sa propre vie. C'est pourquoi il a fallu qu'il y eût une vertu spéciale pour modérer la crainte de la mort.

3. Il faut répondre au troisième, que dans les vertus ce qu'il y a d'extrême se considère comme dépassant les limites de la droite raison. C'est pourquoi si l'on affronte de grands périls et qu'on le fasse conformément à la raison, il n'y a en cela rien de contraire à la vertu (4).

ARTICLE V. — \Bla force consiste-t-elle, à proprement parler, dans les dangers de mort qu'on court à la guerre?


Objections: 1. Il semble que la force n'ait pas pour objet propre les dangers de mort que l'on court à la guerre. Car on loue les martyrs principalement pour leur force et cependant on ne loue pas leurs exploits militaires. La force n'a donc pas pour objet propre les périls de mort que l'on court à la guerre.

2. Saint Ambroise dit (Deofíic. lib. i, cap. 35) que la force comprend les choses guerrières et les choses domestiques. Cicéron fait aussi remarquer (Deofíic. lib. i) que la multitude met dans son estime les exploits militaires au-dessus des vertus civiques; mais que c'est un préjugé qu'il faut détruire. Si nous voulons, dit-il, apprécier les choses avec impartialité, nous reconnaîtrons qu'il y a beaucoup d'actions civiles qui ont eu plus de grandeur et d'éclat que des actions guerrières. Or, la plus grande force ayant pour objet les plus grandes choses, il s'ensuit que cette vertu n'a pas pour objet propre la mort qu'on trouve dans les combats.

3. Les guerres ont pour but de conserver la paix temporelle de l'Etat. Car saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. xix, cap. 12) qu'on ne fait la guerre que pour avoir la paix. Or, pour la paix temporelle de l'Etat, il ne semble pas qu'on doive s'exposer au péril de la mort; puisque cette paix est l'occasion d'une foule de crimes honteux. Il semble donc que la vertu n'ait pas pour objet les dangers de mort que l'on court à la guerre.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. iii, cap. 6) que la force a principalement pour objet la mort à laquelle on est exposé sur le champ de bataille.

CONCLUSION. — La force a pour objet principalement les dangers de mort, non- seulement ceux dont on est menacé dans une guerre générale, mais encore dans les combats particuliers.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), la force affermit l'esprit de l'homme contre les plus grands périls qui sont les périls de mort. Mais parce qu'elle est une vertu et qu'il est de l'essence de la vertu de tendre toujours vers le bien, il s'ensuit que l'homme ne se laisse pas arrêter par un danger de mort quand il y a du bien à faire. Les dangers de cette nature qui viennent de la maladie, ou d'une tempête sur mer, ou de l'attaque des brigands ou de toute autre cause semblable, ne paraissent pas menacer directement quelqu'un parce qu'il cherche à faire du bien. Au contraire les dangers que l'on court à la guerre menacent directement l'homme à cause du bien qu'il fait, c'est-à-dire parce qu'il défend le bien général par une guerre juste. Or, on peut distinguer deux sortes de guerre qui sont justes. Il y a la guerre générale, comme quand on combat en bataille rangée, et la guerre particulière (1), par exemple quand un juge ou un simple citoyen ne s'écarte pas de la justice par crainte du glaive qui le menace ou de tout autre péril, bien que ses jours soient en danger. Il appartient donc à la force d'affermir l'âme non-seulement contre les dangers de mort qu'on court dans une guerre générale, mais encore contre ceux qu'on court dans une attaque particulière, ce que l'on peut désigner sous le nom commun de guerre (2). En ce sens on doit accorder que la force a pour objet propre les dangers de mort que l'on court à la guerre. — L'homme fort sait aussi supporter les dangers d'une autre mort quelle qu'elle soit; surtout quand il peut braver ces dangers pour la vertu ; comme quand on n'hésite pas à soigner un ami malade, malgré la crainte de la contagion mortelle de son mal, ou quand la crainte d'un naufrage ou des brigands n'empêche pas de se mettre en route dans l'intérêt d'une bonne oeuvre.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les martyrs supportent pour le souverain bien, qui est Dieu, les attaques dont ils sont personnellement l'objet. C'est pourquoi on loue principalement leur force. Elle n'est pas d'ailleurs d'un autre genre que celle qui se rapporte aux exploits militaires ; c'est pourquoi il est dit : qu'ils se sont montrés forts dans le combat (3).

2. Il faut répondre au second, que les affaires domestiques ou civiles se distinguent des affaires militaires, en ce que celles-ci appartiennent à la guerre générale. Cependant dans les affaires domestiques ou civiles on peut courir des dangers de mort par suite de certaines attaques qui sont des guerres particulières. Par conséquent la force proprement dite peut avoir aussi pour objet ces périls.

3. Il faut répondre au troisième, que la paix de l'Etat est bonne en elle- même; et elle ne devient pas mauvaise, parce qu'il y en a qui en font mauvais usage (4), car il y en a beaucoup d'autres qui s'en servent pour le bien. Elle empêche les homicides, les sacrilèges qui sont des maux beaucoup plus graves que ceux qu'elle occasionne et qui se rapportent principalement aux vices charnels.

(1) Car il n'y a, à proprement parler, rien d'extrême, puisque dans cette hypothèse on se renferme dans les limites delà raison.


ARTICLE VI. — l'acte principal de la force consiste-t-il a rester ferme dans le péril\b (5)?


Objections: 1. Il semble que l'acte principal de la force ne consiste pas à rester ferme dans le péril. Car la vertu a pour objet ce qui est difficile et bon, comme on le voit (Eth. lib. ii, cap. 3). Or, il est plus difficile d'attaquer que de soutenir l'attaque. Ce dernier acte n'est donc pas l'acte principal de la force.

2. Il semble qu'il faille plus de puissance pour agir sur un autre que pour ne pas se laisser modifier par lui. Or, attaquer c'est agir sur un autre, tandis que supporter l'attaque, c'est rester immuable. Par conséquent, puisque la force désigne la perfection de la. puissance, il semble qu'il appartienne plus à la force d'attaquer que de résister.


(5)Ces paroles sont de saint Paul (Ep. Heb. xi).
(4)L'abus d'une chose n'est qu'un fait accidentel qui ne peut vicier la chose elle-même.
(5)Cet article a pour objet d'examiner s'il y a plus de force et de courage à rester ferme dans le péril qu'à l'assaillir ou aie braver. Toute l'argumentation repose sur l'opposition de ces doux mots ; sustinere, aggredi.

3. Un contraire est plus éloigné cle l'autre que sa simple négation. Or, celui qui résiste montre seulement qu'il n'a pas de crainte, tandis que celui qui attaque fait un mouvement contraire à celui qui craint, puisqu'il poursuit. Il semble donc que la force éloignant surtout l'esprit de la crainte, il lui appartienne plutôt d'attaquer que de résister.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. iii, cap. 9) que c'est principalement en supportant avec fermeté la douleur qu'on mérite le nom de courageux.

CONCLUSION. — Supporter, c'est-à-dire se tenir immuable dans le danger, c'est plutôt l'acte de la force que d'affronter le danger même.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons vu (art. 3 huj. quaest.), Aristote dit (Eth. lib. iii loc. cit.) que la force a plutôt pour objet de réprimer la crainte que de modérer l'audace. Car il est plus difficile de réprimer la crainte que de modérer l'audace, parce que le danger qui est l'objet de l'audace et de la crainte est par lui-même de nature à réprimer l'audace, tandis qu'il ne fait qu'augmenter la crainte. Or, il appartient à la force d'attaquer selon qu'elle règle l'audace; au lieu que la résistance qu'elle oppose résulte de la compression de la crainte. C'est pourquoi l'acte principal de la force, c'est de résister, c'est-à-dire de rester immobile dans le danger plutôt que d'attaquer.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier raisonnement, que la résistance est plus difficile que l'attaque pour trois raisons : 4° Parce que la résistance s'oppose à une attaque plus vive; car celui qui est aggresseur attaque, comme étant le plus fort. Or, il est plus difficile de combattre contre quelqu'un qui est plus fort que soi que contre quelqu'un qui l'est moins. 2° Parce que celui qui résiste sent déjà le péril qui le menace; au lieu que celui qui attaque le considère comme à venir. Il est plus difficile de n'être pas ému par ce qui est présent que par ce qui doit arriver. 3° Parce que la résistance implique une prolongation de temps, au lieu que l'attaque peut être l'effet d'un mouvement subit. Et il est plus difficile de rester longtemps immobile que de se porter subitement vers une chose ardue. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. iii, cap. 8) qu'il y en a qui sont triomphants avant le danger, mais qui prennent la fuite aussitôt qu'il est arrivé; au lieu que les hommes forts font le contraire.

2. Il faut répondre au second, que la résistance implique à la vérité une passion du corps, mais aussi un acte de l'âme qui s'attache très-fortement au bien ; d'où il suit qu'elle ne cède pas à la passion corporelle qui la presse. Or, la vertu se considère plutôt à l'égard de l'âme qu'à l'égard du corps.

3. Il faut répondre au troisième, que celui qui résiste ne craint pas, quoique la cause de la crainte soit présente; au lieu que pour celui qui attaque la cause du danger est à venir (4).


ARTICLE VII. — l'homme fort agit-il pour le bien de sa propre \Bhabitude ?


Objections: 1. Il semble que l'homme fort n'agisse pas pour le bien de sa propre habitude. Car dans la pratique, quoique la fin soit la première dans l'intention , elle est cependant la dernière dans l'exécution. Or, l'acte de la force dans l'exécution est postérieur à l'habitude même de cette vertu. Il ne peut donc pas se faire que l'homme fort agisse pour le bien de sa propre habitude.

2. Saint Augustin dit (De Trin. lib. xiii, cap. 8) : A l'égard des vertus que nous aimons pour la béatitude seule, il y en a qui osent nous engager à ne pas aimer la béatitude, en nous disant de les aimer pour elles- mêmes. Si nous le faisions, nous cesserions de les aimer elles-mêmes, du moment que nous n'aimerions plus la béatitude qui est la seule cause pour laquelle nous les aimons. Or, la force est une vertu. L'acte de la force ne doit donc pas se rapporter à la force elle-même, mais à la béatitude.

1 D'après saint Augustin [Lib. de mor. Eccles. cap. 45) la force est l'amour qui supporte tout facilement à cause de Dieu. Or, Dieu n'est pas l'habitude de la force, mais il est quelque chose de mieux, parce qu'il faut que la fin vaille mieux que les moyens. L'homme fort n'agit pas donc pour le bien de sa propre habitude.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (iEth. lib. m, cap. 7) que la force est pour l'homme fort une chose honorable et bonne. Or, telle est la fin de ses actions.

CONCLUSION. — Le fort agit pour le bien de son habitude, comme pour sa fin prochaine, c'est-à-dire qu'il exprime dans ses actes la ressemblance de son habitude, quoique d'ailleurs il agisse pour la béatitude et pour l'amour de Dieu, comme pour sa dernière.

Réponse Il faut répondre qu'il y a deux sortes de fin, la fin prochaine et la fin dernière. La fin prochaine de chaque agent consiste à communiquer à un autre la ressemblance de sa forme. Ainsi la fin du feu qui échauffe c'est de transmettre à celui qui le subit quelque chose de semblable à sa chaleur; la fin de celui qui fait un édifice, c'est d'imprimer à la matière la ressemblance de son art. Tout le bien qui résulte de là et qu'on a eu en vue peut être appelé la fin éloignée de l'agent (4). Mais, comme dans les travaux qu'on exécute la matière extérieure est disposée par l'art, de même dans la pratique les actes humains sont disposés par la prudence. On doit donc dire que le fort a pour fin prochaine d'exprimer la ressemblance de son habitude dans ses actes (2) ; car il se propose d'agir conformément à son habitude ; et il a pour fin éloignée la béatitude ou Dieu.

La réponse aux objections est par là même évidente. Car la première supposait que la fin que le fort se proposait était l'essence même de l'habitude, au lieu qu'elle en est seulement la ressemblance qu'il exprime dans son acte, comme nous l'avons dit. Les deux autres s'appuient sur la fin dernière.

ARTICLE VII!. — le fort se délecte-t-il dans son acte\b (3)?


Objections: 1. Il semble que le fort se délecte dans son acte. Car la délectation est une opération naturelle de l'esprit qui n'est pas entravée, comme le dit Aristote (Eth. lib. x, cap. 4, 6 et 8). Or, l'opération du fort provient de l'habitude qui agit à la manière de la nature. Par conséquent il trouve du plaisir dans son acte.

2. Sur ces paroles de saint Paul (Gal. 5) : Le fruit de l'esprit est la charité, la joie et la paix, saint Ambroise dit que les oeuvres des vertus sont appelées des fruits, parce qu'elles remplissent l'âme d'une joie sainte et pure. Or, le fort fait des actes de vertu. Il se délecte donc dans son acte.

Ce qui est plus faible est vaincu par ce qu'il y a de plus fort. Or, le fort aime plus le bien de la vertu que son propre corps qu'il expose à la mort. La délectation que lui procure le bien de la vertu anéantit donc la douleur corporelle, et par conséquent il fait tout avec plaisir.

il faut et quand il faut, les plus grands périls pour faire le bien.

(3) On peut voir, à l'occasion de cet article, l'hymne des martyrs : Sanctorum meritis inclita gaudia, où tous les sentiments que le fort éprouve sont parfaitement exprimés (JBrev. ).

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. m, cap. 9) que le fort paraît ne trouver aucune jouissance dans son acte.

CONCLUSION. — Le fort goûte des joies spirituelles d'un côté lorsqu'il considère son acte et sa fin, mais d'un autre côté il éprouve de la douleur et de la tristesse par suite des chagrins et des peines qu'il est obligé de supporter.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (1* 2*, quest. xxxi, art. 3,4 et 5) en traitant des passions, il y a deux sortes de délectation : l'une corporelle, qui résulte des impressions du corps; l'autre spirituelle, qui est produite par les perceptions de l'âme. Celle-ci est l'effet propre des actions vertueuses, parce qu'on considère en elles le bien de la raison. Or, l'acte principal de la force consiste à supporter des choses qui sont pénibles au point de vue même de la pensée, telles que la perte de la vie corporelle que l'homme vertueux aime, non-seulement comme un bien naturel, mais encore comme une chose nécessaire aux actes de vertu et à ce qui les concerne. Il consiste aussi à supporter des souffrances corporelles, comme les blessures ou les coups. C'est pourquoi le fort a, d'un côté, de quoi se délecter spirituellement, en considérant l'acte même de la vertu qu'il pratique et sa fin ; de l'autre, il a aussi de quoi gémir spirituellement et corporellement, quand il considère la perte de sa propre vie. C'est ce qui faisait dire à Eléazar (2M 6,30) : Je souffre d'horribles douleurs dans mon corps, mais dans mon âme j'ai de la joie à les souffrir pour votre crainte. — La douleur sensible du corps empêche d'éprouver la joie spirituelle de la vertu, à moins que l'abondance de la grâce de Dieu n'élève l'âme vers les choses divines dans lesquelles elle se délecte plus fortement que les peines matérielles ne l'affectent. C'est ainsi que le R. Tiburce (1), quand il marchait les pieds nus sur des charbons ardents, disait qu'il lui semblait marcher sur des fleurs. La vertu de la force empêche que la raison ne soit absorbée par les douleurs corporelles, et la joie qu'elle produit surpasse la tristesse de l'âme en tant que l'homme préfère le bien de la vertu à la vie corporelle et à tout ce qui lui appartient. C'est pourquoi Aristote dit (Eth. lib. iii, cap. 9, et lib. ii, cap. 3) qu'on ne demande pas du fort qu'il éprouve une joie sensible, mais il suffit qu'il ne s'attriste pas.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la violence de l'acte ou de la passion d'une puissance empêche une autre puissance d'agir. C'est pourquoi le sentiment de la douleur empêche l'âme du fort de ressentir du plaisir dans sa propre opération (2).

2. Il faut répondre au second, que les actions vertueuses sont agréables, surtout à cause de leur fin ; elles peuvent être tristes dans leur nature, et c'est principalement ce qui à lieu à l'égard de la force. C'est pour ce motif qu'Aristote observe (Eth. lib. iii , cap. 9) que dans toutes les vertus les actes ne sont accompagnés de plaisir qu'autant qu'on en considère la fin.

3. Il faut répondre au troisième, que dans l'homme fort la joie de la vertu l'emporte sur la tristesse spirituelle. Mais parce que la douleur corporelle est plus sensible, et que les perceptions sensitives sont celles qui se manifestent le plus dans l'homme, il s'ensuit que la grandeur des souffrances physiques fait disparaître en quelque sorte la joie de l'esprit, qui a pour objet la fin de la vertu.


ARTICLE IX. — la force consiste-t-elle surtout dans ce qui est soudain\b \Bet imprévu?


Objections: 1. Il semble que la force ne consiste pas surtout dans ce qui arrive subitement. Car une chose paraît être soudaine quand elle arrive sans qu'on y pense. Or, Cicéron dit (Rhet. lib. ii de invent.) que la force affronte les périls et supporte les fatigues, après les avoir considérés. Elle ne consiste donc pas principalement dans ce qui est imprévu.

2. Saint Ambroise dit (De ofíic. lib. i, cap. 38) : Il appartient à l'homme fort de ne pas dissimuler quand quelque chose le menace, mais d'aller au- devant, d'y réfléchir en lui-même, et de prévenir, par la prévoyance de la pensée, ce qui doit arriver, afin qu'il ne dise pas par la suite : Je suis tombé dans ce malheur, parce que je ne pensais pas qu'il pouvait arriver. Or, dès qu'une chose est soudaine, il n'y a pas lieu d'y pourvoir à l'avance. Par conséquent l'action de la force n'a pas pour objet ce qui est instantané.

3. Aristote dit (Eth. lib. iii, cap. 8) que le fort a bon espoir. Or, l'espérance attend une chose à venir, ce qui répugne à ce qui est soudain. L'opération de la force n'a donc pas ces choses pour objet.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. iii, cap. 8) que la force se manifeste surtout dans les grands dangers, quand ils sont subits et imprévus.

CONCLUSION. — La force, à l'égard de ce qui consiste dans l'élection, n'a pas pour objet ce qui est subit et imprévu, quoique ces choses manifestent mieux l'habitude de cette vertu, selon qu'elle est établie fortement dans l'âme.

Réponse Il faut répondre que dans l'opération de la force il y a deux choses à considérer. L'une regarde la détermination qu'elle prend. A ce point de vue, la, force n'a pas pour objet ce qui est soudain ; car le fort a soin de réfléchir à l'avance aux périls qu'il peut courir pour pouvoir leur résister ou les supporter plus facilement ; parce que, selon la pensée de saint Grégoire (Hom. xxv in ev.), les traits que l'on prévoit frappent moins, et nous supportons plus facilement les maux de ce monde, si nous savons nous en garantir par le bouclier de la prévision. — La seconde considération à faire regarde sa manifestation. Sous ce rapport, la force se montre principalement dans les circonstances imprévues. Car, d'après Aristote (Eth. lib. iii, cap. 8), c'est principalement dans les périls qui sont subits que l'habitude de la force se manifeste ; parce qu'alors elle agit comme une seconde nature. C'est pourquoi, si quelqu'un, sans préméditation, fait un acte de vertu, lorsque la nécessité le pousse par suite d'un péril imprévu, il montre par là même que l'habitude de la force est profondément établie dans son âme. Au contraire, celui qui n'a pas l'habitude de cette vertu peut, par de longues réflexions, disposer son esprit à affronter ces périls, mais il ne les brave pas subitement. D'ailleurs le fort use lui-même de cette préparation éloignée quand il en a le temps (4).

(1) Parce que le meilleur moyen pour s'aguerrir contre un danger et pour le braver c'est de inéditer à l'avance les moyens par lesquels on peut le vaincre. Les Romains devinrent braves en faisant de l'art de la guerre l'objet de leurs méditations continuelles, selon l'expression de Vé- gèce.
(2) Le fort ne peut faire usage de cetíc dernière espèce de colère, parce qu'il cesserait d'être vertueux.

La réponse aux objections est par là même évidente.


ARTICLE X. — le fort fait-il usage de la colère dans ses actions?


Objections: 1. Il semble que l'homme fort ne fasse pas usage de la colère, quand il agit. Car on ne doit pas prendre pour l'instrument de son action ce dont on ne peut se servir librement. Or, l'homme ne peut se servir ainsi de la colère ; il n'a pas le pouvoir de l'exciter quand il veut et de la calmer quand il lui plaît, puisque, selon l'observation d'Aristote dans son livre sur la Mémoire (cap. ii), quand une passion corporelle est mise en mouvement, elle ne s'apaise pas aussitôt qu'on le veut. L'homme fort ne doit donc pas employer la colère pour agir.

2. Celui qui se suffit par lui-même pour faire une chose ne doit pas appeler à son secours quelque chose de plus infirme et déplus imparfait. Or, la raison suffit par elle-même pour exécuter l'oeuvre de la force dont la colère est incapable. C'est ce qui fait dire à Sénèque (De ira, lib. i, cap. 16) : La raison suffit par elle-même non-seulement pour prévoir ce qu'il faut faire, mais encore pour l'exécuter. Qu'y a-t-il de plus insensé pour elle que de demander du secours à la colère ? Ce qui est stable s'aide-t-il de ce qui est incertain ? ce qui est fidèle, de ce qui est perfide ? ce qui est sain de ce qui est malade? La force ne doit donc pas employer la colère.

3. Comme il y en a que la colère excite à faire de plus grands actes de courage, de même il y en a qui y sont également portés par le chagrin ou la convoitise. D'où Aristote dit (Eth. lib. iii , cap. 8) que les bêtes sont portées par la tristesse ou la douleur à braver les dangers, et que les adultères deviennent très-audacieux quand la concupiscence les enflamme. Or, la force n'emploie pour agir ni la douleur, ni la concupiscence. On ne doit donc pas, pour la même raison, l'unir à la colère.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (loc. cit.) que ceux qui sont forts agissent par colère.

CONCLUSION. — Le fort emploie pour produire un acte de force, non pas toute espèce de colère, mais celle qui est réglée par la raison.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (la 2", quest. xxiv, art. 2) à l'égard de la colère et de toutes les autres passions, les péripatéticiens et les stoïciens (1) ont été d'un sentiment différent. Car les stoïciens bannissaient de l'âme du sage ou de l'homme vertueux la colère et toutes les autres passions; au lieu que les péripatéticiens, dont Aristote fut le chef, attribuaient aux hommes vertueux la colère et les autres passions de l'âme, mais ils voulaient qu'elles fussent réglées par la raison. Peut-être ces philosophes différaient-ils moins au fond que dans leur manière de s'exprimer. Car les péripatéticiens donnaient le nom de passions à tous les mouvements de l'appétit sensitif, quels qu'ils fussent, comme nous l'avons vu (la 2", quest. xxiv, art. 2). Et parce que l'appétit sensitif est mû par l'empire de la raison, pour qu'il coopère plus promptement à l'action, ils supposaient que la colère et les autres passions devaient se trouver dans les hommes vertueux, mais réglées conformément à l'ordre de la raison. Les stoïciens, au contraire, donnaient le nom de passions aux affections immodérées de l'appétit sensitif, et par conséquent ils les appelaient des maladies de l'âme. C'est pourquoi ils les séparaient absolument de la vertu. Ainsi donc le fort emploie la colère modérée pour produire son action, mais il ne se sert pas de celle qui est immodérée (2).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la colère qui est réglée par la raison se trouve soumise à son empire. D'où il suit que l'homme s'en sert à volonté ; mais il n'en est pas de même de la colère immodérée.

2. Il faut répondre au second, que la raison n'emploie pas la colère pour agir, comme si elle en recevait du secours, mais elle l'emploie parce qu'elle se sert de l'appétit sensitif comme d'un instrument, aussi bien que des membres du corps. Il ne répugne pas que l'instrument soit plus imparfait "que l'agent principal, comme le marteau est plus imparfait que l'ouvrier. Sénèque était de l'école des stoïciens (1), et c'est contre Aristote directement qu'il parle dans le passage cité.

3. Il faut répondre au troisième, que la force, comme nous l'avons dit (art. 6 huj. quaest.), produisant deux actes, supporter et attaquer, elle n'a pas recours à la colère pour le premier, parce que la raison seule suffit par elle-même pour le produire. Mais quand il faut attaquer, elle emploie la colère plutôt que les autres passions, parce qu'il appartient à ta colère d'assaillir celui dont elle croit avoir à se plaindre. Par conséquent elle coopère directement avec la force pour ce qui est de l'attaque. Au contraire, la tristesse succombe par sa propre nature sous celui qui lui nuit. C'est seulement par accident qu'elle aide à l'attaque, soit parce qu'elle est cause de la colère, comme nous l'avons dit (la 2*, quest. xlvii, art. 3), soit parce qu'on s'expose au péril pour la fuir (2). De même la concupiscence tend par sa propre nature au bien qui délecte, ce qui est par soi-même, en opposition avec l'aggression des dangers. Cependant, par accident, elle aide quelquefois à l'attaque, quand on veut se jeter dans des périls plutôt que de se priver de ce qui est agréable. C'est pourquoi Aristote dit (Eth. lib. iii , cap. 8) que parmi les différentes espèces de courage qu'inspirent les passions, le plus naturel est sans doute celui qu'excite la colère ; mais, pour être véritable, il faut qu'il soit l'effet d'un choix, d'une préférence, et qu'il ait pour but une fin légitime.

ARTICLE XI. — la force est-elle une vertu cardinale?


II-II (Drioux 1852) Qu.123 a.3