II-II (Drioux 1852) Qu.175 a.5

ARTICLE V. — l'amk de saint pacl fct-elle dans cet état totalement séparée de son corps?


Objections: 1. Il semble que l'âme de saint Paul fut dans cet état totalement séparée de son corps. Car il dit (2Co 5) : Tant que nous sommes dans ce corps, nous voyageons éloignés de Dieu; nous allons à lui par la foi, mais nous ne le voyons pas. Or, saint Paul, dans cet état, n'était pas éloigné de Dieu, puisqu'il le voyait dans son essence, comme nous l'avons dit (art. 3 huj. quaest.). Son âme n'était donc plus dans son corps.

2. Une puissance de l'âme ne peut pas être élevée au-dessus de l'essence du sujet dans lequel elle est établie. Or, l'intellect, qui est une puissance de l'âme, a été abstrait des choses corporelles dans le ravissement, par là même qu'il a été élevé à la contemplation de Dieu. A plus forte raison, l'essence de l'âme a-t-elle été séparée du corps.

3. Les puissances de l'âme végétative sont plus matérielles que celles de l'âme sensitive. Or, il fallait que l'intellect fût abstrait des puissances de l'âme sensitive, comme nous l'avons dit (art. préc.), pour être ravi jusqu'à la vision de l'essence divine. A plus forte raison, était-il nécessaire qu'il fût abstrait des puissances de l'âme végétative, qui, du moment qu'elles cessent leur opération, sont causeque l'âme ne reste unie au corps d'aucune manière. Il semble donc que dans son ravissement l'âme de saint Paul ait dû être totalement séparée de son corps.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit(p.cxLvii, cap. 43) : Il n'est pas incroyable que quelques saints aient obtenu avant leur mort, lorsque leur corps ne devait pas encore être confié à la terre, cette révélation supérieure, qui fait voir Dieu dans son essence. Il n'a donc pas été nécessaire que dans son ravissement l'âme de saint Paul ait été totalement séparée de son corps.

CONCLUSION. — Quoiqu'il ait été nécessaire que l'intellect de saint Paul fût abstrait dans son ravissement de3 images et de la perception des choses sensibles, cependant il n'a pas fallu que son âme fût séparée de son corps au point de ne pas lui être unie comme sa forme.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 4), dans le ravissement dont il est ici question, la vertu divine élève l'homme en le faisant passer de ce qui est conforme à sa nature à ce qui lui est supérieur. C'est pourquoi il faut considérer deux choses : 1° ce qui est naturel à l'homme; 2° ce que la vertu divine doit produire en lui de supérieur à sa nature. — Or, par là même que l'âme est unie au corps, comme sa forme naturelle, l'habitude qui lui convient naturellement c'est de comprendre au moyen des images : dans le ravissement la vertu divine ne détruit pas en elle cette habitude, parce que son état n'est pas changé, comme nous l'avons dit (art. huj. quaest. ad 3). Tant que cet état dure, l'âme ne peut se tourner actuellement vers les images et les choses sensibles, parce que ce mouvement l'empêcherait de s'élever vers ce qui surpasse toutes les formes de l'imagination, comme nous l'avons vu (art. préc.). C'est pourquoi dans le ravissement il n'a pas été nécessaire que l'âme fût séparée du corps, de manière qu'elle ne lui fût plus unie comme sá forme; mais il a fallu que son intellect fût abstrait des images et de la perception des choses sensibles.

H) Il y avait impossibilité de reproduire adé- intelligibles créées, quelles qu'elles soient, ne quatement ce qu'il avait vu, parce que les espèces peuvent représenter l'essence divine.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Paul dans ce ravissement était éloigné de Dieu quant à son état, puisqu'il était encore dans l'état d'un voyageur; mais il n'en était pas ainsi, quant à l'acte par lequel il voyait Dieu dans son essence, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. 3 huj. quaest. ad 2 et 3).

2. Il faut répondre au second, que la puissance de l'âme n'est pas élevée par sa vertu naturelle au-dessus du mode qui convient à son essence ; cependant elle peut être élevée par la vertu divine à quelque chose de plus haut, comme un corps est élevé par l'énergie d'une puissance plus forte au dessus du lieu qui lui convient d'après sa nature.

3. Il faut répondre au troisième, que les puissances de l'âme végétative n'agissent pas d'après l'intention de l'âme, comme les puissances sensitives ; mais elles opèrent à la manière delà nature. C'est pourquoi il n'est pas nécessaire pour le ravissement qu'on en fasse abstraction, comme on fait abstraction des puissances sensitives dont les opérations affaibliraient l'énergie avec laquelle l'âme s'applique à la connaissance intellectuelle.


ARTICLE VI. — saint paul a-t-il ignoré si son ame avait été séparée de son corps (1)?


Objections: 1. Il semble que saint Paul n'ait pas ignoré si son âme a été séparée de son corps. Car il dit (2Co 12,2) : Je sais qu'un homme a été ravi dans le Christ jusqu'au troisième ciel. Or, le mot homme désigne un être composé d'une âme et d'un corps. D'ailleurs le ravissement diffère de la mort. Il semble donc qu'il ait su que son âme n'a pas été séparée de son corps par la mort, et c'est ce que les saints Pères disent généralement.

2. D'après ces mêmes paroles de saint Paul, il est évident qu'il sait où il a été ravi, puisqu'il dit que c'est au troisième ciel. Or, il résulte de là qu'il a su s'il y a été en corps ou non, parce que s'il a su que le troisième ciel était quelque chose de corporel, il s'ensuit qu'il a su que son âme n'avait pas été séparée de son corps. Car on ne peut voir une chose corporelle qu'au moyen du corps. Il semble donc qu'il n'ait pas absolument ignoré si son âme a été séparée de son corps.

3. Comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. xii, cap. 28), dans son ravissement, il a vu Dieu de la même vision que les saints le voient dans le ciel. Or, les saints, par là même qu'ils voient Dieu, savent si leurs âmes ont été séparées deleurs corps. Par conséquent saint Paul l'a su aussi.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il dit lui-même (2Co 12,3) : Je ne sais si ce fut avec son corps ou sans son corps, Dieu le sait.

(I) Cet article étant le commentaire de cespa- corpus, nescio, Deus scit. Voyez à ce sujet Es- roles de saint Paul : Sive in corpore, sive extra tius in Paulum, ou Cornélius à Lapide.


CONCLUSION. — Quand saint Paul a été ravi au troisième ciel, il n'a pas su si son âme était alors unie à son corps ou si elle en était séparée.

Réponse Il faut répondre que la véritable solution de cette question doit se tirer des paroles mêmes de l'Apôtre, par lesquelles il dit qu'il sait une chose, c'est qu'il a été ravi jusqu'au troisième ciel, et qu'il en ignore une autre, c'est s'il l'a été avec ou sans son corps; ce qui peut s'entendre de deux façons : 1° ces paroles : Je ne sais si ce fut avec ou sans son corps peuvent s'entendre de manière qu'on ne les rapporte pas à l'existence de celui, qui a été ravi, comme s'il eût ignoré si son âme était encore dans son corps ou si elle n'y était plus ; mais de telle sorte qu'on les rapporte au mode du ravissement, comme s'il n'eût pas su si son corps avait été ravi simultanément avec son âme au troisième ciel, ou si l'âme seule y avait été élevée ; tel qu'il est dit (Ez 6) qu'Ezéchiel fut transporté en vision à Jérusalem. Saint Jérôme dit que ce sentiment fut celui d'un Juif (Prol. sup. Dari.), qui prétendait que notre apôtre n'avait pas osé affirmer qu'il avait été ravi corporellement, et qu'il avait dit : Etait-ce avec son corps ou sans son corps, je n'en sais rien. — Mais saint Augustin rejette cette opinion (Sup. Gen. ad litt. lib. xii, cap. 2, 3, 4 et 28), parce que l'Apôtre dit qu'il a su qu'il avait été ravi jusqu'au troisième ciel. Il savait par conséquent que le lieu où il a été ravi était véritablement le troisième ciel, et que ce n'en était pas la ressemblance imaginaire. Autrement, s'il eût désigné sous le nom de troisième ciel l'image de ce ciel, il eût pu dire, pour la même raison, qu'il avait été ravi dans son corps, en donnant le nom de corps à l'image de son propre corps telle qu'elle se produit en songe. Mais s'il savait que c'était véritablement le troisième ciel, il savait par conséquent, ou que ce ciel était quelque chose de spirituel et d'incorporel et que partant son corps ne pouvait pas y être ravi, ou qu'il était quelque chose de corporel et que l'âme ne pouvait pas y être ravie sans le corps, à moins qu'elle ne fût séparée de lui. C'est pourquoi il faut prendre les paroles de saint Paul dans un autre sens, et dire qu'il a su qu'il avait été ravi selon son âme, mais non selon son corps, mais que néanmoins il avait ignoré quels avaient été alors les rapports de l'âme au corps, si elle avait existé sans lui ou non. A cet égard il y a encore divers sentiments. Car il y en a qui disent que l'Apôtre a su que son âme était unie à son corps comme sa forme, mais qu'il n'a pas su s'il avait été privé de l'usage de ses sens, ou si les opérations de l'âme végétative avaient été interrompues. Mais, par là même qu'il a connu son ravissement, il n'a pas pu ignorer qu'il y avait eu abstraction de ses sens ; quant à la question s'il y a eu abstraction des opérations de l'âme végétative, ce n'était pas une chose tellement importante pour qu'il dût en faire une mention si expresse. D'où il résulte que l'Apôtre n'a pas su si son âme avait été unie à son corps comme sa forme ou si elle en avait été séparée par la mort. D'autres, tombant d'accord sur ce point, disent que l'Apôtre ne l'a pas su pendant son ravissement, parce que toute son attention était tournée vers Dieu, mais qu'il l'a su depuis, en considérant ce qu'il avait vu. Cette opinion est contraire aux paroles de saint Paul, qui distingue le passé du futur, puisqu'il dit qu'il sait présentement qu'il a été ravi, il y a quatorze ans, et qu'il ne sait pas, au moment où il écrit, s'il l'a été avec son corps ou sans lui. — C'est pourquoi on doit dire qu'avant et après il n'a pas su si son âme avait été séparée de son corps. D'où saint Augustin conclut, après une longue discussion (Sup. Gen. ad litt. lib. \n, cap. ^ que nous devons comprendre qu'il n'a pas su si, quand il a été r^vi au troisième ciel, son âmeétaitdans son corps, comme elle y est quand on ditque le corps vit, soit que l'on veille, soit que l'on dorme, soit que dans l'extase on ait été privé de ses sens, ou bien si elle en est sortie, comme quand le corps est mort.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, par synecdoche, on donne quelquefois le nom d'homme à une de ses parties, et surtout à l'âme, qui est sa partie la plus éminente. — D'ailleurs on pourrait entendre par là que celui dont il raconte le ravissement n'était pas un homme dans le moment où il a été ravi, mais qu'il l'était quatorze ans après. Ainsi il dit : Je sais qu'un homme, et non : Je sais qu'un homme ravi. Rien n'empêcherait non plus de dire que le ravissement est une mort produite par la vertu divine. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Sup. Gen. litt. lib. xii, cap. 3) : L'Apôtre ayant été dans le doute à cet égard, quel est celui d'entre nous qui oserait être certain ? Ceux qui parlent de cette question le font donc plutôt d'après des conjectures que sur des données certaines.

2. Il faut répondre au second, que saint Paul a su que ce troisième ciel était quelque chose de corporel ou qu'il y a vu quelque chose d'incorporel ; ce qui pouvait se faire par son intellect, sans que son âme eût été séparée de son corps.

3. Il faut répondre au troisième, que la vision de saint Paul dans son ravissement fut sous un rapport semblable à la vision des bienheureux, c'est- à-dire relativement à ce qu'il voyait, mais elle fut différente sous un autre rapport, c'est-à-dire relativement au mode, parce qu'il ne vit pas aussi parfaitement que les saints qui sont dans le ciel. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. xii, cap. 36), que quoique l'Apôtre ait été ravi au troisième ciel, ce qui prouve qu'il n'a pas eu une connaissance pleine et parfaite des choses, comme les anges, c'est qu'il n'a pas su s'il était avec son corps ou sans lui; ce qui certainement n'aura pas lieu pour les élus, lorsqu'ils auront recouvré leur corps à la résurrection des morts, puisqu'il deviendra incorruptible, de corruptible qu'il était.




QUESTION 176: DU DON DES LANGUES.


Nous avons ensuite à nous occuper des grâces gratuitement données, qui appartiennent au langage. — Nous parlerons d'abord du don des langues ; puis de la grâce qui fait parler avec sagesse ou science. —Sur le don des langues il y a deux questions à examiner : 1° Parle don des langues l'homme a-t-il la science de toutes les langues? — 2° De la comparaison de ce don avec la grâce de la prophétie.


ARTICLE I. — ceux qui obtenaient le don des langues les parlaient-ils toutes ?


Objections: 1. Il semble que ceux qui obtenaient le don des langues ne les parlaient pas toutes. Car ce que la vertu divine produit est ce qu'il y a de mieux dans son genre. Ainsi le Seigneur changea l'eau en un vin excellent, comme le dit saint Jean (2). Or, ceux qui ont eu le don des langues parlaient mieux leur langue propre. En effet, la glose dit (ordin. Heb. i) qu'il n'est pas étonnant que l'Epitre aux Hébreux soit plus éloquente que les autres, puisqu'il est naturel à tout le monde de parler mieux sa langue qu'une langue étrangère. Car l'Apôtre a écrit les autres épîtres en grec, qui était pour lui une langue étrangère, au lieu qu'il a composé celle-là en hébreu. Parla grâce gratuitement donnée, les apôtres n'ont donc pas reçu la science de toutes les langues.

2. La nature ne fait pas par beaucoup de moyens ce qu'elle peut faire par un seul. A plus forte raison Dieu, qui agit d'une manière plus parfaite que la nature. Or, Dieu pouvait faire que ses disciples, en parlant une seule langue, fussent compris de tout le monde. Ainsi, à l'occasion de ces paroles (Ac 2) : Chacun les entendait parler dans sa langue, la glose dit (ord. Bedae) qu'ils parlaient toutes les langues ; ou bien, en faisant usage de leur langue, qui était la langue hébraïque, ils se faisaient comprendre de tout le monde comme s'ils eussent parlé à chacun sa propre langue. Il semble donc qu'ils n'aient pas eu la science de parler toutes les langues.

3. Toutes les grâces découlent du Christ dans son corps-, qui est l'Eglise, d'après ces paroles de saint Jean (1, 16) : Nous avons tous reçu de sa plénitude. Or, on ne lit pas que le Christ ait parlé plus d'une langue, et maintenant chaque fidèle n'en parle qu'une. Il semble donc que les disciples du Christ n'aient pas reçu la grâce pour parler toutes les langues.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Ac 2,4) qu'ils furent tous remplis de V Esprit-Saint et qu'ils commencèrent à parler diverses langues, selon que I'Esprit-Saint leur mettait les paroles dans la bouche. La glose observe à ce sujet (Greg. hom. xxx in ev.) que l'Esprit-Saint apparut sur les disciples en langues de feu et qu'il leur donna la science de toutes les langues.

CONCLUSION. — Quandles disciples du Christ furent élus pour prêcher l'Evangile par tout l'univers. Dieu leur donna la connaissance de toutes les langues, afin que ceux qui devaient enseigner les autres n'eussent pas besoin de l'être eux-mêmes.

Réponse Il faut répondre que le Christ a choisi ses premiers disciples pour aller dans tout l'univers prêcher partout sa foi, d'après ces paroles de l'Evangile (Mt 28 Mt 19) : Allez, enseignez toutes les nations. Or, il n'était pas convenable que ceux qui étaient envoyés pour instruire les autres eussent besoin d'apprendre eux-mêmes comment ils leur parleraient et de quelle manière ils comprendraient leur langage ; surtout parce que ceux qui étaient envoyés n'étaient que d'une seule nation (1), la Judée, d'après ces paroles du prophète (Is 27,6) : Ils sortiront de Jacob avec impétuosité... et ils rempliront toute la face du monde de leurs fruits. Ceux qui recevaient cette mission étaient pauvres et de peu de crédit; ils n'auraient pas trouvé facilement dès le commencement des interprètes qui rendissent fidèlement leurs paroles aux autres, ou qui leur transmissent ce que ceux-ci disaient, surtout parce qu'ils étaient envoyés aux infidèles (2). C'est pourquoi il a été nécessaire que Dieu pourvût à ces difficultés par le don des langues. Ainsi, comme la diversité des langues a été introduite au moment où les nations se portaient vers l'idolâtrie, d'après le témoignage de la Genèse (11) ; de même, quand les nations ont dû être ramenées au culte d'un seul Dieu, le don des langues a été accordé comme remède à cette variété.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit saint Paul (1Co 12,7), les dons du Saint-Esprit sont accordés pour l'utilité de l'Eglise. C'est pourquoi saint Paul et les autres apôtres ont été suffisamment instruits par Dieu des langues de toutes les nations autant qu'il le fallait pour l'enseignement de la foi ; mais quant à ce que l'art humain ajoute pour l'ornement et l'élégance du langage, l'Apôtre en avait connaissance pour ce qui est de sa propre langue, mais non pour les langues étrangères (3). De même ils avaient été suffisamment instruits dans la sagesse et la science autant que l'exigeait l'enseignement de la foi, mais ils ne l'avaient pas été relativement à toutes les choses que l'on connaît par la science acquise, telles que les conclusions de l'arithmétique ou de la géométrie.

(U) Ils ne savaient naturellement que l'hébreu, et il était nécessaire qu'ils apprissent surnatu- rellement d'autres langues.
(2) Ils devaient être méprisés et persécutés , et ceux qui leur auraient servi d'interprètes auraient dû partager leurs souffrances et leurs peines.
(5) C'est ce qui explique l'incorrection de son style quand il écrit en grec, et l'éloquence admirable avec laquelle il exprime néanmoins toutes ses pensées.

2. Il faut répondre au second, que quoique ces deux choses aient été possibles, c'est-à-dire qu'ils aient pu, en ne parlant qu'une seule langue, se faire comprendre de tout le monde, ou bien les parler toutes ; cependant il a été plus convenable qu'ils les parlassent toutes, parce que ce privilège appartenait à la perfection de leur science, qui leur permettait non-seulement de s'exprimer, mais encore de comprendre ce que les autres disaient (1). Au contraire, si tout le monde avait compris leur langage, bien qu'ils ne parlassent qu'une seule langue, cet effet serait résulté de la science de ceux qui les auraient entendu parler, ou bien il y aurait eu une espèce d'illusion, en ce que leurs paroles seraient arrivées aux oreilles des autres autrement qu'ils ne les prononçaient. C'est pourquoi la glose remarque (ord. Bedae, act. ii) qu'il y a eu un plus grand miracle à leur accorder le don de toutes les langues. Et saint Paul dit (1Co 14,18) : Je remercie mon Dieu de ce que je parle toutes les langues que vous parlez.

3. Il faut répondre au troisième, que le Christ ne devait prêcher en personne qu'à une seule nation, aux Juifs. C'est pourquoi, bien qu'il sût sans aucun doute toutes les langues de la manière la plus parfaite, il n'eut cependant pas besoin de les parler toutes. C'est pourquoi, comme le dit saint Augustin (Sup. Joan. Tract. 32), depuis que le Saint-Esprit est reçu, personne ne parle plus les langues de toutes les nations, parce que l'Eglise les parle elle- même, et celui qui n'est pas en elle ne reçoit pas l'Esprit-Saint (2).

ARTICLE II. — le don des langues est-il plus excellent que le don de la prophétie\b (3)?


4. Il semble que le don des langues soit plus excellent que la grâce delà prophétie. Car les choses qui sont propres à ce qu'il y a de mieux paraissent être meilleures, d'après Aristote (Top. lib. 1, cap. 1). Or, le don des langues est propre au Nouveau Testament. Ainsi on chante dans la prose de la Pentecôte (4) : C'est aujourd'hui que les apôtres du Christ ont reçu un don extraordinaire, inouï dans tous les siècles. Au contraire, la prophétie convient plutôt à l'Ancien Testament, d'après ces paroles de saint Paul (He 1,1) : Dieu qui parlait à nos pères par les prophètes par différentes parties et de différentes manières. Il semble donc que le don des langues l'emporte sur le don de prophétie.

2. Ce qui nous met en rapport avec Dieu paraît être plus excellent que ce qui nous met en rapport avec les hommes. Or, par le don des langues, l'homme est mis en rapport avec Dieu, au lieu que par la prophétie il est mis en rapport avec ses semblables. Car il est dit (1. Cor. xjv, 2) : Celui qui parle une langue ne parle pas aux hommes, mais à Dieu.... au lieu que celui qui prophétise parle aux hommes pour leur édification. Il semble donc que le don des langues soit plus excellent que le don de prophétie.

3. Le don des langues reste à l'état d'habitude dans celui qui le possède, et il a le pouvoir d'en user quand il veut ; ce qui fait dire à saint

(1) Ils avaient besoin de comprendre ce que embrasse encore la connaissance de toutes les les autres disaient alin d'éclaircir leurs doutes. choses surnaturelles. Voyez ce que dit saint Tho-
(2) C'est pour le même motifque toutes les autres mas sur l'objet de la prophétie (pag. 477).

grâces gratuitement données sont devenues moins (4) Cette prose, que les dominicains ont con-

abojidantes depuis l'établissement de l'Eglise. servée dans leur rit particulier, commence par

(5) La prophétie, telle qu'elle est ici comprise, ces mots : Sancti spiritus adsit nobis gratia.

ne s'étend pas seulement à l'avenir, mais elle On l'attribue à Uobert le Pieux.

Paul (1Co 14,18) : Je remercie mon Dieu de ce que je parle toutes les langues que vous parlez. Mais il n'en est pas de même du don de prophétie, comme nous l'avons dit (quest. clxxi, art. 2). 'Le don des langues paraît donc être plus excellent que celui de prophétie.

Objections: 1. L'Interprétation des Ecritures paraît être contenue dans la prophétie; parce que les Ecritures s'expliquent d'après le même esprit qui les a fait mettre au jour. Or, saint Paul place ce don d'interprétation (1Co 12) après le don des langues. Il semble donc que le don des langues soit plus excellent que le don de prophétie, surtout relativement à certaine de ses parties.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Paul dit (1Co 14,5) : Celui qui prophétise est au-dessus de celui qui parle les langues.


CONCLUSION. — Le don de prophétie l'emporte sur le don des langues.

Réponse Il faut répondre que le don de prophétie l'emporte sur le don des langues de trois manières : 1° Parce que le don des langues se rapporte à la prononciation de différents mots qui sont les signes de certaine vérité intelligible, et ces signes sont des images qui se produisent d'après la vision de l'imagination. C'est pourquoi saint Augustin compare le don des langues à la vision imaginative (Sup. Gen. ad litt. lib. xii, cap. 8). Au contraire, nous avons dit (quest. clxx1, art. 2) que le don de prophétie consiste dans cette lumière qui éclaire l'esprit pour qu'il connaisse la vérité intelligible. Par conséquent, comme la lumière prophétique l'emporte sur la vision imaginaire, ainsi que nous l'avons vu (quest. clxxiv, art. 2), de même la prophétie est plus excellente que le don des langues, considéré en lui-même. 2° Parce que le don de prophétie appartient à la connaissance des choses, qui est plus noble que la connaissance des mots, qui est l'objet du don des langues. 3° Parce que le don de prophétie est plusutile; ce que l'Apôtre prouve (1Co 14) de trois manières : 1° Parce que la prophétie est plus utile pour l'édification de l'Eglise, à laquelle celui qui parle les langues ne sert de rien si l'on n'explique ensuite les choses qu'il dit. 2° Par rapport à celui qui parle. S'il recevait la grâce de parler différentes langues sans avoir l'intelligence de ce qu'il exprimerait, ce qui appartient au don de prophétie, son esprit n'en serait pas édifié. 3° Relativement aux infidèles, pour lesquels il semble que le don des langues a été principalement accordé. Ils peuvent en effet prendre pour des insensés ceux qui parlent les langues, comme cela est arrivé aux Juifs qui pensaient que les apôtres étaient ivres (Jet. ii), au lieu que les prophéties les convainquent, en leur manifestant les secrets de leur coeur.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons dit (quest. clxxiv, art. 3 ad 1), il appartient à l'excellence de la prophétie de n'être pas seulement éclairée par la lumière intelligible, mais encore de percevoir la vision imaginaire; de même il appartient aussi à la perfection de l'opération du Saint-Esprit de ne pas seulement remplir l'esprit de la lumière prophétique, et l'imagination de la vision des choses sensibles, comme dans l'Ancien Testament, mais encore d'apprendre extérieurement à la langue à proférer différentes espèces de mots ; ce qui s'est accompli sous le Nouveau Testament, d'après ces paroles de saint Paul (1Co 14,26) : Parmi vous, l'un est inspiré pour composer un cantique, Vautre pour instruire, un autre parle les langues, un autre a des révélations prophétiques.

2. Il faut répondre au second, que, par le don de prophétie, l'homme se rapporte à Dieu selon l'esprit, ce qui est plus noble que de se rapporter à lui selon le langage. Il est dit que celui qui parle les langues ne parle pas aux hommes (1), c'est-à-dire à leur entendement ou pour leur utilité, mais qu'il s'adresse à l'intelligence de Dieu seul et pour le glorifier. Au contraire, par la prophétie, on agit pour Dieu et pour le prochain; par conséquent ce don est plus parfait.

3. Il faut répondre au troisième, que la révélation prophétique s'étend à la connaissance de toutes les choses surnaturelles. Ainsi sa perfection est cause que dans l'état de cette vie imparfaite on ne peut la posséder parfaitement à la manière d'une habitude, mais qu'on ne l'a qu'imparfaitement à la façon d'une impression passagère. Au contraire, le don des langues s'étend à une connaissance particulière, à celle des mots ; c'est pourquoi il ne répugne pas à l'imperfection de cette vie qu'on le possède parfaitement et d'une manière habituelle.

4. Il faut répondre au quatrième, que l'interprétation des Ecritures peut être ramenée au don de prophétie, en ce sens que l'esprit est éclairé pour comprendre et expliquer tout ce qu'il y a d'obscur dans les saintes lettres, soit à cause de la difficulté des choses qui y sont signifiées, soit à cause des expressions inconnues qui s'y trouvent, soit à cause des similitudes employées, d'après ces paroles de Daniel (5, 16) : On m!a rapporté que vous pouvez expliquer les choses les plus obscures et dénouer les plus embarrassées. L'interprétation des Ecritures vaut donc mieux que le don des langues, comme on le voit par ces paroles de l'Apôtre (1Co 14,5) : Celui qui prophétise est préférable à celui qui parle les langues, à moins que celui-ci n'interprète. Cependant l'interprétation est placée après le don des langues, parce que l'interprétation s'étend aussi à l'explication des divers genres de langues.




QUESTION 177: DE LA GRACE GRATUITEMENT DONNÉE QUI CONSISTE DANS LA PAROLE.

Nous avons maintenant à nous occuper de la grâce gratuitement donnée qui con- sistedansla parole et dont l'Apôtre dit (I. Cor. xii, 8) : L'un reçoit du Saint-Esprit le don de parler avec sagesse, un autre celui de parler avec science. — A cet égard il y a deux questions à examiner : 1° Y a-t-il une grâce gratuitement donnée qui consiste dans la parole ? — 2° A qui cette grâce convient-elle ?


ARTICLE I. — Y A-T-IL UNE GRACE GRATUITEMENT DONNÉE QUI CONSISTE DANS LA PAROLE (2) ?


Objections: 1. Il semble qu'il n'y ait pas de grâce gratuitement donnée qui consiste dans la parole. Car la grâce est donnée pour ce qui surpasse les forces de la nature. Or, c'est d'après la raison naturelle que l'on a découvert l'art de la rhétorique, qui apprend à parler de manière à instruire, à plaire et à toucher, comme le dit saint Augustin (De doct. christ, lib."iv, cap. 12). Comme c'est là ce qui appartient au don de la parole, il semble que ce don ne soit pas une grâce gratuitement donnée.

2. Toute grâce appartient au royaume de Dieu. Or, l'Apôtre dit (1Co 4,20) : Le royaume de Dieu ne consiste pas dans les paroles, mais dans la vertu ou les oeuvres. Il n'y a donc pas de grâce gratuitement donnée qui consiste dans la parole.

(2) Le don de la parole est ici le don surnaturel de l'éloquence.
(D) On suppose qu'il parle devant des hommes qui ne comprennent pas la langue dont il se sert. Dans ce cas, ce qu'il dit peut tourner à la gloire de Dieu, mais le prochain ne peut en tirer pour lui-même aucun avantage.

3. Aucune grâce n'est accordée d'après les mérites ; parce que si elle vient des oeuvres, ce n'est plus une grâce, comme le dit saint Paul (Rm 11,6) or le don de la parole est accordé à quelqu'un d'après ses mérites! Car saint Grégoire, expliquant (Mor. lib. xi, cap. 9) ces paroles du Psalmiste (Ps 118) : N'enlevez pas de ma bouche la parole de vérité, dit que le Dieu tout-puissant accorde cette parole de vérité à ceux qui l'écouterit, et qu'il l'enlève à ceux qui ne l'écoutent pas. Il semble donc que le don de la parole ne soit pas une grâce gratuitement donnée.

4. Comme il est nécessaire que l'homme exprime par la parole ce qui appartient au don de sagesse ou de science, de même il doit aussi exprimer ce qui appartient à la vertu de la foi. Si donc on fait du don de parler avec sagesse et du don de parler avec science une grâce gratuitement donnée, pour la même raison on devrait compter parmi les grâces gratuitement données le don de parler avec foi.

En sens contraire Mais l'Ecriture dit le contraire. (Si 6,5) : Dans l'homme de bien, dit- elle, la parole aura une abondance de grâce et de douceur. Or, la bonté de l'homme vient de la grâce. Donc également ce qu'il y a de doux et d'agréable dans sa parole.


CONCLUSION. — Indépendamment du don des langues, l'Esprit-Saint a accordé aux hommes un don pour qu'ils amènent plus efficacement leurs semblables à écouter leurs exhortations et à recevoir la doctrine du salut.

Réponse Il faut répondre que les grâces gratuitement données sont accordées pour l'utilité des autres, comme nous l'avons dit (I-II 111,1 I-II 111,4). Or, la connaissance qu'un homme reçoit de Dieu ne peut tourner à l'avantage des autres que par l'intermédiaire de la parole. Et comme l'Esprit-Saint ne manque pas de faire tout ce qui peut être utile à l'Eglise, il pourvoit à ses membres en ce qui regarde la parole : non-seulement il leur donne le pouvoir de parler de manière à être compris des divers individus, ce qui appartient au don des langues, mais encore il les met à même de parler avec efficacité, ce qui appartient au don de la parole, que l'on emploie pour trois fins : 1° Pour éclairer l'intelligence, ce qui se fait quand on parle de manière à instruire. 2° Pour porter le coeur à écouter volontiers la parole de Dieu : ce qui a lieu quand on parle de manière à plaire à ses auditeurs : ce qu'on ne doit pas rechercher pour obtenir la faveur, mais pour attirer les hommes à écouter la parole divine. 3° Pour faire aimer ce que les paroles expriment et engager à vouloir le pratiquer : ce qui arrive quand on parle de façon à toucher l'auditeur (1). Pour produire cet effet, l'Esprit-Saint se sert de la langue de l'homme comme d'un instrument, mais c'est lui qui achève intérieurement cette oeuvre. C'est ce qui fait dire à saint Grégoire (Hom. xxx in Ev. et Mor. lib. xxix, cap. 13) : Si l'Esprit-Saint ne remplit les coeurs de ses auditeurs, c'est en vain que la voix de ceux qui enseignent retentit aux oreilles du corps.

(1) Convaincre, plaire et toucher, ce sont les trois grands moyen» que l'orateur emploie pnur arriver à son but. Toutes les rhétoriques sont basées sur cette triple distinction.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que comme Dieu opère quelquefois par miracle d'une manière plus excellente ce que la nature peut opérer; de même aussi l'Esprit-Saint opère plus excellemment par le don de la parole ce que l'art peut produire d'une manière moins éclatante.

2. Il faut répondre au second, que l'Apôtre parle là de la parole qui s'appuie sur l'élégance humaine sans la vertu de l'Esprit-Saint. C'est pourquoi il dit auparavant : Je saurai non quelles sont les paroles, mais quels sont les effets de ceux qui sont enflés d'orgueil. Et il avait dit de lui-même (1Co 2,4): Je n'ai point employé en vous parlant et en vous prêchant les discours persuasifs de la sagesse humaine, mais les marques sensibles de l'Esprit et de la vertu de Dieu.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (in corp. art.), le don de la parole est accordé à un individu pour l'utilité des autres. Il est retiré tantôt à cause des péchés de l'auditeur, tantôt par la faute de celui qui parle. Les bonnes oeuvres de l'un et de l'autre ne méritent pas directement cette grâce ; seulement elles écartent ce qui y fait obstacle. Car on perd aussi la grâce sanctifiante par le péché ; et cependant on ne la mérite pas par des bonnes oeuvres; elles ne font qu'enlever ce qui lui fait obstacle.

4. Il faut répondre au quatrième, que, comme nous l'avons dit (in corp. art.), le don de la parole a pour but l'utilité des autres. Or, on ne peut communiquer aux autres sa foi qu'en leur parlant avec science ou sagesse. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (De Trin. lib. xiv, cap. 1) que savoir de manière à venir en aide à la foi dans les saints et à la défendre contre les impies, c'est ce que l'Apôtre appelle science. C'est pourquoi il n'a pas été nécessaire que l'on reçût le don de parler avec foi, mais il a suffi d'avoir le don de parler avec science et sagesse.

ARTICLE II. — le don de parler avec sagesse et science appartient-il aux femmes (1)?


II-II (Drioux 1852) Qu.175 a.5