II-II (Drioux 1852) Qu.182 a.2

ARTICLE II. — la vie active est-elle plus méritoire que la vie contemplative ?


Objections: 1. Il semble que la vie active soit plus méritoire que la vie contemplative. Car le mérite se mesure sur la récompense. Or, la récompense est due au travail, d'après ces paroles de l'Apôtre (1Co 3,8) : Chacun recevra la récompense qui lui est propre d'après son travail. On attribue le travail à la vie active et le repos à la vie contemplative, puisque saint Grégoire dit (Sup. Ezech. hom. xiv) ; Celui qui se convertit à Dieu doit avant tout subir les fatigues du travail, c'est-à-dire épouser d'abord Lia, pour se reposer ensuite dans les embrassements de Rachel et jouir de la vue du principe. La vie active est donc plus méritoire que la vie contemplative.

2. La vie contemplative est un commencement de la félicité future. Ainsi, à l'occasion de ces paroles de saint Jean (21.) : Sic eum volo manere donec veniam, saint Augustin dit (Tract, cxxiv) : On pourrait rendre ainsi plus ouvertement cette pensée : que l'action parfaite formée à l'exemple de ma passion me suive, mais que la contemplation commencée subsiste jusqu'à ce que je vienne; alors elle recevra son perfectionnement. Saint Grégoire dit aussi (loc. cit.) que la vie contemplative commence ici pour recevoir son perfectionnement dans le ciel. Or, dans la vie future, il n'y a plus lieu de mériter, mais ce sera le moment de recevoir une récompense proportionnée à ses mérites. La vie contemplative paraît donc se rapporter moins au mérite que la vie active, mais davantage à la récompense.

3. Saint Grégoire dit ( Sup. Ezech. hom. xii) qu'il n'y a pas de sacrifice plus agréable à Dieu que le zèle des âmes. Or, par ce zèle on se livre aux occupations de la vie active. Il semble donc que la vie contemplative ne soit pas plus méritoire que la vie active.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le même docteur dit ( Mor. lib. vi, cap. 48) : Les mérites de la vie active sont grands, mais ceux de la vie contemplative le sont encore davantage.

CONCLUSION. — La vie contemplative est plus méritoire dans son genre que la vie active; cependant il peut arriver qu'un individu en faisant des actes extérieurs mérite plus qu'un autre en contemplant.

Réponse Il faut répondre que la racine du mérite est la charité, comme nous l'avons vu (la 2", quest. ult. art. 4). La charité consistant dans l'amour de Dieu et du prochain, ainsi que nous l'avons prouvé (quest. xxv, art. 1), aimer Dieu en soi est plus méritoire que d'aimer le prochain, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. xxvii, art. 8). C'est pourquoi ce qui appartient plus directement à l'amour de Dieu est plus méritoire dans son genre que ce qui appartient directement à l'amour du prochain à cause de Dieu. Or, la vie contemplative appartient directement et immédiatement à l'amour de Dieu. Car saint Augustin dit (De civ. Dei, lib.xix, cap. 49) que l'amour de la vérité, c'est-à-dire de la vérité divine, qui est le principal objet de la vie contemplative, comme nous l'avons vu (quest. préc. art. 4 ad 2), cherche le saint repos, qui est celui de la vie contemplative. Au contraire, la vie active se rapporte plus directement à l'amour du prochain, parce que, selon l'expression de l'Evangile (Luc. x), elle est fort occupée à préparer tout ce qu'il faut. C'est pour ce motif que la vie contemplative est plus méritoire dans son genre que la vie active. Et c'est ce qu'exprime saint Grégoire en disant (Sup. Ezech. hom. 1) : La vie contemplative est plus méritoire que la vie active, parce que celle-ci travaille à user de la vie présente, où il est nécessaire de venir en aide au prochain; au lieu que l'autre goûte intérieurement le repos à venir, par là même qu'il contemple Dieu. — Cependant il peut se faire qu'une personne , en se livrant aux oeuvres de la vie active, mérite plus qu'une autre qui se livre aux oeuvres de la vie contemplative. Par exemple, il en est ainsi, si, par excès d'amour de Dieu pour accomplir sa volonté et procurer sa gloire, on consent à être privé pendant un temps de la douceur de la contemplation. C'est ainsi que l'Apôtre disait (Rm 9,3) : Je désirais être moi-même anathème pour mes frères. Saint Chrysostome, expliquant ces paroles, dit (De compunct. lib. i, cap. 7) : L'amour du Christ avait tellement rempli toute son âme, que ce qu'il aimait par-dessus toutes choses, son union avec le Christ, il n'hésitait pas à la sacrifier, pour plaire par là au Christ davantage (4).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le travail extérieur sert à l'accroissement de la récompense accidentelle; mais l'augmentation du mérite, relativement à la récompense essentielle, consiste principalement dans la charité, dont une des preuves est la peine extérieure que l'on s'impose pour le Christ. Mais une marque beaucoup plus sensible, c'est quand on met de côté tout ce qui appartient à cette vie, et qu'on trouve son plaisir à se livrer exclusivement à la contemplation divine.

2. Il faut répondre au second, que dans l'état de la félicité future l'homme est arrivé à la perfection ; c'est pourquoi il n'y a plus lieu pour lui de progresser par le mérite. Cependant, s'il y avait lieu, le mérite serait plus efficace, parce que la charité est plus vive. Mais la contemplation ici-bas est accompagnée d'une certaine imperfection, et elle est encore susceptible de progresser. C'est pour cela qu'elle ne détruit pas la nature du mérite, mais elle contribue à son accroissement, parce qu'elle exerce davantage la charité divine.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on offre spirituellement à Dieu un sacrifice quand on lui offre quelque chose. Et parmi tous les biens de l'homme, Dieu accepte surtout le bien de l'âme humaine pour qu'on le lui offre en sacrifice. Or, on doit offrir à Dieu : 1° son âme, d'après ces paroles de l'Ecriture (Si 30,24) : Faites du bien à votre âme en vous rendant agréables à Dieu; 2° les âmes des autres, selon ces autres paroles (Ap 22 Ap 17) : Que celui qui entend, dise, venez. Plus l'homme unit à Dieu étroitement son âme ou celle d'un autre, et plus son sacrifice est agréable au Seigneur. Par conséquent, il est plus agréable à Dieu qu'on applique son âme ou celle des autres à la contemplation qu'à l'action. Ainsi, quand on dit qu'il n'y a pas de sacrifice plus agréable à Dieu que le zèle des âmes, on ne préfère pas le mérite de la vie active au mérite de la vie contemplative, mais on montre qu'il est plus méritoire d'offrir à Dieu son âme et celle des autres que de lui présenter tout autre don extérieur.

ARTICLE III. — la vie contemplative est-elle empêchée par la vie active?


Objections: 1. Il semble que la vie contemplative soit empêchée par la vie active. Car, pour la vie contemplative, il faut un certain repos d'esprit, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps 45,2) : Reposez-vous, et voyez que je suis le Seigneur. Au contraire, la vie active est inquiète, d'après ces paroles de l'Evangile (Lc 10,41) : Marthe, Marthe, vous vous empressez et vous vous troublez du soin de beaucoup de choses. La vie active empêche donc la vie contemplative.

(I) On peut voir sur les différentes explications l'instruction pastorale de M. de Cambrai de ce passage ce que dit Bossuct, Préface sur (sect. x1, édit. de Versailles, tom, xxv1, p.203).

2. La clarté de la vision est nécessaire à la vie contemplative. Or, la vie active empêche cette clarté; car saint Grégoire dit (Sup. Ezech. hom. xiv) que Lia est chassieuse et féconde, parce que la vie active étant occupée à l'action voit moins. La vie active empêche donc la vie contemplative.

3. Un des contraires est empêché par un autre. Or, la vie active et la vie contemplative paraissent être contraires l'une à l'autre, parce que la vie active s'occupe de beaucoup de choses, tandis que la vie contemplative s'applique à ne contempler qu'un seul objet, et c'est pour cela qu'on les distingue par opposition. Il semble donc que la vie contemplative soit empêchée par la vie active.'

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor. lib. vi, cap. 17) : Que ceux qui désirent se retirer dans la citadelle de la contemplation s'exercent auparavant dans le champ des bonnes oeuvres.


CONCLUSION. — Quoique la vie active soit un obstacle à la vie contemplative, pour ce qui regarde les actions extérieures, cependant elle y mène parfaitement selon qu'elle ordonne et qu'elle règle les affections intérieures de l'esprit.

Réponse Il faut répondre qu'on peut considérer la vie active sous deux rapports : 1° relativement au soin et à l'exercice des actions extérieures. En ce sens il est évident que la vie active empêche la vie contemplative, parce qu'il est impossible qu'on s'occupe tout à la fois des oeuvres extérieures et qu'on se livre à la contemplation divine. 2° On peut considérer la vie active selon qu'elle règle et qu'elle ordonne les passions intérieures de l'âme. A ce point de vue, la vie active aide à la contemplation que le désordre des passions intérieures entrave. C'est ce qui fait dire à saint Grégoire (loc. cit.) : Quand on désire se retirer dans la citadelle de la contemplation, il faut d'abord s'exercer dans le champ des bonnes oeuvres, afin d'examiner avec soin si l'on ne fait aucun tort au prochain, si l'on supporte avec égalité d'âme celui qu'on a subi; si, en recevant des avantages temporels, l'âme ne se laisse pas trop émouvoir par la joie; si la perte de ces biens ne la frappe pas d'un chagrin excessif; et aussi pour voir si, en rentrant intérieurement en eux-mêmes pour y réfléchir sur les choses spirituelles, ils n'entraînent pas à leur suite l'image des choses corporelles, ou s'ils les éloignent avec tout le discernement convenable. Ainsi, l'exercice de la vie active sert donc à la vie contemplative, parce qu'il calme les passions intérieures, d'où viennent les images qui empêchent la contemplation.

La réponse aux objections est par là même évidente. Car ces raisonnements se rapportent aux actes extérieurs dont s'occupe la vie active, et non à ses effets. '

ARTICLE IV. — la vie active est-elle antérieure a la vie contemplative ?


Objections: 1. Il semble que la vie active ne soit pas antérieure à la vie contemplative. Car la vie contemplative appartient directement à l'amour de Dieu, au lieu que la vie active appartient à l'amour du prochain. Or, l'amour de Dieu précède l'amour du prochain, puisqu'on aime le prochain à cause de Dieu. Il semble donc que la vie contemplative soit antérieure à la vie active.

2. Saint Grégoire dit (Sup. Ezech. hom. xiv) : Il faut savoir que, comme le bon ordre consiste à tendre de la vie active à la vie contemplative, de même le plus souvent l'esprit trouve de l'avantage à retourner de la vie contemplative à la vie active. La vie active n'est donc pas absolument antérieure à la vie contemplative.

3. Les choses qui conviennent à des sujets différents ne paraissent pas avoir un ordre nécessaire. Or, la vie active et la vie contemplative conviennent à des individus différents. Car saint Grégoire dit (Mor. lib. vi, cap. 47) que souvent ceux qui pouvaient contempler Dieu dans le repos sont tombés sous le poids des occupations qui les ont écrasés, et que souvent ceux qui se seraient bien conduits en s'occupantdes choses humaines ont péri sous le glaive du repos lui-même. La vie active n'est donc pas antérieure à la vie contemplative.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (Sup. Ezech. hom. 1) que la vie active a une priorité de temps sur la vie contemplative, parce que c'est par les bonnes oeuvres qu'on tend à la contemplation.

CONCLUSION. — Quoique, dans l'ordre delà génération et par rapport à nous, la vie active soit antérieure à la vie contemplative, parce qu'elle y dispose, cependant selon sa nature elle lui est postérieure.

Réponse Il faut répondre qu'on dit qu'une chose est avant une autre de deux manières : 1° selon sa nature ; la vie contemplative est de cette manière avant la vie active, parce qu'elle se trouve dans des sujets plus élevés et meilleurs. C'est pourquoi elle meut la vie active et la dirige. Car la raison supérieure qui se livre à la contemplation est à l'inférieure qui se consacre à l'action ce que l'homme est à la femme qu'il doit diriger, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. xii, cap. 42). 2° Une chose est avant une autre par rapport à nous, c'est-à-dire qu'elle est la première selon l'ordre de génération. La vie active est de la sorte antérieure à la vie contemplative, parce qu'elle y dispose, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. CLxxxi, art. 4 ad 3). Car, dans l'ordre de la génération, la disposition précède la forme, qui est antérieure absolument et selon sa nature.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la vie contemplative ne se rapporte pas à un amour de Dieu quelconque, mais à l'amour parfait, au lieu que la vie active est nécessaire à l'amour du prochain, quel qu'il soit. C'est ce qui fait dire à saint Grégoire (Sup. Ezech. loc. cit.) : Ceux qui ne négligent pas les bonnes oeuvres qu'ils peuvent faire peuvent entrer dans le ciel sans la vie contemplative, mais ils ne le peuvent sans la vie active, s'ils négligent de faire les bonnes oeuvres qu'ils peuvent accomplir (4). D'où il est évident que la vie active précède la vie contemplative, comme ce qui est commun à tout le monde précède dans l'ordre de génération ce qui est propre à ceux qui sont parfaits.

2. Il faut répondre au second, qu'on va de la vie active à la vie contemplative selon l'ordre de génération ; puis on retourne de la vie contemplative à la vie active par voie de direction, c'est-à-dire pour que la vie active soit dirigée par la contemplative. C'est ainsi que par les opérations on acquiert l'habitude, et que par l'habitude acquise on opère plus facilement, selon l'expression d'Aristote (Eth. lib. ii, cap. 4, 2 et 4).

3. Il faut répondre au troisième, que ceux qui sont portés aux passions par suite de leur impétuosité pour l'action sont absolument plus aptes à la vie active, à cause de la turbulence de leur caractère. D'où saint Grégoire dit (Mor. lib. vi, cap. 47) qu'il y en a qui sont si turbulents que s'ils viennent à manquer d'occupation ils travaillent plus péniblement, parce qu'ils supportent d'autant moins l'agitation tumultueuse de leur âme qu'ils ont plus de liberté pour se livrer à leurs pensées. Il y en a d'autres qui ont naturellement la pureté d'esprit et le calme qui les rend aptes à la contemplation : s'ils se consacrent totalement à l'action, il en résulte pour eux un tort grave. C'est pourquoi saint Grégoire ajoute (loc. cit.) que parmi les hommes il y en a dont l'esprit est si oisif, que quand il faut s'occuper de travailler, dès le commencement de leurs travaux ils succombent. Mais, comme l'observe ensuite ce même docteur (ibid.), souvent l'amour excite au travail les esprits paresseux, et la crainte oblige à la contemplation ceux qui sont turbulents. Ainsi ceux qui ont plus d'aptitude pour la vie active peuvent, en s'exerçant à cette vie, se disposer à la vie contemplative, et ceux qui en ont davantage pour la vie contemplative peuvent se soumettre aux exercices de la vie active, pour se mieux préparer à la contemplation.

(D) Les béguards condamnés au concile de Vienne prétendaient qu'il n'appartient qu'à l'homme imparfait de s'exercer dans les actes des vertus, mais que l'âme parfaite s'en exempte. Les nouveaux mystiques contre lesquels Bossuet a écrit ont renouvelé cette erreur (Voy. Instruction sur les états d'oraison, liv. X, pag. 586 et suiv. edit, de Versailles).






QUESTION 183: DES OFFICES ET DES DIVERS ÉTATS DES HOMMES EN GÉNÉRAL.


Après avoir parlé des différentes vies, nous avons à nous occuper de la diversité des états, et des offices parmi les hommes. — Nous considérerons : 1° les offices et les états des hommes en générai ; T l'état de ceux qui sont parfaits en particulier. — Sur la première de ces deux considérations if y a quatre questions à examiner : 1" Ce qui produit un état parmi tes hommes.—2° S'il doit y avoir dans les hommes différents états ou différents offices ? — 3° De ta différence des offices. — 4° De fa différence des états.

ARTICLE I. — l'état implique-t-il dans son essence la condition de la liberté ou de la servitude?


Objections: 1. Il semble que l'état n'implique pas dans son essence la condition de la liberté ou de la servitude. Car le mot status vient du verbe stare, se tenir debout. On dit que quelqu'un se tient debout en raison de ce qu'il est droit; d'où le prophète dit (Ez 2,4) : Fils de l'homme, tiens-toi sur tes pieds, et saint Grégoire observe (Mor. lib. vii, cap. 47) qu'ils perdent toute droiture ceux que des paroles funestes font tomber. Or, l'homme acquiert la droiture spirituelle par là meme qu'il soumet sa volonté à Dieu. C'est pourquoi à l'occasion de ces paroles du Psalmiste (Ps 32) : Rectos decet collaudatio, la glose dit (ord. Aug.) : Ils sont droits ceux qui dirigent leur coeur conformément à la volonté diviue. Il semble donc que l'obéissance aux préceptes de Dieu suffise à elle seule pour constituer un état.

2. Le mot d'état semble impliquer l'immobilité, d'après ces paroles de saint Paul (1Co 15,58) : Soyez stables et immobiles. D'où saint Grégoire dit (Sup. Ezech. hom. xxi) : C'est une pierre carrée qui peut se poser (statum habere) de toutes faces, et qui ne tombe pas en changeant de côtés. Or, la vertu est la puissance qui nous fait agir d'une manière immuable, d'après Aristote (Eth. lib. ii, cap. 1 et 2). Il semble donc que toute action vertueuse mène à un état.

3. Le mot d'état (status) paraît se rapporter à la hauteur ; car un individu se tient debout (stat) par là même qu'il s'élève en haut. Or, la diversité des offices fait qu'on est plus élevé qu'un autre; de même, au moyen des degrés ou des ordres différents, les hommes ont une élévation diverse. La diver- sitédes degrés, des ordres ou des offices suffit donc à elle seule pour varier les états.

En sens contraire Mais c'est le contraire. D'après le droit (Decr. II, quest. vi, cap. 40), si l'on est interpellé dans une cause capitale ou dans une cause d'Etat, on doit agir non par procureur, mais par soi-même. Par cause d'Etat on entend là ce qui appartient à la liberté ou à la servitude. Il semble donc qu'il n'y

DES OFFICES ET DES DIVERS ÉTATS DES HOMMES EN GÉNÉRAL. 561 a que ce qui appartient à la liberté ou à la servitude qui change l'état de l'homme.


CONCLUSION. — L'état appartient proprement à la liberté ou à la servitude, soit dans les choses spirituelles, soit dans les choses civiles, selon la condition de la personne.

Réponse Il faut répondre que l'état, à proprement parler, signifie une différence de position, d'après laquelle une chose est disposée ou établie selon le mode de sa nature en quelque sorte d'une manière fixe et immobile. En effet, il est naturel à l'homme d'avoir la tète élevée, de mettre ses pieds sur la terre, et de disposer dans l'ordre qui convient tous les membres intermédiaires ; ce qui n'a pas lieu quand il est couché, ou assis, ou penché, mais seulement quand il se tient debout : et on ne dit pas qu'il se tient debout, quand il marche, mais quand il est en repos. D'où il suit que dans les actions humaines elles-mêmes, on dit qu'une affaire a un état, quand elle est selon l'ordre de la disposition qui lui est propre et qu'elle se trouve dans Je repos ou l'immobilité. Par conséquent, à l'égard des hommes, les choses qui changent facilement et qui sont extrinsèques ne constituent pas un état ; comme d'être riche ou pauvre, d'être élevé en dignité ou d'être plébéien, ou toute autre distinction semblable. C'est pourquoi il est dit dans le droit civil (lib. Cassius et seq.. ff. de senatorib.) que l'on ravit plutôt une dignité qu'un état à celui qui est exclu du sénat. Mais il semble que l'état de l'homme ne comprenne que ce qui regarde l'obligation personnelle, c'est-à-dire selon qu'on est maître de soi, ou qu'on dépend du pouvoir d'autrui ; et qu'il en est ainsi non par suite d'une cause légère ou facilement changeante, mais par l'effet de quelque chose de permanent ; et c'est ce qui appartient à l'essence de la liberté ou de la servitude. Ainsi l'état appartient proprement à la liberté ou à la servitude, soit dans les choses spirituelles, soit dans les choses civiles.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argumen t, que la recti tude, considérée comme telle, n'appartient pas à l'essence de l'état, mais seulement en tant qu'elle est naturelle à l'homme et qu'elle se trouve jointe à un certain repos. C'est pourquoi à l'égard des animaux on n'exige pas qu'ils soient droits pour dire qu'ils ont un état, et on ne dit pas non plus que les hommes en ont un, quelque droits qu'ils soient (4), s'ils ne sont en repos.

2. Il faut répondre au second, que l'immobilité ne suffit pas à l'essence de l'état (2) ; car celui qui est assis ou couché est en repos, cependant on ne dit pas qu'il a un état, qu'il se tient debout (stare).

3. Il faut répondre au troisième, que l'office se dit par rapport à l'acte; et le degré selon l'ordre de supériorité et d'infériorité. Mais l'état requiert l'immobilité en ce qui appartient à la condition de la personne (3).


ARTICLE II. — dans l'église doit-il v avoir une diversité d'offices ou d'états (4)?


Objections: 1. Il semble que dans l'Eglise il ne doive pas y avoir diversité d'offices ou d'états. Car la diversité répugne à l'unité. Or, les fidèles sont appelés à l'unité du Christ, d'après ces paroles de saint Jean (17, 21) : Pour qu'ils soient un en nous, comme nous sommes un. Il ne doit donc pas y avoir dans l'Eglise diversité d'offices ou d'états.

(D) Ainsi l'obéissance, qui rend l'homme droit dans ses actions, ne constitue un état qu'à la condition d'être rendue immuable par un voeu.
(2) Mais il faut que la rectitude se joigne à l'immobilité.
(3) C'est pour ce motif que l'office et le degré ne font pas changer l'ctat.
(4) Le concile de Trente fait voir que la force

v.

de l'Eglise résulte précisément de cette multiplicité, qui se montre dans son unité (sess. XX1, cap. 4), et il anathématise ceux qui ne reconnaissent pas l'ordre hiérarchique (can. 6) : Si quis dixerit, in Ecclesid catholicd non esse hierarchiam divind ordinatione institutam, quas constat ex episcopis, presbyteris et ministris, anathema sit.

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2. La nature ne fait pas par plusieurs ce qu'elle peut faire par un seul. Or, l'opération de la grâce est beaucoup plus parfaitement ordonnée que celle de la nature. Par conséquent, il serait plus convenable que ce qui appartient aux actes de la grâce fût administré par les mêmes hommes, de telle sorte qu'il n'y eût pas dans l'Eglise une diversité d'offices et d'états.

3. Le bien de l'Eglise paraît surtout consister dans la paix, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps 147,3) : C'est tui qui a établi la paix dans vos frontières, et d'après ce passage de saint Paul (1Co 16,2) : Ayez la paix, et le Dieu de paix sera avec vous. Or, la diversité empêche la paix que la ressemblance paraît produire, d'après ces paroles de l'Ecriture (Si 11,19) : Tout animal aime son semblable. Et Aristote observe aussi (Pol. lib. v, cap. 4) que la moindre différence produit des dissensions. Il semble donc qu'il ne doive pas y avoir diversité d'états et d'offices dans l'Eglise.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit, à la louange de l'Eglise (Ps 44), qu'elle est entourée d'ornements divers, et la glose remarque à cette occasion (ord. Cassiod.) que ce sont la doctrine des apôtres, le courage des martyrs, la pureté des vierges et les larmes des pénitents, qui forment les ornements de la reine, c'est-à-dire de l'Eglise.

CONCLUSION. — Il a été convenable pour la perfection et la beauté de l'Eglise de Dieu que les charges des divers offices et des divers états fussent distribuées aux différentes personnes, selon que l'exige la multiplicité des actions qui s'opèrent nécessairement en elle.

Réponse Il faut répondre que la diversité des états et des offices dans l'Eglise tient à trois choses : 1° à la perfection de l'Eglise elle-même. Car, comme dans l'ordre naturel la perfection qui se trouve en Dieu d'une manière simple et uniforme, ne peut se rencontrer dans l'universalité des créatures que d'une manière multiple et sous des formes différentes, de même la plénitude de la grâce, qui est concentrée dans le Christ comme dans le chef, rejaillit sur ses membres de différentes manières, pour que le corps de l'Eglise soit parfait. C'est ce qu'exprime l'Apôtre (Ep 4,2) : Il a donné à son Eglise les uns pour être apôtres, d'autres pour être prophètes, d'autres pour être évangé- listes, d'autres pour être pasteur s et docteur s,afin qu'ils travaillent à la perfection des saints. 2° Elle a pour cause la diversi té des actions qui sont nécessaires dans l'Eglise. Or, il faut que l'on emploie deshommes différents pour des actions différentes, afin que tout se fasse plus promptement et sans confu- sion.C'est encore ce que dit saint Paul (Rm 12,4).Comme dansun seulcorps nous avons plusieurs membres, et que tous ces membres n'ont pas la même fonction; ainsi, quel que soit notre nombre, nous ne sommes qu'un corps en Jésus-Christ. 3° Cette diversit'é appartient à la dignité et à la beauté de l'Eglise, qui consiste dans un certain ordre. D'où il est dit (1S 10,5) : Que la reine de Saba voyant toute la sagesse de Salomon, les appartements de ses officiers, les classes diverses de ceux qui le servaient, fut tout hors d'elle-même. C'est aussi ce qui fait dire à l'Apôtre (2Tm 2,20) que dans une grande maison il n'y a pas seulement des vases d'or et d'argent, mais encore des vases de bois et d'argile.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la diversité des états et des offices n'empêche pas l'unité de l'Eglise, qui est rendue parfaite par l'unité de foi, de charité et de secours mutuel, d'après ce passage de saint Paul (Eph. 4, 16) : Tout son corps est compacte, ce qui est l'effet de la foi, bien lié dans toutes ses parties, ce qui résulte de la charité, par les liens

d'une communication réciproque, ce qui fait que l'un est utile à l'autre.

2. Il faut répondre au second, que, comme la nature ne produit pas par plusieurs ce qu'elle peut produire par un.seul; de même elle ne réunit pas non plus en une seule chose ce qui exige le concours de plusieurs, d'après cette pensée de l'Apôtre (1Co 12,17) : Si tout le corps était oeil où serait V ouïe? Par conséquent dans l'Eglise, qui est le corps du Christ, il a fallu aussi que les membres fussent divers selon la diversité des offices, des états et des rangs.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme dans le corps naturel les divers membres sont unis par la vertu de l'esprit qui les vivifie et qu'ils se séparent dès que cet esprit les quitte; de même dans le corps de l'Eglise la paix des divers membres est conservée par la vertu de l'Esprit-Saint, qui vivifie le corps de l'Eglise, comme on le voit (Joan. vi).D'où l'Apôtre dit (Ep 4,3) : Ayez soin de conserver l'unité de l'esprit par le lien de la paix. Mais on s'éloigne de cette unité d'esprit, quand on cherche ses intérêts propres; comme dans un état temporel la paix est détruite du moment que chaque citoyen ne songe qu'à lui. Autrement la distinction des offices et des états est plutôt un moyen de conserver la paix aussi bien dans l'âme que dans la société, parce que par là il y en a un plus grand nombre qui prennent part aux actes publics (1). C'est pourquoi l'Apôtre dit (1Co 12,24) : Dieu a tout réglé en nous de manière qu'il n'y ait point de division dans le corps, mais que tous les membres aient également soin les uns des autres.


ARTICLE III. — les offices se distinguent-ils par les actes?


Objections: 1. Il semble que les offices ne se distinguent pas parles actes. Car les actes humains sont d'une diversité infinie aussi bien dans l'ordre spirituel que dans l'ordre temporel. Or, ce qui est infini n'est pas susceptible d'une distinction positive. On ne peut donc pas distinguer d'une manière certaine les offices par la diversi té des actes.

2. La vie active et la vie contemplative se distinguent d'après les actes, comme nous l'avons dit (quest. clxxix, art. 1). Or, la distinction des offices paraît autre que celle des vies. Les offices ne se distinguent donc pas par les actes.

3. Il semble qu'on distingue par les actes les ordres, même les ordres ecclésiastiques, les états et les degrés. Si dono les offices se distinguent par les actes, il semble en résulter que la distinction des offices, des degrés et des états est la même. Or, cela est faux, puisqu'ils se divisent diversement en plusieurs parties. Par conséquent il semble que les offices ne se distinguent pas par les actes.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Isidore dit (Etym. lib. vi, cap. 48) que le mot office vient du verbe efficere ( faire ), comme s'il y avait efíicium, et que par élégance on a changé la première lettre de ce mot. Or, faire appartient à l'action. On distingue donc les offices par les actes.


CONCLUSION. — La diversité des offices change selon la diversité des actions.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit ( art. préc. ), la diversité dans les membres de l'Eglise se rapporte à trois choses : à la perfection, à l'action et à la beauté, et à ce triple point de vue on peut distinguer trois sortes de diversité parmi les fidèles. L'une se rapporte à la perfection 5 et c'est sur elle que repose la différence des états, selon qu'il y en a qui s°nt plus parfaits que d'autres. Une autre se considère par rapport à l'action iet c'est la distinction des offices ; car on dit que ceux qui sont destinés à des actions différentes occupent divers.emplois. Enfin il yen a une autre qui regarde l'ordre de la beauté ecclésiastique, et c'est de là que vient la différence des degrés, d'après laquelle dans le même état ou dans le même office l'un est supérieur à l'autre. D'où le Psalmiste dit (Ps 47,3 Ps 47, lxx) : Dieu sera connu dans ses degrés (I).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la diversité matérielle des actes humains est infinie; ce n'est pas d'après elle qu'on distingue les offices, mais c'est d'après la diversité formelle qui se considère suivant les différentes espèces d'actes, et d'après laquelle les actes de l'homme ne sont pas infinis.

2. Il faut répondre au second, que la vie se dit dans un sens absolu : c'est pourquoi la diversité des vies se considère d'après les divers actes qui conviennent à l'homme considéré en lui-même. Mais le mot faire, d'où vient le mot d'office, comme nous l'aVons dit(in arg. Sed cont.), implique une action qui tend vers une autre chose, selon la remarque d'Aristote (Met. lib. ix, text. 46). C'est pourquoi les offices se distinguent proprement d'après les actes qui se rapportent aux autres. C'est ainsi qu'on dit qu'un docteur ou qu'un juge ou tout autre a un office. C'est ce qui fait dire à saint Isidore (loc. sup. cit.) que l'office consiste à faire des choses qui ne nuisent à personne , mais qui soient utiles à tout le monde.

3. Il faut répondre au troisième, que la diversité des états, des offices et des degrés se prend à différents points de vue, comme nous l'avons dit (art. 4 huj. quaest. ad 3). Cependant il arrive que ces trois choses se rencontrent dans le même individu ; comme quand quelqu'un est destiné à un acte plus élevé; il a simultanément par là même un office et un degré et il a de plus l'état de perfection que suppose la sublimité de son acte ; c'est ce qui est évident pour un évêque. Quant aux ordres ecclésiastiques ils se distinguent spécialement d'après leurs divers offices. Car saint Isidore dit (Etym. lib. vi) : Il y a plusieurs genres d'offices; mais le principal est celui qui a pour objet les choses sacrées et divines.



II-II (Drioux 1852) Qu.182 a.2