II-II (Drioux 1852) Qu.140 a.2

ARTICLE II. — LES PRÉCEPTES QUI REGARDENT LES PARTIES DE LA FORCE ONT- ILS ÉTÉ CONVENABLEMENT EXPRIMÉS DANS LA LOI DE DIEU (1)?


Objections: 1. Il semble que la loi divine ne renferme pas de préceptes convenables à l'égard des parties de la force. Car, comme la patience et la persévérance sont des parties de la force, de même aussi la magnificence et la magnanimité ou la confiance, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. cxxvni). Or, on trouve dans la loi de Dieu des préceptes à l'égard de la patience ainsi que de la persévérance. Pour la même raison il devrait donc aussi y en avoir à l'égard de la magnificence et de la magnanimité.

2. La patience est la vertu la plus nécessaire, puisqu'elle est la gardienne des autres, comme le dit saint Grégoire (Hom. xxxv in Evang.). Or, il y a des préceptes absolus sur les autres vertus. On n'aurait donc pas dû, à l'égard delà patience, donner des préceptes qui s'entendent exclusivement de la préparation de l'âme, comme le dit saint Augustin (lib. i de serm. Dom. cap. 19 et 21).

3. La patience et la persévérance sont des parties de la force, comme nous l'avons dit (quest. cxxvin et cxxxvi, art. 4, et cxxxvn, art. 2). Or, il n'y a pas de préceptes affirmatifs sur la force, mais il n'y a que des préceptes négatifs, comme nous l'avons vu (artc. préc. ad 2). On n'aurait donc pas dû donner des préceptes affirmatifs pour la patience et la persévérance, mais seulement des préceptes négatifs.

En sens contraire Mais le témoignage de l'Ecriture sainte prouve le contraire (2).

CONCLUSION. — Puisque la loi de Dieu instruit parfaitement l'homme de tout ce qui est nécessaire au salut, elle a dû renfermer les préceptes et les conseils convenables, non-seulement à l'égard de la force, mais encore à l'égard de ses parties.

Réponse Il faut répondre que la loi de Dieu forme parfaitement l'homme à l'égard de tout ce qui est nécessaire pour vivre saintement. Or, pour vivre ainsi, l'homme a besoin non-seulement des vertus principales, mais encore des vertus secondaires qui leur sont unies. C'est pourquoi, comme il y a dans la loi de Dieu des préceptes convenables pour les actes des vertus principales, il faut aussi qu'il y en ait pour les actes des vertus secondaires qui leur sont unies.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la magnificence et la magnanimité n'appartiennent pas au genre de la force, sinon par rapport à cette excellence de grandeur qu'elles considèrent à l'égard de leur matière propre. Or, ce qui a pour but d'exceller est plutôt l'objet d'un conseil de perfection que d'un précepte obligatoire. C'est pourquoi la loi n'a pas dû renfermer des préceptes, mais plutôt des conseils à l'égard de la magnificence et de la magnanimité. Au contraire, les affections et les peines de la vie présente appartiennent à la patience et à la persévérance, non en raison de ce qu'il y a de grand en elles, mais d'après leur propre nature. C'est pourquoi il a fallu qu'il y eût des préceptes à l'égard de la patience et de la persévérance.

(b) Ces parties de la force sont la patience et la persévérance.
(2) Pour la patience (Eceli. n, /») : In humilitate tuá patientiam habe. (Jc 5,7): Patientes estote, fratres, nsque ad adventum Domini; sur la persévérance (1Co 15,58) : Stabiles estote et immobiles, abundantes in opere Domini semper.

2. Il faut répondre au second, que, comme nous l'avons dit (quest. m, art. 2), les préceptes affirmatifs, quoiqu'ils obligent toujours, n'obligent cependant pas à toujours (ad semper), mais selon le lieu et le temps. C'est pourquoi, comme les préceptes affirmatifs qui regardent les autres vertus doivent s'entendre de la préparation de l'âme, en ce sens que l'homme doit toujours être prêt à les accomplir quand il le faut, ainsi il en est des préceptes qui concernent la patience.

3. Il faut répondre au troisième, que la force, selon qu'elle est distincte de la patience et de la persévérance, a pour objet les plus grands périls, dans lesquels il faut agir avec le plus de précaution. Il n'est pas nécessaire que l'on détermine en particulier ce que l'on doit faire alors. Mais la patience et la persévérance ont pour objet les moindres afflictions et les moindres peines. C'est pourquoi il est plus facile de déterminer sans péril ce que l'on doit faire dans ces circonstances, surtout si on le détermine en général.




QUESTION 141: DE LA TEMPÉRANCE.


Après avoir parlé de la force, nous devons nous occuper de la tempérance. — Nous traiterons : 1° de la tempérance elle-même; 2° de ses parties ; 3° de ses préceptes. — A l'égard de la tempérance, nous considérerons d'abord la tempérance elle-même; ensuite les vices qui lui sont opposés. — Sur la tempérance huit questions sont à examiner : 1° La tempérance est-elle une vertu? — 2° Est-elle une vertu spéciale? — 3° N'a-t-elle pour objet que les convoitises et les délectations? — 4° N'a-t-elle pour objet que les délectations du tact? — 5° A-t-elle pour objet les délectations du goût considéré comme tel, ou seulement considéré comme une sorte de tact? — c Quelle est la règle de la tempérance? — 7° Est-elle une vertu cardinale ou principale? — 8° Est-elle la première des vertus?



ARTICLE I. — LA TEMPÉRANCE EST-ELLE UNE VERTU (11?


Objections: 1. Il semble que la tempérance ne soit pas une vertu. Car aucune vertu ne répugne à l’inclination de la nature, parce que nous avons en nous une aptitude naturelle pour la vertu, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. 4). Qr, la tempérance éloigne des plaisirs pour lesquels la nature a du penchant, comme on le voit (Eth. lib. ii, cap. 3 et 8). La tempérance n'est donc pas une vertu.

2. Les vertus sont connexes entre elles, comme nous l'avons vu (la 2*, quest. lxv, art. 4). Or, il y a des individus qui ont la tempérance sans avoir les autres vertus; car il y a une foule d'hommes qui sont tempérants sans être avares ou timides. La tempérance n'est donc pas une vertu.

3. Il y a un don correspondant à chaque vertu, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (la 2", quest. lxviii). Or, il ne semble pas qu'il y ait de don qui corresponde à la tempérance; car nous avons préalablement attribué tous les dons aux autres vertus. La tempérance n'est donc pas une vertu.

En sens contraire Mais c'est !e contraire. Saint Augustin dit (Mus. lib. vi, cap. 45) : Telle est la vertu qu'on nomme tempérance.

(I) La tempérance est la dernière de» vertus cardinales. On la définit : Virtus moderans appetitum c ire A delectationes tactus.



CONCLUSION. — Puisque la tempérance porte l'homme à une modération et à un tempérament conforme à la raison, il s'ensuit qu'elle est une vertu.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (1* 2*, quest. lv, art. 3) il est de l'essence de la vertu de porter l'homme au bien. Or, le bien de l'homme consiste dans sa conformité avec la raison, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4). C'est pourquoi la vertu humaine est ce qui nous porte à agir conformément à la raison. Or, la tempérance nous y porte évidemment; car son nom implique une modération ou un tempérament qui est l'effet de la raison. Elle est donc une vertu.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la nature porte chaque être à ce qui lui convient. Ainsi l'homme désire naturellement la délectation qui lui convient. Or, l'homme, considéré comme tel, étant un être raisonnable, il s'ensuit que les délectations qui lui conviennent sont celles qui sont conformes à la raison. Ce n'est pas de celles-là que la tempérance nous éloigne, mais plutôt de celles que la raison condamne. D'où il est évident que la tempérance n'est pas contraire à l'inclination de la nature humaine, mais qu'elle s'accorde avec elle. Elle est seulement contraire à l'inclination de la nature animale qui n'est pas soumise à la raison.

2. Il faut répondre au second, que la tempérance considérée comme une vertu parfaite n'existe pas sans la prudence dont sont privés tous ceux qui sont vicieux. C'est pourquoi ceux qui manquent des autres vertus et qui se livrent aux vices qui leur sont contraires, n'ont pas la tempérance qui est une vertu, mais ils en produisent des actes d'après une disposition naturelle. C'est ainsi qu'il y a des vertus imparfaites qui sont naturelles à l'homme, comme nous l'avons dit (4a 2®, quest. lxiii, art. 1), ou qu'on acquiert par la coutume; mais sans la prudence ces vertus n'ont pas la perfection de la raison, comme nous l'avons observé (1* 2", quest. lviii, art. 4, et quest. lxv, art. 1).

3. Il faut répondre au troisième, qu'il y a un don qui correspond à la tempérance, c'est le don de crainte par lequel on met un frein aux jouissances charnelles, d'après ces paroles du *Psalmiste qui dit au Seigneur (Ps 118,120) : Percez mes chairs de votre crainte. Or, le don de crainte a principalement pour objet Dieu qu'il évite d'offenser, et à ce point de vue, il correspond à la vertu d'espérance, comme nous l'avons dit (quest. xix, art. 9 ad 1), mais secondairement il peut avoir pour objet toutes les choses dont on s'éloigne pour ne pas pécher. Or, l'homme a surtout besoin de la crainte de Dieu pour fuir les choses qui l'attirent avec le plus de force, et qui sont l'objet de la tempérance. C'est pourquoi le don de crainte correspond aussi à cette vertu.

ARTICLE II la tempérance est-elle une vertu spéciale?


Objections: 1. Il semble que la tempérance ne soit pas une vertu spéciale. Car saint Augustin dit (Lib. de mor. Eccl. cap. IS et cap. 49) qu'il appartient à la tempérance qu'on se conserve pur et intègre devant Dieu. Or, ce caractère convient à toute vertu. La tempérance est donc une vertu générale.

2. Saint Ambroise dit (De ofíic. lib. i, cap. 43) que dans la tempérance on remarque et l'on cherche surtout la tranquillité de l'âme. Or, c'est ce qui appartient à toute vertu. La tempérance est donc une vertu générale.

Cicéron dit (De ofíic. lib. i in tit. de Temperantia) qu'on ne peut séparer ce qui est beau de ce qui est honnête, et que tout ce qui est juste est beau. Or, le beau paraît propre à la tempérance, d'après ce même philosophe. La tempérance n'est donc pas une vertu spéciale.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote en fait une vertu spéciale (Eth. lib. ii. cap. 7; lib. m, cap. 40).


CONCLUSION. — La tempérance, selon qu'elle réglé l'appétit à l'égard des choses qui attirent le plus l'homme vers ce qui est contraire à la raison, est une vertu spéciale.

Réponse Il faut répondre que, selon notre manière ordinaire de parler, il y a des noms communs qui sont restreints à exprimer ce qu'il y a de plus important entre les choses qu'ils embrassent dans leur généralité. Ainsi le mot de ville se prend pour Rome par antonomase. Par conséquent le mot de tempérance peut avoir deux acceptions : 1° On peut le prendre selon la généralité de sa signification; dans ce sens la tempérance n'est pas une vertu spéciale, mais une vertu générale. Car le mot de tempérance désigne cette modération ou ce tempérament que la raison met dans les opérations ou les passions humaines; ce qui est commun à toutes les vertus morales. Cependant la tempérance diffère rationnellement de la force quand on les considère l'une et l'autre comme une vertu générale. Car la tempérance nous éloigne de ce qui excite l'appétit contrairement à la raison, au lieu que la force, nous fait supporter ou attaquer les choses qui sont causes que l'homme s'écarte de son devoir. Mais si on considère la tempérance par antonomase, selon qu'elle met à l'appétit un frein qui le détourne des choses qui exercent sur l'homme le plus puissant attrait, dans ce sens elle est une vertu spéciale qui a sa matière particulière aussi bien que la force.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'appétit de l'homme est surtout faussé par les choses qui le flattent pour l'éloigner de la règle de la raison et de la loi divine. C'est pourquoi, comme le mot de tempérance peut se prendre de deux manières, dans une acception commune et dans une acception plus élevée, de même aussi l'intégrité (l)que saint Augustin attribue à cette vertu.

2. Il faut répondre au second, que les choses qui sont l'objet de la tempérance peuvent le plus inquiéter l'esprit (2), parce qu'elles sont essentielles à l'homme, comme nous le dirons plus loin (art. 4 et 5 huj. quaest.). C'est pourquoi la tranquillité de l'esprit est attribuée éminemment à la tempérance, quoiqu'elle convienne communément à toutes les vertus.

(2) Rien ne trouble plus vivement l'esprit que les jouissances charnelles ; c'est pourquoi on regarde la tranquillité de l'âme comme l'effet de la tempérance, qui écarte tous les excès sensuels.
(H) Ainsi il y a une intégrité générale qui nous préserve de tous les vices, et une intégrité spéciale qui nous préserve des voluptés charnelles.

3. Il faut répondre au troisième, que, quoique la beauté convienne à toute vertu, elle est néanmoins attribuée éminemment à la tempérance pour deux raisons : 1° d'après la raison commune de la tempérance qui suppose cette modération et cette convenance de proportion dans laquelle consiste l'essence de la beauté, comme on le voit dans saint Denis (De div. nom. cap. 4); 2° parce que les choses à l'égard desquelles la tempérance nous met un frein, sont ce qu'il y a de plus bas dans l'homme ; elles ne lui conviennent que d'après sa nature animale, comme nous le dirons (art. 4 et 5 huj. quaest., et quaest. seq. art. 4). C'est pourquoi elles sont naturellement portées à souiller l'homme davantage, et par conséquent la beauté est attribuée principalement à la tempérance qui est la vertu qui nous éloigne le plus de ces turpitudes. Pour la même raison on attribue aussi l'honnête principalement à cette vertu. En effet saint Isidore dit (Etym. lib. x, ad litt. H) : On appelle honnête celui qui n'a pas de souillure; car l'honnêteté (honestas) signifie en quelque sorte un état d'honneur (honoris status), et ce mérite se fait surtout remarquer dans la tempérance qui repousse les vices les plus ignominieux, comme nous le verrons (quaest. seq. art. 4).


ARTICLE III. — LA TEMPÉRANCE N'A-T-ELLE POUR OBJET QUE LES CONCUPISCENCES ET LES VOLUPTÉS?


Objections: 1. Il semble que la tempérance n'ait pas seulement pour objet la concupiscence et la volupté. Car Cicéron dit (De invent. lib. n) que la tempérance est l'empire ferme et modéré que la raison exerce sur la volupté et sur les autres mouvements du coeur qui sont déréglés. Or, toutes les passions de l'âme sont appelées des mouvements du coeur. Il semble donc que la tempérance n'ait pas seulement pour objet la concupiscence et la volupté.

2. La vertu a pour objet ce qui est difficile et bon. Or, il paraît plus difficile de tempérer la crainte, surtout à l'égard des dangers de mort, que de modérer la concupiscence et la délectation que les douleurs et le danger de mort font mépriser, comme le dit saint Augustin (Quxst. lib. lxxxiii, quaest. 36). Il semble donc que la vertu de tempérance n'ait pas principalement pour objet la concupiscence et la volupté.

3. La grâce de la modération appartient à la tempérance, comme le dit saint Ambroise (De offic. lib. i, cap. 4), et d'après Cicéron (De offic. lib. ii, tit. De temp.), cette vertu comprend tout ce qui calme les troubles de l'âme et tout ce qui modère les choses. Or, il faut mettre de la modération non-seulement dans les concupiscences et les plaisirs, mais encore dans les actions extérieures et dans tout ce qui se produit au dehors. La tempérance n'a donc pas seulement pour objet la concupiscence et la volupté.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Isidore dit (Lib. Etym.) que la tempérance est une vertu par laquelle on met un frein à la volupté et à la concupiscence.

CONCLUSION. — La tempérance a pour but de modérer les concupiscences et les plaisirs que produisent les biens sensibles, ainsi que la peine qui résulte de la privation de ces biens.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. cxxiii, art. 1, et quest. cxxxvi, art. 1), il appartient à la vertu morale de conserver le bien de la raison contre les passions qui lui sont contraires. Or, dans les passions de l'âme il y a deux sortes de mouvement, comme nous l'avons remarqué dans notre traité des passions (1" 2*, quest. xxiii, art. 2) : l'un par lequel l'appétit sensitif recherche les biens sensibles et corporels, l'autre par lequel il fuit les maux matériels opposés à ces biens. Le premier de ces deux mouvements de l'appétit sensitif répugne surtout à la raison par ce qu'il a d'immodéré. Car les biens sensibles et corporels, considérés dans leur espèce, ne répugnent pas à la raison, ils la servent plutôt comme des instruments dont elle fait usage pour arriver à la finqui lui est propre. Mais ils lui sont opposés principalement selon que l'appétit sensitif les recherche d'une manière qui n'est pas conforme à la raison. C'est pourquoi il appartient à la vertu morale proprement dite de modérer ces passions (1) qui impliquent la recherche du bien. — Quant au mouvement de l'appétit sensitif qui fuit les maux sensibles, il est principalement contraire à la raison, non d'après ce qu'il y a en lui d'immodéré, mais d'après la manière dont il s'éloigne du mal, en ce sens, qu'en fuyant les maux sensibles et corporels qui accompagnent quelquefois le bien de la raison, il s'écarte par conséquent du bien de la raison lui-même. C'est pourquoi il appartient à la vertu morale de donner à l'âme dans cette circonstance la fermeté nécessaire pour qu'elle s'attache fortement au bien de la raison. Ainsi, comme la vertu de la force, dont la nature a pour effet d'inspirer de la fermeté, se rapporte principalement à la passion qui a pour but la fuite des maux corporels, c'est-à-dire à la crainte, et par voie de conséquence à l'audace qui attaque ce qu'il y a de redoutable dans l'espérance d'en retirer quelque bien ; de même la tempérance, qui implique une certaine modération, a principalement pour objet les passions qui se portent vers les biens sensibles, c'est-à-dire vers la concupiscence et la délectation, et par voie de conséquence les peines qui résultent de la privation de ces plaisirs. Car, comme l'audace présuppose des choses que l'on redoute, de même cette tristesse provient de l'absence des jouissances qu'on désire.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons dit (1* 2', quest. xxiii, art. 4 et 2, et quest. xxv, art. 1) en traitant des passions, les passions qui se rapportent à la fuite du mal présupposent celles qui ont pour objet la recherche du bien, et les passions de l'irascible présupposent celles du concupiscible. Ainsi la tempérance réglant directement les passions du concupiscible qui tendent au bien . Elle règle conséquemment toutes les autres, en ce sens que de la modération des premières résulte la modération de celles-ci. Car celui qui ne convoite pas une chose immodérément, doit conséquemment l'espérer avec modération, et ne pas s'attrister plus qu'il ne faut de l'absence de ce qu'il désire.

2. Il faut répondre au second, que la concupiscence implique un mouvement de l'appétit vers ce qui lui plaît; ce mouvement a besoin d'un frein, et c'est la tempérance qui le met. Au contraire, la crainte implique un éloignement du coeur par rapport à certains maux ; à cet égard, l'homme a besoin de la fermeté de caractère que lui donne la force. C'est pourquoi la tempérance a pour objet propre la concupiscence, et la force la crainte.

3. Il faut répondre au troisième, que les actes extérieurs proviennent des passions intérieures de l'âme. C'est pourquoi leur modération dépend de la modération des passions intérieures elles-mêmes.

(I) Ces passions sont l'amour et la haine, le désir et l'aversion, la joie et la tristesse. L'objet propre de la tempérance, c'est la concupiscence ou la délectation.


:ARTICLE IV. — la tempérance n'a-t-elle pour objet que la concupiscence et les délectations du tact?


Objections: 1. Il semble que la tempérance n'ait pas seulement pour objet la concupiscence et les délectations du tact. Car saint Augustin dit (Lib. de mor. Eccles. cap. 19) que le don de tempérance a pour effet de comprimer et de calmer les désirs qui nous portent vers les choses qui nous détournent de la loi de Dieu et nous empêchent de jouir de sa bonté; puis il ajoute que l'office de cette vertu consiste à mépriser toutes les jouissances corporelles et la vaine gloire. Or, il n'y a pas que les désirs des délectations du tact qui nous détournent des lois de Dieu, mais le désir des délectations des autres sens qui appartiennent aux jouissances corporelles nous en détournent aussi, ainsi que le désir des richesses ou de la gloire humaine. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre (1Tm 4,10), que la cupidité est la racine de tous les maux. La tempérance n'a donc pas seulement pour objet la concupiscence des délectations du tact.

2. Aristote dit (Eth. lib. rv, cap. 3) que celui qui n'est capable que de petites choses et qui se juge tel est un homme tempérant, mais qu'il n'est pas magnanime. Or, les honneurs grands ou petits dont il parle en cet endroit ne sont pas agréables au tact, mais ils le sont d'après la perception animale (1). La tempérance n'a donc pas seulement pour objet la concupiscence des délectations du tact.

(1) Le mot animalis que nous avons ici conservé doit se prendre dans toute la rigueur do son étymologie et on y doit attacher le sens du mot anima.

3. Les choses qui sont du même genre paraissent appartenir sous le même rapport à la matière d'une même vertu. Or, toutes les délectations des sens paraissent être du même genre. Elles appartiennent donc sous le même rapport à la matière de la tempérance.

4. Les délectations spirituelles l'emportent sur les délectations corporelles, comme nous l'avons vu (1* 2", quest. xxxi, art. 5) en traitant des passions. Or, quelquefois le désir des délectations spirituelles est cause qu'il y en a qui s'écartent des lois de Dieu et de l'état de grâce. Ainsi il y en a que le désir excessif de la science fait pécher par curiosité. C'est pour cela que le démon promit la science au premier homme, en disant (Gn 3,5) : Vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal. La tempérance n'a donc pas exclusivement pour objet les délectations du tact.

5. Si les délectations du tact étaient la matière propre de la tempérance, il faudrait que la tempérance eût pour objet toutes les délectations de cette nature. Or, il n'en est pas ainsi, car elle ne se rapporte pas à celles que l'on trouve dans les jeux. Les délectations du tact ne sont donc pas la matière propre de la tempérance.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit [Eth. lib. m, cap. 10) que la tempérance a proprement pour objet les concupiscences et les délectations du tact.

CONCLUSION. — La tempérance ayant pour objet les désirs des délectations les plus grandes, il faut qu'elle se rapporte aux jouissances de ta table et aux plaisirs charnels.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), la tempérance est aux convoitises et aux délectations ce que la force est à la crainte et à l'audace. Or, la force a pour objet la crainte et l'audace par rapport aux maux les plus grands qui puissent attaquer la nature humaine, c'est-à-dire par rapport aux dangers de mort. Par conséquent, il faut que la tempérance ait également pour objet les désirs qui se rapportent aux délectations les plus vives. Et parce que la délectation résulte de l'opération naturelle, conséquemment, plus les opérations sont naturelles, et plus les délectations sont vives. Or, les opérations les plus naturelles aux animaux sont celles par lesquelles la nature de l'individu se conserve au moyen du boire et du manger, et la nature de l'espèce par l'union des deux sexes. C'est pourquoi la tempérance proprement dite a pour objet les délectations du boire et du manger et les jouissances charnelles. Ces délectations résultant du sens du tact, il s'ensuit que la tempérance a pour objet les délectations de ce sens.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin paraît considérer en cet endroit la tempérance, non comme une vertu spéciale ayant une matière déterminée, mais selon qu'il lui appartient de modérer la raison dans toute espèce de matière, ce qui revient à la condition générale de la vertu. D'ailleurs on pourrait dire aussi que celui qui peut mettre un frein aux délectations les plus grandes, peut à plus forte raison se rendre maître des moindres. C'est pourquoi il appartient à la tempérance, comme son objet propre et principal, de modérer les convoitises des délectations du tact, et elle se rapporte secondairement aux autres.

2. Il faut répondre au second, qu'Aristote en cet endroit rapporte le mot de tempérance (1) à la modération des choses extérieures, comme quand on se propose un objet proportionné à ses forces ; mais il ne l'emploie pas selon qu'il se rapporte à cette modération des affections de l'âme qui appartient à la vertu de tempérance.

(I) La tempérance ainsi entendue n'est rien autre chose que la modération prise en général.

3. Il faut répondre au troisième, que les délectations des autres sens ne sont pas les mêmes dans les hommes que dans les autres animaux. Car dans les autres animaux les autres sens ne produisent de délectations que par rapport à la sensibilité du tact; c'est ainsi que le lion se délecte en voyant le cerf ou en entendant sa voix, parce qu'il veut en faire sa proie. Au contraire l'homme trouve de la jouissance dans les autres sens, non-seule- ment pour ce motif, mais encore à cause de la convenance des choses sensibles qu'il perçoit (I). Ainsi les délectations des autres sens, selon qu'elles se rapportent aux délectations du tact, sont l'objet de la tempérance qui ne s'y rapporte pas principalement, mais par voie de conséquence. Mais selon que les objets sensibles propres aux autres sens nous délectent par suite de leur bon accord, comme quand on prend plaisir à une douce symphonie, cette délectation n'appartient nullement à la conservation de notre être. Par conséquent ces passions n'ont pas assez d'importance pour que la vertu qui les règle reçoive par antonomase le nom de tempérance (2).

4. Il faut répondre au quatrième, que les délectations spirituelles, quoiqu’elles l'emportent par leur nature sur les délectations corporelles, ne sont cependant pas ainsi perçues par les sens, et par conséquent elles n'affectent pas aussi vivement l'appétit sensitif, contre les attaques duquel la vertu morale prémunit le bien de la raison. — Ou bien il faut dire que les délectations spirituelles, absolument parlant, sont conformes à la raison. On ne doit donc leur mettre un frein que par accident, lorsque, par exemple, une délectation spirituelle éloigne d'une autre qui est meilleure et plus légitime.

5. Il faut répondre au cinquième, que toutes les délectations du tact n'appartiennent pas à la conservation de la nature. C'est pourquoi il n'est pas nécessaire que la tempérance se rapporte à toutes ces délectations (3).


(1) L'homme trouvera du plaisir à entendre des sons harmonieux, à respirer d'agréables odeurs, à voir des objets artistement disposés.
(2) Ainsi on ne dira pas qu'un homme est intempérant, parce qu'il est très-sensible à la vue d'un bel édifice ou aux charmes d'un excellent concert.
(3) La tempérance n’a donc pas pour objet direct les jouissances qui viennent du jeu ou de tout autre exercice semblable.

ARTICLE V. — la tempérance a-t-elle pour objet les délectations propres du gout?


Objections: 1. Il semble que la tempérance ait pour objet les délectations propres du goût. Car les délectations du goût consistent dans le boire et le manger, qui sont des actes plus nécessaires à la vie de l'homme que les délectations des jouissances charnelles, qui appartiennent au tact. Or, d'après ce que nous avons dit (art. préc.), la tempérance a pour objet les délectations des choses qui sont nécessaires à la vie de l'homme. Cette vertu se rapporte donc plutôt aux délectations propres du goût qu'aux délectations propres du tact.

2. La tempérance se rapporte plus aux passions qu'aux choses elles- mêmes. Or, comme ledit Aristote (Dean. lib. ii, text. 28), le tact paraît être le sens propre de l'aliment quant à la substance même des choses dont l'animal se nourrit, au lieu que la saveur, qui est proprement l'objet du goût, est en quelque sorte le plaisir que l'on trouve dans les aliments. La tempérance se rapporte donc plus au goût qu'au tact.

Comme le dit Aristote (Eth. lib. vii, cap. 4 et 7, et lib. iii, cap. 10) : C'est à la même chose que se rapportent la tempérance et l'intempérance, la continence et l'incontinence, la persévérance et la mollesse à laquelle appartiennent les délices. Or, la délectation qui consiste dans les saveurs qui appartiennent au goût paraît appartenir aux délices. La tempérance a donc pour objet les délectations propres du goût.


En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. iii, cap. 10) que la tempérance et l'intempérance paraissent se servir peu du goût ou même n'en faire aucun usage.

CONCLUSION. — La tempérance se rapporte plus aux délectations du goût qu'à celles des autres sens.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), la tempérance a pour objet les délectations principales qui appartiennent le plus à la conservation de la vie humaine, soit dans l'espèce, soit dans l'individu. A cet égard ii faut considérer ce qu'il y a de principal et ce qu'il y a de secondaire. Ce qu'il y a de principal, c'est l'usage même des choses nécessaires. Ainsi la femme est nécessaire pour la conservation de l'espèce ; le boire et le manger sont aussi nécessaires à la conservation de l'individu. L'usage de ces choses nécessaires a une délectation qui lui est essentiellement unie. Ce qu'il y a de secondaire à l'égard de l'usage de ces deux choses, c'est ce qui fait qu'elles sont plus ou moins agréables, comme la beauté et la parure de la femme, la saveur des mets, ainsi que leur odeur. — C'est pourquoi la tempérance se rapporte principalement à la délectation du tact, qui résulte par elle-même de l'usage des choses nécessaires, dont on ne peut user qu'en les touchant. La tempérance et l'intempérance ont pour objet secondaire les délectations du goût, de l'odorat ou de la vue, selon que les choses sensibles propres à ces sens contribuent à rendre agréable l'usage des choses nécessaires qui appartiennent au tact. Toutefois, parce que le goût se rapproche plus du tact que les autres sens, il s'ensuit que la tempérance se rapporte plus à lui qu'aux autres.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'usage même des mets et la délectation qui s'ensuit essentiellement appartiennent au tact. D'où Aristote dit (De an. lib. ii, text. 28) que le tact est le sens propre de l'aliment. Car nous nous nourrissons de matières chaudes et froides, sèches et humides. Mais il appartient au goût de discerner les saveurs qui contribuent à rendre l'aliment agréable, en tant qu'elles sont des signes qui montrent que la nourriture est convenable.

2. Il faut répondre au second, que le plaisir qui résulte de la saveur est une chose accidentelle, au lieu que la délectation du tact résulte par elle-même de l'usage du boire et du manger.

3. Il faut répondre au troisième, que les délices consistent principalement dans la substance même de l'aliment, mais secondairement dans la saveur exquise et la préparation des mets.

ARTICLE VI. — la tempérance a-t-elle pour règle la nécessité de la vie présente (1)?


(1) Par la nécessité de la vie présente, saint Thomas entend non-seulement tout ce qui est nécessaire à l'homme pour vivre, mais encore tout ce qui lui est nécessaire pour faire face aux dépenses qu'exigent sa position de fortune, ses dignités et sou rang.


Objections: 1. Il semble que la règle de la tempérance ne doive pas s'apprécier d'après la nécessité de la vie présente. Car le supérieur n'a pas pour règle l'inférieur. Or, la tempérance est supérieure aux nécessités du corps, puisqu'elle est une vertu de l'âme. La règle de la tempérance ne doit donc pas se mesurer d'après les nécessités corporelles.

2. Celui qui dépasse la règle pèche. Si donc les nécessités du corps étaient la règle de la tempérance, celui qui s'accorderait une autre jouissance que celle qui est nécessaire à la nature qui se contente de fort peu, pécherait contre la tempérance ; ce qui paraît répugner.

3. En observant la règle, on ne pèche pas. Si donc la nécessité corporelle était la règle de la tempérance, celui qui s'accorderait une délectation parce que les besoins de son corps l'y obligent, par exemple, pour une raison de santé, serait exempt de péché. Or, il semble que ce soit faux. Par conséquent la nécessité corporelle n'est pas la règle de la tempérance.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de mor. Eccl. cap. 21): L'homme tempérant a pour règle à l'égard des choses de cette vie ce principe établi par les deux Testaments, c'est de n'en point aimer et de n'en regarder aucune comme désirable par elle-même, mais de les employer autant qu'il est nécessaire pour vivre et pour remplir ses devoirs, et de le faire avec la modération de celui qui en use, sans avoir l'affection de celui qui les chérit.

CONCLUSION. — La tempérance doit avoir pour règle la nécessité de la vie présente.

Réponse Il faut répondre que, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. 1 huj. quaest.; quest. cix, art. 2, et quest. cxxiii, art. 1), le bien de la vertu morale consiste principalement dans l'ordre de la raison; car le bien de l'homme consiste dans sa conformité avec la raison, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4). Or, l'ordre principal de la raison consiste à ordonner certaines choses pour une fin, et le bien de la raison consiste principalement dans cet ordre ; car le bien a la nature de la fin, et la fin est elle-même la règle des choses qui s'y rapportent. Or, toutes les choses agréables dont l'homme fait usage se rapportent à quelques-unes des nécessités de cette vie, comme à leur fin. C'est pourquoi la tempérance accepte les nécessités de cette vie comme la règle des agréments dont elle use; de telle sorte qu'elle n'en use qu'autant que la nécessité de la vie présente le requiert.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons dit (in corp. art.), les nécessités de cette vie sont une règle selon qu'elles sont une fin. Mais il est à considérer que quelquefois la fin de celui qui agit est autre que la fin de son oeuvre; ainsi il est évident que l'action de bâtir a pour fin la maison qu'on élève, au lieu que la fin de celui qui la construit est quelquefois le gain. Ainsi donc, la béatitude est la fin et la règle de la tempérance; mais la chose dont on use a pour fin et pour règle la nécessité de la vie humaine, au-dessous de laquelle sont toutes les choses dont l'homme fait usage pour vivre.

2. Il faut répondre au second, que la nécessité de la vie humaine peut se considérer de deux manières : 1° selon qu'on dit nécessaire ce sans quoi une chose ne peut exister d'aucune manière, comme la nourriture est nécessaire à un animal; 2° selon qu'on appelle nécessaire ce sans quoi une chose ne peut pas exister convenablement. La tempérance ne considère pas seulement la première espèce de nécessité, mais encore la seconde. D'où Aristote dit (Eth. lib. m, cap. 41) que le tempérant recherche les jouissances qui peuvent contribuer à la santé ou à la bonne tenue (1). Quant aux autres choses qui ne sont pas nécessaires à ce double point de vue, il peut y en avoir de deux sortes. En effet il y en a qui sont opposées à la santé ou à la bonne tenue; le tempérant ne fait de celles-là aucun usage, car ce serait un péché contre la tempérance. 11 y en a d'autres qui n'ont pas ce caractère ; il en use modérément selon le lieu, le temps et la convenance de ceux avec lesquels il vit. C'est pourquoi le même philosophe dit (ibid.) que le tempérant recherche les jouissances qui, à la vérité, ne sont pas nécessaires à la santé ou à la bonne tenue, mais qui n'y sont pas non plus contraires.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (in corp. art.), la tempérance regarde le nécessaire selon ce qui est convenable à la vie. Cette convenance de nécessité se considère non-seulement du côté du corps, mais encore du côté des choses extérieures, telles que les richesses et les emplois, et surtout par rapport à l'honnête. C'est pourquoi Aristote dit (loc. sup. cit.) qu'à l'égard des jouissances dont le tempérant fait usage, non-seulement il veut qu'elles ne soient pas un obstacle à sa santé et à sa bonne tenue extérieure, mais il a soin surtout qu'elles ne soient pas opposées au bien, c'est-à-dire à l'honnête, et qu'elles n'aillent pas au-delà de ses ressources, c'est-à-dire qu'elles ne dépassent pas ses moyens pécuniaires. Et saint Augustin dit (Lib. de mor. Eccles. cap. 21) : que le tempérant regarde non-seulement aux nécessités de cette vie, mais encore à la nécessité des devoirs que l'on a à remplir (1).

ARTICLE VII. — la tempérance est-elle une vertu cardinale?


II-II (Drioux 1852) Qu.140 a.2