II-II (Drioux 1852) Qu.142 a.5


QUESTION 144. DES PARTIES DE LA TEMPÉRANCE EN PARTICULIER ET D'ARORD DE LA PUDEUR.


Après avoir parlé des parties de la tempérance en général, nous avons à les examiner en particulier. — Nous parlerons d'abord de ses parties intégrantes, qui sont : la pudeur et l'honnêteté. — Sur la pudeur il y a quatre questions à examiner : 1° La pudeur est-elle une vertu ? — 2° Quel en est l'objet? — 3° Devant qui l'homme rougit-il ? — 4° Quels sont ceux qui rougissent P



ARTICLE I. — la pudeur est-elle une vertu (3) ?


Objections: 1. Il semble que la pudeur soit une vertu. Car c'est le propre de la vertu de se tenir dans un milieu que la raison a déterminé, comme on le voit d'après la définition de la vertu que donne Aristote (Eth. lib. n, cap. 6). Or, la pudeur consiste dans un milieu de ce genre, d'après le même philosophe (ibid. cap. 7). Elle est donc une vertu.


2. Tout ce qui est louable est une vertu ou en fait partie. Or, la pudeur est une chose louable. Elle n'est cependant pas une partie d'une vertu : car elle n'est pas une partie de la prudence, parce qu'elle n'existe pas dans la raison, mais dans l'appétit-, elle n'est pas une partie de la justice, parce qu'elle implique une passion, tandis que la justice n'a pas les passions pour objet ; elle n'est pas non plus une partie de la force, parce qu'il appartient à la force de persister et d'attaquer, au lieu que la pudeur doit fuir; enfin elle n'est pas une partie de la tempérance, parce que la tempérance a pour objet les concupiscences, au lieu que la pudeur est une crainte, comme on le voit dans Aristote (Eth. lib. iv, cap. ult.) et dans saint Jean Damascène (De fid. orth. lib. ii , cap. 15). Il faut donc qu'elle soit une vertu.

3. L'honnête se prend pour la vertu, comme on le voit dans Cicéron (De offic. lib. i, in tit. De temperant. ). Or, la pudeur est une partie de l'honnête ; car saint Ambroise dit (De offic. lib. i, cap. 43) que la pudeur est la compagne inséparable de la tranquillité d'âme, qu'elle fuit l'effronterie, qu'elle reste étrangère au luxe, qu'elle aime la sobriété, qu'elle entretient ce qui est honnête et recherche ce qui est beau. Elle est donc une vertu.

4. Tout vice est opposé à une vertu. Or, il y a des vices opposés à la pudeur, comme le défaut de honte et la stupeur déréglée. La pudeur est donc une vertu.

5. Les actes produisent des habitudes qui leur ressemblent, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. 1 et 2). Or, la pudeur implique un acte louable. Par conséquent beaucoup d'actes de cette nature produisent une habitude. Et comme les habitudes qui produisent de bonnes actions sont des vertus, ainsi qu'on le voit (Eth. lib. i, cap. 7), il s'ensuit que la pudeur est une vertu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. ii, cap. 7, et lib. iv, cap. ult.) que la pudeur n'est pas une vertu.

CONCLUSION. — Quoique la pudeur soit une passion louable, elle n'est cependant pas une vertu, puisqu'elle n'a pas la perfection suffisante.

Réponse Il faut répondre que la vertu se prend en deux sens, d'une manière propre et d'une manière générale. Au propre, la vertu est une perfection, comme le dit Aristote (Phys. lib. vii, text. 17 et 18). C'est pourquoi tout ce qui répugne à la perfection, quand même ce serait une bonne chose, n'a pas ce qu'il faut pour faire une vertu. Or, la pudeur répugne à la perfection ; car c'est la crainte d'une chose honteuse, c'est-à-dire d'une chose qui est blâmable. C'est ce qui fait dire à saint Jean Damascène (loc. cit. in arg. 2) que la pudeur est la crainte que l'on ressent au sujet d'un acte honteux (1). Comme l'espérance a pour objet le bien possible et ardu, de même la crainte se rapporte au mal qui est possible et ardu, ainsi que nous l'avons dit (la 2*, quest. xl , art. 1, et quest. xli, art. 2, et quest. xlii, art. 3) en traitant des passions. Or, celui qui est parfait relativement à l'habitude de la vertu, ne considère pas un acte blâmable et honteux comme une chose possible et ardue, c'est-à-dire comme étant difficile à éviter. II ne fait pas non plus d'acte honteux dont il craigne d'avoir à rougir. Par conséquent la pudeur, à proprement parler, n'est pas une vertu; car elle n'a pas ce qui fait la perfection de la vertu. — Généralement on appelle vertu tout ce qu'il y a de bon et de louable dans les actes et les passions des hommes. En ce sens on donne quelquefois à la pudeur le nom de vertu, puisqu'elle est une passion louable.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce n'est pas assez qu'une chose existe dans un milieu pour qu'elle soit une vertu, quoique ce soit une des conditions qui entrent dans la définition de la vertu, mais il faut encore qu'elle soit une habitude élective, c'est-à-dire qui opère par choix ou par élection. La pudeur, ne désignant pas une habitude, mais une passion, et son mouvement ne provenant pas de l'élection, mais de l'impétuosité de la passion (1), il s'ensuit qu'elle n'a pas ce qu'il faut pour faire une vertu.

2. Il faut répondre au second, que, comme nous l'avons dit (in corp. art.), la pudeur est la crainte d'une honte ou d'un blâme. Or, nous avons dit (quest. cxlii , art. 4) que le vice de l'intempérance est le plus honteux et le plus blâmable. C'est pourquoi la pudeur appartient plus principalement à la tempérance qu'à toute autre vertu, en raison du motif qui est honteux, mais non pas selon l'espèce de la passion qui est la crainte. Cependant, selon que les vices opposés aux autres vertus sont honteux et blâmables, la pudeur peut aussi appartenir aux autres vertus.

3. Il faut répondre au troisième, que la pudeur entretient l'honnête, en repoussant ce qui lui est contraire, mais elle ne l'entretient pas au point de s'élever à la perfection de son essence.

4. Il faut répondre au quatrième, que tout défaut produit un vice ; mais tout bien ne suffit pas pour produire une vertu. C'est pourquoi il n'est pas nécessaire que tout ce qui est en opposition directe avec un vice soit une vertu, quoique tout vice soit opposé à une vertu d'après son origine. C'est ainsi que le défaut de pudeur, selon qu'il provient de l'amour excessif de ce qui est honteux, est opposé à la tempérance.

5. Il faut répondre au cinquième, qu'à force de multiplier les actes de la pudeur il en résulte l'habitude d'une vertu acquise, par laquelle on évite les choses honteuses qui sont l'objet delà pudeur, mais elle ne fait pas qu'on ne rougisse plus dans la suite. Au contraire l'habitude de cette vertu acquise fait qu'on rougirait davantage, si des choses honteuses se présentaient.


(3) La pudeur n'est pas une vertu proprement dite, mais elle est une passion louable qu'on désigne quelquefois sous le nom de vertu, en prenant ce dernier mot dans son acception la plus large.
(1) Ainsi on entend ici par pudeur la crainte da la honte qui résulte d'une mauvaise action faite.

ARTICLE II. — la pudeur a-t-elle pour objet un acte honteux?


Objections: 1. Il semble que la pudeur n'ait pas pour objet un acte honteux. Car Aristote dit (Eth. lib. iv, cap. ult.) que la pudeur est la crainte du déshonneur. Or, quelquefois il y en a qui ne font rien de honteux et qui souffrent un certain déshonneur, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps 63,8) : C'est pour I 'amour de vous que je souffre des opprobres et que j'ai le visage couvert de confusion. La pudeur n'a donc pas proprement pour objet un acte honteux.

2. Il semble qu'il n'y ait de honteux que ce qui est coupable. Or, l'homme rougit de certaines choses qui ne sont pas des péchés; par exemple, il rougit de faire des oeuvres serviles. Il semble donc que la pudeur n'ait pas pour objet propre un acte honteux.

3. Les opérations des vertus ne sont pas honteuses, mais elles sont très-belles, comme le dit Aristote (Eth. lib. i, cap. 7 et 8). Or, quelquefois il y en a qui rougissent de faire certains actes de vertu, d'après ces paroles de l'Evangile (Lc 9,26) : Celui qui aura rougi de moi et de mes paroles, le Fils de l'homme rougira de lui, etc. La pudeur n'a donc pas pour objet un acte honteux.

4. Si la pudeur avait proprement pour objet un acte honteux, l'homme devrait rougir davantage des choses les plus honteuses. Or, quelquefois c'est des moindres fautes qu'il rougit le plus ; puisqu'il se glorifie quelquefois des péchés les plus graves, d'après cette parole du Psalmiste (Ps 51,3): Pourquoi vous glorifiez-vous dans votre malice ? La pudeur n'a donc pas proprement pour objet un acte honteux.

(I) La pudeur telle que l'entend saint Thomas est quelque chose de passif.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Jean Damascène (Orth. fid. lib. ii, cap. 4S) et Némésius (Lib. de nat. hom. cap. 20) disent que la pudeur est la crainte qu'on éprouve en faisant une chose honteuse.

CONCLUSION. — La pudeur qui est la crainte de la honte a pour objet premier et principal le blâme, et pour objet secondaire la turpitude du vice.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (1* 2", quest. xli, art. 2, et quest. xlii, art. 3) en parlant de la crainte, cette passion a pour objet propre le mal ardu, c'est-à-dire celui qu'il est difficile d'éviter. Or, il y a deux sortes de turpitude. L'une vicieuse qui consiste dans la difformité de l'acte volontaire; celle-là n'a pas, à proprement parler, la nature d'un mal ardu. Car ce qui ne consiste que dans la volonté ne paraît pas être ardu et supérieur à la puissance de l'homme. C'est pourquoi on ne le conçoit pas comme une chose redoutable, et c'est ce qui fait dire à Aristote que la crainte n'a pas ces maux pour objet (Met. lib. ii , cap. 5). L'autre est en quelque sorte pénale. Elle consiste dans le blâme d'une chose, comme l'éclat de la gloire consiste dans l'honneur qu'on lui rend. Ce blâme ayant la nature d'un mal qui est ardu, comme l'honneur a la nature d'un bien difficile aussi, la pudeur qui est la crainte de la turpitude a le blâme ou l'opprobre pour son objet premier et principal. Et parce que le blâme appartient proprement au vice, comme l'honneur à la vertu, il s'ensuit que la pudeur se rapporte à la turpitude vicieuse par voie de conséquence (1). C'est pour cela, comme le remarque Aristote (Rhet. lib. ii, cap. 6), que l'homme rougit moins des défauts qui ne proviennent pas de sa faute. — Mais la pudeur se rapporte à la faute de deux manières : 1° elle est cause qu'on cesse de faire des choses vicieuses dans la crainte d'être blâmé ; 2° elle porte l'homme à éviter, quand il fait des choses honteuses, les regards du public dans la crainte du blâme. La première, d'après Némésius (loc. cit.), appartient à la confusion et la seconde à la pudeur. C'est ce qui lui fait dire que celui qui a de la pudeur se cache pour agir, au lieu que celui qui a de la confusion (2) craint d'être déshonoré.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la pudeur a pour objet propre le déshonneur, selon qu'il est mérité par une faute qui est volontaire. C'est pourquoi Aristote dit (Rhet. lib. ii, cap. 6) que l'homme rougit davantage de toutes les choses dont il est lui-même cause. L'homme vertueux méprise les opprobres qu'on lui fait endurer à cause de sa vertu, parce qu'il ne les mérite pas. C'est ainsi qu'il est dit des magnanimes (Eth. lib. iv, cap. 3) et des apôtres (Ac 5,41) : qu'ils sortirent du conseil remplis de joie de ce qu'ils avaient été jugés dignes de souffrir cet outrage pour le nom de Jésus. Mais l'imperfection de la vertu fait qu'on rougit des opprobres que l'on souffre pour la vertu (3), car on méprise d'autant plus les biens ou les maux extérieurs qu'on est plus vertueux. D'où le prophète dit (Is 51,7) : Ne craignez pas l'opprobre des hommes.

2. Il faut répondre au second, que, comme l'honneur, ainsi que nous l'avons dit (quest. lxiii, art. 3), quoiqu'on ne le doive véritablement qu'à la vertu seule, suppose cependant une certaine supériorité; de même le blâme, quoi qu'il n'y ait que le péché qui le mérite, se rapporte néanmoins à quelque défaut, du moins selon l'opinion des hommes. C'est pourquoi on rougit de la pauvreté, delà bassesse, de la servitude et des autres défauts de ce genre.
(U) C'est-à-dire que la pudeur se rapporte à ce qui est honteux et coupable, parce que le blâme résulte de ces actes.
(2) Némésius oppose ici le mot rerecundciri au mot erubescere, que nous avons traduit, le premier par pudeur, le second par confusion d'après Marandé
(5) Le respect humain indique une très-grande faiblesse de caractère.

3. Il faut répondre au troisième, que la pudeur n'a pas pour objet les oeuvres vertueuses considérées en elles-mêmes. Cependant il arrive par accident qu'on en rougit, soit parce qu'elles sont regardées comme vicieuses selon l'opinion des hommes, soit que l'on craigne à leur égard d'être taxé d'hypocrisie ou de présomption.

4. Il faut répondre au quatrième, qu'il arrive quelquefois qu'on rougit moins des fautes qui sont plus graves que d'autres, soit parce qu'elles sont moins honteuses, comme les péchés de l'esprit sont moins honteux que ceux de la chair, soit parce qu'elles sont accompagnées d'une certaine prééminence de bien temporel. Ainsi l'homme rougit plus de la timidité que de l'audace, du vol que de la rapine, parce qu'il y a là un certain déploiement de puissance. Et il en est de même du reste.

ARTICLE III. — l'homme a-t-il plus de honte devant ses parents que devant des étrangers ?


Objections: 1. Il semble que l'homme n'ait pas plus de honte devant ses parents que devant les autres. Car il est dit (Mei. lib. ii, cap. 6) que l'homme rougit surtout devant ceux dont il veut être admiré. Or, il tient surtout à l'admiration des personnages les plus vertueux qui ne sont pas toujours ses plus proches parents. Il n'a donc pas plus de honte devant ses parents que devant les autres.

2. Ceux qui nous sont le plus unis paraissent être ceux qui font les mêmes choses que nous. Or, l'homme ne rougit pas de son péché devant ceux qu'il sait sujets aux mêmes misères, parce que, comme le dit Aristote (Rhet. lib. n, cap. 6), il ne défend pas à ses proches ce qu'il fait lui-même. Ce ne sont donc pas ceux qui nous sont les plus unis qui nous font le plus de honte.

3. Aristote dit [loc. cit.) que l'homme a surtout honte de ceux qui publient devant tout le monde ce qu'ils savent, comme les mauvais plaisants et les faiseurs de fables. Or, ceux qui nous sont les plus unis n'ont pas coutume de publier ainsi nos défauts. Ce n'est donc pas devant eux que nous devons avoir le plus de honte.

4. Aristote dit encore (loc. cit.) que les hommes ont de la honte principalement devant ceux qui ne les ont point vu faillir, dont ils demandent quelque chose pour la première fois et dont ils veulent devenir les amis. Or, nous sommes peu liés avec ces personnages. L'homme n'a donc pas plus de honte de ceux qui lui sont le plus étroitement unis.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Rhet. lib. ii, cap. 6) que nous rougissons davantage en présence de ceux qui sont toujours avec nous.

CONCLUSION. — Nous rougissons plus devant ceux qui nous sont unis que devant des étrangers et des passagers, parce que le témoignage des premiers est pour nous d'un bien plus grand poids.

Réponse Il faut répondre que le blâme étant opposé à l'honneur, comme l'honneur implique un témoignage en faveur de l'excellence de quelqu'un, et surtout de cette excellence qui est conforme à la vertu; de même l'opprobre que craint la pudeur implique le témoignage d'un défaut dans un individu et principalement d'un défaut qui est coupable. C'est pourquoi on rougit d'autant plus devant une personne que l'on considère son témoignage comme étant d'un plus grand poids. Or, l'on peut regarder un témoignage comme étant d'un plus grand poids, soit à cause de la certitude de sa vérité, soit à cause de son effet. Le témoignage d'une personne est certainement vrai pour deux motifs. d'abord à cause de la droiture du jugement de celui qui le porte, comme on le voit à l'égard des hommes sages et vertueux dont on tient surtout à être honoré, et devant lesquels on a le plus de honte. Ainsi on ne rougit pas devant des enfants ou des animaux, parce qu'il n'y a pas de jugement en eux. Ensuite le témoignage est encore certain en raison de la connaissance qu'on a des choses sur lesquelles il porte; parce que chacun juge bien ce qu'il connaît. Ainsi nous avons plus de honte devant les personnes qui nous sont unies, parce qu'elles regardent de plus près à nos actions. Au lieu que nous ne craignons nullement les passagers et les inconnus auxquels nos actions parviennent. — A l'égard de l'effet un témoignage lui emprunte plus ou moins de poids selon les avantages ou les inconvénients qui en résultent. C'est pourquoi les hommes désirent être honorés par ceux qui peuvent les aider, et ils rougissent principalement devant ceux qui peuvent leur nuire. De là il résulte que sous ce rapport nous avons plus de honte devant les personnes avec lesquelles nous devons toujours vivre, parce qu'il en résulte pour nous un tort perpétuel, tandis que le mal que nous subissons de la part des étrangers et des passagers est purement transitoire.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que c'est la même raison qui fait que nous rougissons davantage devant les personnes les plus vertueuses et devant celles qui nous sont le plus unies. Car, comme le témoignage des sages est regardé comme certain à cause de la connaissance générale qu'ils ont des choses et de la fermeté de leur sentiment qu'on ne peut détourner de la vérité, de même le témoignage des personnes avec lesquelles on est le plus familier paraît plus puissant parce qu'elles connaissent mieux toutes les choses particulières qui nous concernent.

2. Il faut répondre au second, que nous ne craignons pas le témoignage de ceux qui nous sont unis dans la pratique du même vice, parce que nous ne pensons pas qu'ils considèrent nos défauts comme quelque chose de honteux.

3. Il faut répondre au troisième, que nous craignons les grands parleurs à cause du tort qui en résulte ; car ils font qu'on est ainsi diffamé aux yeux d'un grand nombre.

4. Il faut répondre au quatrième, que nous craignons surtout ceux devant lesquels nous n'avons jamais fait de mal, à cause du tort qui en résulte pour nous, parce que nous perdons par là la bonne opinion qu'ils avaient de nous, et parce que nos défauts mis à côté de leurs qualités n'en sont que plus sensibles par le contraste. C'est pourquoi quand on remarque tout à coup quelque chose de honteux dans quelqu'un qu'on avait cru un homme de bien, cet acte paraît plus infâme. A l'égard de ceux dont nous sollicitons quelque chose pour la première fois, ou dont nous désirons l'amitié, nous les craignons davantage à cause du tort qui en résulte encore pour nous, parce que notre faute nous empêche d'obtenir ce que nous demandions, et de contracter l'alliance que nous avions ambitionnée.


ARTICLE IV. — la pudeur peut-elle exister dans les hommes vertueux?


Objections: 1. Il semble que la pudeur puisse exister dans les hommes vertueux. Car les contraires produisent des effets contraires. Or, ceux qui ont une malice excessive n'ont point de pudeur, d'après ces paroles du prophète (Jr 3,3) : Fous avez pris le front d'une femme débauchée, vous n'avez point voulu rougir. Ce sont donc ceux qui sont vertueux qui rougissent le plus.

2. Aristote dit ( Rhet. lib. n, cap. 6) que les hommes rougissent non-seulement des vices, mais encore de ce qui en est le signe; ce qui arrive aux hommes vertueux. La pudeur peut donc se trouver en eux.

3. La pudeur est la crainte du déshonneur. Or, il arrive qu'il y a des hommes vertueux qui sont sans gloire, par exemple, si on les a faussement diffamés ou si on leur a fait subir des opprobres qu'ils ne méritaient pas. La pudeur peut donc se trouver dans un homme vertueux.

4. La pudeur est une partie de la tempérance, comme nous l'avons dit (quest. préc.). Or, la partie ne se sépare pas du tout. Par conséquent, puisque la tempérance existe dans l'homme vertueux, il semble que la pudeur y existe aussi.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit [Eth. lib. iv, cap. ult.) que la pudeur n'existe pas dans l'homme honnête.

CONCLUSION. — Ni les vieillards, ni les scélérats, ni les gens de bien ne sont émus par la pudeur, mais pour des causes différentes.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1 et 2 huj. quaest.), la pudeur est la crainte que l'on a de quelque chose de honteux. Or, il peut se faire, pour une double raison, qu'on ne craigne pas ce qui est mal : 1° parce qu'on ne le considère pas comme tel, 2° parce qu'on ne le croit pas possible pour soi ou parce qu'on ne le regarde pas comme difficile à éviter. D'après cela on manque de pudeur de deux manières : 1° parce qu'on ne considère pas comme honteuses les choses qui doivent nous faire rougir, et c'est ainsi qu'en manquent ceux qui sont enfoncés dans le péché au point de n'avoir pas honte de leurs crimes, mais de s'en glorifier plutôt-, 2° parce qu'on ne croit pas la turpitude possible par rapport à soi et qu'on ne pense pas qu'elle soit difficile à éviter. C'est ainsi que les vieillards et les hommes vertueux n'éprouvent pas ce sentiment. Cependant ils doivent toujours être disposés de telle façon que s'il y avait en eux quelque chose de honteux ils en rougiraient (1). C'est ce qui fait dire à Aristote [Eth. lib. iv, cap. ult.) que l'homme honnête éprouve ce sentiment, s'il lui arrive de faire quelque chose de répréhensible.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la pudeur ne se trouve ni dans les scélérats, ni dans les hommes très-vertueux, mais pour des causes différentes, comme nous l'avons dit (in corp. art.). Mais elle se trouve dans ceux qui n'ont rien d'extrême, parce qu'il y a en eux un certain amour du bien et qu'ils ne sont pas totalement affranchis de l'empire du mal.

2. Il faut répondre au second, qu'il appartient à l'homme vertueux non- seulement d'éviter les vices, mais encore ce qui en a l'apparence, d'après ces paroles de l'Apôtre (1Th 5,22) : Abstenez-vous de tout ce qui a, l'apparence du mal. Et Aristote dit (Eth. lib. iv, cap. ult.) que l'homme vertueux doit éviter non-seulement les choses qui sont véritablement mauvaises, mais encore celles que les hommes considèrent comme telles.

3. Il faut répondre au troisième, que l'homme vertueux méprise, ainsi que nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest. ad 1), les injures et les opprobres comme des choses qu'il ne mérite pas ; c'est pourquoi il n'en rougit pas beaucoup. Cependant il y a un mouvement de honte qui prévient la raison (2), comme il y en a un de la part des autres passions.

4. Il faut répondre au quatrième, que la pudeur n'est pas une partie de la tempérance comme si elle entrait dans son essence, mais elle est une disposition qui se rapporte à elle. C'est ce qui fait dire à saint Ambroise (De offic. lib. i, cap. 43) que la pudeur jette les premiers fondements de la tempérance, dans le sens qu'elle inspire de l'horreur pour ce qui est honteux.

(2) Ce sont ces mouvements premiers dont personne n'est exempt, et qui, d'ailleurs, ne sont pas répréhensibles.






QUESTION 145: DE L'HONNÊTETÉ

#2900

Apres avoir parlé de la pudeur nous avons à nous occuper de l'honnêteté. — A ce sujet quatre questions se présentent : 1° Comment l'honnête se rapporte-t-il à la vertu ? — 2° Comment se rapporte-t-il au beau? — 3° Comment se rapporte-t-il à ce qui est utile et agréable? — 4U L'honnêteté est-elle une partie de la tempérance ?



ARTICLE I. — l'honnête est-il la même chose que la vertu ?

#2901

Objections: 1. Il semble que l'honnête ne soit pas la même chose que la vertu. En effet Cicéron dit (De invent. lib. ii) que l'honnête est la chose qu'on désire pour elle-même. Or, on ne désire pas la vertu pour elle-même, mais pour la félicité; car Aristote dit (Eth. lib. i, cap. 9) que la félicité est la récompense de la vertu et sa fin. L'honnête n'est donc pas la même chose que la vertu.

2. D'après saint Isidore (Etym. lib. x ad litt. H), l'honnêteté est en quelque sorte un état d'honneur. Or, on doit honorer beaucoup d'autres choses que la vertu; car ce qu'on doit en propre à la vertu c'est la louange, comme le dit Aristote (Eth. lib. i, cap. 12). L'honnêteté n'est donc pas la même chose que la vertu.

3. Ce qu'il y a de principal dans la vertu consiste dans le choix ou l'élection intérieure, comme le dit Aristoteles, lib. viii, cap. 13). Or, l'honnêteté paraît appartenir davantage aux rapports extérieurs, d'après ces paroles de saint Paul (1Co 14,40) : Que tout se passe parmi vous honnêtement et avec ordre. L'honnêteté n'est donc pas la même chose que la vertu.

4. L'honnêteté paraît consister dans les richesses extérieures, d'après ces paroles de l'Ecriture (Si 11,14) : Les biens et les maux, la vie et la mort, la pauvreté et l'honnêteté viennent de Dieu. Or, la vertu ne consiste pas dans les richesses extérieures. L'honnêteté n'est donc pas la même chose que la vertu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Cicéron (De offic. lib. i, in tit. De quatuor virt. De invent. lib. ii) divise l'honnête en quatre vertus principales, comme il divise la vertu. Par conséquent l'honnête est la même chose que la vertu.

CONCLUSION. — L'honnête se rapporte à la même chose que la vertu ; c'est pourquoi ces deux choses sont en réalité les mêmes, quoiqu'elles soient distinctes de nom et rationnellement.

Réponse Il faut répondre que, comme le dit saint Isidore ( loc. cit.), l'honnête désigne un état honorable; par conséquent il semble qu'on donne à une chose le nom d'honnête par là même qu'elle est digne d'honneur. L'honneur, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 2 ad 2), est dû à ce qui excelle. L'excellence de l'homme se considère principalement d'après la vertu, qui est la disposition de ce qui est parfait à ce qu'il y a de mieux (1), d'après Aristote (Phys. lib. vii, text. 17 et 18). C'est pourquoi l'honnête, à proprement parler, se rapporte à la même chose que la vertu.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit Aristote (Eth. lib. i , cap. 7), parmi les choses qu'on désire pour elles-mêmes, il y en a que l'on ne désire que pour elles et jamais pour autre chose. Telle est la félicité, qui est notre fin dernière. 11 y en a d'autres qu'on désire pour elles- mêmes, parce qu'elles ont en elles une certaine bonté, quand même elles ne nous conduiraient pas à d'autres biens, et qui sont néanmoins désirables pour un autre but, parce qu'elles nous conduisent à un bien plus par

it) Cette disposition d'une chose parfaite à ce qu'il y a de mieux est la disposition du sujet à son opération, qui est appelée, dans la langue péripatéticienne, la seconde perfection du sujet.

fait (1). C'est ainsi qu'on doit désirer les vertus pour elles-mêmes. C'est ce qui fait dire à Cicéron ( loc. cit.) qu'il y a des choses qui nous attirent par leur puissance et qui nous charment par leur noblesse, telles que la vertu, la vérité, la science, et cela suffit à la nature de l'honnête.

2. Il faut répondre au second, que parmi les choses qu'on honore indépendamment de la vertu, il y en a qui l'emportent sur la vertu ; par exemple, Dieu et la béatitude. Ces choses ne nous sont pas connues par l'expérience (2), comme les vertus d'après lesquelles nous agissons tous les jours. C'est pourquoi la vertu revendique plutôt pour elle le nom de l'honnête. Il y a d'autres choses qui sont au-dessous de la vertu, et qu'on honore parce qu'elles l'aident à produire ses actes, comme la noblesse, la puissance et les richesses. Car, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 3), il y en a qui honorent ces choses, mais dans la réalité il n'y a que celui qui est bon qui doive être honoré. Et comme on n'est bon que parla vertu, il s'ensuit que la louange est due à la vertu, selon qu'on doit la désirer pour une autre fin; et l'honneur, selon qu'on doit la rechercher pour elle-même. C'est ainsi qu'elle a la nature de l'honnête.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (in corp. art.), l'honnête implique un devoir d'honneur. L'honneur est un témoignage rendu à ce qu'il y a d'éminent dans une personne, comme nous l'avons dit (quest. cm, art. 1 et 2). Un témoignage ne porte que sur ce que l'on connaît. Or, comme les sentiments intérieurs ne se manifestent à l'homme que par ses actes extérieurs, il s'ensuit que les rapports extérieurs ont la nature de l'honnête, parce qu'ils sont une manifestation de notre droiture intérieure. C'est pourquoi l'honnêteté consiste radicalement dans la détermination intérieure, et elle a pour signe ou pour expression la conduite extérieure.

4. Il faut répondre au quatrième, que, selon l'opinion vulgaire, la supériorité de fortune rendant un homme digne d'honneur, il en résulte que l'on emploie quelquefois le mot d'honnête pour exprimer la prospérité extérieure de quelqu'un (3).

ARTICLE II. — l'honnête est-il la même ÍS^se que le beau?

#2902

Objections: 1. Il semble que l'honnête ne soit pas la même chose que le beau. Car la raison de l'honnête vient de l'appétit, puisque l'honnête est ce qu'on désire pour lui-même. Or, le beau se rapporte plutôt à la vue à laquelle il plaît. Par conséquent il n'est pas la même chose que l'honnête.

2. Le beau demande un certain éclat qui appartient à l'essence de la gloire ; au lieu que l'honnête se rapporte à l'honneur. Par conséquent, puisque l'honneur et la gloire diffèrent, comme nous l'avons dit (quest. cm, art. 1 ad 3), il semble aussi que l'honnête diffère du beau.

3. L'honnête est la même chose que la vertu, comme nous l'avons dit (art. préc.). Or, il y a une beauté qui est contraire à la vertu; c'est ce qui fait dire à Ezéchiel (16, 45): Ayant mis votre confiance dans votre beauté, vous vous êtes abandonnés à la fornication en votre nom. L'honnête n'est donc pas la même chose que le beau.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (1Co 12,23) : Ce qu'il y a en nous de moins honnête est ce que nous traitons avec le plus d'honnêteté ; au lieu que ce qu'il y a en nous de plus honnête n'a pas besoin de ces précautions. Or, il appelle en cet endroit déshonnête les membres qui sont honteux, et honnêtes ceux qui sont beaux. Le beau et l'honnête paraissent donc être une même chose ne se rend qu'à ce que l'on connaît, comme on le voit par la réponse suivante.

(3) Ainsi on dit vulgairement de quelqu'un qu'il a une honnête aisance.

CONCLUSION. —Entre l'honnête et le beau spirituel, il n'y a pas de différence.

Réponse Il faut répondre que, comme on peut le conclure des paroles de saint Denis (De div. nom. cap. 4), l'éclat et la justesse des proportions concourent à la production du beau. Car, d'après ce Père, on dit que Dieu est beau parce qu'il est la cause de l'accord et de l'éclat qui brillent entre tous les êtres. Par conséquent la beauté du corps consiste en ce que l'homme ait les membres du corps bien proportionnés, avec l'éclat de la couleur qui leur convient. De même la beauté spirituelle consiste en ce que la vie extérieure de l'homme ou son action soit bien proportionnée conformément à la lumière spirituelle de la raison. C'est ce qui appartient à la nature de l'honnête, qui, comme nous l'avons dit (art. préc.), est identique à la vertu qui règle toutes les choses humaines d'après la raison. C'est pourquoi l'honnête est la même chose que le beau spirituel. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Quaest. lib. Lxxxin, q. 30) : L'honnête est la beauté intelligible que nous appelons proprement spirituelle. Puis il ajoute qu'il y a beaucoup de beautés visibles que l'on appelle honnêtes dans une acception qui est moins propre.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'objet qui meut l'appétit est le bien perçu. Or, ce qui paraît beau quand on le perçoit est considéré comme convenable et bon. C'est pourquoi saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) que tout le monde aime ce qui est beau et bon. Par conséquent l'honnête, selon ce qu'il a de beau spirituellement, devient désirable. C'est ce qui fait dire à Cicéron (De offic. lib. i) : Vous voyez la forme et pour ainsi dire la face de l'honnête ; si vous la perceviez des yeux, elle produirait en vous un amour ineffable pour la sagesse, comme dit Platon.

2. Il faut répondre au second, que, comme nous l'avons dit (quest. cm, art. 1 ad 3), la gloire est un effet de l'honneur. Car, par là même que quelqu'un est honoré ou qu'il est loué, il devient illustre aux yeux des autres. C'est pourquoi, comme ce qui est honorifique et glorieux est une même chose, de même ce qui est honnête et beau.

3. Il faut répondre au troisième, que cette objection repose sur la beauté corporelle. D'ailleurs on pourrait dire aussi que la beauté spirituelle est une cause de fornication spirituelle, dans le sens qu'on s'enorgueillit de l'honnête lui-même, d'après ces paroles du même prophète (Ez 28,17) : Votre coeur s'est élevé dans son éclat, vous avez perdu votre sagesse en vous enorgueillissant de votre beauté.


ARTICLE III. — l'honnête diffère-t-il de l'utile et de l'agréable ?


II-II (Drioux 1852) Qu.142 a.5