II-II (Drioux 1852) Qu.148 a.4

ARTICLE IV. — EST-IL CONVENABLE DE DÍSTINGtM AttANÍ DESÎ>ÈCES


DE GOURMANDISE SELON QU'ON PÈCHE PAR ANTICIPATION, PAR DÉLICATESSE ET PAR ECCÈS,


PAR VORACITÉ ET PAR TROP D'EXIGENCES (2) ?


Objections: 1. Il semble que saint Grégoire ait tort de distinguer différéritès espèces de gourmandise, comme il le fait quand il dit (Mor.lib. xxx, cap. 13) : Le vice de la gourmandise nous tente de cinq manières ; car quelquefois il prévient le moment du besoin, et d'autres fois il désire que ce cpie lort doit preildre soit préparé avec délicatesse ; tantôt il dépasse à l'égard de la quantité la mesure qu'on doit observer, et tantôt il nous fait pébher par l'ardeur excessive des désirs qu'il notis inspire; C'est ce qu'on a renferiné daris cé vëi's technique : Praeproperé, Vanté, nimis, ardenter, studiose. Or, ces modes ne sont diversifiés que par les circonstances, et comme les circonstances né changent pas l'espèce des actes, puisqu'elles ne sont que des accidents, il s'ensuit qu'elles ne déterminent pas ici différentes espèces de gourmandise.

2. Comme le temps est une circonstance, de même aussi le lieu. Si donc on distingue Une espèce de gourmandise d'après le temps, il semble que pour la même raison on puisse aussi en distinguer une d'après le lieu et les autres circonstances.

3. Comme la tempérance observe les circonstances convenables, ainsi les autres vertus morales les observent aussi. Or, dans les vices qui sont opposés aux autres vertus morales, on ne distingue pas les espèces d'après les différentes circonstances, on ne devrait donc pas non plus le faire pour la gourmandise.

En sens contraire Mais le témoignage de saint Grégoire est contraire.

CONCLUSION. — C'est avec raison qu'on distingue différentes espèces de gourmandise, suivant qu'on mange avant le temps, avec délicatesse, avec excès; avec voracité, et qu'on exige trop de soins.

21 Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. î huj. quaest.j, la gourmandise implique un désir déréglé du manger. Dans itn repas, il y a deux choses à considérer : la nourriture que l'on prend et sa niaiiducatlon. Le dérèglement de la concupiscence peut donc se considérer de deux manières : 1° Quant à la nourriture que l'on prend. Ainsi, par rapport à la substance ou à l'espèce des aliments, on Recherche les mets délicats (lautè), c'est-à-dire précieux; relativement à la qualité, on veut qu'ils soient très-bien préparés, c'est-à-dire avec beaucoup de soins (stïidiosè);mftn1 pour la quantité, on dépasse les bornes en en mangeant avec excès (nimis). 2° Le déréglement de la concupiscence se considère par rapport à la manière dont on prend la nourriture, soit parce qu'on devance le temps où l'on doit manger (1), et c'est ce qu'indique le mot temps (prxpoperè), soit qu'on n'observe pas, en mangeant, la modération convenable, et c'est ce qu'exprime la voracité (ardenter). Saint Isidore comprend les deux premières de ces conditions sous une seule, quand il dit (De sum. bon. lib. ii, cap. 42) que le gourmand dépasse les bornes que l'on doit garder à propos de la nourriture, selon l'espèce (quid), la quantité (quantum), le mode (quomodà), et le temps (quandà).

y a pt*cîic mortel à manger jusqu'à nuire notablement à sa santé. Les théologiens examinent s il y a péché mortel à boire ou à manger jusqu'au vomissement, et ils sont divisés à cet égard. D'après Billuart, il y a péché mortel quand cet accident résulte, non de la qualité, mais de la quantité des aliments qu'on a pris.

(2) Cet article a pour objet de déterminer toutes les manières dont on peut se rendre coftpdble de gourmandise.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la corruption des différentes circonstances produit différentes espèces de gourmandise à cause des motifs divers qui changent l'espèce des actes moraux. Car, dans celui qui cherche des mets délicats, la concupiscence est excitée par l'espèce même de la nourriture ; dans celui qui devance le temps, la concupiscence est déréglée, parce qu'elle ne peut supporter le retard, et il en est de même des autres évidemment.

2. Il faut répondre au second, que le lieu et les autres circonstances ne fournissent pas de motif différent qui se rapporte à l'usage des aliments et qui produise une autre espèce de gourmandise.

3. Il faut répondre au troisième, que dans tous les vices où les diverses circonstances produisent des motifs divers, il faut que l'on distingue des vices différents en raison de la diversité même des circonstances. Mais cela n'a pas lieu pour tous les vices, comme nous l'avons dit (la 2", quest. lxxii, art. 9).


ARTICLE V. — la gourmandise est-elle un vice capital?


Objections: 1. Il semble que la gourmandise ne soit pas un vice capital. Car on appelle vices capitaux ceux qui en produisent d'autres à titre de cause finale. Or, la nourriture qui est l'objet de la gourmandise n'a pas la nature de la fin ; car on ne la recherche pas pour elle-même, mais pour nourrir le corps. La gourmandise n'est donc pas un vice capital.

2. Un vice capital paraît être un péché considérable. Or, il n'en est pas ainsi de la gourmandise, parce qu'elle paraît être dans son genre le moindre des péchés, comme étant l'acte qui se rapproche le plus de ce qui est conforme à la nature. Elle ne paraît donc pas être un vice capital.

3. Le péché résulte de ce qu'on s'éloigne de l'honnête pour une chose qui est utile à la vie présente ou agréable aux sens. Or, à l'égard des biens qui se rapportent à l'utile, on n'établit qu'un seul vice capital, qui est l'avarice. Il semble donc qu'on devrait aussi n'en reconnaître qu'un pour les délectations ; et comme il y a déjà la luxure qui est un vice plus grand que la gourmandise et qui a pour objet des délectations plus vives, la gourmandise ne serait pas un vice capital.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire met la gourmandise au nombre des vices capitaux (Mor. lib. xxxi, cap. 47).

CONCLUSION. — Le vice de la gourmandise, qui a pour objet les délectations du tact qui sont les principales, est compté avec raison parmi les vices capitaux.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (4a 2", quest. lxxxiv, art. 3), on appelle vice capital celui qui en produit d'autres à titre de cause finale, c'est-à-dire qui a une fin très-désirable, de telle sorte que les hommes sont portés d'une foule de manières à pécher d'après le désir qu'ils ont de se livrer à ce vice. Or, une fin devient très-désirable par là même qu'elle offre quelqu'une des conditions de bonheur que l'on doit naturellement désirer.

La délectation étant de l'essence du bonheur, comme on le voit (Eth. lib. i, cap. 8, et lib. x, cap. 3,7 et 8), il s'ensuit que le vice de la gourmandise, qui a pour objet les délectations du tact, qui sont les principales, est rangé avec raison parmi les vices capitaux.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la nourriture se rapporte en effet à une chose comme à sa fin ; mais parce que cette fin, c'est-à-dire la conservation de la vie, est ce qu'il y a de plus désirable et parce qu'on ne peut l'atteindre sans manger, il s'ensuit que les aliments eux-mêmes doivent tout particulièrement exciter nos désirs. C'est même là que tendent presque tous les travaux de notre vie, d'après cette parole de l'Ecriture (Qo 6,7) : Tout le travail de l'homme ne sert qu'à le nourrir. Cependant la gourmandise paraît avoir plutôt pour objet les jouissances de la nourriture que la nourriture elle-même. C'est pourquoi saint Augustin dit (De verâ relig. cap. 53) : Ceux qui ne se mettent pas en peine de la santé du corps, aiment mieux manger (ce qui les délecte) que d'être rassasiés, quoique la fin de tous les plaisirs soit de n'avoir ni faim ni soif.

2. Il faut répondre au second, que dans le péché la fin se considère d'après l'objet vers lequel il porte, et la gravité d'après l'objet dont il éloigne. C'est pourquoi il n'est pas nécessaire que le vice capital qui a une fin très- désirable ait une grande gravité.

3. Il faut répondre au troisième, que ce qui est agréable est désirable par lui-même; c'est pourquoi, en raison de sa diversité, on distingue deux vices capitaux : la gourmandise et la luxure. Ce qui est utile n'est pas désirable par lui-même, mais selon qu'il se rapporte à une autre chose. C'est pour ce motif qu'à l'égard de toutes les choses utiles on ne peut les désirer que sous un seul rapport ; et c'est ce qui fait que pour l'utile on ne reconnaît qu'un seul vice capital.


ARTICLE VI. — est-il convenable de considérer comme des suites de la


gourmandise la sotte joie, la bouffonnerie, l'impureté, le bavardage et

la stupidité de l'esprit?

Objections: 1. Il semble que l'on ait eu tort de désigner comme étant issus de la gourmandise ces cinq défauts : la sotte joie, la bouffonnerie, l'impureté, le bavardage et la stupidité d'esprit. Car la sotte joie résulte de tout péché, d'après ces paroles du Sage (Pr 2,14) : Ils ont de la joie à faire le mal et ils se réjouissent de ce qu'il y a déplus affreux. De même la stupidité d'esprit se rencontre dans tout péché, d'après ces autres paroles (Pr 14,22) : Ceux qui font le mal sont dans l'erreur. C'est donc à tort qu'on dit que ces vices naissent de la gourmandise.

2. L'impureté qui résulte le plus directement de la gourmandise paraît appartenir au vomissement, d'après ces paroles du prophète (Is 38,8) : Toutes les tables ont été remplies de vomissement et de souillures. Or, il ne semble pas que ce soit un péché, c'est plutôt la peine du péché ou quelque chose d'utile que l'on conseille. Ainsi il est dit ( Eccles. Si 31,25) : Si on vous a contraint de manger beaucoup, levez-vous, vomissez et vous serez soulagé. On ne doit donc pas en faire un vice issu de la gourmandise.

3. Saint Isidore fait de la bouffonnerie une fille de la luxure (lib. ii De tum. bon. cap. 42 ad fin. Etym. lib. x, ad litt. S). On ne doit donc pas la faire venir de la gourmandise.,

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire a déterminé lui-même les suites de ce vice (Mor. lib. xxxi, cap. 17).

CONCLUSION. — La sotte joie, la bouffonnerie, l'impureté, le bavardage et la stupidité sont les cinq vices qui naissent de la gourmandise.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 4, 2 et 3 huj. quaest.), la gourmandise consiste proprement dans les jouissances immodérées qu'on cherche dans le boire et le manger. C'est pourquoi on compte parmi les vices qui naissent de la gourmandise ceux qui résultent de l'amour immodéré des plaisirs de la table. — On peut les considérer oh par rapport à l'âme, ou par rapport au corps. Du côté de l'âme, il y en a de quatre sortes : 4° par rapport à la raison dont la pénétration est émoussée par l'excès du boire et du manger. C'est pour ce motif que parmi les vices qui naissent de la gourmandise on compte la stupidité de l'intelligence, parce que les Vapeurs du vin et des mets troublent le cerveau, tandis qu'au contraire l'abstinence nous mène à la connaissance de la sagesse, d'après ces paroles dé l'Ecriture (Qo 2,3) : J'ai pensé dans mon coeur à m'abstenir de vin pour appliquer mon âme à l'étude de la sagesse. 2° Par rapport à l'appétit qui est déréglé d'une foule de manières par l'excès du boire et du manger, parce que la raison qui le gouverne est pour ainsi dire assoupie. A cet égard, on distingue la Sotte joie, parce que toutes les autres passions qui sont réglées par la raison se rapportent à la joie et à la tristesse, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. b). C'est ce qui fait dire (3. Esd. 3) que le vin remplit l'âme de sécurité et d'allégresse. 3° Par rapport à la parole qui devient déréglée, et c'est pour cela qu'on distingue le bavardage; parce que, comme le dit saint Grégoire (Past. pars m, cap. 20) : Si ceux qui se livrent à la bonne chère ne péchaient pas par l'intempérance de leurs paroles, le riche qui était tous les jours assis à une table splendide, ne souffrirait pas autant de la langue (1). Par rapport à ce qu'il y a de désordonné dans íçs actes; c'est pour ce motif qu'on distingue la bouffonnerie, qui provient du défaut de raison. Car comme la raison ne peut pas empêcher de parler, de même elle ne peut pas non plus empêcher les gestes extérieurs. C'est pourquoi à l'occasion de ces paroles de saint Paul (Eph. v) : aut stultiloquium aut scurrilitas, la glose dit (interl.) que la bouffonnerie qui á coututtie d'exciter la risée est le fait des sots. On pourrait d'ailleurs rapporter ces deux dernières choses aux paroles dans lesquelles on pèche, où parce qu'elles sont superflues, ce qui est l'effet du bavardage, ou parce qu'elles sont inconvenantes, ce qui appartient à ta bouffonnerie. — Du cotç dù corps la gourmandise produit l'impureté quae potest attendi siyé secmldíim i n ordinatam emissionem quarumcumque superftuitatum, vel specialiter quantum ad emissionem seminis. Unde super illud ad Eph. 5 : Fornicatio autem,, et omnis immunditia, etc., dicit Glossa interl., id est, incontinentia pertinens ad libidinem quocumque modo.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument que la joie qui a pour objet l'acte ou la fin du péché, résulte de tout péché, surtout de celui qui procède de l'habitude ; mais cette joie vague, non motivée, que l'on désigne ici sous le nom de joie sotte, provient principalement de ce que l'on mange ou de Ce que l'on boit avec excès. De même il faut dire que la stupidité à l'égard des choses pratiques se trouve en général dans tout péché, mais que la stupidité à l'égard des choses spéculatives provient surtout de la gourmandise, pour la raison que nous avons donnée (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que quoiqu'il soit utile de vomir après qu'on a mangé avec excès (2), cependant c'est un vice que de se mettre dans cette nécessité en mangeant ou en buvant immodérément. Toutefois on peut se faire vomir sans qu'il y ait péché, si les médecins l'ordonnent pour guérir quelque infirmité.

mit parce qu'il a trop mangé, Voyez ce que Bous avons dit page 327.

3. Il faut répondre au troisième, que la bouffonnerie provient de l’acte de la gourmandise, mais non de l'acte de la luxure; cependant elle est aussi produite par le désir de cette dernière passion, et c'est pour cela qu'elle peut appartenir à ces deux vices (1).




QUESTION 149 DE LA SOBRIÉTÉ.


Nous avons maintenant à nous occuper de la sobriété et du vice qui lui est opposé, c'est-à-dire de l'ivresse. — A l'égard de la sobriété nous avons quatre questions à examiner : 1° Quelle est la matière de la sobriété? — 2° Est-elle une vertu spéciale? — 3° L'usage du vin est-il permis ? — 4° Quelles sont les personnes auxquelles cette vertu convient principalement?



ARTICLE I. — la boisson est-elle la matière de la sobriété?


Objections: 1. Il semble que la boisson ne soit pas la matière propre de la sobriété. Car l'Apôtre dit (Rm 12,3) : que l'on ne doit pas être sage plus qu'il ne faut, mais qu'on doit l'être sobrement. La sobriété se rapporte donc à la sagesse, et elle n'a pas seulement pour objet la boisson.

2. Il est dit de la sagesse de Dieu (Sg 8,7) qu'elle enseigne la sobriété et la prudence, la justice et la vérité, ho. sobriété est mise là pour la tempérance. Or, la tempérance n'a pas seulement pour objet la boisson, mais encore les plaisirs de la table et les jouissances charnelles. La sobriété n'a donc pas seulement la boisson pour objet.

3. Le mot de sobriété paraît venir du mot mesure. Or, nous devons observer une mesure dans toutes les choses qui nous appartiennent, comme le dit l'Apôtre (Tt 2,12) : Vivre ici-bas avec sobriété, justice et piété. La glose dit (interl.) que le mot sobrement marque ici nos devoirs envers nous- mêmes. Et ailleurs saint Paul parle (1. Tim. ii, 9) de la parure des femmes, qui doivent être ornées avec pudeur et sobriété. D'où il semble que la sobriété n'a pas seulement pour objet les choses intérieures, mais encore ce qui regarde la tenue extérieure. Par conséquent la boisson n'est pas la matière propre de cette vertu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Ecriture dit (Eccli. xxxt 32) : Le vin pris avec sobriété est une seconde vie; si vous en prenez avec modération vous serez sobre.

CONCLUSION. — La sobriété a principalement pour objet la boisson, qui a la vertu d'enivrer.

Réponse Il faut répondre que les vertus qui doivent leur dénomination à une condition générale de la vertu, revendiquent spécialement pour leur matière celle où il est très-difficile et très-honorable d'observer cette condition. C'est ainsi que la force a pour objet les dangers de mort et la tempérance les délectations du tact. Or, le mot de sobriété vient du mot mesure, car on appelle sobre (sobrius) celui qui observe une mesure (briam). C'est pourquoi la sobriété a pour matière spéciale celle où il est le plus louable d'observer une mesure. Telle est la boisson qui a la force d'enivrer. Car quand on en fait un usage modéré, elle est très-utile, au lieu que le moindre excès nuit beaucoup ; parce qu'elle trouble la raison plutôt que l'excès de nourriture. %insi l'Ecriture dit (Si 31 Si 37) : Le vin pris modérément est la santé de V âme et du corps. Le vin bu avec excès produit la colère et l'emportement et amène de grandes ruines. C'est pour cela que la sobriété a spécialement pour objet la boisson, non une boisson quelconque, mais celle dont les fumées peuvent porter à la tête, comme le vin et tout ce qui peut enivrer. — Si l'on prend le mot sobriété d'une manière générale, il peut se rapporter à toute espèce de matière (1), comme nous l'avons vu en parlant de la force et de la tempérance (quest. cxxiii, art. 2, et quest. cxli, art. 2).

(I)Tous ces vices, qui sont les suites de la gourmandise, ne se rapportent pas à ce défaut, comtae si on les désirait à cause de lui, mais Sylvius observe qu'ils s'y rapportent, dans le sens que celui qui est gourmahd ne craíftt pas de tomber dans ces excès pour satisfaire sa passion.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le vin matériel enivre corporellement, de même on dit métaphoriquement que la contemplation de la sagesse est un breuvage enivrant, parce qu'elle attire l'âme par ses jouissances, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps 22,5) : Qu'il est beau mon calice qui vous enivre. C'est pourquoi on rapporte la sobriété à la contemplation de la sagesse, par métaphore.

2. Il faut répondre au second, que toutes les choses qui appartiennent proprement à la tempérance sont nécessaires à la vie présente, et que leur excès est nuisible. C'est pourquoi il faut en tout employer une mesure, ce qui est l'office de la sobriété, et c'est ce qui fait que sous son nom on désigne la tempérance. Mais comme le moindre excès dans le boire nuit plus que dans d'autres choses, il s'ensuit que la sobriété a spécialement la boisson pour objet.

3. Il faut répondre au troisième, que quoique en toutes choses il faille une mesure, cependant la sobriété ne se dit pas de toutes choses dans son sens propre, elle ne se dit que de celles où il est le plus nécessaire d'observer la mesure.

ARTICLE II. — la sobriété est-elle par elle-même une vertu spéciale?


Objections: 1. Il semble que la sobriété ne soit pas par elle-même une vertu spéciale. Car l'abstinence a pour objet le boire et le manger, mais il n'y a pas de vertu spéciale qui ait particulièrement pour objet le manger. La sobriété qui a pour objet le boire n'est donc pas une vertu spéciale.

2. L'abstinence et la gourmandise se rapportent aux délectations du tact, selon que ce sens perçoit les aliments. Or, le boire et le manger se transforment simultanément en aliments, car l'animal a tout à la fois besoin de l'humide et du sec pour nourriture. La sobriété qui a pour objet la boisson n'est donc pas une vertu spéciale.

3. Comme on distingue le manger du boire dans les choses qui appartiennent à la nutrition, de même on distingue divers genres de mets et divers genres de boisson. Si donc la sobriété était par elle-même une vertu spéciale, il semble qu'il y aurait une vertu spéciale pour chaque chose différente que l'on mangerait ou que l'on boirait ; ce qui répugne. Il semble donc que la sobriété ne soit pas une vertu spéciale.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Macrobe (in Somn. Scip. lib. i, cap. 8) fait de la sobriété une partie spéciale de la tempérance.

CONCLUSION. - La sobriété est une vertu spéciale par laquelle nous éloignons un empêchement spécial de la raison qui résulte de ce que l'on a bu du vin avec excès.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. cxlvi, art. 2), il appartient à la vertu morale de conserver le bien de la raison contre ce qui peut l'empêcher. C'est pourquoi où se rencontre un empêchement spécial de la raison, il est nécessaire que là il y ait une vertu spéciale pour l'écarter. Or, les boissons enivrantes ont une raison spéciale d'empêcher l'usage de la raison, en ce que par leurs fumées elles troublent le cerveau. C'est pourquoi il faut une vertu spéciale pour écarter cette entrave, et cette vertu est la sobriété.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le manger et le boire peuvent ensemble empêcher le bien de la raison en absorbant cette faculté par l'excès de la jouissance ; et c'est pour ce motif que l'abstinence a tout à la fois ces deux choses pour objet. Mais la boisson qui a la puissance d'enivrer l'entrave d'une manière spéciale, comme nous l'avons dit (in corp. art.), et c'est pour cela qu'elle demande une vertu particulière.

2. Il faut répondre au second, que la vertu de l'abstinence n'a pas pour objet le boire et le manger selon qu'ils nous nourrissent, mais selon qu'ils empêchent la raison. Il n'est donc pas nécessaire qu'il y ait une vertu spéciale qui se rapporte à eux comme principes nutritifs.

3. Il faut répondre au troisième, que toutes les boissons enivrantes n'ont qu'un seul et même résultat, qui consiste à entraver l'usage de la raison ; par conséquent leur diversité n'est qu'un accident par rapport à la vertu. C'est pour cela qu'il n'y a pas autant de vertus différentes qu'il y a d'espèces différentes de boisson. Il faut faire le même raisonnement à l'égard de la variété des mets.


ARTICLE III. — l'usage du vin est-il totalement illicite\b (I)?



Objections: 1. Il semble que l'usage du vin soit totalement défendu. Car on ne peut pas être en état de grâce sans la sagesse, puisqu'il est dit (Sg 7,28) : Dieu n'aime que celui qui habite avec la sagesse, et plus loin (Sg 9,49) : C'est par la sagesse qu'ont été guéris tous ceux qui vous ont plu dès le commencement, ô Seigneur. Or, l'usage du vin empêche la sagesse, car le Sage dit encore (Qo 2,3) : J'ai pensé dans mon coeur à m'abstenir de vin pour appliquer mon âme à la sagesse. Il est donc universellement défendu de boire du vin.

2. L'Apôtre dit(/?om. xiv, 21) : Il est bon de ne point manger de chair, de ne point boire de vin et de s'abstenir de tout ce qui choque ou scandalise votre frère ou sur quoi il est faible. Or, c'est un vice de cesser de faire le bien, ainsi que de scandaliser ses frères. Il est donc défendu de faire usage du vin.

3. Saint Jérôme dit (Lib. i cont. Jovin. cap. 9 in fin.) que le vin avec la viande a été employé après le déluge ; mais que le Christ est venu à la fin des siècles, et qu'il a ramené l'extrémité au commencement. Il semble donc qu'il soit défendu sous la loi chrétienne de faire usage du vin.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (1Tm 5,23) : Ne buvez pas encore de l'eau, mais prenez un peu devin, à cause de votre estomac et de vos fréquentes infirmités. Et le Sage dit (Si 31,36) : Le vin pris avec modération est la joie de V âme et du coeur.

CONCLUSION. — Quoique l'usage du vin ne soit pas illicite, considéré en lui-même, cependant il peut le devenir par accident, soit parce qu'il est nuisible à celui qui le prend, soit qu'on en prenne avec excès ou contrairement à un voeu, soit à cause du scandale.

Réponse Il faut répondre qu'aucun aliment ou qu'aucune boisson considérée en elle-même n'est illicite, d'après cette maxime de Notre-Seigneur qui dit (Mt 15,2) : Ce n'est, pas ce qui entre dans la bouche qui souille l'homme. C'est pourquoi il n'est pas défendu, absolument parlant, de boire du vin. Cependant l'usage peut en devenir illicite, par accident : tantôt par suite de l'état de celui qui le prend, parce qu'il en est facilement incommodé, ou parce qu'il s'est obligé par un voeu spécial à n'en pas boire; tantôt par suite de la manière dont on en boit, par exemple, quand on dépasse toute mesure en en prenant; tantôt de la part des autres, qui en sont scandalisés.

(I) Les encratites attribuaient la vigne a Satan, et prétendaient qu'il n'était jamais permis de boire du vin.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on peut posséder la sagesse de deux manières : 1° d'une manière générale, selon qu'elle suffit au salut. Pour avoir ainsi la sagesse, il n'est pas nécessaire que l'on s'abstienne de vin absolument, mais il suffit qu'on n'en fasse pas un usage immodéré. 2° On peut l'avoir dans un certain degré de perfection. Pour avoir la sagesse parfaite, il y en a qui sont obligés de s'abstenir de vin complètement, selon la condition des personnes et des lieux.

2. Il faut répondre au second, que l'Apôtre ne dit pas qu'il faut s'abstenir de vin absolument, mais seulement dans le cas où l'on est pour quelques- uns un objet de scandale.

3. Il faut répondre au troisième, que le Christ nous éloigne de certaines choses, comme étant absolument défendues, mais il nous éloigne d'autres, comme étant un obstacle à la perfection. C'est ainsi que par zèle pour la perfection il y en a qu'il engage à renoncer au vin (1), comme aux richesses et à tous les autres biens du monde.


ARTICLE IV. — \Bla sobriété est-elle plus particulièrement exigée des personnes les plus élevées par leur position?


Objections: 1. Il semble que la sobriété soit surtout requise des personnes les plus éminentes. Car la vieillesse donne à l'homme une certaine supériorité ; c'est pourquoi on doit honorer et vénérer les vieillards, d'après ces paroles (Lv 19,32) : Levez-vous devant celui qui a les cheveux blancs, et honorez la personne du vieillard. Or, l'Apôtre dit que l'on doit spécialement exhorter les vieillards à la sobriété (Tit. 2, 2) : Dites aux vieillards d'être sobres. La sobriété est donc exigée surtout des personnes les plus éminentes.

2. L'évêque occupe le rang le plus élevé dans l'Eglise, et c'est à lui que l'Apôtre recommande la sobriété (1Tm 3,2) : Il faut, dit-il, que l'évêque soit irrépréhensible, qu'il n'ait épousé qu'une femme, qu'il soit sobre, prudent, etc. La sobriété est donc principalement requise dans les personnes les plus élevées.

3. La sobriété implique l'abstinence du vin. Or, le vin est interdit aux rois qui tiennent le rang le plus élevé dans les choses humaines, mais on le permet à ceux qui sont dans un état de désolation, d'après ces paroles de l'Ecriture (Pr 31,4) : Ne donnez pas de vin aux rois... Puis plus loin il ajoute : Donnez à ceux qui sont affligés une liqueur forte et du vin à ceux qui ont le coeur rempli d'amertume. La sobriété est donc principalement requise dans les personnes les plus élevées.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (1Tm 3,11) : Que les femmes soient honnêtes, sobres, etc., et il recommande à son disciple (Tt 2,6) d'exhorter également les jeunes gens à être sobres.

CONCLUSION. — La sobriété est surtout nécessaire aux femmes et aux jeunes gens, si nous considérons leur penchant à jouir des plaisirs du corps, mais elle est plus nécessaire aux vieillards et aux personnes en place, si nous faisons attention à la raison qui doit avoir en eux principalement toute sa vigueur.

Réponse Il faut répondre qu'une vertu se rapporte à deux choses : 1° aux vices contraires qu'elle exclut et aux désirs qu'elle modère ; 2° à la fin à laquelle elle conduit. Ainsi donc une vertu est nécessaire dans certaines personnes pour une double raison : 1° parce qu'il y a en elles un penchant plus prononcé pour les désirs auxquels cette vertu doit mettre un frein et pour les vices qu'elle détruit. Sous ce rapport la sobriété est principalement nécessaire aux jeunes gens et aux femmes, parce qu'il y a dans les jeunes gens un attrait pour les plaisirs qui tient à l'ardeur de leur âge; et parce que les

(1)Ce conscii ne prouve pas que le vin soit une chose mauvaise en elle-même.

femmes n'ont pas la force suffisante de caractère pour résister à la concupiscence. C'est pour cela que, d'après Valère Maxime (lib. ii, cap. 4, n° 3), les femmes, chez les Romains, ne buvaient pas de vin autrefois. 2° A un autre point de vue, la sobriété est plus nécessaire à d'autres personnes, parce qu'elles en ont plus besoin pour remplir leurs fonctions. Ainsi l'usage immodéré du vin empêche principalement l'usage de la raison. C'est pourquoi on recommande spécialement la sobriété aux vieillards qui doivent avoir la raison la plus ferme pour instruire les autres, aux évêques qu’aux ministres de l'Eglise qui doivent remplir leurs devoirs spirituels avec dévotion, et aux rois qui doivent gouverner avec sagesse le peuple qui leur est soumis.

La réponse aux objections est par là même évidente.





QUESTION 150: DE L'IVRESSE.


Après avoir parlé de la sobriété, nous devons nous occuper de l'ivresse. — A cet égard quatre questions se présentent : 1° L'ivresse est-elle un péché ? — 2° Est-elle un péché mortel ? — 3° Est-elle le plus grave des péchés ? — 4° Excuse-t-elle du péché ?



ARTICLE I. — l'ivresse est-elle un péché (1)?



Objections: 1. Il semble que l'ivresse ne soit pas un péché. Car tout péché en a un autre qui lui est opposé, comme l'audace à la timidité et la présomption à la pusillanimité. Or, aucun péché n'est opposé à l'ivresse. L'ivresse n'est donc pas un péché.

2. Tout péché est volontaire. Or, personne ne veut être ivre, parce que personne ne veut être privé de l'usage de la raison. L'ivresse n'est donc pas un péché.

3. Celui qui est pour un autre une cause de péché pèche. Si donc l'ivresse était un péché, il s'ensuivrait que ceux qui invitent les autres à boire une liqueur qui les enivre pécheraient ; ce qui paraît trop dur.

4. Tout péché mérite une correction. Or, on ne fait pas de correction à ceux qui sont ivres. Car saint Grégoire dit qu'on doit les abandonner avec indulgence à eux-mêmes, de peur qu'ils ne deviennent pires, si on les détournait violemment de cette habitude. L'ivresse n'est donc pas un péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Paul dit (Rm 13,43) : Ne vous laissez aller ni à la bonne chère, ni à l'ivrognerie.

CONCLUSION. — L'ivresse qui consiste dans le désir ou dans l'usage déréglé du viii, est plutôt un vice que celle qui consiste dans la privation de la raison.

Réponse Il faut répondre qu'on peut considérer l'ivresse de deux manières : 4° selon qu'elle désigne ce défaut qui résulte dans l'homme de ce qu'il a trop bu de vin et qui fait qu'il n'est plus maître de sa raison. En ce sens l'ivresse ne désigne pas une faute, mais un défaut qui est la conséquence pénale du péché que l'on a fait. 2° L'ivresse peut désigner l'acte par lequel on tombe dans ce défaut. On peut ainsi assigner à l'ivresse deux sortes de cause ; l'une résulte de la force excessive du vin qu'on peut boire sans s'en douter. On peut ainsi s'enivrer sans péché, surtout il n'y a pas eu de négligence (2). C'est de la sorte qu'on croit que Noé s'est enivré, comme le rapporte la Genèse (9). L'ivresse peut ensuite provenir de l'amour déréglé qu'on a du vin et de l'usage qu'on en fait. Dans ce cas, elle est un péché et elle est comprise dans la gourmandise, comme l'espèce sous le genre. Car on distingue dans la gourmandise la bonne chère et l'ivresse que l'Apôtre défend dans le passage que nous avons cité.

(2) C'est-à-dire si on s'est trouvé surpris sans qu'il y ait de sa faute.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit Aristote (Eth. lib. iii, cap. 11), l'insensibilité qui est opposée à la tempérance se rencontre rarement. C'est pourquoi elle manque de dénomination aussi bien que toutes ses espèces qui sont opposées aux différentes espèces de tempérance. C'est aussi pour cette raison que le vice opposé à l'ivresse n'a pas de nom. Cependant si l'on s'abstenait de vin sciemment, au point de se faire naturellement beaucoup de tort, on ne serait pas exempt de péché.

2. Il faut répondre au second, que cette objection repose sur le défaut qui en résulte et qui n'est pas volontaire. Mais l'usage immodéré du vin est volontaire, et c'est en cela que consiste le péché.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme celui qui s'est enivré est excusable, s'il ignorait la force du vin, de même celui qui invite quelqu'un à boire est exempt de péché, s'il ne sait pas que cette personne peut être par là enivrée (1). Mais si cette ignorance n'existe pas, on est coupable dans ces deux circonstances.

4. Il faut répondre au quatrième, que l'on doit quelquefois omettre de corriger le pécheur, dans la crainte qu'il ne devienne pire, comme nous l'avons dit (quest. xxxiii, art. 6). C'est ce qui fait dire à saint Augustin dans sa lettre à l'évêque Aurelius (Ep. xxii) en parlant des débauches et de l'ivresse : On ne détruit pas ces choses en agissant d'une manière acerbe, dure, impérieuse, mais on y parvient plutôt en instruisant qu'en commandant, en avertissant qu'en menaçant. Car c'est ainsi qu'il faut se conduire avec le plus grand nombre des pécheurs ; on ne doit user de sévérité que pour les fautes de quelques-uns.


ARTICLE II. — l'ivresse est-elle un péché mortel?


II-II (Drioux 1852) Qu.148 a.4