II-II (Drioux 1852) Qu.152 a.2

ARTICLE II. — la virginité est-elle défendue (1)?


Objections: 1. Il semble que la virginité soit défendue. Car tout ce qui est contraire au précepte de la loi de nature est illicite. Or, comme le précepte de la loi naturelle a pour but la conservation de l'individu, ce qu'indiquent ces paroles de la Genèse (Gn 2,16) : Mangez de tous les arbres qui sont dans le paradis, de même ce précepte a pour but la conservation de l'espèce, et c'est ce qu'expriment ces autres paroles (ibid, i, 28) : Croissez, multipliez et remplissez la terre. Par conséquent, comme on pécherait en s'abstenant de toute nourriture, puisqu'on irait contre le bien de l'individu, de même celui qui s'abstient absolument de l'acte de la génération pèche, parce qu'il va contre le bien de l'espèce.

2. Tout ce qui s'écarte du milieu de la vertu paraît être vicieux. Or, la virginité s'en écarte en s'abstenant de toutes les jouissances charnelles. Car Aristote dit (Eth. lib. ii, cap. 2, et lib. iii, cap. 11) que celui qui s'accorde tous les plaisirs, sans se priver d'un seul, est intempérant, mais que celui qui les fuit tous comme un sauvage est insensible. La virginité est donc une chose vicieuse.

3. La peine n'est due qu'au vice. Or, les anciens punissaient, d'après leurs lois, ceux qui restaient toujours célibataires, comme le rapporte Valère Maxime ( lib. ii, cap. 4, Nb 2). C'est pour cela que, d'après saint Augustin (Lib. de vera relig. cap. 3), il est dit que Platon sacrifia à la nature pour effacer sa continence perpétuelle comme un péché. La virginité est donc une faute.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aucun péché n'est l'objet légitime d'un conseil. Or, la virginité est conseillée à bon droit; car l'Apôtre dit (1Co 7,25) : Pour les vierges, je n'ai pas reçu de précepte du Seigneur, mais je donne un conseil. La virginité n'est donc pas une chose défendue.

CONCLUSION. — La virginité n'est pas une chose vicieuse, mais elle est plutôt une chose digne d'éloges, puisqu'elle est très-utile à la contemplation des choses divines.

Réponse Il faut répondre que, dans les actes humains, ce qui est contraire à la droite raison est vicieux. La droite raison veut que l'on use des moyens selon la proportion qui convient le mieux à la fin. Or, il y a pour l'homme trois sortes de bien, comme on le voit (Eth. lib. i, cap. 8) : l'un qui consiste dans les choses extérieures, par exemple, dans les richesses ; l'autre qui consiste dans les biens du corps, et le troisième qui consiste dans les biens de l'âme. Parmi ces derniers, les biens de la vie contemplative l'emportent sur ceux de la vie active, comme le prouve le philosophe (Eth. lib.x, cap. 7), et comme le dit le Seigneur (Lc 10,43) : Marie a choisi la meilleure part. Les biens extérieurs ont pour but ceux du corps, ceux du corps se rapportent à ceux de l'âme, et enfin ce qui appartient à la vie active se rapporte à ce qui regarde la vie contemplative. — Il appartient donc à la droite raison que l'on use des biens extérieurs autant qu'il convient au corps, et ainsi du reste. Par conséquent, si l'on s'abstient de posséder certaines choses que dans un autre cas il serait bon de posséder, et qu'on le fasse dans l'intérêt de sa santé ou pour vaquer à la contemplation de la vérité, cet acte ne sera pas vicieux, mais il sera conforme à la droite raison. — De même, si l'on s'abstient des jouissances corporelles pour vaquer plus librement à la contemplation de la vérité, c'est un acte que la droite raison approuve.

(1) La virginité a été attaquée tout particulièrement par les novateurs du xvie siècle. Le concile de Trente les a ainsi condamnés (sess. xxiv, can. IO) : Si quis dixerit non esse melius, aut beatius, manere in virginitate, aut celibatu, quamjungi matrimonio, anathema sit.

Or, une pieuse vierge ne s'abstient de toutes les jouissances charnelles que pour vaquer plus librement à la contemplation divine. Car l'Apôtre dit (1Co 7,34) : La femme qui n'est pas mariée et la vierge pensent aux choses de Dieu pour être sainte de corps et d'esprit, au lieu que celle qui est mariée s'occupe des choses de ce monde et des moyens de plaire à son mari. D'où il résulte que la virginité n'est pas quelque chose de vicieux, mais qu'elle est plutôt quelque chose de louable.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le précepte est de devoir (1), comme nous l'avons dit (quest. cxxu, art. 1). Or, il y a deux sortes de devoir. Il y en a un qui doit être rempli par chaque individu ; on ne peut pas négliger celui-là sans péché. L'autre doit être rempli par la multitude. Tout le monde n'est pas tenu de remplir ce devoir qui regarde la multitude. Car il y a beaucoup de choses qui sont nécessaires à la multitude, et à l'accomplissement desquelles un seul homme ne pourrait pas suffire ; mais elles sont remplies par la multitude, parce que l'un fait une chose et l'autre une autre. Le précepte de la loi naturelle qui ordonne à l'homme de manger doit être nécessairement suivi par chacun. Car autrement l'individu ne pourrait se conserver. Mais le précepte qui a pour objet la génération regarde la multitude des hommes tout entière, qui doit non-seulement se multiplier corporellement, mais encore progresser spirituellement. C'est pourquoi on pourvoit suffisamment aux intérêts du genre humain, s'il y en a qui travaillent à sa reproduction charnelle et que d'autres s'en abstiennent pour vaquer à la contemplation des choses divines, et contribuer ainsi à la beauté et au salut de toute l'espèce humaine. C'est ainsi que dans une armée il y en a qui gardent le camp, d'autres qui portent les étendards, d'autres qui combattent avec le glaive. Toutes ces choses sont de devoir pour la multitude, mais le même homme ne peut les remplir.

(1) Cette objection, que discute si parfaitement saint Thomas, a été répétée par Calvin et, après lui, par les philosophes du dernier siècle.

2. Il faut répondre au second, que celui qui s'abstient de toutes les délectations contre la droite raison et qui abhorre les plaisirs considérés en eux- mêmes, manque de sensibilité comme un sauvage. Mais celui qui est vierge ne s'abstient pas de toutes les jouissances, il s'interdit seulement les jouissances charnelles, et il le fait d'après la droite raison, comme nous l'avons dit (in corp. art.). D'ailleurs le milieu de la vertu ne se détermine pas d'après la quantité, c'est à la droite raison à le fixer, comme le dit Aristote (Eth. lib. 11, cap. 6). Ainsi il est dit du magnanime (Eth. lib. iv, cap. 3) qu'il est extrême sous le rapport de la grandeur, mais qu'il tient le milieu quand on le considère au point de vue de la convenance.

3. Il faut répondre au troisième, que l'on fait les lois d'après ce qui arrive ordinairement. Or, il était rare parmi les anciens que l'on s'abstînt absolument des jouissances charnelles par amour pour la contemplation de la vérité. D'après l'histoire, Platon est le seul qui l'ait fait. Mais il ne sacrifia pas comme s'il eut vu en cela un péché, il céda seulement à l'opinion erronée de ses concitoyens, comme le remarque saint Augustin.



ARTICLE III. — la virginité est-elle une vertu?


Objections: 1. Il semble que la virginité ne soit pas une vertu. Car aucune vertu n'est mise en nous par la nature, comme le dit Aristote (Eth. lib. 11, cap. 1). Or, la virginité est mise en nous par la nature, puisque tout enfant qui naît est vierge. La virginité n'est donc pas une vertu.

2. Celui qui a une vertu les a toutes, comme nous l'avons vu (la 2", quest. lxi, art. 1). Or, il y en a qui ont d'autres vertus et qui n'ont pas la virginité.

Autrement, puisqu'on ne peut arriver au ciel sans vertu, on ne pourrait pas y entrer sans la virginité ; ce qui serait la condamnation du mariage. La virginité n'est donc pas une vertu.

3. Toute vertu est rétablie par la pénitence. Or, il n'en est pas ainsi delà virginité ; c'est ce qui fait dire à saint Jérôme (Ep. xxii ad Eustoch.) que Dieu, qui peut tout, ne peut cependant pas relever de ses ruines la virginité. Il semble donc que la virginité ne soit pas une vertu.

4. Aucune vertu ne se perd sans péché. Or, on perd ainsi la virginité en se mariant. Elle n'est donc pas une vertu.

5. La virginité fait partie de la même division que la viduité et la pureté conjugale. Or, on ne fait pas de ces deux derniers mérites une vertu. La virginité n'en est donc pas une non plus.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Ambroise dû (De virg. lib. i): L'amour de la pureté nous invite à parler de la virginité, de peur que nous ne paraissions ne pas donner à cette vertu, qui est une vertu principale, toute l'importance qu'elle mérite.

CONCLUSION. — La virginité est une vertu spéciale par laquelle on reste étranger à toutes les jouissances charnelles, et on se propose d'y rester toujours.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest.), ce qu'il y a de formel dans la virginité et ce qui la complète, c'est le dessein que l'on a de s'abstenir à jamais des jouissances charnelles (1). Ce dessein est rendu louable par sa fin, dans le sens qu'on n'agit ainsi que pour se livrer aux choses divines. Ce qu'il y a de matériel dans la virginité, c'est l'intégrité de la chair, qui exige que l'on n'ait jamais éprouvé les jouissances vénériennes. Or, il est évident que là où il y a une matière spéciale de bien, ayant une excellence particulière, il faut qu'il y ait aussi une vertu spéciale ; comme on le voit à l'égard de la magnificence, qui a pour objet les grandes dépenses, et qui est par là même une vertu spéciale distincte de la libéralité, qui a en général pour objet l'usage ordinaire que l'on fait de l'argent. Or, celui qui se conserve étranger au sentiment des jouissances charnelles a une gloire supérieure à celui qui se borne à rester pur de tout dérèglement dans l'usage de ces mêmes jouissances. C'est pourquoi la virginité est une vertu spéciale qui est à la chasteté ce que la magnificence est à la libéralité.

(I) Cajétan observe que, d'après saint Thomas, la virginité n'est une vertu spéciale distincte de la chasteté qu'autant qu'elle est affermie par un voeu. Paludan, Soto, Sylvester et Sylvius sont d'un avis différent.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'homme doit àla naissance ce qu'il y a de matériel dans la virginité, c'est-à-dire l'intégrité de la chair qui n'a point encore fait usage des jouissances vénériennes -, mais la naissance ne donne pas ce qu'il y a de formel dans cette vertu, et qui consiste dans le dessein que l'on a de conserver cette intégrité par amour pour Dieu, et c'est là ce qui fait de la virginité une vertu. C'est pourquoi saint Augustin dit [Lib. de virg. cap. 41) : Si nous estimons les vierges, ce n'est pas de ce qu'elles sont vierges, mais de ce qu'elles ont consacré à Dieu leur virginité par une sainte et religieuse continence.

2. Il faut répondre au second, que la connexion des vertus se considère d'après ce qu'il y a en elles de formel, c'est-à-dire d'après la charité ou la prudence, comme nous l'avons vu (quest. cxxix, art. 3 ad 2), mais non d'après ce qu'il y a en elles de matériel. Car rien n'empêche qu'un homme vertueux ait la matière d'une vertu sans avoir celle d'une autre. Ainsi, le pauvre a la matière de la tempérance, tandis qu'il n'a pas celle de la magnificence. C'est ainsi que celui qui a d'autres vertus n'a pas la matière de la virginité, c'est-à-dire l'intégrité de la chair. Cependant il peut avoir ce qu'il y a de formel dans cette vertu, c'est-à-dire, son esprit peut être disposé à former le dessein de conserver cette pureté corporelle, dans le cas où cela lui conviendrait. C'est ainsi que le pauvre peut être disposé de coeur à faire des dépenses somptueuses, s'il était capable de les faire. De même celui qui est dans la prospérité a l'âme prête à supporter l'adversité avec calme, et l'on ne peut être vertueux sans cette disposition intérieure.

3. Il faut répondre au troisième, que la vertu peut être réparée par la pénitence, quant à ce qu'il y a de formel en elle, mais non quant à ce qu'il y a de matériel. Car si un homme qui fait le magnifique vient à perdre sa fortune, la pénitence qu'il fera de son péché ne la lui rendra pas. De même celui qui a perdu la virginité par un péché, n'en recouvre pas la matière au moyen de son repentir, mais il forme de nouveau le dessein qu'il avait de la garder. A l'égard de la matière de la virginité, il y a une chose que Dieu peut miraculeusement rétablir : c'est l'intégrité de la chair qui n'est, par rapport à cette vertu, qu'un accident, comme nous l'avons dit. Mais il y a une autre chose qui n'est pas même miraculeusement réparable. Ainsi, Dieu ne peut pas faire que celui qui a éprouvé les jouissances charnelles ne les ait pas éprouvées ; car il ne peut pas empêcher que ce qui a été fait ne l'ait été, comme nous l'avons vu (part. I, quest. xxv, art. 4).

4. Il faut répondre au quatrième, que la virginité, selon qu'elle est une vertu, implique le dessein confirmé par un voeu de conserver perpétuellement l'intégrité delà chair. Car saint Augustin dit (Lib. de virg. cap. 8) que par la virginité on voue, on consacre l'intégrité de la chair au créateur de l'âme et du corps, et qu'on la lui conserve. Par conséquent on ne perd jamais que parle péché la virginité, selon qu'elle est une vertu.

5. Il faut répondre au cinquième, que la chasteté conjugale n'est louable que parce qu'elle s'abstient de plaisirs défendus; elle n'a donc pas de prééminence sur la chasteté commune. La viduité ajoute quelque chose à la chasteté commune; cependant elle ne s'élève pas à ce qu'il y a de parfait en ce genre, c'est-à-dire à l'abstention complète de toute jouissance charnelle; il n'y a que la virginité qui le fasse. C'est pourquoi il n'y a que la virginité qui soit une vertu spéciale qu'on met au-dessus de la chasteté, comme on met la magnificence au-dessus de la libéralité.



ARTICLE IV. — LA VIRGINITÉ VAUT-ELLE MIEUX QUE LE MARIAGE (1)?


(D) L'erreur de Jovinien que saint Jérome a réfutée a été renouvelée sur ce sujet par Luther (Epilhalam.) et par Calvin (Inst. lib. iv, cap. 15) que le concile de Trente a anathématisés (sess, xxiv, can. tO) : Si quis dixerit statum coniugalem anteponendum esse statui virginitatis, vel celibatus, et non esse melius ac beatius manere in virginitate, aut celibatu, quam jungi matrimonio, anathema sit.


Objections: 1. Il semble que la virginité ne soit pas meilleure que le mariage. Car saint Augustin dit (Lib. de bon. conjug.) que Jean qui ne s'est jamais marié n'a pas plus mérité par sa continence qu’Abraham qui a eu des enfants. Or, il y a plus de mérite à pratiquer une vertu qui est plus grande. Par conséquent la virginité n'est pas une vertu supérieure à la chasteté conjugale.

2. De la vertu dépend la louange de celui qui est vertueux. Si donc la virginité valait mieux que la continence conjugale, il semble qu'on devrait en conclure que toute vierge serait plus estimable qu'une femme mariée. Or, c'est faux : la virginité ne vaut donc pas mieux que le mariage.

3. Le bien commun vaut mieux que le bien privé, comme on le voit dans Aristote (Eth. lib. i, cap. 2). Or, le mariage a pour but le bien commun; car, d'après saint Augustin (Lib. de bon. conjug. cap. 16), il est au salut du genre humain ce que la nourriture est au salut de l'homme. Au lieu que la virginité a pour but le bien privé ; ainsi on la garde pour éviter les tribulations de la chair qu'éprouvent ceux qui sont mariés, comme on le voit d'après l'Apôtre (1Co 7). La virginité ne vaut donc pas mieux que la continence conjugale.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de virg. cap. 49) : Des raisons certaines et l'autorité des saintes Ecritures prouvent que le mariage n'est point un péché, mais que nous ne devons pas l'égaler au bien de la continence des vierges, ni même à celui de la continence des veuves.

CONCLUSION. — On doit préférer la virginité à la continence conjugale, puisqu'elle a pour but le bien de l'âme qui résulte de la vie contemplative.

Réponse Il faut répondre que, comme on le voit dans saint Jérôme (lib. iii, cont. Jovin.), cette hérésie fut celle de Jovinien, qui prétendit que l'on ne devait pas préférer la virginité au mariage. Cette erreur est principalement réfutée par l'exemple du Christ, qui choisit une vierge pour sa mère, et qui observa lui-même la virginité. Elle l'est aussi par la doctrine de saint Paul (1Co 7), qui a conseillé la virginité comme un plus grand bien; enfin elle l'est par la raison, soit parce que le bien divin l'emporte sur le bien humain, soit parce que le bien de l'âme est préférable à celui du corps, soit parce que le bien de la vie contemplative vaut mieux que celui de la vie active. Or, la virginité a pour but le bien de l'âme, qui résulte de la vie contemplative et qui consiste à méditer les choses qui sont de Dieu ; tandis que le mariage a pour fin le bien du corps, qui consiste dans la multiplication matérielle du genre humain et qui appartient à la vie active; parce que l'homme et la femme qui sont dans le mariage doivent nécessairement s'occuper des choses de ce monde, comme on le voit (1Co 7). Il n'est donc pas douteux que la virginité soit préférable à. la continence conjugale.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le mérite ne s'apprécie pas seulement d'après le genre de l'acte, mais surtout d'après l'esprit de celui qui l'opère. Or, Abraham a eu le coeur disposé de telle sorte qu'il aurait été prêt à garder la virginité, si c'eût été convenable pour son temps. Ainsi le mérite de la continence conjugale a égalé en lui le mérite de la continence virginale dans saint Jean, par rapport à la récompense substantielle, mais non par rapport à la récompense accidentelle. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. de bon. conjug. cap. 21) que le célibat de saint Jean et le mariage d'Abraham ont également servi aux desseins de Jésus-Christ, selon la diversité des temps; mais que saint Jean avait la continence actuelle (1), au lieu qu'Abraham ne la possédait qu'à l'état habituel.

(I) Elle se manifestait dans ses oeuvres.

2. Il faut répondre au second, que quoique la virginité soit meilleure que la continence conjugale, cependant celui qui est marié peut être meilleur que celui qui est vierge, pour deux raisons : 1° Par rapport à la chasteté, par exemple si celui qui est marié était mieux disposé à observer la virginité, s'il le fallait, que celui qui est actuellement vierge. C'est ainsi que saint Augustin fait dire à celui qui est vierge (De bon. conjug, cap. 22) : Je ne suis pas meilleur qu'Abraham, quoique la chasteté des personnes qui vivent dans le célibat vaille mieux que celle des personnes mariées. Et il en donne la raison en disant : Ce que je fais maintenant il l'aurait fait mieux que moi, si l'on avait dû le faire à cette époque; au lieu que s'il me fallait faire aujourd'hui ce que les patriarches faisaient alors, je ne le ferais pas bien aussi qu'eux. 2° Parce que quelquefois celui qui n'est pas vierge a une vertu plus excellente. Ainsi le même docteur dit encore (Lib. de virg. cap. 44) :

Qui sait si cette vierge, toute occupée qu'elle est des choses de Dieu, n'a point par hasard quelque faiblesse d'esprit qu'elle ne connaît pas, et qui fait qu'elle n'est point encore mûre pour le martyre, tandis que cette femme à qui elle aimait à se préférer, est au contraire déjà capable de boire ce calice de la passion du Seigneur.

3. Il faut répondre au troisième, que le bien général l'emporte sur le bien particulier, s'il est du même genre ; mais il peut se faire que le bien privé soit meilleur dans son genre. La virginité consacrée à Dieu est ainsi préférable à la fécondité delà chair. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. de virg. cap. 9) qu'il ne faut pas croire que la fécondité corporelle des plus saintes femmes qui, dans le temps où nous sommes, n'auraient point d'autre fin dans leur mariage que d'engendrer des enfants pour les donner à Jésus-Christ, puisse compenser la perte de leur virginité.

ARTICLE V. — la virginité est-elle la plus grande des vertus?


Objections: 1. Il semble que la virginité soit la plus grande des vertus. Car saint Cyprien dit (Lib. de habit, virg.) : Nous avons maintenant à parler des vierges dont nous devons d'autant plus nous occuper que leur gloire est plus éclatante. C'est la fleur de l'église, la beauté et l'ornement de la grâce spirituelle, la portion la plus illustre du troupeau du Christ.

2. La plus grande récompense est due à la vertu la plus élevée. Or, c'est à la virginité qu'est due la plus grande récompense, c'est-à-dire le centuple, comme on le voit (Mt 13, gloss. ord.). La virginité est donc la plus grande des vertus.

3. Plus une vertu est élevée et plus elle nous rend semblables au Christ. Or, nous obtenons principalement notre conformité avec lui au moyen de la virginité. Car il est dit des vierges (Ap 14,4) qu'elles suivent l'agneau partout où il va, et qu'elles chantent un cantique nouveau qu'aucun autre ne pouvait chanter. La virginité est donc la plus grande des vertus.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de virg. cap. 47) : Il n'y a personne, je pense, qui ose préférer la virginité au martyre. Et auparavant il avait dit (ibid. cap. 43) : Nous en avons une preuve très-éclatante dans l'autorité de l'Eglise, puisque tous les fidèles savent en quel rang on récite à l'autel, dans les sacrés mystères, les noms des martyres et des vierges qui sont mortes. Par là il donne à entendre que le martyre est préférable à la virginité, et qu'il en est de même de la vie monastique.

CONCLUSION. — La virginité n'est pas la plus grande des vertus, quoiqu'elle soit dans son genre la chasteté la plus excellente.

Réponse Il faut répondre qu'une chose peut être dite la plus excellente de deux manières : 1° Dans son genre. La virginité est de la sorte la plus excellente, c'est-à-dire qu'elle est ce qu'il y a de plus parfait dans le genre de la chasteté. Elle l'emporte sur la chasteté des veuves et sur celle des personnes mariées. Et parce qu'on attribue la beauté à la chasteté par antonomase, il s'ensuit par conséquent qu'on attribue à la virginité la beauté la plus éclatante. C'est pourquoi saint Ambroise s'écrie (Lib. de virg.) : Qui peut croire qu'il y a une beauté supérieure à celle des vierges, qui est aimée par le roi, approuvée par le juge, dédiée au Seigneur et consacrée à Dieu. — 2° On peut dire qu'une chose est la plus excellente absolument. La virginité n'est pas ainsi la plus excellente des vertus. Car la fin l'emporte toujours sur les moyens, et plus une chose se rapporte efficacement à sa fin et mieux elle vaut. Or, la fin qui rend la virginité louable, consiste à s'appliquer aux choses divines, comme nous l'avons vu (art. préc.). Par conséquent les vertus théologales et la vertu de religion, dont l'acte a pour objet de s'occuper des choses divines immédiatement, sont préférables à la virginité. De même, les martyres qui donnent leur propre vie et les religieux qui font le sacrifice de leur volonté propre pour s'unir à Dieu, travaillent plus vivement à cette union que les vierges qui font dans le même but le sacrifice des jouissances charnelles. C'est pourquoi la virginité n'est pas absolument la plus grande des vertus.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les vierges sont la portion la plus illustre du troupeau du Christ, et que leur gloire est la plus élevée comparativement aux veuves et aux femmes mariées.

2. Il faut répondre au second, que le centuple est attribué à la virginité, d'après saint Jérôme, à cause de l'excellence qu'elle a sur la viduité à laquelle on attribue le soixantième, et sur le mariage auquel se rapporte le trentième. Mais, comme le dit saint Augustin (De quaest. Evang. lib. i, cap. 9) : Le centième fruit est celui des martyrs, le soixantième celui des vierges, et le trentième celui des personnes mariées. Il ne résulte donc pas de là que la virginité soit absolument la plus grande des vertus, mais seulement qu'elle l'emporte sur les autres degrés de chasteté.

3. Il faut répondre au troisième, que les vierges suivent l’agneau partout où il va, parce qu'elles imitent le Christ, non-seulement pour l'intégrité de l'âme, mais pour l'intégrité de la chair, comme le dit saint Augustin (Lib. de virg. cap. 27). C'est pourquoi elles suivent l'agneau d'un plus grand nombre de manières. Cependant il n'est pas nécessaire qu'elles le suivent de plus près, parce que les autres vertus font qu'on s'approche de Dieu davantage par l'imitation spirituelle. Quant au nouveau cantique que les vierges seules chantent, il exprime la joie qu'elles ont d'avoir conservé l'intégrité de leur corps.





QUESTION 153: DU VICE DE LÀ LUXURE.


Nous avons maintenant à nous occuper du vice de la luxure qui est opposé à la chasteté. — Nous traiterons : 1° de la luxure en général ; 2° de ses espèces. — Sur la luxure en général cinq questions se présentent : 1° Quelle est la matière de la luxure? — 2° L'oeuvre de la chair est-elle toujours défendue? — 3° La luxure est-elle un péché mortel? — 4° Est-elle un vice capital? — 5° Quels sont les autres vices qu'elle engendre?


ARTICLE I. — la luxure n'a-t-elle pour matière que les désirs et les délectations charnelles?


Objections: 1. Il semble que la luxure n'ait pas seulement pour matière les désirs et les jouissances charnelles. Car saint Augustin dit (Conf. lib. ii, cap. 6) que la luxure désire arriver jusqu'à la satiété et l'abondance. Or, la satiété se dit des aliments et de la boisson, et l'abondance se rapporte aux richesses. La luxure n'a donc pas pour objet propre les désirs et les jouissances charnelles.

2. L'Ecriture dit (Pr 20,1) : Le vin rend luxurieux. Or, le vin appartient aux plaisirs de la table. II semble donc que ces plaisirs soient principalement l'objet de la luxure.

3. On appelle luxure le désir des joies voluptueuses. Or, ces joies ne consistent pas seulement dans les plaisirs charnels, mais elles consistent dans beaucoup d'autres. La luxure n'a donc pas seulement pour objet les convoitises et les voluptés charnelles.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de vera relig. cap. 3), en parlant des luxurieux : Celui qui sème dans la chair moissonnera la corruption. Or, cette action se produit au moyen des voluptés charnelles. La luxure a donc ces voluptés pour objet.

CONCLUSION. — La luxure a pour objet les voluptés charnelles et elle se rapporte principalement à leur désir.

Réponse Il faut répondre que, comme l'observe saint Isidore (.Etym. lib. x, ad litt. l) on dit que quelqu'un est luxurieux parce qu'il est amolli par les plaisirs. Or, les plaisirs charnels sont ceux qui énervent le plus le coeur de l'homme. C'est pourquoi la luxure a principalement pour objet ces jouissances (1).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme la tempérance a pour objet propre et principal les délectations du tact, et qu'on l'applique par voie de conséquence et par analogie à d'autres matières, de même la luxure consiste principalement dans les voluptés charnelles qui énervent le plus l'âme humaine; mais on la rapporte secondairement à tous les autres genres d'excès. C'est en ce sens que la glose dit (interl. sup. illud Luxuria, Ga 5) que la luxure désigne toute espèce de superfluité.

2. Il faut répondre au second, qu'on dit que le vin est une chose luxurieuse, dans le sens que tout ce qu'il y a d'excessif dans un genre se rapporte à la luxure, ou parce que l'usage superflu du vin est un excitant pour les jouissances charnelles.

3. Il faut répondre au troisième, que quoiqu'on appelle d'autres choses des jouissances voluptueuses, cependant ce mot est spécialement employé pour désigner les plaisirs charnels dans lesquels la volupté consiste tout particulièrement, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 15).



ARTICLE II. — l'oeuvre de la chair peut-elle exister sans péché?


Objections: 1. Il semble que l'oeuvre de la chair ne puisse jamais exister sans péché. En effet, il n'y a que le péché qui puisse empêcher la vertu. Or, toute oeuvre charnelle est la plus grande entrave à la vertu. Car saint Augustin dit (Solil. lib. i, cap. 10) : Je sens qu'il n'y a rien qui jette plus l'âme de l'homme hors d'elle-même que les caresses des femmes et les rapports charnels qu'on a avec elles. L'oeuvre de la chair ne peut donc pas se produire sans péché.

2. Partout où l'on rencontre quelque chose d'excessif qui éloigne du bien de la raison, c'est un vice. Car la vertu est altérée par ce qui dépasse le but et par ce qui reste en deçà, comme l'observe Aristote (Eth. lib. ii, cap. 2 et 6). Or, dans tout acte charnel il y a un excès de délectation qui absorbe la raison au point qu'il lui est alors impossible de rien comprendre, d'après le même philosophe (Eth. lib. vii, cap. 11). Saint Jérôme dit aussi (Epist, xi ad Agathocl.) que dans cet acte l'esprit de prophétie ne touchait pas le coeur des prophètes. Aucun acte de cette nature ne peut donc exister sans péché.

3. La cause l'emporte sur l'effet. Or, le péché originel dans les enfants vient de la concupiscence, sans laquelle l'oeuvre de la chair ne peut exister, comme on le voit dans saint Augustin (De nupt. lib. i, cap. 24). Cette oeuvre ne peut donc jamais se produire sans péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De bon. conjug. cap. 25) : Nous avons suffisamment répondu aux hérétiques, si toutefois ils comprennent qu'il n'y a pas de péché en ce qui n'est contraire ni à la nature, ni à l'usage, ni aux préceptes. Ce grand docteur parle en cet endroit des Pères de l'Ancien Testament, qui avaient plusieurs femmes, et il justifie leurs actes, ce qui prouve que l'oeuvre de la chair n'est pas toujours un péché.

CONCLUSION. — L'oeuvre de la chair peut être permise si on s'en acquitte selon la manière et l'ordre qui sont convenables pour la fin de la génération humaine.

Réponse Il faut répondre que dans les actes humains le péché est ce qui est contraire à l'ordre de la raison. L'ordre de la raison veut que chaque chose se rapporte d'une manière convenable à sa fin. C'est pourquoi il n'y a pas de péchés, si par la raison l'homme se sert des choses pour la fin à laquelle elles sont destinées, et s'il le fait avec le mode et l'ordre qui conviennent, pourvu que cette fin soit quelque chose de véritablement bon. Or, comme la conservation de l'existence corporelle d'un individu est une chose véritablement bonne, de même la conservation de la nature de l'espèce humaine est aussi un bien excellent. Et comme l'usage des aliments a pour but la conservation individuelle des hommes, de même l'usage des jouissances charnelles a pour but la conservation de tout le genre humain. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (De bon. conjug. cap. 16) que le mariage est à la conservation du genre humain ce que la nourriture est à la conservation de chaque individu. C'est pourquoi comme on peut user des aliments sans péché, si on le fait de la manière et selon l'ordre qui conviennent au salut du corps, de même on peut faire usage des jouissances charnelles, sans faire de mal, si on en use selon le mode et l'ordre qui conviennent à la fin de la génération humaine.

(1) Billuart définit la luxure : Appetitus inordinatus delectationis venereoe.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'une chose peut être un obstacle pour la vertu de deux manières : 1° Elle peut l'empêcher quant à son état commun ou général; il n'y a que le péché qui l'empêche de cette manière. 2° Elle peut l'empêcher quant à son état de perfection. La vertu peut être ainsi gênée par une chose qui n'est pas un péché, mais qui est un bien moindre. C'est ainsi que tout commerce avec la femme éloigne l'âme non de la vertu, mais du sommet ou de la perfection de la vertu. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. de bon. conjug. cap. 8) -.Comme Marthe faisait une bonne chose en s'occupant avec tant de soin au service des saints, mais que Marie en faisait encore une meilleure en écoutant la parole du Seigneur ; de même nous louons la chasteté conjugale de Suzanne comme un bien, mais nous lui préférons le bien de la veuve Anne, et beaucoup plus encore celui de la vierge Marie.

2. Il faut répondre au second, que, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 2 ad 2, et I1 2*, quest. lxiv, art. 2), le milieu de la vertu ne se considère pas d'après la quantité, mais d'après ce qui convient à la droite raison. C'est pourquoi l'abondance de la jouissance que l'on trouve dans l'acte de la chair, réglé par la raison, n'est pas contraire au milieu de la vertu. De plus, la vertu n'a pas à s'inquiéter de l'étendue des jouissances qu'éprouvent les sens extérieurs, ce qui résulte de la disposition du corps, mais de la manière dont l'appétit intérieur est affecté à l'égard de ces jouissances. L'impossibilité où est la raison de se porter librement vers les choses spirituelles, au moment même où elle est absorbée par ces jouissances, ne prouve pas que cet acte soit contraire à la vertu. Car il n'est pas contraire à la vertu que l'acte de la raison soit quelquefois interrompu pour que l'on fasse ce que la raison elle-même approuve. Autrement il paraîtrait contraire à la vertu de se laisser aller au sommeil. Toutefois, si la concupiscence et les jouissances charnelles ne sont pas soumises à la raison et réglées par elle, ce désordre est la peine du premier péché, en ce sens que la raison, en se révoltant contre Dieu, a mérité de perdre son empire sur la chair, qui lui est devenue rebelle, comme on le voit dans saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiii, cap. 13).

3. Il faut répondre au troisième que saint Augustin dit que la concupiscence de la chair que l'on n'impute pas à péché à ceux qui sont baptisés, fait néanmoins que tous les enfants qui naissent de cette concupiscence, qui est, pour ainsi dire, la fille du péché, sont tous coupables du péché originel. Il ne s'ensuit donc pas que cet acte soit un péché, mais seulement qu'il y a en lui quelque chose de pénal qui découle du premier péché.



II-II (Drioux 1852) Qu.152 a.2